Les Entretiens d’Épictète/IV/10

CHAPITRE X




Quelles sont les choses que l’on doit mépriser? Et quelles sont celles pour lesquelles on doit faire autrement?

C’est au sujet des choses extérieures que tous les hommes sont dans l’embarras; c’est au sujet des choses extérieures qu’ils sont dans l’inquiétude. « Que ferai-je? (disent-ils.) Qu’arrivera-t-il? Qu’en résultera-t-il? Ah! que ceci ne se rencontre pas, et cela non plus! » Toutes ces paroles sont celles de gens qui se préoccupent des choses en dehors de leur libre arbitre. Dit-on, en effet: « Comment ne pas adhérer au mensonge? Comment ne pas m’écarter de la vérité? » Non; et, si quelqu’un était assez heureusement doué pour s’en tourmenter, je lui dirais, en forme de représentations: « Pourquoi te tourmenter? Ces choses-là dépendent de toi. Rassure-toi: tu n’as qu’âne pas te hâter de juger avant d’avoir appliqué la règle naturelle. » De même, s’il se tourmentait au sujet de ses désirs, de peur de rester en route et de manquer à les satisfaire; ou bien, au sujet de ses aversions, de peur de tomber dans ce qu’il veut éviter; je commencerais par l’embrasser, parce qu’il aurait laissé de côté tout ce qui tourne la tête aux autres et tout ce qui les effraie, pour ne s’occuper que de ses actes personnels, dans lesquels il est vraiment lui; puis je lui dirais: « Si tu veux ne jamais échouer dans tes désirs, ne jamais tomber dans ce que tu cherches à éviter, ne désire plus rien de ce qui n’est pas à toi, ne cherche plus à éviter ce qui n’est pas en ton pouvoir. Sinon, force te sera d’échouer dans tes désirs et de tomber dans ce que tu veux éviter. » Cela fait, quel embarras y a-t-il pour nous? Quelle place trouver encore pour les « Qu’arrivera-t-il? Qu’en résultera-t-il? Ah! que ceci ou cela ne se rencontrent pas? »

Maintenant, ce qui doit arriver n’est-il pas en dehors de ton libre arbitre? — Oui. — Mais le bien et le mal réels ne sont-ils pas dans ce qui dépend de ton libre arbitre? — Oui. — En plus, n’est-il pas en ton pouvoir de tirer de tout ce qui t’arrive un parti conforme à la nature? Quelqu’un peut-il t’en empêcher? — Non. — Ne me dis donc plus: « Qu’aririvera-t-il? » Car, quelque chose qui arrive, tu en feras un bien, et l’événement sera une bonne fortune pour toi. Qu’aurait été Hercule, s’il avait dit: « Ah! qu’il ne se présente pas à moi un grand lion, un grand sanglier, ou des hommes qui ressemblent à des bêtes sauvages! » Que t’importe, en effet? s’il se présente à toi un grand sanglier, tu en livreras un plus grand combat; s’il se présente à toi des méchants, tu purgeras la terre de méchants. — Mais si je meurs à la peine! — Tu mourras en homme de cœur, dans l’accomplissement d’une noble tâche. Puisque de toute façon tu dois mourir, il faut bien que la mort te trouve en train de quelque chose, entrain de labourer, de creuser, de vendre, d’être consul, d’avoir une indigestion ou un cours de ventre. Eh bien! en train de quoi veux-tu que la mort te trouve? Je veux, pour ma part, que ce soit dans une occupation digne d’un homme, dans un acte de bienfaisance, dans un acte utile à tous, dans un acte noble. Si je ne puis être trouvé par elle dans une telle occupation, je veux du moins (car c’est là une chose que nul ne peut em pêcher, et qui m’a été donnée) qu’elle me trouve en train de me corriger moi-même , en train de perfectionner en moi la faculté qui fait emploi des idées, en train de travailler à me délivrer de tout trouble, en train de faire ce que demande chacune de mes relations sociales; et, si j’ai assez de chance pour cela, en train de m’occuper d’une troisième chose, la solidité de mes jugements.

Si la mort me surprend au milieu de tout cela, il me suffit de pouvoir élever mes mains vers Dieu et lui dire: « Les moyens que tu m’avais donnés de comprendre ton gouvernement, et de m’y conformer, je ne les ai pas négligés. Tu n’as pas eu à rougir de moi. Voici l’usage que j’ai fait de mes sensations; voici celui que j’ai fait de mes notions à priori. T’ai-je jamais adressé un reproche? Me suis-je jamais emporté contre les événements? Les ai-je jamais désirés autres? Ai-je manqué à quelqu’un de mes devoirs? Je te remercie de m’avoir fait naître; je te remercie de tes présents; le temps que j’ai eu pour jouir de tes dons me suffit. Reprends-les, et mets-les où tu voudras. Ils étaient tous à toi; c’est toi qui me les avais faits. » N’est-ce pas assez de partir dans de pareils sentiments? Peut-on vivre mieux et plus honorablement que celui qui les a? Peut-on mourir plus heureusement?

