Les Ennemis de l’armée

Revue des Deux Mondes4e période, tome 122 (p. 425-455).
LES ENNEMIS DE L'ARMÉE


I

Avez-vous vu dans les journées chaudes et lourdes un taureau piqué des taons ? Ils l’accompagnent de leur nuée bruyante, tandis qu’il traîne la charrue. Sa force ne lui sert de rien contre eux, et ils volent à leur gré, de ses membres que le travail occupe à sa tête immobile sous le joug. Lui, trace son sillon, d’un pas égal, et on le croirait insensible si de petites gouttes de sang ne disaient qu’il soutire et ne se plaignaient pour lui.

Ainsi un monde ailé et venimeux s’agite autour de l’armée. Une littérature est née qui, sous prétexte de peindre les mœurs militaires, les insulte et, sous prétexte de juger les officiers, les calomnie. Son aiguillon est une plume et ses bourdonnemens se croient des pensées. Vouée à la défense des autres, l’armée n’a pas le droit de se défendre elle-même. Elle se tait donc, mais elle entend, et parfois se demande s’il est juste qu’elle souffre toujours, de l’ennemi durant la guerre, et des siens durant la paix.

Aux champs, lorsque l’essaim est trop nombreux et trop tenace, le laboureur cueille à la haie prochaine une branche de saule ou de houx : promenée sur les flancs du patient serviteur, elle suffit à chasser les mouches jusqu’à l’heure où l’ombre engourdit leurs ailes et endort leur importunité. Ne couperons-nous pas aussi notre branche de houx ?

Car il ne s’agit pas ici de livrer bataille à tous les ennemis de l’armée. Dans le monde où l’on pense, elle a contre elle trois sortes d’adversaires, fort inégaux de taille et de griefs. Les premiers condamnent son principe : ils tiennent pour illégitime la force, qu’elle représente. Les seconds condamnent son objet : ils ne croient pas à la patrie, qu’elle défend. Les troisièmes condamnent ses pratiques : ils en veulent aux institutions militaires qu’elle perpétue.

Les plus destructeurs et les moins dangereux à la fois sont les mystiques rêveurs d’un avenir où la force n’aurait plus de place. Eux-mêmes en tenaient bien peu, jusqu’ici, dans le présent. A peine quelques écrivains modestes avaient confié leur espérance à des livres qui leur gardaient le secret, à peine quelques doux obstinés refusaient, au nom de leur conscience, le devoir militaire, et la plupart se trouvaient parmi ces Slaves, il y a peu d’années encore si lointains. Mais il a suffi que l’un d’eux fût Tolstoï pour changer l’utopie en doctrine. Après avoir épuisé la gloire de charmer le monde, Tolstoï a voulu la gloire de le convertir. Le génie de la race avait préparé le génie de l’homme à ces sollicitations de l’idéal : l’homme a donné aux tendances qui flottaient, brumeuses, dans la race, le relief, la couleur, la vie. Où il n’y avait avant lui que le vague d’un rêve, il a vu et révélé la loi d’une société nouvelle. Mystère de la puissance réservée aux grands penseurs : c’est de leur temps et de leur pays qu’ils reçoivent les élémens de leurs idées, et à peine ont-elles passé par leur cerveau qu’elles n’appartiennent plus ni à une nation ni à une époque ; plus ils y mettent d’eux-mêmes, plus elles deviennent universelles ; ils sèment dans l’avenir et pour tous, la vérité ou le mensonge. Or, pour Tolstoï et son école, le dernier mot de toute sagesse est : céder. Le détachement évangélique n’est pas seulement la perfection de la vie intérieure, mais la loi nécessaire de l’ordre social. Que la violence menace l’individu dans sa liberté, la famille dans l’héritage paternel, la nation dans son territoire, le devoir est unique : ne pas opposer de force au mal, lui abandonner ce qu’il désire, et en face de l’injustice, comme les économistes en face de la richesse, laisser faire et laisser passer. La violence sera submergée par cette douceur victorieuse comme le naufragé par l’Océan. A celui-ci non plus la mer ne dispute pas la place, elle cède à tous ses mouvemens, se laisse battre par ses derniers efforts et pourtant elle le lasse, le tue, et l’ensevelit. Ces mystiques haïssent l’armée parce qu’elle est la force, parce qu’en opposant la violence à la violence, elle ajoute un mal à un mal, parce que ses vertus mêmes et son honneur rendent l’homme rebelle à l’intelligence de la douceur, et par suite retardent l’avènement de la civilisation véritable.

Le jour où ces doctrines menaceraient de se propager, il sera, malgré l’autorité d’un grand nom, facile d’affermir contre elles la raison publique. Leur fausseté est à la racine même. L’erreur de cette philosophie est d’imposer comme loi à la société tout entière une règle que la religion même se contente de conseiller à l’individu comme un moyen de perfection. Qu’un homme renonce à défendre son droit contre l’injustice, il exerce sa souveraineté sur ce qui lui appartient, et c’est pourquoi son indifférence peut être vertu. Que le génie de Tolstoï inspire en même temps à tous les hommes cet abandon généreux, le problème sera non seulement résolu mais supprimé, puisque chacun s’offrant au sacrifice, nul n’exigera rien de personne ; et ce serait une belle paix, à moins que, la nature humaine se survivant dans une forme imprévue d’égoïsme, on se battît alors pour se donner comme aujourd’hui pour se prendre. Mais ce que l’Evangile n’a pas obtenu, nulle philosophie n’a chance de l’obtenir ; et le monde continuera à mettre en présence des hommes résolus à maintenir leur droit et des hommes résolus à usurper sur lui. Abolir dans ce monde toute puissance coercitive, sous prétexte de consacrer la fraternité, est-ce mettre fin au règne de la force ? Non : en libérant de tout obstacle la violence, en déniant au droit le droit de se défendre, c’est détruire uniquement la force qui protégeait, la justice et rendre irrésistible la force de l’iniquité. Si cette impassible tolérance du mal est le bien de la société, elle est le devoir de chacun : nul ne doit donc porter secours à personne. Que devient alors la fraternité ? Elle impose de céder à qui prend sans titre, elle dispense d’aider qui défend son bien : les mauvais nous seraient-ils plus frères que les bons ? Et en même temps cette étrange logique demande à chaque homme de devenir victime de tous ; non seulement d’aimer son prochain comme soi-même, mais de préférer son ennemi à soi, et l’injustice d’autrui à son propre droit ; elle ordonne à la fois à la société un égoïsme passif, et une générosité surhumaine à l’individu. Comment de cette confusion sortirait-il un ordre meilleur, et par quel mystère la violence, n’étant plus contenue, serait-elle détruite ? Supposer qu’elle aura honte de ses succès est supposer qu’il y a en elle un esprit de justice : s’il n’existe pas aujourd’hui, naîtra-t-il quand le triomphe sans péril des méchans, et la patience sans bornes des bons, passés dans les mœurs, auront faussé la conscience générale, et que les spoliateurs seuls sembleront sûrs de leur droit ? Quand même presque tous seraient domptés par le miracle de la douceur, il suffit que quelques-uns demeurent rebelles pour rendre vains tous les sacrifices et tout l’espoir. Si la force est en soi illégitime, peu importe le nombre et la faiblesse de ceux qui violent l’ordre, et le monde reste à la merci d’un enfant vicieux, sans même que la servilité ait, comme à d’autres époques, pour excuse la peur. Quels principes pour l’honneur d’un principe ! A quelle barbarie peut conduire l’amour de l’humanité ! Quelle force ne faut-il pas à un grand esprit pour ne rien voir de l’évidence ! Et valait-il la peine de perdre tant de droiture, de charité, de courage et de génie, à légitimer dans un sophisme la plus égoïste, la plus anarchique, la plus immorale des lâchetés, la capitulation sans lutte du bien devant le mal !

