CHAPITRE XVIII




Il ne faut pas s’emporter contre ceux qui font mal.

S’il est réel, comme le disent les philosophes, qu’il n’y a aux affirmations des hommes qu’une seule cause, la conviction que telle chose est vraie ; une seule à leurs négations, la conviction que telle chose est fausse ; une seule à leurs doutes, la conviction que telle chose est incertaine ; une seule à leurs vouloirs, la conviction que telle chose est convenable ; une seule à leurs désirs, la conviction que telle chose leur est utile ; s’il leur est impossible de désirer autre chose que ce qu’ils jugent utile, et de vouloir autre chose que ce qu’ils jugent convenable, pourquoi nous emporter contre la plupart d’entre eux ? — Ce sont des filous et des voleurs, dis-tu ! — Qu’est-ce donc que les filous et les voleurs ? Des gens qui se trompent sur ce qui est bon et sur ce qui est mauvais. Par suite est-ce l’indignation ou la pitié qu’ils doivent t’inspirer ? Montre-leur qu’ils se trompent, et tu verras comment ils cesseront de faire mal. S’ils ne voient pas leur erreur, ils n’ont rien qu’ils puissent préférer à leur opinion.

— Quoi donc ! ce voleur et cet adultère ne devraient-ils pas périr ? — Ne parle pas ainsi ; mais dis plutôt : « Cet homme qui s’égare et qui se trompe sur les sujets les plus importants, cet homme aveuglé, non dans ces yeux du corps qui distinguent le blanc du noir, mais dans ces yeux de l’esprit qui distinguent le bien du mal, ne devrait-il pas périr ? » Et si tu parles ainsi, tu reconnaîtras combien ton dire est inhumain, combien il ressemble à celui-ci : « Cet homme aveugle et sourd ne devrait-il pas périr ? » Car si le plus grand de tous les dommages est d’être privé des plus grands biens, et si le plus grand de tous les biens est un jugement droit, pour quoi t’emporter encore contre celui qui en est privé ? Ô homme, il ne faut pas que les torts des autres produisent sur toi un effet contraire à la nature ; aie pitié d’eux plutôt. Laisse là, ces mots de colère et de haine, ces exclamations de la multitude : « Quelle canaille ! Quel être odieux ! » Es-tu donc, pour ta part, devenu sage en un jour ? Te voilà bien sévère ! Pourquoi donc nous emportons-nous ? Parce que nous attachons du prix à ce qu’on nous enlève. N’attache pas de prix à ton manteau, et tu ne t’emporteras pas contre son voleur ; n’attache pas de prix à ta femme, si belle qu’elle soit, et tu ne t’emporteras pas contre son amant. Sache que le voleur et l’amant n’ont pas de prise sur ce qui est à toi, qu’ils n’en ont que sur les choses qui ne sont pas à toi, et qui ne dépendent pas de toi. Si tu te détaches de ces choses-là et n’en fais aucun cas, contre qui auras-tu encore à t’emporter ? Tant que tu y attacheras quelque prix, c’est de toi que tu devras être mécontent, et non pas des autres.

Vois un peu : tu as de beaux vêtements, tandis que ton voisin n’en a pas ; tu as une fenêtre ; veux-tu les y mettre à l’air ? Il ne sait pas quel est le bien de l’homme, et s’imagine que c’est un bien d’avoir de beaux vêtements ; ce que tu crois toi-même ; et il ne viendrait pas te les prendre ! Tu montres un gâteau à des gourmands, et tu le manges seul ; et tu veux qu’ils ne te l’arrachent pas ! Ne les tente pas ; n’aie pas de fenêtre ; ne mets pas à l’air tes vêtements. Moi, avant-hier, j’avais une lampe de fer devant mes dieux pénates ; j’entendis du bruit à ma porte ; je courus, et je trouvai qu’on avait enlevé ma lampe. Je me dis que celui qui l’avait volée n’avait pas fait une chose déraisonnable. Qu’arriva-t-il donc ? Je dis : « Demain tu en trouveras une de terre cuite. » On ne perd jamais que ce que l’on a. « J’ai perdu mon manteau ! » — C’est que tu avais un manteau. — « J’ai mal à la tête ! » — Est-ce que tu as mal aux cornes ? Pourquoi te fâcher ? On ne perd que ce que l’on a ; on ne souffre que dans ce que l’on a.

Mais le tyran va mettre dans les fers ?… — Quoi ? ta jambe. — Mais il va m’enlever ?… — Quoi ? la tête. Qu’est-ce qu’il ne pourra ni mettre dans les fers ni t’enlever ? Ton libre arbitre. C’est là précisément la raison du précepte ancien : « Connais-toi toi-même. » Il fallait, par tous les dieux, t’exercer dans les petites choses, commencer par elles, pour passer à de plus grandes. — « La tête me fait mal. » — Ne dis pas, hélas ! — « L’oreille me fait mal. » — Ne dis pas, hélas ! Je ne prétends point qu’il ne t’est pas permis de pousser un gémissement ; mais ne gémis pas dans ton for-intérieur. Si ton esclave est lent à t’apporter tes bandelettes, ne crie pas, ne te mets pas hors de toi, ne dis pas : « Tout le monde me hait ! » Qui, en effet, ne haïrait pas un pareil individu? Marche droit et libre, en mettant désormais ta confiance dans ces principes, et non dans ta force corporelle, comme un athlète. Car ce n’est pas comme d’un âne que nul ne doit venir à bout de toi.

Quel est donc l’homme dont rien ne vient à bout? Celui que ne tire de son calme rien de ce qui est en dehors de son libre arbitre. Cela posé, j’énumère toutes les occasions possibles; et, comme on dit, en parlant d’un athlète: « Il a vaincu le premier sur lequel le sort l’a fait tomber; mais en eut-il vaincu un second? Eut-il vaincu, s’il eût fait chaud? S’il eût été à Olympie? » de même ici je dis: « Si tu mets de l’argent devant lui, il en fera fi; mais une jeune fille, et de nuit? Mais la gloriole? Mais les insultes? Mais les éloges? Mais la mort? Pourrait-il en triompher également? Et s’il avait la fièvre? Et s’il était pris devin? Et s’il était dans une humeur noire? » Voilà pour moi l’athlète qui ne serait jamais vaincu.