Les Entretiens d’Épictète/III/8


CHAPITRE VIII




Comment il faut s’exercer contre ce que les sens nous montrent.

Comme on s’exerce contre les questions captieuses, de même on devrait s’exercer chaque jour contre ce que les sens nous montrent; car eux aussi nous présentent des questions. « Le fils d’un tel est mort. » Réponds: « La chose ne relève pas du libre arbitre; ce n’est donc pas un mal. — Le père d’un tel l’a déshérité! Que t’en semble? — La chose ne relève pas du libre arbitre; ce n’est donc pas un mal. — César l’a condamné. — La chose ne relève pasdulibre arbitre; ce n’est donc pas un mal. — Il s’en est affligé. — C’est là une chose qui relève du libre arbitre; elle est un mal. — Il l’a supporté courageusement. — La chose relève du libre arbitre; elle est un bien. » Si nous prenions cette habitude, nous ferions des progrès. Car notre affirmation ne dépasserait jamais les données évidentes de nos sens. « Ton fils est mortl — Eh bien! qu’est-il arrivé? Mon fils est mort. — Rien de plus? — Rien. — Ton vaisseau a péri! — Eh bien! qu’est-il arrivé? Mon vaisseau a péri! — Un tel a été conduit en prison. — Eh bien! qu’y a-t-il? Un tel a été conduit en prison. » Pour qu’il y ait là un mal, il faut que chacun l’y ajoute du sien. — « Mais Jupiter a tort de faire tout cela. » — Pourquoi? Parce qu’il t’a donné la résignation? Parce qu’il t’a donné l’élévation de l’âme? Parce qu’il n’a pas mis le mal dans les choses elles-mêmes? Parce qu’il t’a donné la possibilité de souffrir tout cela, et d’être heureux encore? Parce qu’il te tient la porte ouverte, quand il n’agit pas dans ton sens? « Homme (te dit-il), sors, et ne m’accuse plus. »

Veux-tu connaître les dispositions des Romains pour les philosophes? Ecoute-moi. Italicus, qui passe pour leur plus grand philosophe, s’emportait en ma présence contre ses esclaves. Il avait souffert d’eux des choses intolérables: « Je ne puis le supporter plus longtemps, dit-il; vous me perdez: vous me rendrez semblable à cet homme! » Et il me montrait.