C’est qu’il ne suffit pas de s’élever pour se rapprocher du vrai, on peut le dépasser par l’élan qu’on met à l’atteindre, et l’on sombre aussi dans les hauteurs. Tolstoï a oublié le mot de Pascal : « L’homme n’est ni ange ni bête. » Faire des lois pour l’ange seul est livrer le monde à la domination de la bête. Précisément parce que nous sommes esprit et corps, la force est un élément nécessaire de l’ordre humain ; elle répond à l’un des élémens de notre double nature, et ce qu’il y a de matériel en elle convient à ce qu’il y a de matériel en nous. Ce n’est pas assez dire : sans cette force qui est matière, ce qu’il y a dans le monde de plus immatériel, le droit, périrait. La puissance physique dont chaque homme a sa part lui donne action sur les personnes et sur les choses. Si par ignorance, par passion, par perversité, par folie, il agit mal et pour le mal, comment arrêter ce mal contempteur de la force ? Vous ferez appel à la raison ? il ne comprend pas ; à la conscience ? elle est muette ; à la douceur ? il en profite ; à ses remords ? il pille ou tue en les attendant. Rien n’arrêtera cette puissance scélérate des muscles et des os, sinon une résistance d’os et de muscles. C’est pourquoi le premier effort de toutes les sociétés, quand elles sortent de la barbarie, est de constituer une force collective qui, au nom de tous, réprime les abus de la force individuelle, et cette institution est un triomphe de l’idée sur la matière. Mieux cette force est organisée contre les violens, soit du dedans, soit du dehors, moins elle a à sévir : la crainte qu’elle inspire suffit à maintenir dans l’ordre ceux qui seraient tentés de le troubler, et ainsi non seulement elle assure le droit, mais elle perpétue la paix. Et si, dans le monde actuel, la violence se révolte encore, cela prouve seulement que la force n’est pas encore parvenue à cette perfection nécessaire où l’injustice sera sûre de la défaite et du châtiment.

Il est superflu de s’étendre sur ce sujet. Les erreurs les plus nobles ne sont pas les plus contagieuses. Il n’est guère à craindre qu’un maître, en proposant aux hommes pour loi unique le sacrifice, prenne empire sur un grand nombre. Les plus pressés de voir l’avènement de sa réforme seront les cupides, les haineux et les violens à qui elle livrerait le monde. Il ajoutera peut-être une secte religieuse de plus à la multitude de celles qui existent, il ne changera pas la loi de la société humaine. L’équilibre naturel de l’esprit français nous préserve contre les magnificences désordonnées de l’imagination. Et si l’armée n’a à redouter que les mystiques, elle continuera jusqu’à la fin du monde à défendre la société et eux-mêmes contre les conséquences de leurs doctrines.


Les socialistes, au contraire, sont les amis les plus déterminés de la force. C’est sur leur nombre que la plupart fondent leur droit, tous leur espoir ; c’est sur l’autorité publique qu’ils comptent pour imposer leur volonté. Mais les socialistes sont les négateurs de la patrie. Elle leur paraît, dans chaque contrée, créer une unité factice entre des classes dont les intérêts sont divers, opposés, dont les unes, spoliées séculairement par les autres, ont avant tout à se libérer et à revendiquer. Le lien véritable entre les hommes n’est pas la proximité des demeures et la parenté, si éloignée, de la race, mais la ressemblance des conditions, des travaux, des sentimens. C’est pourquoi toutes les grandes puissances du monde, l’argent, le commerce, la science, la religion sont internationales. Un prolétaire et un capitaliste nés et électeurs à Paris sont beaucoup plus étrangers l’un à l’autre que le premier aux ouvriers, le second aux rentiers de Berlin et de Londres. L’avenir est à un ordre social où les intérêts similaires sauront dans le monde entier se concerter et se défendre ; où, par suite, les travailleurs à leur tour formeront un seul parti. Les armées nationales, en soutenant l’institution caduque de la patrie, entretiennent la guerre civile dans l’univers ; lient dans chaque pays la multitude aux desseins des classes privilégiées qui partout gouvernent encore ; tiennent isolés et rendent ennemis les prolétaires dont l’union ferait la force ; empêchent le triomphe du quatrième État.

Comme les socialistes ne s’adressent pas aux instincts élevés, mais aux passions violentes, comme ils ne parlent pas de renoncer, mais de jouir, leur propagande a une tout autre efficacité que celle des mystiques, et leur parti, déjà redoutable, s’accroît chaque jour. C’est lui qui dans l’avenir menacera le plus dangereusement l’armée. Alors il faudra prouver qu’en protégeant la patrie l’armée ne garde pas seulement les ruines du passé, que chaque nation est le défenseur historique de certaines idées, de certaines vertus, toutes nécessaires à la civilisation commune, et travaille par un effort particulier au bien général. Il faudra rechercher si l’unité d’une politique faite au nom du genre humain, et inspirée par les races les plus nombreuses, n’étoufferait pas, avec la volonté indépendante et le génie varié des races qui s’appelleraient désormais la minorité, des forces précieuses, et n’appauvrirait pas l’univers. Il faudra enfin soumettre à l’examen cette fraternité entre les travailleurs qu’on annonce comme la plus féconde réforme de l’avenir. Les lois votées en Amérique contre les émigrans chinois, les mesures d’expulsion réclamées par les ouvriers français contre les ouvriers étrangers présagent-elles cette entente ? Les artisans des contrées où la matière et la main-d’œuvre sont chères accepteront-ils la concurrence des contrées où la matière et la main-d’œuvre sont à vil prix ? Suffira-t-il à leur bonheur de penser qu’ils seront réduits à la faim par leurs frères et non par des capitalistes ? Persuaderont-ils à ces frères de travailler partout aux mêmes prix qu’eux, malgré la différence des climats et des besoins ? Sinon, ne leur faudra-t-il pas, sur le sol où ils vivent, se réserver la clientèle qu’ils n’appelleront plus nationale ? Le conflit ne se compliquera-t-il pas des contradictions entre les intérêts de ceux qui produisent et de ceux qui consomment ? Ces intérêts contraires n’auront-ils pas besoin, pour se soutenir, d’une force ? N’est-il pas probable qu’on se disputera les marchés comme autrefois les territoires, au besoin par les mêmes moyens ? que sous l’état ouvrier, comme sous l’état bourgeois, les familles humaines resteront distinctes, rivales, et armées ?

Mais, à l’heure présente, cette démonstration aussi serait superflue. Le parti socialiste résiste encore partout à la logique de ses doctrines. Il ajourne les attaques contre l’armée. Si violemment qu’il condamne l’ordre social, il ménage la patrie, comme si sa raison n’avait encore pu persuader son cœur. On dirait Coriolan qui marche à la vengeance contre ses concitoyens, et qui s’arrête à l’aspect de sa mère. Ces jours derniers, au parlement d’Allemagne, Bebel et Liebknecht déclaraient que leurs partisans accompliraient, en cas de guerre, tout leur devoir de soldats. Et à cette affirmation répondait à la tribune française une affirmation semblable : M. Jaurès et ses amis ont attesté que les champions les plus hardis de la cause sociale seraient, sous les plis du drapeau tricolore, les plus fidèles défenseurs de la France attaquée. Que ces paroles si nettes soient, dans l’un ou l’autre pays, sorties de lèvres sincères ou de lèvres politiques, que les chefs aient satisfait à leur conscience ou compris combien toute tiédeur envers la patrie nuirait à leur cause dans l’opinion publique, le résultat est le même : auprès de ceux qui seront les plus redoutables ennemis de demain, l’armée trouve aujourd’hui du respect.


Les petits adversaires qui mènent le plus de tapage contre elle n’ont emprunté ni à la race slave son idéal mystique, ni à la race allemande sa logique socialiste ; ils sont de leur pays, et, par une habitude toute française, critiquent ce qu’ils ne songent pas à détruire. Sans contester la nécessité de l’armée, de jeunes écrivains, après leurs années ou leur année de service, se donnent, depuis quelque temps, pour tâche de raconter la vie qu’ils ont menée ; ils ont fondé la littérature de caserne.

Autrefois de telles études n’auraient trouvé ni écrivains ni lecteurs. Les classes lettrées échappaient à l’armée. Le bel ordre de ses revues durant la paix, le nom de ses victoires durant la guerre, suffisaient au patriotisme des Français : ils la contemplaient de loin et de masse comme un décor, sans curiosité des mécanismes qui la faisaient mouvoir et du métier auquel la plupart restaient, de la naissance à la mort, étrangers. Seuls les soldats auraient trouvé quelque intérêt à l’étude de leur existence, mais les soldats ne lisaient guère. Cette littérature est née du service obligatoire. Les lois nouvelles ont créé à la fois le public et les écrivains. Comme chacun passe par l’armée et lui appartient vingt-cinq ans, chacun reste curieux de la vie qu’il a menée, de celle qui l’attend encore. De jeunes débutans ont compris qu’ils trouvaient là tout à souhait, et le « document humain » dont le talent a besoin pour prendre à la vérité ses attitudes et sa couleur ; et le sujet populaire qui transforme le talent en succès ; et le moyen de tirer de leur propre vie leur premier roman. Ils sont donc entrés dans l’armée comme les peintres en loge. Le hasard de leur numéro et de leur taille leur fournit le modèle : fantassins, artilleurs, cavaliers, ils décrivent la partie du monde militaire qu’ils ont sous les yeux, au sujet de tous les faits tiennent registre de toutes leurs impressions, et voilà la matière d’un livre !

