Les Entretiens d’Épictète/III/3


CHAPITRE III




De ce qui sert de matière à l’homme de bien, et du principal but de ses efforts.

La matière sur laquelle le sage travaille, c’est sa partie maîtresse, tandis que son corps est la matière du médecin et du maître de gymnastique, et son champ, celle du cultivateur. Sa tâche est d’user des idées conformément à la nature. Or, toute âme est née, d’une part, pour adhérer à la vérité, repousser l’erreur, et retenir son jugement en face de ce qui est douteux; de l’autre, pour se porter avec amour vers ce qui est bien, écarter de soi ce qui est mal, et ne faire ni l’un ni l’autre pour ce qui n’est ni bien ni mal. Si les banquiers, en effet, non plus que les vendeurs de légumes, ne peuvent pas refuser la monnaie de César; si, dès qu’on la leur montre, il faut, bon gré mal gré, qu’ils livrent ce qu’on leur achète en échange; semblable chose est vraie de l’âme: le bien qui se montre l’attire immédiatement à lui, le mal l’en éloigne. Jamais l’âme ne refusera le bien qui se montrera clairement à elle, pas plus que le banquier la monnaie de César. C’est de là que découlent tous les actes de l’homme et de Dieu.

C’est pour cela que le bien passe avant tous les liens du sang. Ce n’est pas mon père qui m’ intéresse, c’est mon bien. — Es-tu donc réellement si dur? — Oui, car c’est là ma nature même: le bien est la monnaie que Dieu m’a donnée à moi. C’est pourquoi, dès que le bien est différent de l’honnête et du juste, c’en est fait de mon père, de mon frère, de ma patrie, et de toute chose. « Ferai-je fi de mon bien, pour que tu l’aies, et te le céderai-je? Pour quel motif? — Je suis ton père. — Oui, mais tu n’es pas mon bien. — Je suis ton frère. — Oui, mais tu n’es pas mon bien. » Si, au contraire, nous plaçons le bien dans une volonté et dans un jugement droits, respecter les liens du sang devient lui-même un bien; et dès-lors celui qui cède quelqu’une des choses extérieures, arrive par cela même au bien. — « Ton père te prend ton argent. — Il ne me fait pas de tort. — Ton frère aura plus de terres que toi. — Qu’il en ait autant qu’il le veut. Aura-t-il donc par là plus de conscience? plus de probité? plus de dévouement fraternel? » C’est qu’en effet c’est là une richesse dont personne ne peut me déposséder; pas même Jupiter. Il ne l’a pas voulu, en effet. Bien loin de là: il l’a remise entre mes mains, et il me l’a donnée telle qu’il la possède lui-même, affranchie de toute entrave, de toute contrainte, de tout empêchement.

Chacun a sa monnaie particulière; montrons-la lui, et nous aurons ce qu’il vend en échange. Un proconsul voleur est arrivé dans la province; quelle est la monnaie à son usage? L’argent. Montre-lui de l’argent, et emporte ce que tu veux. C’est un coureur de femmes qui est arrivé; quelle est la monnaie à son usage? Les jolies filles. « Prends ta monnaie, lui dit-on, et vends-moi cette minime affaire. Donne, et reçois en retour. » Un autre aime les jeunes garçons. Donne-lui sa monnaie, et prends ce que tu veux. Un autre aime la chasse. Donne-lui cheval ou chien; et, avec force larmes et soupirs, il te vendra en échange ce que tu voudras. Il y a quelqu’un en effet qui l’y contraint au-dedans de lui: celui qui a réglé que ce serait là sa monnaie.

C’est là le terrain sur lequel il faut s’exercer avant tout. Lorsque tu es sorti dès le matin, quelque chose que tu voies ou que tu entendes, examine, et réponds comme à une interrogation. « Qu’as-tu vu? Un beau garçon ou une belle fille? Applique ta règle. L’objet relève-t-il de ton libre arbitre, ou n’en relève-t-il pas? — Il n’en relève pas. — Eh bien! rejette. — Qu’as-tu vu? — Un homme qui pleurait la mort de son fils. — Applique ta règle. La mort ne relève pas de notre libre arbitre. Enlève de devant nous. — J’ai rencontré un des consuls. — Applique ta règle. Qu’est-ce que le consulat? Une chose qui relève de notre libre arbitre ou qui n’en relève pas? — Une chose qui n’en relève pas. — Enlève encore; ce n’est pas là une monnaie de bon aloi; rejette-la, tu n’en as que faire. » Si nous faisions cela, si nous nous exercions ainsi depuis le matin jusqu’à la nuit, il en résulterait quelque chose, de par tous les Dieux! Mais maintenant tout ce qui s’offre à nos sens nous saisit aussitôt, et nous tient bouche béante. Ce n’est qu’à l’école que nous nous réveillons un peu, et encore! Puis, quand nous en sommes dehors, si nous apercevons un homme qui pleure, nous disons: « Il est perdu! » Si nous apercevons un consul, nous disons: « L’heureux »homme! » un exilé, « Le malheureux! » un pauvre, « L’infortuné! Il n’a pas de quoi manger! » Ce sont là de faux jugements qu’il faut retrancher de notre esprit, et c’est une chose qui demande tous nos efforts. Qu’est-ce en effet que crier et gémir? Une manière devoir. Qu’est-ce que le malheur? Une manière de voir. Qu’est-ce que les révoltes, les désaccords, les reproches, les récriminations, les blasphêmes, les paroles inutiles? Il n’y a dans tout cela que des manières de voir, et rien autre: des façons de juger les choses qui ne relèvent pas de notre libre arbitre, en les tenant pour bonnes ou pour mauvaises. Que quelqu’un ne tienne pour telles que les choses qui relèvent de son libre arbitre, et je lui garantis un bonheur constant, quoi qu’il se passe autour de lui.

L’âme est comme un bassin plein d’eau, et les idées sont comme les rayons qui tombent sur cette eau. Lorsque l’eau est en mouvement, il semble que les rayons aussi soient en mouvement, quoiqu’ils n’y soient réellement pas. De même, quand une âme est prise de vertige, ce n’est ni dans ses connaissances ni dans ses talents qu’est le trouble, mais dans l’esprit même qui les a en lui. Qu’il reprenne son assiette, ils reprendront la leur.