Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 81-85).

CHAPITRE XXV




Sur le même sujet.

Si tout cela est vrai, si nous ne sommes pas des vantards et des comédiens quand nous disons que le bien et le mal de l’homme sont dans ses façons de juger et de vouloir, et que le reste est pour nous sans intérêt, qu’est-ce qui peut nous troubler et nous effrayer encore ? Personne n’a de pouvoir sur les choses auxquelles nous attachons de l’importance ; et celles sur lesquelles les autres hommes ont quelque pouvoir, nous ne nous en soucions pas. Quels ennuis pouvons-nous donc avoir ? — « Prescris-moi ce que je dois faire, » dis-tu. — Pourquoi te le prescrirai-je ? Jupiter ne l’a-t-il pas fait ? Ce qu’il t’a donné pour être à toi n’est-il pas affranchi de toute entrave et de toute contrainte, tandis que ce qui n’est pas à toi est exposé aux entraves et à la contrainte ? Et quel ordre, quel commandement as-tu reçu de lui, quand tu es venu de là-bas ici ? « Sauvegarde par tout moyen ce qui est à toi ; ne convoite pas ce qui ne t’appartient pas. La probité est tienne ; le respect de toi-même est tien. Qui peut te les enlever ? Quel autre que toi peut t’empêcher de les pratiquer ? Et comment t’en empêcheras-tu ? C’est en convoitant ce qui n’est pas à toi que tu perdras ce qui est à toi. » Quand tu as reçu de Jupiter de tels préceptes et de tels ordres, quels sont ceux que tu veux encore de nous ? Est-ce que je vaux mieux que lui ? Est-ce que je mérite plus de confiance ? En observant ses commandements, de quels autres as-tu besoin encore ? Ceux que je te donnerais, ne te les a-t-il pas donnés ? (En veux-tu la preuve ?) Apporte-nous là tes notions à priori, apporte-nous là les démonstrations des philosophes, et tout ce que tu as entendu si souvent, et tout ce que tu as dit toi-même, et tout ce que tu as lu, et tous les résultats de tes méditations.

Mais jusqu’où est-il bien d’observer ces préceptes et de ne pas arrêter le jeu ? — Tant qu’on peut le faire convenablement. Dans les Saturnales le sort a désigné un roi (c’est à ce jeu, je suppose, qu’il a paru bon de jouer) ; ce roi me donne ses ordres : « Bois, me dit-il ; mélange ; chante ; va-t’en ; viens. » J’obéis, pour que ce ne soit pas moi qui arrête le jeu. Mais, s’il me disait : « Crois que tu es malheureux, » je ne le croirais pas. Et qui pourrait m’y forcer ?

Autre exemple : nous sommes convenus de représenter la querelle d’Agamemnon et d’Achille. Celui qui a été chargé du rôle d’Agamemnon me dit : « Va chez Achille, et prends-lui Briseïs. » J’y vais. Il me dit : « Viens. » J’y vais. Il faut faire, en effet, dans la vie, ce que dans les discussions nous faisons par rapport aux hypothèses. « Supposons qu’il est nuit. » — Je le suppose. — « Eh bien ! estil jour maintenant ? » — Non, car j’ai accepté l’hypothèse qu’il faisait nuit. — « Supposons que tu croies qu’il est nuit. » — Je le suppose. — « Ce n’est pas assez : crois en réalité qu’il est nuit. » — Cela ne résulte pas de l’hypothèse. De même dans les choses de la vie. « Supposons que tu es malheureux. » — Je le suppose. — « Ainsi tu es infortuné ? » — Oui. — « Ainsi tu es maltraité par le sort ? » — Oui. — « Ce n’est pas assez : crois que tu es réellement dans le malheur. » — Cela ne résulte pas de l’hypothèse ; et il y a quelqu’un qui m’en empêche.