Pour en arriver là, il y a de grandes choses à perdre, si l’on y en gagne de grandes. Tu ne peux prétendre tout à la fois au consulat et à ces sentiments, chercher à avoir tout à la fois des terres et ces sentiments, t’occuper tout ensemble de tes esclaves et de toi-même. Si tu veux avoir ce qui n’est pas à toi, tu perds ce qui est à toi. Telle est la nature de la chose; et rien ne s’obtient pour rien. Et qu’y a-t-il là d’étonnant? Si tu veux être consul, il te faut veiller, courir à droite et à gau che, baiser certaines mains, pourrir aux portes d’autrui, dire et faire bien des choses indignes d’un homme libre, envoyer des présents à un bon nombre d’individus, et même à quelques-uns des cadeaux tous les jours. Et à quoi arrives-tu par là? A avoir douze faisceaux de verges, à siéger trois ou quatre fois dans un tribunal, à donner des jeux dans le Cirque, à servir des repas dans des corbeilles. Montre-moi à quoi tu arrives en plus? Eh bien! pour être exempt de troubles et d’agitations, pour dormir réellement quand tu dors, pour être vraiment éveillé quand tu veilles, pour ne rien redouter et ne te tourmenter de rien, ne consentiras-tu à perdre quelque chose, à te donner quelque peine? Et, si quelque chose chez toi se perd ou se dépense mal, tandis que tu es ainsi occupé, ou si quelque autre obtient ce que tu devais obtenir, te chagrineras-tu bien vite de ce qui sera arrivé? Ne mettras-tu pas ce que tu gagnes en regard de ce que tu perds? le prix de l’un en regard du prix de l’autre? Voudrais-tu gagner de si grands biens, sans qu’il t’en coutât rien? Ces deux choses ne vont pas l’une avec l’autre. Tu ne peux pas t’occuper tout à la fois des objets extérieurs et de ton àme. Si tu veux les premiers, renonce à la seconde; autrement tu n’auras ni eux ni elle, partagé que tu seras entre les deux partis. Si tu veux ton àme, il te faut renoncer aux objets extérieurs. Mon huile se trouvera répandue, et mes meubles détruits; mais moi je serai sans trouble. Le feu prendra en mon absence, et mes livres seront détruits, mais moi je ferai des idées un usage conforme à la nature. — « Mais je n’aurai pas de quoi manger (dit-on)!» — Si je suis aussi malheureux, j’ai un port: c’est la mort. La mort! voilà le port, voilà le refuge de tous. C’est pour cela que rien de ce qui est dans la vie n’est pénible: lorsque tu le veux, tu pars, et la fumée ne te gêne plus. Pourquoi donc te tourmentes-tu? Pourquoi restes-tu sans dormir? Pourquoi ne dis-tu pas tout de suite, en considérant où sont tes biens et tes maux: « Les uns et les autres dépendent de moi. Personne ne peut m’enlever ceux-là; personne ne peut me jeter malgré moi dans ceux-ci. Qui m’empêche donc de m’étendre à terre et de ronfler? Ce qui est à moi est en sûreté. Quant aux choses qui ne sont pas à moi, leur soin regarde qui les a obtenues, selon que les distribue celui au pouvoir de qui elles sont. Qui suis-je donc, moi, pour vouloir qu’elles soient de cette façon-ci ou de cette façon-là? Est-ce que le choix m’en a été donné? Est-ce que quelqu’un m’en a fait l’administrateur? Il me suffit de ce qui est en ma puissance. Voilà ce qu’il me faut arranger le mieux possible. Mais pour le reste, à la volonté de celui qui en est le maître! »

Quand on a tout cela devant les yeux, reste-t-on sans dormir, à se retourner de çà, de là? En vue de quoi le ferait-on? Ou dans le désir de quoi? Dans le désir de posséder Patrocle, Antiloque ou Ménélas? Mais quand a-t-on cru ses amis immortels? Quand n’a-t-on pas eu devant les yeux que, demain ou après-demain, il nous faudra mourir, nous ou notre ami? « Oui, dit Achille; mais je pensais qu’il me survivrait, et qu’il élèverait mon fils. » C’est que tu étais un sot, et que tu croyais ce qui n’était nullement évident. Pourquoi ne pas t’en prendre à toi-même, au lieu de rester assis à pleurer, comme une femmelette? — « Mais c’était lui qui m’apportait ma nourriture! » — C’est qu’il vivait alors, sot que tu es! Maintenant il ne peut plus te l’apporter; mais Automédon le fera; et, si Automédon meurt, tu trouveras qui le remplace. Si la marmite, où cuisait ta viande, est venue à se briser, te faut-il mourir de faim, parce que tu n’as plus ta marmite habituelle? Pourquoi n’envoies-tu pas en acheter une nouvelle?

— « Mais, dit Achille, il ne pouvait rien m’arriver de plus fâcheux. »

— Est-ce que c’est là un mal pour toi? Vas-tu donc, loin d’écarter tes regrets, reprocher à ta mère de ne pas t’avoir averti, et passer désormais ta vie dans les larmes?

Que vous en semble? Homère n’a-t-il pas composé ce morceau tout exprès pour que nous vissions que les plus nobles, les plus forts, les plus riches, les plus beaux, quand ils n’ont pas les principes qu’ils doivent avoir, n’ont rien qui les préserve d’être très-malheureux et très-misérables?