Les Entretiens d’Épictète/II/18


CHAPITRE XVIII




Comment il faut lutter contre les idées dangereuses.

Toute habitude, tout talent, se forment et se fortifient par les actions qui leur sont analogues: Marchez, pour être marcheur; courez, pour être coureur. Voulez-vous savoir lire? Lisez. Savoir écrire? Ecrivez. Passez trente jours de suite sans lire, à faire tout autre chose, et vous saurez ce qui en arrivera. Restez couché dix jours, puis levez-vous, et essayez de faire une longue route, et vous verrez comme vos jambes seront fortes. Une fois pour toutes, si vous voulez prendre l’habitude d’une chose, faites cette chose; si vous n’en voulez pas prendre l’habitude, ne la faites pas, et habituez-vous à faire quoi que ce soit plutôt qu’elle. Il en est de même pour l’âme: lorsque vous vous emportez, sachez que ce n’est pas là le seul mal qui vous arrive, mais que vous augmentez en même temps votre disposition à la colère: c’est du bois que vous mettez dans le feu. Lorsque vous avez succombé aux attraits de la chair avec quelqu’un, ne vous dites pas qu’il n’y a là qu’une défaite, mais que vous avez du même coup alimenté, fortifié votre penchant au plaisir. Il est impossible, en effet, que les actes en analogie avec quelque habitude et quelque disposition, ne les fassent point naître, si elles n’existent pas avant, et ne les développent point, ne les fortifient point, dans l’autre cas.

C’est certainement ainsi, au dire des philosophes, que se forment jour à jour nos maladies morales. Convoitez une fois de l’argent, et qu’il vous arrive ensuite un raisonnement qui vous fasse sentir votre mal, votre convoitise cesse, et votre partie maîtresse est rétablie dans son premier état; mais que rien ne vienne la guérir, elle ne redeviendra pas ce qu’elle était; bien loin de là, qu’une apparition du même genre l’excite une seconde fois, et la convoitise s’allumera en elle bien plus vite que la première. Que ceci se reproduise d’une manière suivie, le calus se forme à jamais, et la cupidité de vient en nous une maladie durable. Celui qui a eu la fièvre, et qui a cessé de l’avoir, n’est pas dans le même état qu’avant de l’avoir eue, à moins qu’il n’ait été guéri complètement. La même chose arrive pour les maladies de l’âme. Elles y laissent des traces, des meurtrissures, qu’il faut faire disparaître complètement; si non, pour peu qu’on reçoive encore quelque coup à la même place, ce ne sont plus des meurtrissures, ce sont des plaies qui se produisent. Si donc tu ne veux pas être enclin à la colère, n’en entretiens pas en toi l’habitude; ne lui donne rien pour l’alimenter. Calme ta première fureur, puis compte les jours où tu ne te seras pas emporté. « J’avais l’habitude de m’emporter tous les jours, diras-tu; maintenant c’est un jour sur deux, puis ce sera un sur trois, et après cela un sur quatre. » Si tu passes ainsi trente jours, fais un sacrifice à Dieu. L’habitude, en effet, commence par s’affaiblir, puis elle disparaît entièrement. Si tu peux te dire: « Voici un jour que je ne me suis pas affligé; en voici deux; puis voici deux mois, voici trois mois; j’ai veillé sur moi, quand il s’est présenté des choses qui pouvaient me contrarier, » sache que tout va bien chez toi. Si je puis me dire: « Aujourd’hui, à la vue d’un beau garçon ou d’une belle femme, je ne me suis pas dit: Plût aux dieux qu’on couchât avec elle! ni, Bienheureux son mari! (car celui qui dit cela, dit aussi: « Bienheureux son amant! ») Je ne me suis pas non plus représenté tout ce qui s’en suit, cette femme près de moi, se mettant nue, se couchant à mes côtés, » je me caresse la tête, et je me dis: « C’est bien, Epictète! Tu es venu à bout d’un beau sophisme, d’un sophisme bien plus beau que celui qu’on nomme le Dominateur. » Et, si cette femme ne demandait pas mieux, si elle me faisait des signes, si elle envoyait vers moi, si elle me touchait et se mettait tout près de moi, et que je me dominasse encore et triomphasse d’elle, ce serait venir à bout d’un sophisme bien au-dessus du Menteur et de l’Endormi, Voilà ce dont on a le droit d’être fier, et non pas d’avoir proposé le Dominateur!

Mais comment en arriver là? Veuille te plaire à toi-même; veuille être beau aux yeux de Dieu; veuille vivre pur avec toi-même qui resteras pur, et avec Dieu. Puis, quand il se présentera à toi quelque apparition de ce genre, Platon te dit: « Recours aux sacrifices expiatoires; recours, en suppliant, aux temples des dieux tutélaires; » mais il te suffira de te retirer dans la société de quelqu’un des sages, et de rester avec lui en te comparant à lui; qu’il soit un de ceux qui vivent, ou un de ceux qui sont morts. Va vers Socrate, vois-le, couché près d’Alcibiade, triompher de sa beauté en se jouant; songe quelle grande victoire, quelle victoire olympique, il eût alors conscience d’avoir remportée. Fut-il en ce moment beaucoup au-dessous d’Hercule? De par tous les dieux! on put, à bon droit, le saluer de ces paroles: « Salut, ô l’homme incroyable! Ceux que tu as vaincus, ce ne sont pas ces misérables histrions ou héros du Pancrace, ni ces gens bons à une seule lutte qui sont de la même famille que les autres! » Si tu te représentes tout cela, tu triompheras de l’apparition, et tu ne seras pas entraîné par elle. Commence par résister à son impression trop vive, et dis: « Attends-moi un peu, idée; laisse-moi voir qui tu es et sur quoi tu portes. Laisse-moi te juger. » Puis ne la laisse pas faire de progrès, et retrace à ton imagination tout ce qui la suit; si non, elle va t’entraîner partout où elle voudra. Appelle bien plutôt à sa place quelque autre idée honnête et noble, et chasse ainsi l’image impure. Si tu t’habitues à ce genre de lutte, tu verras ce que deviendront tes épaules, tes tendons et tes muscles; mais pour aujourd’hui, ils n’existent qu’en parole, et rien de plus.

Voilà le véritable lutteur: c’est celui qui s’exerce à combattre ces idées. Résiste, ô malheureux! ne te laisse pas entraîner! Importante est la lutte, et elle est le fait d’un Dieu: il s’agit de la royauté, de la liberté, de la vie heureuse et calme. Souviens-toi de Dieu, appelle-le à ton secours et à ton aide, comme dans la tempête les navigateurs appellent les Dioscures. Est-il, en effet, tempête plus terrible que celle qui naît de ces idées, dont la force nous jette hors de notre raison? La tempête elle-même, en effet, qu’est-elle autre chose qu’une idée? Enlève la crainte de la mort, et amène-nous tous les tonnerres et tous les éclairs que tu voudras, et tu verras quel calme et quelle tranquillité il y aura dans notre âme. Mais, si tu te laisses vaincre une fois, en te disant que tu vaincras demain, et que demain ce soit la même chose, sache que tu en arriveras à être si malade et si faible qu’à l’avenir tu ne t’apercevras même plus de tes fautes, mais que tu seras toujours prêt à trouver des excuses à tes actes. Tu confirmeras ainsi la vérité de ce vers d’Hésiode:

« L’homme irrésolu lutte toute sa vie contre le malheur. »