Jusqu’où donc faut-il se prêter à tout cela ? — Tant qu’il est utile de le faire, c’est-à-dire tant qu’on y sauvegarde sa dignité et les convenances. Il y a des gens sans indulgence et sans complaisance qui disent : « Je ne puis pas aller dîner chez un tel, pour supporter tous les jours le récit de ses campagnes en Mysie ; pour l’entendre me dire : Je t’ai raconté, mon cher, comment j’emportai cette hauteur ; ce fut alors moi qui commençai à être assiégé. » D’autres disent, au contraire : « J’aime mieux dîner, et entendre tout ce qu’il lui plaira de débiter. » Toi, choisis entre ces manières de voir : seulement ne fais rien avec ennui ; ne te chagrine jamais, et ne te crois jamais dans le malheur, car personne ne peut t’y mettre de force. Fume-t-il dans la maison ? Si modérément, je resterai ; si beaucoup trop, je pars. Car il y a une chose qu’il faut toujours se rappeler, toujours garder dans sa pensée, c’est que la porte nous est ouverte. On me dit : « N’habite pas à Nicopolis ; » je n’y habite pas. « N’habite pas à Athènes ; » je n’habite pas à Athènes. « N’habite pas à Rome non plus ; » je n’habite pas à Rome. « Habite à Gyaros ; » j’y habite. Mais habiter à Gyaros me produit le même effet qu’une fumée épaisse : je m’en vais dès lors où personne ne m’empêchera d’habiter ; c’est là une demeure ouverte à tout le monde. Finalement, au-delà de mon enveloppe, c’est-à-dire de mon corps, personne ne peut rien sur moi. C’est pour cela que Démétrius disait à Néron : « Tu me menaces de la mort, mais la nature t’en menace aussi. » Si j’attache du prix à mon corps, je me fais esclave ; si à ma cassette, esclave encore. Car aussitôt je révèle moi-même contre moi par où l’on peut me prendre ; de même qu’en voyant le serpent retirer sa tête, je te dis : « Frappe-le à la partie qu’il veut préserver. » Sache, toi aussi, que, si tu veux conserver quelque chose, ce sera par là que ton maître mettra la main sur toi. Si tu te dis bien tout cela, qui flatteras-tu ou craindras-tu encore ?

— Mais je veux m’asseoir où s’asseoient les sénateurs. — Ne t’aperçois-tu pas que tu te mets toi-même à l’étroit, à la gêne ? — Comment sans cela bien voir au théâtre ? — Mon ami, n’y va pas voir, et tu ne seras pas gêné. Qu’as-tu besoin d’y aller ? Ou bien, attends un peu, puis, quand tous les spectateurs seront sortis, va t’asseoir aux places des sénateurs, et chauffe-t’y au soleil. Il faut, en effet, se rappeler à propos de tout, que c’est nous-mêmes qui nous mettons à la gêne, nous-mêmes qui nous mettons à l’étroit ; c’est-à-dire que ce sont nos façons de juger qui nous y mettent. Qu’est-ce, en effet, que d’être injurié ? Place-toi en face d’une pierre, et injurie-là ; que produiras-tu ? Si donc quelqu’un se fait semblable à une pierre, quand il s’entend injurier, à quoi aboutira celui qui l’injuriera ? Mais, si la faiblesse d’esprit de l’insulté est comme un pont pour l’insulteur, c’est alors qu’il arrivera à quelque chose. « Dépouille cet homme ! » (dis-tu) — Qu’ordonnes-tu de me faire ? — « Arrache son manteau ; dépouille-le ; » (reprends-tu), et tu m’ajoutes : « Je t’ai fait injure. » — Grand bien t’arrive !

C’est là ce que Socrate méditait sans cesse ; et c’est pour cela qu’il eut toute sa vie le même visage. Mais nous, il n’est rien à quoi nous n’aimions mieux réfléchir et nous exercer qu’aux moyens d’être libres et sans entraves. Paradoxes (dit-on), que les propos des philosophes ! Mais dans les autres sciences n’y a-t-il donc point de paradoxes ? Qu’y a-t-il de plus paradoxal que de percer l’œil de quelqu’un pour qu’il voie clair ? Et, si l’on disait cela à un homme qui ne saurait rien de la médecine, ne rirait-il pas au nez de celui qui le lui dirait ? Qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que dans la philosophie aussi il y ait des vérités qui paraissent des paradoxes à ceux qui ne s’y connaissent pas ?