Par cela même qu’ils sont Français et jeunes, ils ont deux raisons pour une de juger hardiment les institutions, les hommes, d’être sévères à tout, excepté à eux-mêmes. Il était donc naturel que dans leurs récits la critique eût sa place. Mais puisque de jeunes Catons, en traversant notre armée, avaient senti s’éveiller en eux des Ames de censeurs, on aurait attendu d’eux une critique parfois excessive, mais du moins fortifiante, et digne de soldats. Il eût été logique, s’agissant de l’armée, qu’ils s’inquiétassent de l’intérêt national ; c’eût été leur rôle de comparer les hommes qu’ils ont eus pour compagnons et qu’ils sont eux-mêmes, à ces anciennes troupes dont quelques représentans vivent encore et dont l’histoire ne mourra pas ; tout en constatant les qualités et les ressources qu’offrent les nouvelles, de chercher si l’animal de guerre façonné par l’ancienne méthode n’était pas supérieur pour son terrible emploi. Il eût été digne de penseurs et de Français d’examiner le principe sur lequel repose toute notre défense, d’étudier si la force est dans la multitude, de se demander si nous ne sommes pas allés d’un extrême à un autre, et si, après nous être contentés de la qualité sans le nombre, nous ne nous leurrons pas aujourd’hui du nombre sans la qualité. C’était leur droit de dire qu’en jetant un regard sur nos forces, il semble voir les réserves admirables d’une armée, et qu’on cherche l’armée elle-même. Et l’audace de leurs critiques aurait rendu peut-être un signalé service, s’ils avaient démontré qu’il reste encore, pour achever l’œuvre, à ajouter à ces réserves cette armée de métier, la pointe d’acier de la lance, l’avant-garde toujours prête à recevoir ou à porter le premier choc, à parer aux surprises, le bouclier solide derrière lequel la nation assurera son armure.

Voilà précisément ce à quoi ils songent le moins. L’originalité de leurs livres est d’être écrits sur l’armée par des hommes qui ne pensent ni ne sentent en soldats. C’est en professionnels de la société civile qu’ils jugent la société militaire, c’est le contraste entre leurs mœurs et les siennes qui fait leur étude et leur scandale. Ils la traversent avec les idées qu’ils y ont apportées, sans se laisser pénétrer par elle. Ils la voient comme une contrée étrangère, de ce regard extérieur qui ne va au fond de rien, erre sur la surface des choses ; ils racontent le monde qu’ils ont parcouru, comme certains voyageurs dédaigneux de le comprendre et irrités de n’en avoir pas était compris. Vigny était penseur et soldat, c’est pourquoi, la vie des armes lui apparaissant sous son double aspect, il la résuma eu ces mots : Grandeur et Décadence militaires. A eux la grandeur ne s’est pas révélée, ils n’ont senti que les servitudes, et n’ont écrit que « leurs prisons ». Et c’est pourquoi, si variées que soient les armes et les garnisons décrites, le livre est toujours le même. En voici le résumé. L’armée est une machine de mort qui ne chôme pas plus dans la paix que dans la guerre. Par les batailles elle tue les corps, par l’éducation elle tue les intelligences et les caractères. Abruti par l’activité stérile et monotone dans laquelle il tourne comme un écureuil dans sa cage, affaibli par l’excès des fatigues et l’insuffisance des vivres, maltraité par quelques-uns de ses supérieurs, exploité par d’autres, humilié par tous, corrompu de goûts et de sang par les plaisirs vils qui sont l’unique délassement de cette existence, le soldat est la victime de ses chefs. Infatué de son grade, persuadé qu’il est infaillible parce qu’il est toujours obéi, inconscient de sa dureté ou de ses négligences, puisque la plainte de ses victimes deviendrait la plus grave de leurs fautes, incapable d’initiative, dédaigneux de l’étude, l’officier est la victime d’une tradition fausse. Et cette tradition fait, de ceux qui obéissent, des patiens, et, de ceux qui les commandent, des bourreaux.

Enfermons donc notre examen dans les limites que l’attaque a tracées. Examinons si l’armée condamne les Français à la souffrance physique, à l’abaissement intellectuel, à la dégradation morale. Prouvons que si, à certaines époques, quelques-uns de ces abus ont existé, on a choisi, pour les donner comme l’expression de la vérité présente, le moment même où ils disparaissaient.


II

Il y a deux sortes d’armées : les armées nationales, où tous les hommes valides d’un pays sont appelés à le défendre, les armées de métier où la défense du pays est la profession d’un certain nombre seulement.

La France a connu d’abord et longtemps les premières. Sous le régime féodal, chacun devait combattre pour son seigneur : c’eût été la nation armée si dans la féodalité il y avait eu une règle et dans la France d’alors une nation. Le pouvoir qui représentait l’unité, la royauté, voulut opposer aux vassaux indociles et aux ennemis extérieurs une force plus sûre, plus aguerrie, toujours prête. Elle créa l’armée de métier qui devint l’instrument de sa grandeur, survécut à la Révolution française, demeurait encore intacte dans la confiance publique au printemps de 1866, et dans nos lois militaires après nos défaites de 1870.

L’idée maîtresse de l’institution était que la puissance n’est pas dans le nombre, mais dans la qualité des troupes. On considérait que la métamorphose de l’homme en soldat est une œuvre difficile, une victoire de l’éducation sur la nature, que par suite les armes devaient être une profession pour les militaires de tout grade, et puisque chaque jour l’expérience augmentait leur mérite, on cherchait à les retenir sous le drapeau, tant qu’ils étaient valides. En fait, cette portion permanente et volontaire ne suffisait pas à fournir les quatre ou cinq cent mille hommes qui formaient alors l’armée : chaque année elle recevait cinquante à soixante mille conscrits désignés par le sort et résolus à « ne faire que leur temps ». Mais ce temps était long, cette petite portion de conscrits entrait dans la masse solide et ancienne comme une pâte dans un moule et recevait aussitôt une forme, était pénétrée par des traditions.

Ces traditions faisaient de l’armée une société distincte de la grande. Elle se jugeait la plus nécessaire, puisqu’elle maintenait l’autre en ordre et en sûreté ; elle tenait pour inférieure cette autre qui, avide d’intelligence et de richesse, dédaignait le bien principal, le courage. L’orgueil de sa supériorité et l’instinct de sa conservation devaient donc inspirer à la société militaire des mœurs, des goûts, des idées contraires à celles de la société civile.

