Les Entretiens d’Épictète/II/14

Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 158-162).

CHAPITRE XIV




À Nason.

Un Romain était entré un jour avec son fils pour écouter Épictète faire une lecture : « Telle est, dit le maître, la façon d’enseigner ; » et il se tut. Le romain le pria de dire la suite : Il n’est point d’art, dit Épictète, dont l’enseignement ne soit ennuyeux pour l’ignorant qui n’y connaît rien. Mais quant aux produits des arts, le but de leur création se révèle au premier coup-d’œil, et de plus la plupart d’entre eux ont quelque chose qui séduit et agrée. C’est une triste chose que de rester là à voir comment s’apprend le métier de cordonnier ; mais la chaussure a son utilité, et n’est pas d’autre part désagréable à la vue. L’enseignement du métier de charpentier aussi est peu attrayant, surtout pour l’ignorant qui y assiste par hasard ; mais l’utilité de ce métier se manifeste par ses produits. C’est ce qui se voit encore bien mieux dans la musique : assistez à une leçon, et vous trouverez que c’est le plus ennuyeux de tous les enseignements ; mais que d’agrément et de charmes dans les produits de la musique, même pour l’oreille des ignorants !

Or, voici comment nous nous représentons ici ce qu’a à faire le philosophe : il doit régler sa volonté sur les événements, si bien que rien de ce qui arrive n’arrive contre son gré, et qu’il ne désire jamais l’arrivée de ce qui n’arrive pas. Cela fait, il y gagne de ne jamais manquer ce qu’il désire, de ne jamais tomber dans ce qu’il veut éviter, de vivre, pour ce qui le regarde, sans chagrin, sans crainte, sans trouble, et, vis-à-vis de la société, en accomplissant ses devoirs naturels ou adventices, comme fils, comme père, comme frère, comme citoyen, comme mari, comme femme, comme voisin, comme compagnon de route, comme gouvernant, comme gouverné. Voilà comment nous nous représentons ce que doit faire le philosophe. Il nous reste à chercher après cela comment il arrive à le faire.

Nous voyons que c’est en apprenant certaines choses que le charpentier devient charpentier ; que c’est en apprenant certaines choses que le pilote devient pilote. N’admettrons-nous donc pas ici aussi que, pour devenir un sage parfait, il ne suffit pas de vouloir, et qu’il faut encore apprendre certaines choses ? Nous cherchons-donc quelles elles sont. Or, les philosophes disent que la première chose à apprendre, c’est qu’il y a un Dieu, que son intelligence s’étend d’avance sur tout l’univers, et que nous ne pouvons lui dérober non-seulement nos actes, mais encore nos pensées ou nos sentiments. La seconde, c’est ce que sont les dieux ; car ce qu’ils se trouveront être, il faudra que l’homme, qui veut leur plaire en leur obéissant, cherche à l’être, pour leur ressembler dans la mesure de ses forces. Si la divinité est loyale, il faudra que l’homme soit loyal ; si elle est libre, il faudra qu’il soit libre ; si elle est bienfaisante, il faudra qu’il soit bienfaisant ; si elle a le cœur haut placé, il faudra qu’il l’ait ; enfin ce sera à l’imitation de Dieu, qu’il lui faudra tout dire et tout faire.

— Par où faut-il donc commencer ? — Si tu le veux bien, je te dirai qu’il faut commencer par comprendre les mots. — Ainsi donc aujourd’hui je ne comprends pas les mots ? — Tu ne les comprends pas. — Comment est-ce donc que je m’en sers ? — Comme ceux qui ne savent pas lire se servent des mots écrits, et les bestiaux des idées des sens. Autre est de se servir des choses, autre est de les comprendre. Si tu crois comprendre les mots, apporte-moi celui que tu voudras, le mot bien et le mot mal par exemple, et demandons-nous si nous les comprenons. Mais il est triste de se voir convaincre d’erreur, quand on a déjà un certain âge, et que peut-être on a déjà fait trois campagnes. Je le sais bien. Et, quand tu es entré tout à l’heure chez moi, tu croyais bien n’avoir besoin de rien. Que pourrais-tu croire qui te manque en effet ? Tu es riche ; tu as peut-être une femme et des enfants, ainsi que de nombreux serviteurs ; César te connaît ; tu t’es fait à Rome de nombreux amis ; tu t’acquittes de ce que tu dois ; tu es en état de rendre le bien pour le bien, et le mal pour le mal. Que te manque-t-il encore ? Si donc je te montre qu’il te manque précisément ce qu’il y a de plus important et de plus essentiel pour le bonheur ; que, jusqu’ici, tu t’es occupé de toute chose plutôt que de ce dont tu dois t’occuper ; si j’ajoute, pour couronner le tout, que tu ignores ce que c’est que Dieu, ce que c’est que l’homme, ce que c’est que le bien, ce que c’est que le mal, peut-être me laisseras-tu te dire tout cela ; mais, quand je te dirai que tu ne te connais même pas toi-même, pourras-tu me supporter, souffrir que je te le prouve, rester là enfin ? Non ; tu t’en iras tout de suite, et furieux. Et cependant, quel tort t’aurai-je fait ? Aucun, à moins que le miroir ne fasse du tort aux gens laids, en les montrant à eux-mêmes tels qu’ils sont ; à moins qu’on ne trouve que le médecin insulte le malade, quand il lui dit: « Mon ami, tu crois ne rien avoir ! Tu as la fièvre. Fais diète aujourd’hui, et ne bois que de l’eau. » Personne ne lui dit alors : « Quelle insolence ! » Mais, si l’on dit à quelqu’un que ses appétits sont en feu, que ses craintes sont basses, que ses projets se contredisent, que ses volontés sont contre nature, ses opinions irréfléchies et fausses, il sort aussitôt en disant : « On m’a insulté. » Le monde est comme une grande foire, où l’on amène des bêtes de somme et des bœufs pour les vendre ; et où la plupart des gens viennent pour acheter ou pour vendre ; bien peu, pour se donner le spectacle de la foire, pour voir comment les choses s’y passent, en vue de quoi elles se font, quels sont ceux qui l’ont établie, et pourquoi ils l’ont fait. Ainsi en est-il de la grande foire de la vie : bon nombre de gens, semblables aux bêtes de somme, ne s’y occupent d’autre chose que du fourrage. Car, vous tous qui ne vous occupez que d’argent, de terres, d’esclaves et de magistratures, il n’y a dans tout cela que du fourrage. Bien peu parmi les hommes qui sont rassemblés ici, ont la curiosité d’examiner ce qu’est ce monde, et qui le gouverne. N’y a-t-il donc personne qui le gouverne ? Comment serait-il possible qu’une ville ou une maison ne pussent subsister un seul instant sans quelqu’un qui les administrât et les conduisît, et que ce grand et magnifique ensemble fût maintenu dans un si bel ordre par les caprices du hasard ? Il y a donc quelqu’un qui le régit. Quel est ce quelqu’un, et comment le régit-il ? Qui sommes-nous, nous qui sommes nés de lui, et qu’avons-nous à faire ? Y a-t-il un lien entre lui et nous ? Sommes-nous, ou non, en rapports avec lui ? Voilà les pensées de ce petit nombre, qui ne songe d’ailleurs qu’à une chose, à quitter la foire après l’avoir bien regardée. Mais quoi ! le vulgaire se moque d’eux ! C’est qu’en effet, à la foire, les marchands se moquent des simples spectateurs ; et que les bêtes de somme, si elles avaient l’intelligence, se moqueraient de ceux qui attachent du prix à autre chose qu’au fourrage.