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Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 14-18).


CHAPITRE IV




Sur le progrès.

Celui qui est en progrès se souvient qu’il a appris des philosophes que l’on ne désire que le bien, que l’on ne cherche à éviter que le mal ; que de plus il n’y a de bonheur et de tranquillité pour l’homme, qu’à ne pas manquer ce qu’il désire, et à ne pas tomber dans ce qu’il veut éviter ; il s’interdit donc, ou remet à plus tard, de désirer quoique ce soit, et il ne cherche à éviter que des choses qui relèvent de son libre arbitre. Il sait, en effet, que s’il cherche à éviter des choses qui ne relèvent pas de son libre arbitre, il tombera forcément sur quelqu’un des objets qu’il veut éviter, et sera malheureux. Or, si la vertu peut se vanter de donner le bonheur, le calme et le repos de l’esprit, chaque pas que l’on fait vers elle, est un pas fait vers chacun d’entre eux ; car chaque pas que l’on fait sur une route, vous rapproche forcément de ce qui est au terme de cette route.

Comment donc, quand nous avouons que c’est là qu’est la vertu, pouvons-nous chercher le progrès ailleurs, et enseigner qu’il y est ? Quel est le fait de la vertu ? De donner le calme de l’âme. Qui donc est en progrès ? Est-ce celui qui a lu plusieurs traités de Chryzippe ? La vertu consisterait-elle donc à connaître tout Chryzippe ? si cela était, en effet, le progrès consisterait évidemment à connaître tous les traités de Chryzippe. Mais, aujourd’hui, tandis que nous reconnaissons que la vertu a certains effets, nous présentons d’une tout autre façon le progrès qui nous en rapproche. « Celui-ci, dit-on, peut déjà lire Chrysippe sans aide ! — Par tous les dieux, mon cher, combien tu as fait de progrès ! » Quels progrès donc a-t-il faits ? Pourquoi te jouer de lui ? Pourquoi lui enlever le sentiment de ses maux ? Ne lui apprendras-tu pas de préférence quel est le fait de la vertu, pour qu’il sache où chercher le progrès ? Malheureux, cherche le progrès dans ce qui est ton fait à toi. Qu’est-ce qui est donc ton fait ? Ton fait, c’est de désirer les choses ou de les fuir, de manière à ne pas les manquer ou à ne pas y tomber ; c’est de t’y porter ou de les repousser, de manière à ne pas pécher ; c’est d’affirmer ou de douter, de manière à ne pas te tromper. Le premier de ces trois points est le plus important et le plus nécessaire ; mais si c’est en tremblant et en gémissant que tu cherches à ne pas tomber dans certaines choses, comment donc es-tu en progrès ?

Montre-moi donc ici tes progrès. Si je disais à un Athlète, « Montre-moi tes épaules, » et qu’il me répondît : « Voici les plombs dont je me sers. » — « Va-t’en voir ailleurs avec ces plombs, lui dirais-je. Ce que je veux voir, c’est le parti que tu sais en tirer. » Toi de même, tu me dis : « Prends ce livre sur la volonté, et vois comme je l’ai lu. » — Esclave, ce n’est pas là ce que je cherche, mais ta façon de te porter vers les choses ou de les repousser, de les désirer ou de les fuir, ta façon d’entreprendre, de t’appliquer, de faire effort. Est-elle ou non conforme à la nature ? Si elle y est conforme, montre-le moi, et je te dirai que tu es en progrès. Si elle n’y est pas conforme, va-t’en, et non-seulement commente ton livre, mais encore écris-en toi-même de pareils. Et à quoi cela te servirait-il ? Ne sais-tu pas que le livre entier coûte cinq deniers ? Et par conséquent celui qui le commente peut-il te sembler valoir plus de cinq deniers ? Ne cherchez donc jamais le fait du sage d’un côté, et le progrès d’un autre.

Où donc est le progrès ? celui qui, se détachant des choses du dehors, se donne tout entier à l’éducation et au perfectionnement de sa faculté de juger et de vouloir pour la mettre d’accord avec la nature, pour lui donner l’élévation, la liberté, l’indépendance, la possession d’elle-même, l’honnêteté, la réserve ; celui qui sait qu’en désirant ou en fuyant les choses qui ne dépendent pas de lui, il ne peut être ni honnête ni libre, mais doit forcément changer et être emporté avec elles, forcément se soumettre aux gens, qui peuvent les lui donner ou les écarter de lui ; celui qui en plus, dès qu’il se lève le matin, observe et applique ces préceptes, qui se lave comme un homme honnête et réservé, qui mange de même, et qui dans toutes les circonstances s’efforce de suivre ses principes, comme un coureur ceux de l’art du coureur, comme un chanteur ceux de l’art du chanteur : voilà celui qui est réellement en progrès et qui n’a pas quitté son pays pour rien. Mais celui qui s’attache et ne s’applique qu’à ce qui est dans les livres, celui qui n’a pas eu d’autre but en quittant son pays, celui-là, je lui dis de s’en aller chez lui et de s’y occuper de ses affaires. Ce pourquoi il a quitté son pays, n’est rien ; ce qui est quelque chose, c’est de travailler à ôter de sa vie les lamentations, les gémissements, les cris d’hélas ! et de « Misérable que je suis ! » ainsi que les malheurs et l’infortune ; c’est d’apprendre ce que c’est que la mort, l’exil, la prison, la ciguë, afin de pouvoir dire dans la prison : « Mon cher Criton, qu’il en soit de ceci comme il plaira aux dieux ! » au lieu de s’écrier : « Malheureux que je suis, à mon âge, c’était à cela qu’étaient réservés mes cheveux blancs ! » Et qui dit ces derniers mots ? Croyez-vous que je vais vous citer quelqu’un d’obscur et de basse naissance ? N’est-ce pas Priam qui parle ainsi ? N’est-ce pas Œdipe ? Tous les rois tiennent ce langage. Qu’est-ce, en effet, que la tragédie, si non un poème qui nous montre les souffrances des hommes qui attachent du prix aux choses extérieures ? Si c’était une duperie que de croire sur la foi de ses maîtres qu’en dehors de notre libre arbitre il n’y a rien qui nous intéresse, je voudrais encore, moi, de cette duperie, à laquelle je devrais de vivre tranquille et sans trouble. À vous de voir ce que vous voudriez.

— À quoi nous sert donc Chryzippe ? — Il te répond lui-même : « À t’apprendre que ce ne sont point des chimères que les choses qui font le calme en nous et qui y amènent la tranquillité ! Prends mes livres, et tu y verras combien tout ce qui nous donne cette tranquillité est réel et conforme à la nature ! » Quel bonheur n’est-ce pas là ? Quel bienfaiteur que celui qui nous montre la route ! Eh bien ! les hommes ont élevé des temples et des autels à Triptolème, parce qu’il leur a donné une nourriture plus douce ; et celui qui a trouvé, mis en lumière, et produit devant tous les hommes la vérité, non pas sur les moyens de vivre, mais sur les moyens de vivre heureux, est-il quelqu’un de vous qui lui ait construit un autel ou un temple, qui lui ait élevé une statue ou qui remercie Dieu à cause de lui ? Quoi ! pour le don de la vigne ou du froment, nous offrons des sacrifices de reconnaissance ; et, quand on a déposé dans notre intelligence un fruit d’où devait sortir la démonstration de la vérité au sujet du bonheur, nous n’en rendrons aucune action de grâce à Dieu !