L’armée, pour échapper aux attaches du sol et des habitudes, s’était faite vagabonde : des changemens systématiques de garnisons l’empêchaient de prendre racine nulle part, la plaçaient toujours passagère dans des contrées et en face de populations toujours nouvelles, sa seule société durable était avec les compagnons de cette vie errante. Soustraite à la contagion des influences extérieures, elle tenait pour une preuve de faiblesse morale et pour l’école même de la lâcheté, la déférence aux usages, la modestie courtoise des rapports, l’art de céder qui donne aux hommes le poli des galets roulés les uns contre les autres par la mer ; elle appelait à la garde de son énergie et de sa primauté les façons cassantes, les allures tapageuses et les airs vainqueurs. Ni cette existence ni ces dispositions ne préparaient à la vie de famille : le mariage était d’ordinaire interdit, toujours redouté, comme un piège tendu par la nature à la vocation militaire, comme l’enlizement où celle-ci allait peu à peu s’enfoncer et disparaître dans des intérêts étrangers. Comme les joies de la famille n’étaient pas faites pour l’armée, et que la constance même dans des liens irréguliers lui était impossible, il lui restait l’amour sans veille ni lendemain, elle avait mis la légèreté des mœurs au nombre de ses privilèges, l’enseignait comme une élégance et la poussait sans scrupule jusqu’à la débauche. Elle avait le respect de la propriété, mais tempéré par un droit de conquête qu’elle exerçait même en temps de paix. Les prélèvemens opérés par de bons tours sur les basses-cours, les denrées, la bourse des Français lui paraissaient un impôt irrégulier, mais légitime sur les biens dont elle assurait la jouissance à leurs possesseurs. Pour s’entretenir la main, les soldats se pillaient un peu les uns les autres, et prêtaient à cela tout juste l’importance des petits larcins entre frères qui vivent sous le même toit. Le mot de vol même n’était pas en usage, il se trouvait remplacé par des termes d’où l’idée de flétrissure était bannie. De plus graves abus trouvaient une égale indulgence. La solde, les magasins, confiés à l’armée, mettaient entre ses mains le dépôt de grandes richesses : l’irrégularité de ces gestions était un mal très ancien, trop fréquent, trop peu flétri. Les détournemens de ce genre semblaient à beaucoup une appropriation de biens sans maître ; on ne prenait rien à personne, on ne faisait tort qu’à l’Etat ; s’il n’avait pas été assez avisé pour s’épargner ces pertes, il était assez riche pour les réparer. De telles pratiques ne préparaient pas le soldat au respect d’une religion qui les condamne. Il était sceptique, souvent hostile aux croyances, philosophe de chambrée, et fier de ne pas s’incliner devant la plus haute autorité que reconnussent les autres hommes. L’armée ne cherchait, ne retrouvait Dieu qu’à l’heure du danger, et sa foi aurait pu prendre pour symbole ce temple de Janus qui restait fermé dans la paix et s’ouvrait seulement dans les jours de guerre. Où cette société puisait-elle l’idéal, dont nulle ne peut se passer sans se corrompre ? Dans le culte passionné de la vaillance ; dans la fidélité aux compagnons, aux chefs, au drapeau, à travers le péril, jusqu’à la mort ; dans la religion de l’honneur. Une telle armée élevait l’art de tuer et de mourir à la perfection, mais cette perfection était chèrement achetée. Elle changeait et amoindrissait la conscience de l’homme, elle lui apprenait à revêtir des vices comme l’uniforme de la bravoure, ses vertus n’avaient pas d’emploi dans la société civile, ses défauts y étaient un désordre, et elle demeurait également redoutable à ses ennemis et à la France, parce qu’elle produisait tout ensemble et dans une seule coulée, comme inséparables l’un de l’autre, comme nécessaires l’un à l’autre, l’héroïsme et l’immoralité.

Si la conduite des guerres a toujours exigé les dons les plus puissans de l’intelligence, l’intelligence servait peu à la masse des officiers et des soldats. Durant de longues années les instrumens de combat avaient peu changé, la tactique ne variait guère, et dans les corps de troupes chacun répétait durant toute sa carrière ce qu’il avait une fois appris. Avec des soldats de métier, ce savoir fixe était obtenu avant qu’une faible partie du service fût achevée. Il fallait pourtant les occuper, les fortifier par la pensée qu’ils progressaient toujours. De là l’attention portée aux minutieux détails, la recherche de perfections imperceptibles dans les attitudes et les mouvemens, le zèle de développer dans l’homme les qualités d’une machine ; de là cette répétition indéfinie de ce qui était connu jusqu’au dégoût ; de là une monotonie active qui laissait vide la cervelle du soldat, engourdissait à la longue celle de l’officier, et en lui, comme en certains dévots, éteignait le sentiment des vrais devoirs par la superstition des petites pratiques.

Ces pratiques auraient suffi à rendre dure la vie du soldat : son sort était aggravé par la rudesse acquise comme une vertu par les officiers, et cette rudesse était accrue par la nature des troupes auxquelles ils commandaient. Jeunes ou vieux soldats étaient fournis par la classe la plus ignorante, la plus inculte de la nation. L’officier ne sentait jamais le besoin de s’élever lui-même pour rester au-dessus d’eux, il avait sans cesse la preuve que le savoir le plus simple n’entrait pas, sinon à grands coups, dans ces pauvres têtes. Cette pauvreté le gagnait, il leur empruntait pour les instruire leur langage ; pour leur imposer, leurs injures. Cela n’empêchait pas la plupart des chefs d’être dévoués à leurs hommes, mais à l’inverse du monde précieux


Où, jusqu’à « je vous hais », tout se dit tendrement,


ces chefs n’oubliaient guère que dans le monde paysan, celui de leurs hommes, l’affection même se prouve par des bourrades. Les soldats paraissaient des enfans, suspects en principe de paresse et de mensonge. La grande œuvre, selon le mot qu’on répétait sans en sentir la cruauté, était de « briser les hommes ». Du corps et de ses besoins on ne s’inquiétait guère. Les médecins eux-mêmes le traitaient un peu comme les autres officiers traitaient la volonté, ils considéraient dans le doute la maladie comme une indiscipline, et guérissaient volontiers avec une ordonnance de consigne ou de prison. Presque rien n’était prévu pour secourir les blessés sur le champ de bataille. Et pourtant il y avait jusque dans le régime imposé aux valides matière à pitié et à réformes. Pour économiser la place et les dépenses, on avait longtemps maintenu les « camarades de lit », c’est-à-dire une promiscuité à tous égards malsaine. La nourriture faisait défaut : le pain seul était en quantité suffisante et même surabondante, la qualité de la ration était fixée par le mot significatif de « viande à soldat ». La manière dont on apprêtait cette chair lui enlevait le peu de goût qu’elle pouvait avoir. Elle flottait comme une épave dans l’eau qui, après l’avoir lavée, restait claire, et il n’y avait guère de gras que la gamelle. Cette gamelle il la fallait vider, sans cuiller ni fourchette, assis sur son lit pour toute table. Le repas, qui, dans la classe laborieuse d’où sortaient les soldats, est à la fois le repos et le plaisir des plus pauvres, était dans la caserne une corvée de plus. Et que le soldat souffrît par le vice des institutions, par l’indifférence, par la légèreté, par l’arbitraire ou par la rigueur abusive de ses chefs, les coups étaient sourds, étouffés entre les murs qui renfermaient sa vie.

Une seule chose apparaissait au dehors, et s’imposait aux regards durant les années de paix. Malgré l’habitude prise d’enseigner lentement les choses simples, de tenir pour essentielles les secondaires, de raffiner sur le superflu, de moudre sans fin la même farine, la matière du travail s’épuisait dans les journées trop longues : les troupes étaient oisives, et ces loisirs livraient trop souvent, sous les yeux de tous, les soldats à l’ivrognerie et les officiers à la vie de café. Ce spectacle portait la population laborieuse et sobre à rendre à ceux qui se jugeaient supérieurs à elle dédain pour dédain. Et l’on pouvait voir à la fois une armée dévouée à la patrie et hostile à la société civile, et, dans une nation idolâtre de la gloire militaire, le mépris de l’armée.

Si les jeunes censeurs de l’armée actuelle avaient souffert des abus qui existaient dans l’armée d’autrefois, leur plainte aurait un prétexte. Sans doute cette plainte ne serait pas un jugement. À ce dénombrement des vices, il manquerait la constatation des vertus plus grandes, qui aux heures nécessaires régnaient seules, expiaient tout et transfiguraient l’armée sur le Thabor des batailles. Ils n’auraient présenté que la moitié laide de la vérité, et la moitié de la vérité est un mensonge. Du moins leur œuvre contiendrait-elle la part d’exactitude qui se concilie avec la prévention, et la justice qui peut être dans une rancune.

Mais ces mœurs et cet état d’esprit ont été détruits par les lois militaires qui ont suivi nos derniers revers. Ce que nos pères tenaient pour une erreur fondamentale est devenu la vérité nouvelle : notre système militaire est établi sur cette idée que la force des armées est le nombre, que tout homme est apte à faire un soldat, que tout citoyen doit défendre son pays. Pour donner à la nation l’instruction militaire, on a établi le service universel ; pour instruire tout le monde sans ruiner les finances et suspendre la vie sociale, il a fallu établir le service court. Au lieu donc que l’armée soit la profession permanente d’un certain nombre, elle est l’état passager de tous les Français. Et loin qu’elle puisse défendre les vertus militaires contre les mœurs de la nation, elle est devenue la nation elle-même. Qui désormais perpétuerait dans cette armée un esprit particulier, étranger et contraire à l’esprit public ? Plus de vieux soldats, plus de vieux sous-officiers. Le service ne dure pas trois ans : des trois classes qui forment l’armée, la plus récente sort à peine de la condition civile, la seconde n’a pas eu le temps de l’oublier, la troisième vit dans l’impatience d’y revenir. Comme les hommes, les sous-officiers traversent leurs fonctions, pour les plus anciens elles sont un stage soit au grade d’officier soit à un emploi civil : la plus grande partie d’entre eux aspire à trouver hors de l’armée une profession et un rang social. Seuls, les officiers ont dans l’armée une carrière définitive. Mais les conditions toutes nouvelles du service les font vivre eux-mêmes dans l’atmosphère de la nation.

Les changemens systématiques de garnisons ne cadraient plus avec l’existence des réserves ni avec les nécessités de la mobilisation. Les corps de troupes sont devenus fixes. Des rapports d’habitude ont noué des liens de sympathie entre la population et les officiers. Au désir de scandaliser le bourgeois, dans sa ville inconnue hier et oubliée demain, s’est substitué le souci d’être estimé par ceux avec qui l’on allait vivre, et cette nouveauté, survenant alors que le deuil de la défaite jetait son voile sur les brillans défauts de jadis, a transformé les allures des officiers. Ceux qui ne sont pas devenus de petits saints, n’ont plus l’indiscrétion vaniteuse de leurs fredaines ; pour la plupart ces faiblesses sont rares, et même à l’âge des folies beaucoup mènent une vie de jeunes sages. Sevrée des plaisirs factices, elle s’est ouverte aux attraits naturels, sa fixité leur rendait un foyer désirable et les livrait aux tentations légitimes du mariage. Et comme le prestige de leur profession croissait à mesure que la plupart des carrières se trouvaient plus menacées ou avilies par la politique, ils ont vu leur alliance recherchée par les meilleures familles et, dans la faveur des mères et les rêves des jeunes filles, ont remplacé même les ingénieurs. Aussi le mariage est entré dans les mœurs de l’armée. L’exemple a gagné les sous-officiers. Le régiment est une ruche qui essaime, autour de qui des familles se multiplient, et tous ceux qui les fondent cessent d’être des êtres d’exception : mêlés aux affections, aux sollicitudes les plus fortes et les plus durables de la vie, ils sont rentrés dans le droit commun.

Le métier lui-même n’a pas moins changé que les mœurs. Une science aussi novatrice qu’elle a été immobile modifie depuis quelques années les instrumens de combat et par suite l’art de les employer. Les officiers sont des hommes qui, à l’inverse des émigrés, ont chaque jour à oublier et à apprendre. Et en même temps qu’il leur faut s’instruire, il leur faut instruire les autres, être les éducateurs permanens de soldats qui, à peine dégrossis, quittent l’armée pour faire place à une génération nouvelle de conscrits. De là un travail continu, à certaines heures extrême, un entraînement intellectuel qui maintient les esprits vigoureux et souples, a transformé les états-majors, assure un honorable recrutement à notre Ecole de guerre, et dans les régimens a changé jusqu’aux entretiens ordinaires des officiers. Personne n’a moins de loisirs, et c’est une mauvaise plaisanterie que de parler de leur oisiveté.

Les délais si courts dans lesquels doit être condensée l’instruction des troupes ont obligé d’éliminer ce qui était le moins nécessaire. Les évolutions de la place d’exercice, qui semblaient autrefois presque tout le métier, prennent d’année en année moins d’importance. Chacun des nombreux règlemens qui se succèdent et se corrigent depuis vingt ans a réduit de quelque chose les beautés superflues des anciennes formations. Pas assez encore : les vieilles habitudes survivent trop dans ces réformes. Trop de temps est pris par le théâtral, les répétitions générales des revues et des défilés, les inspections où l’on n’inspecte rien, trop de mouvemens compliqués et inutiles surchargent encore nos théories[1]. Mais le goût de la parade cède de plus en plus à l’instinct de la guerre. Le tir, les formations en ordre dispersé, le service en campagne, ont pris une prépondérance légitime. Or ces innovations tendent à supprimer du métier les parties dans lesquelles le soldat ne jouait qu’un rôle d’automate, et s’abrutissait à exécuter avec perfection des mouvemens qu’il ne comprenait pas. Elles ont développé les parties où le soldat fait l’emploi de son jugement, voit l’utilité immédiate de ses actes, les rend plus efficaces à mesure qu’il y met plus de sa pensée, et coopère par un effort raisonnable au succès des opérations. Cette instruction n’abêtit pas le soldat, elle sollicite, elle fixe, elle satisfait, elle étend son intelligence.

Et l’intelligence a modifié à son tour les rapports entre les chefs et la troupe. Depuis que tous les Français sont des soldats, la condition du soldat s’est relevée de toutes les supériorités sociales que l’uniforme recouvre sans les détruire. Les appels de conscrits, de réservistes, de territoriaux font sans cesse entrer dans les rangs, des hommes dont une notable partie est, par la culture de l’esprit, l’égale des officiers, et dont quelques-uns sont maîtres en l’un des mille savoirs dont se compose la science militaire. L’officier sent qu’il a aujourd’hui dans ces subordonnés des juges ; pour obtenir leur respect et leur confiance, le grade ne suffit pas, il faut le mérite. Les armes savantes mêmes n’imposent plus par le mystère de leur technicité : leurs arcanes sont familiers à plus d’un conscrit. L’officier d’artillerie ou du génie qui a sous ses ordres des ingénieurs sortis de l’Ecole polytechnique ou de l’Ecole centrale est obligé de mettre dans ses termes une exactitude, dans ses démonstrations une logique qu’il eût jugées superflues pour des ouvriers ou des paysans. De même l’officier de cavalerie, qui a, parmi ceux qui le voient et l’entendent, des hommes de cheval, est préservé de toute négligence dans ses leçons, dans sa tenue. Il n’est pas jusqu’aux conseils de guerre où les magistrats militaires n’étudient davantage les lois à la pensée d’avoir pour public des soldats avocats ou juristes. Il n’est pas jusqu’à l’intendance qui ne sente ses formalités, ses magasins et ses comptes sous l’œil exercé d’hommes qui dirigent, dans la vie civile, les comptabilités les plus importantes, les commerces les plus étendus. Il n’est pas jusqu’à la qualité de la viande qui ne soit surveillée avec plus de soin par les chefs, quand parmi les troupiers il y a des éleveurs ou des bouchers. Ainsi le commandement est incité à mieux exercer toutes les professions dont l’ensemble est le métier militaire, parce que chacune de ces professions a dans l’armée des représentans. Cet apport de sa valeur intellectuelle fait par la nation, cette place donnée dans les derniers rangs de l’armée à ceux qui dans la société civile forment l’élite de chaque profession est de tous les changemens accomplis le plus fécond en conséquences, le plus révolutionnaire : la compétence des inférieurs oblige les chefs à la supériorité.

L’importance toute nouvelle que l’officier attache à l’opinion des soldats se marque à la manière dont il les traite. Puisqu’il a souci de leur estime, ils ont la sienne, et comme il n’y a plus de dédain dans son esprit il n’y en a plus dans ses façons. La même raison qui le rendait brutal quand, isolé dans l’armée avec les fils les plus ignorans du peuple, il prenait leur langage, lui enseigne à parler autrement à d’autres hommes. Voici dans les rangs les privilégiés de la naissance et de la fortune, les représentans des conditions les plus élevées, les dépositaires de la courtoisie, du tact, du bon ton qui sont la puissance aimable de la France. L’officier sait que cela aussi est une force, qu’il n’en doit amoindrir aucune, que la discipline même souffrirait du contraste entre la distinction de ceux qui obéissent et la vulgarité de celui qui commande, que même en cela il ne doit, sous peine d’amoindrir l’autorité, être inférieur à personne. Ses habitudes de famille, de monde ont réformé la grossièreté des allures qu’on appelle soldatesques, et dont il usait quand il vivait seulement entre hommes, entre troupiers. Dans les rapports avec ceux en qui il reconnaît l’élite de leur génération, il concilie sans effort ce qu’il doit à son grade et ce qu’il doit à leur valeur sociale, et, dès qu’il en use ainsi avec eux, il ne peut, sous peine de blesser l’égalité qui est le fondement même de la discipline, ne pas agir de même avec tous les autres. Et voilà comme, chaque année davantage, les éclats de voix, les reproches brutaux, les jurons qui semblaient avoir une vertu guerrière et faire texte avec la théorie, semblent inutiles, déplacés. Et, dût frémir l’ombre de Cambronne, l’heure est proche où les officiers ne sacreront plus.

Que ces chefs s’irritent de trouver parmi leurs soldats ces qualités et d’en subir la contrainte, qu’ils se plaisent à maltraiter et avilir cette élite livrée à leur bon plaisir, qu’ils se sentent mordus par la plus lâche des jalousies, celle du supérieur contre ses inférieurs, et, parce qu’ils envient, qu’ils se vengent, il ne suffit pas de l’insinuer pour le rendre vraisemblable. Sans doute nulle profession ne défend contre les bassesses de cœur. Mais rien n’est plus loin de cette bassesse que l’ensemble de nos officiers. Ce n’est pas assez de dire qu’ils appliquent avec une aine bienveillante une discipline forcément rigoureuse, qu’ils s’intéressent à leurs hommes. Un grand nombre ont senti leur devoir se transformer et leur rôle grandir à la mesure de l’armée elle-même. Ils ont compris qu’ils présidaient à la plus grande des pompes militaires, au défilé de la nation devant le drapeau, et en pensant à elle ils ont à leur tour du respect pour ceux à qui ils commandent. Ils plient la volonté, ils ne la brisent pas, ils négligent de faire appel aux passions avilissantes de la peur, s’efforcent de tout obtenir en recourant aux sentimens nobles, au devoir, et leur souci est de ne pas déformer l’homme en formant le soldat.


L’attachement véritable ne néglige rien. En même temps qu’on protège mieux la dignité contre les humiliations, l’on s’inquiète d’épargner au corps les inutiles souffrances. Les services des approvisionnemens, des hôpitaux et ambulances en campagne ont été modifiés à ce point qu’ils ont été, on peut le dire, créés. L’hygiène des troupes et la salubrité des casernemens en temps de paix sont assurés par des mesures toutes nouvelles. Enfin l’on a apporté la réforme la plus efficace à l’abus dont les soldats souffraient le plus constamment et qui était parmi eux le plus impopulaire, à la médiocrité de la nourriture.

« L’armée, disait Frédéric II, est un serpent qui marche sur le ventre. » On s’est avisé depuis quelques années en France que ce ventre était trop vide ou trop mal rempli. Et dans les corps de troupes le désir d’en finir avec ce mal est devenu si vif que nos officiers, accoutumés à attendre les ordres, les ont en cette affaire devancés. J’ai été témoin, je crois, de la première réforme qui ait été tentée dans un régiment[2], et il vaut la peine de raconter ce que j’en sais, afin de prendre sur le fait l’origine du changement aujourd’hui accompli, la sollicitude de nos officiers pour leurs troupes, et de montrer ce que peut, pour améliorer le sort de beaucoup, la volonté d’un seul homme. En 1886, au 44e d’infanterie, un chef de bataillon, M. Paget-Blanc, s’était convaincu, par des observations et des calculs soigneusement conduits, que l’on pouvait, sans accroître les dépenses, transformer le régime alimentaire. Substituer à l’unique plat, où la soupe, la viande et les légumes apparaissaient aussi inséparables que dans le théâtre antique les trois unités, un régime où chacun de ces élémens pourrait être préparé et serait servi à part ; introduire l’usage fréquent des viandes rôties et varier leur nature, leur mode d’apprêt et les légumes dont elles seraient accompagnées, de façon à former des menus divers, et ne revenir à chacun d’eux qu’après un intervalle de plusieurs jours ; acheter pour les hommes un modeste service de table et la table elle-même, voilà ce qu’il croyait nécessaire, possible, et ce qu’il voulut. C’était beaucoup d’ambition, et tout faillit manquer dès l’abord parce qu’il fallait édifier un four dans la cuisine : le four était l’affaire du génie, et le génie demandait pour agir une autorisation réglementaire qu’on n’avait pas et un millier de francs qu’on avait moins encore. Le régiment avait alors à sa tête un colonel ami du soldat, indépendant de caractère, et qui, à bout de carrière, craignait moins encore les responsabilités. Après examen, il autorisa le commandant à « se débrouiller ». Celui-ci se débrouilla si bien que pour trois cents francs le four fut construit, et, les accessoires achetés, l’expérience commença.

Je n’ai pas oublié ma surprise la première fois que le commandant me mena voir ses hommes à l’heure du repas. Dans chaque chambre la table était mise, les soldats en deux files, commodément assis, mangeaient une soupe aux pommes de terre et causaient avec la face réjouie de nos paysans quand un bon travail les a préparés à un bon repas. Devant chacun une assiette, une cuiller, une fourchette ; le luxe même était représenté par des verres, des carafes et des salières. Les plats en fonte émaillée où avaient cuit les légumes et la viande mettaient de distance en distance la gaîté de leur ton bleu sur la longueur des tables. Et quand entra le commandant, je ne sais si les hommes regardaient plus tendrement le chef qui leur avait fait ce bien-être, ou le rôti de mouton qui répandait sa bonne odeur dans la chambre et son sang rose sur un lit épais de haricots. Tel était le menu, écrit d’ailleurs en compagnie de neuf autres, et affiché afin que nul n’ignorât combien les temps étaient changés, et de toutes les théories nouvelles ce n’était pas celle-là qu’on lisait le moins. La renommée du régime se répandit sitôt que tous les autres bataillons réclamèrent une part du four. Puis ce furent des régimens qui, eux aussi en quête d’améliorations, s’informèrent ; il fallut faire autographier une notice où l’on exposa le système pour répondre aux demandes et, dans son ensemble, il s’établit à peu près partout, introduit dans chaque corps par le zèle volontaire des officiers. Et comme il faut que la récompense ville toujours au mérite, le ministère n’étant intervenu qu’en 1887 quand ce changement était entré en usage, et pour sanctionner par une note le fait accompli, tout le mérite de la réforme fut attribué au général Boulanger. Une preuve décisive existe que cette réforme a réalisé le nécessaire. Avant elle, tous les soldats qui avaient des ressources mangeaient à la cantine. De même les réservistes et les territoriaux apportaient de l’argent pour échapper à l’ordinaire de la gamelle. Depuis, ils mangent avec les camarades, déclarant ces repas meilleurs qu’ils n’en pourraient faire à leurs frais, et il n’y a plus pour se plaindre que les cantiniers, privés de leur clientèle.


Un seul des abus qui déparaient la vieille armée, et lui-même combattu déjà, se perpétue dans la nouvelle : le service déprave encore les mœurs du soldat. Sauf quelques contingens fournis par les populations ouvrières des grandes villes, les jeunes hommes que la France confie à l’armée sont sobres, sains de corps, calmes de sens. Trop prennent au service le goût du vin et du reste.

On ne contredit plus guère dans l’armée que cela soit un mal, et voilà le premier progrès. Il se trouve à peine quelques officiers, très vieux ou très jeunes, pour soutenir le lieu commun en honneur autrefois, prétendre que peu importe la conduite privée des hommes s’ils sont bons troupiers, affirmer que la légèreté des mœurs n’enlève rien à la bravoure, qu’elle est la compagne fidèle du génie militaire, et battre à plates coutures la vertu au nom de Henri IV et de Napoléon. Et l’on a grand’raison de répudier des doctrines aussi fausses pour les capitaines que pour les soldats. Il n’est pas prouvé que la bataille d’Ivry aurait été perdue par le plus aimable des rois s’il eût moins aimé lui-même, et peut-être ses maîtresses lui ont-elles dérobé plus d’une victoire en lui prenant de son temps et de sa volonté. Napoléon rappelant à Sainte-Hélène l’incomparable campagne de 1796, cette jeunesse irrésistible de la gloire qui attirait alors tout et toutes à lui, raconte que dans l’âge et dans la patrie de la volupté il demeura chaste. Il l’était non par vertu, mais par ambition, sa continence lui laissait toute la vigueur dont son génie avait besoin, elle assurait son prestige sur les vaincus et sa supériorité sur ses lieutenans. Toute volupté amollit, toutes se tiennent ; qui cède à l’une, s’exerce à succomber aux autres, et c’est par la résistance à toutes que se forme le guerrier. Si quelques officiers persistent à croire avec la chanson que la gloire et l’amour sont choses inséparables et que l’une attire l’autre, ils feront prudemment de commencer par la gloire. Pour les soldats, sans doute une caserne n’est pas un couvent, et force est de tenir la bride un peu lâche à l’excès de vie qui emporte parfois la jeunesse. Mais il ne faut pas oublier que l’ivrognerie et la débauche sont une menace pour la santé même du corps. Si cette licence était plus inévitable et moins funeste dans une armée de vieux soldats, en partie voués au célibat, et dont l’influence corruptrice ne dépassait guère les limites de la garnison, elle a aujourd’hui à la fois moins d’excuses, parce que le soldat passe un temps court sous les drapeaux, et plus de dangers parce que la destinée de ce soldat temporaire est le mariage, son devoir social la famille, que les dépravations apprises durant le service le retiennent dans le célibat et font de lui le propagateur d’une mauvaise science jusqu’au fond des villages, ou l’exposent, s’il fonde une famille, à transmettre à ses enfans une vie corrompue dans sa source.

Comment le service a-t-il une action délétère sur les habitudes des hommes ? Tout le jour, sous l’œil de leurs chefs, ils vivent préservés par les exemples, les conseils et l’activité saine de leur vie. Mais le soir vient, avec lui la liberté : après le repas de cinq heures et jusqu’au coucher, les portes des casernes et des quartiers sont ouvertes. Le conscrit d’ordinaire ne songerait pas à sortir, il ne désire que se reposer, libre de lire, d’écrire aux siens, de causer, de jouer avec ses camarades, car la vie commune prolonge l’enfance. Encore faut-il, pour satisfaire ces désirs, si simples soient-ils, quelques livres, quelques jeux, quelques tables, un lieu éclairé la nuit et chaud en hiver. Où est-il dans la caserne ? Le seul où le conscrit ait place, sa chambre, est mal éclairé, sans feu, il est impossible d’y lire, les conversations mêmes y meurent dans l’ombre et le froid qui en chassent les hommes. Où iront-ils ? Hors du bâtiment noir, vers la lumière et la chaleur que leur propre demeure ne leur donne pas. Les voilà dans la ville, et où dans la ville ? Les débits de vins et les cafés recueillent ceux que la caserne n’a pas su retenir. Ils y entrent, attirés non par la soif, mais par le besoin de se trouver à couvert, de s’asseoir. Mais il leur faut payer cette hospitalité, ils boivent donc, tout d’abord avec regret à cause de la dépense, puis avec plaisir. Le lendemain, ramenant avec la nuit le même vide dans la caserne, chasse de nouveau les hommes vers ce plaisir qui devient habitude. Puis le vin délie les langues, échauffe le sang, ils se laissent conduire dans d’autres maisons chaudes et closes, les seules où, par une ironie étrange, ils retrouvent le sentiment du chez-soi, et comme une impression du foyer. Bientôt ils y retournent d’eux-mêmes, ils y apprennent la science de la débauche, en attendant que quelques-uns d’entre eux deviennent possédés par elle.

Si les soldats trouvaient dans la caserne les distractions avouables qu’ils sont obligés de chercher dehors, n’iraient-ils pas les prendre où elles seraient plus proches, moins coûteuses ? Et si cet attrait ne retenait pas ceux qui de propos délibéré vont à la débauche, ne préserverait-il pas ceux qui s’y laissent glisser sur la pente des occasions ? L’expérience valait d’être tentée. Quelques chefs de corps, secondés ou sollicités par le zèle de quelques officiers, ont dans leurs casernes ou leurs quartiers su rendre libres quelques locaux, les ont aménagés, éclairés, chauffés, meublés de livres, de jeux, parfois d’un billard, les ont ouverts à leurs soldats. Ils ont fait plus, ils s’y sont rendus eux-mêmes, dans la familiarité d’une réunion volontaire où les chefs venaient aux petits, seulement hôtes dans le chez-soi donné par eux à leurs soldats, y apportant, au lieu de punitions et d’ordres, la sollicitude pour le repos et pour la joie de tous. Les résultats ont été extraordinaires. Les sorties sont devenues plus rares. Les hommes restent satisfaits de se reposer et de se distraire sans se déplacer, sans endosser l’équipement qui les gêne, avec économie sur des dépenses qui les gênent encore plus ; surtout, ils sont fiers de l’intérêt qu’ils inspirent, et les officiers sont payés de leurs peines par la récompense que le soldat accorde à ses chefs, « ce regard de confiance et de remerciement auprès duquel, disait le maréchal Bosquet, tout le reste n’est rien. »

Il est temps qu’on fasse partout pour la moralité du soldat comme on a fait pour sa nourriture, et que l’initiative ingénieuse des chefs réforme une trop ancienne erreur. Il ne faut plus que le soldat soit chassé de sa maison par l’ennui, par le froid, par le vide, et jeté sur le pavé glissant des villes aux heures dangereuses. Sans doute il ne sera pas facile de rendre la maison hospitalière. Nos constructions militaires porteront témoignage contre nous dans l’avenir. Nos descendans ne voudront pas comprendre que dans ces immenses demeures où tout est prévu pour le travail, l’alimentation, le sommeil, la maladie des hommes, rien n’ait été réservé pour leur délassement et leur vie sociale. Mais en attendant les constructions de l’avenir, où cet oubli sera réparé, même dans les bâtimens actuels on réussira à aménager un abri pour les loisirs du soldat, à marquer au moins la place d’une grande institution. Les élémens de succès existent, il ne s’agit que de les grouper. De même qu’aujourd’hui on emploie à la puissance militaire des ressources créées par la société civile, il n’y a qu’à employer au plaisir des soldats des ressources toutes faites. Quelles distractions vont-ils demander, même aux concerts et aux spectacles, qu’ils ne puissent se donner eux-mêmes ? Dans leurs rangs on compte des musiciens, des chanteurs, des débitans de monologues, des faiseurs de vers et des faiseurs de tours, voilà la matière vivante de l’intérêt, de la curiosité et du plaisir pour bien des heures. Et pourquoi ne dresserait-on pas de temps à autre un de ces théâtres militaires que nos troupes ont tant de fois improvisés dans la boue des sièges, dans la rapidité des campagnes, et qui maintiennent dans notre courage, comme une force, le bon rire ?

Quand on aura ainsi pourvu sur place à l’honnête distraction des soldats, on aura le droit de restreindre la fréquence et la longueur des sorties. On sera large pour toute permission motivée, moins facile à l’étendre sans raison aux heures tardives, peu favorable à l’exode sans but qui chaque soir vide les casernes. La faculté qu’on accorde aux hommes de courir chaque soir la ville est une tradition de l’ancienne armée. Des soldats enfermés pour de longues années, un grand nombre pour toute leur vie dans la caserne, avaient besoin de s’en échapper quelques heures chaque jour pour qu’elle ne leur devînt pas intolérable. L’esprit de ces vieilles troupes et la rivalité qui existait entre le militaire et le civil les rendaient peu accessibles aux influences contraires à la discipline. Ce repos n’était pas seulement créé pour les soldats, il était aussi créé pour les chefs. Quand le commandement avait assez exercé et fatigué la troupe, il ne pensait pas qu’il eût plus rien à donner ni à obtenir. En la poussant hors des casernes, il songeait moins à la rendre libre qu’à se libérer d’elle durant quelques heures. Ni les hommes ni les devoirs ne sont aujourd’hui les mêmes. Ne parlons pas de droits : les hommes en ont-ils plus à cette sortie quotidienne que les jeunes gens de leur âge enfermés à Saint-Cyr ou à l’Ecole polytechnique, et soldats comme eux ? On la refuse à ceux-ci même aux heures de récréation, par cette raison qu’elle nuirait à leurs études. Les soldats d’aujourd’hui restent si peu de temps au service qu’il y a moins à tempérer pour eux la monotonie de la captivité ; il y a à employer ce temps de la manière la plus utile pour leur formation. Or, sans examiner si, par un autre ordre de travail, on ne pourrait pas consacrer à l’étude quelques-unes des heures aujourd’hui vides, il y a des inconvéniens évidens à ce que ces heures s’écoulent dehors. Outre ceux dont nous avons parlé, les retards dans les rentrées, les rentrées en état d’ivresse accroissent dans une proportion sensible les punitions ; il y a là des fautes pour ainsi dire artificielles, nées de tentations auxquelles de mauvaises mesures exposent le soldat. Mais surtout le contact quotidien de ces soldats non formés encore avec le genre de population qu’ils rencontrent dans les lieux où ils fréquentent, est un danger pour l’esprit militaire. C’est dans la promiscuité des cabarets et des maisons mal famées qu’on lui souffle la haine de ses chefs, le mépris de la discipline, là que la propagande anarchiste le guette. Si bien que chaque soir détruit une partie de l’œuvre élevée chaque jour par l’effort des chefs.

Voilà pourquoi cette réforme est de si grande importance. Elle pourra coûter à l’Etat quelques dépenses, elle imposera aux officiers déjà surchargés par leur tâche un fardeau de plus. Jamais argent n’aura été mieux employé, et la France ne marchandera pas son sacrifice pour assurer la santé morale de ses fils. Les officiers ne marchanderont pas davantage le leur : c’est leur coutume d’être généreux devant le devoir comme devant le danger, dès qu’ils le voient clairement. Or la transformation de l’armée, autant qu’elle a étendu leur autorité, a élevé leur ministère. La patrie ne leur a pas confié ses enfans pour quelques heures du jour, mais pour toutes les heures. Comme tout emploi de son temps et ses plaisirs même fortifient ou amoindrissent le soldat et l’homme, jamais il ne doit leur être indifférent, jamais ils ne lui sont inutiles. Au pouvoir de commandement et de contrainte qu’ils exercent durant le travail s’ajoute, s’ils veulent remplir toute leur fonction, un pouvoir de tutelle et de bonté durant les heures de détente et de repos. Et quand, après lui avoir appris à combattre, ils lui apprendront à se distraire, cet humble soin ne sera pas plus perdu que l’autre. La solidité des liens entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent est la force des troupes. Elle naissait autrefois par la longue habitude, elle ne peut se former dans le service à court terme que par la multiplicité des rapports. Le chef n’a plus le temps d’avancer à l’ancienneté dans le cœur des hommes, il faut qu’il avance au choix. Le choix c’est la preuve spontanée, constante de son bon vouloir. C’est d’ailleurs dans les instans où, plus libres, ils montrent mieux leur nature qu’il achèvera de les connaître, parfois même qu’il commencera à les juger. Pour eux rien ne saurait les toucher davantage que cette sollicitude volontaire, ce souci délicat de leur rendre les heures moins longues. On ne sait pas assez ce qu’il y a de douceur pour les humbles à constater qu’ils comptent aux yeux de leurs chefs ou de leurs maîtres. Dans toute joie de ce genre que l’officier donne à ses soldats, il sème de la gratitude, et au jour du combat elle s’appelle la fidélité, la patience, le dévouement, qui font la victoire. C’est dans leur propre cœur que nos officiers trouveront l’attrait de ce devoir et le secret de le bien accomplir. Tout amour désintéressé est intelligence.


Ainsi la vertu de nos institutions nouvelles travaille, par un effort naturel et continu, à éliminer de l’armée toute pratique contraire à la santé, à la dignité, à l’intérêt des soldats. Un pays où existent à la fois le service obligatoire et le suffrage universel tend à adoucir sans cesse la rigueur de la vie militaire. Là en effet les excès de souffrance ou d’autorité ne sauraient rester sourds, inconnus, par suite durables ; ils frappent des soldats qui seront citoyens demain, ils menacent tous les citoyens qui demain seront de nouveaux soldats. Un désordre général et sérieux dans l’institution militaire soulèverait donc plus que tout autre abus, non seulement les hommes, mais les mères, les femmes, toute l’opinion. Il occuperait aussitôt la presse, il trouverait sa condamnation à la tribune nationale ; ceux qui subissent la loi comme soldats, étant maîtres de la loi comme électeurs, rien de ce qu’ils estiment injuste ou trop rigoureux ne saurait durer.

Or, depuis que fonctionne l’armée nouvelle, la masse des citoyens qui forment aujourd’hui le peuple français a passé dans les rangs. Quelques libelles répètent en vain le cri d’alarme et de haine, l’opinion ne leur a jamais fait écho. Ou cela prouve qu’il lui plaît d’être humiliée et de souffrir, et elle est héroïque ; ou cela prouve que l’existence sous le drapeau est supportable, et l’armée n’est pas barbare. Lequel croira-t-on ? Pour dire toute la vérité, si un péril menace sous le présent régime, ce n’est pas la cruauté de la discipline, c’est son relâchement. On sait l’aventure de ce saint qui, voulant fonder sur une vie rude le salut des moines ses disciples, les pourvut de cordes et de martinets. Pour laisser libres jusqu’aux excès de zèle, il avait ordonné que chaque religieux se flagellât lui-même. Le fouet tomba en caresses sur les épaules. Instruit par l’expérience, le saint disposa que chacun flagellerait son voisin ; de ce jour l’austérité de la règle fut fondée. Nous en sommes à la première manière, arbitres de la discipline à laquelle nous obéissons : la sensiblerie des familles et la mollesse des appelés suffiraient pour enlever à la vie militaire son nerf. Plus d’une fois quelques accidens, des insolations, des syncopes, des congélations, inévitable tribut payé par la faiblesse de quelques-uns à l’entraînement, même modéré, des masses armées, ont fait l’objet de réclamations injustes et trop écoutées. Chose remarquable, même quand elles n’égaraient pas le bon sens public, elles inquiétaient l’autorité militaire. Telles prescriptions ministérielles ou de tel général à propos des manœuvres, ont pris jusqu’au superflu soin de mettre les troupes à l’abri du soleil ou de la pluie, et l’on voit à la manière dont, dans certains corps, on ménage les marches, on allonge les haltes, on allège le sac, combien la crainte du journal ou du député fait vaciller parfois l’énergie nécessaire du commandement. Certes, pour tout chef digne de ce nom, la vie et la santé des hommes doit être sacrée comme l’instrument même de la défense nationale ; mais pour que cette vie ne succombe pas aux premières fatigues de la guerre, pour qu’elle soit efficace aux jours de lutte, il faut que l’endurance de grandes fatigues soit devenue une habitude ; et la cruauté véritable envers les hommes et envers la patrie serait de ne pas préparer durant la paix les hommes au terrible effort que leur demandera la guerre. Par quelle température, des troupes dont les mouvemens seraient sans cesse subordonnés au chaud et au froid, consentiront-elles à vaincre ?


III

Si les griefs invoqués contre l’armée dans la littérature de caserne n’ont pas de base dans les faits, pourquoi cette littérature est-elle née ?

La qualité dont ces peintres de la vie militaire se piquent le plus est l’exactitude. Elle est en effet le mérite le plus nécessaire à ces sortes d’ouvrages. Or partout elle y manque, et de trois façons. Tantôt les faits sont exacts, mais les conséquences qu’on en tire sont fausses : les petites misères, les rudes caresses du métier sont transformées en injustices ou en épreuves intolérables. On demande des sels à la vue d’une ampoule, on souffre toute la retraite de Russie dans une engelure. Ces grands garçons ont pour eux-mêmes des entrailles de mère. Tantôt des abus qui forment l’exception sont présentés comme la règle. Tantôt enfin on dénonce des pratiques autrefois en usage, mais aujourd’hui disparues, et il semble que les écrivains soutiennent les griefs de leur père et de leur aïeul. Et ils ne paraissent pas de mauvaise foi. Ils ne sont pas vrais et ils sont sincères.

Toutes ces erreurs sont produites par le même état d’esprit : les hommes qui aspiraient à faire œuvre d’histoire sont dominés par leur imagination, et cette imagination grandit à leurs yeux la tristesse des choses. Ces livres sont des accès du pessimisme contemporain.

Veut-on mesurer à quel point il change la couleur et la proportion des faits ? En même temps que paraissent les témoignages des soldats d’aujourd’hui sur l’armée actuelle, ont été fort à propos livrés au public quelques mémoires de vieux soldats sur les armées de la Révolution et de l’Empire. Que l’on compare les récits des deux époques. Pour les anciens, tout ce qui est douleur, obstacle, épreuve, est soulevé, entraîné, oublié, chéri presque dans l’élan d’une gaieté héroïque. Les contemporains semblent suivre, tambours voilés et l’arme penchée vers la terre, les funérailles de leur bonheur. Quand l’enthousiasme des uns serait aussi exagéré que le dénigrement des autres, s’imagine-t-on que leur erreur soit égale ? Les contemporains se vantent de n’être plus dupes comme les grognards, ils sont dupes d’une autre manière, dupes du mal comme les autres du bien. Qu’ils aient voulu faire acte de littérateurs ou de citoyens, ce sont eux qui se sont trompés davantage. Le pessimisme est une forme inférieure de l’art parce qu’il cherche la laideur et que l’art a besoin de la beauté. Le beau seul est joie, consolation, exemple. Le laid n’enseigne pas, il attriste, il repousse. L’art qui cherche et exagère la laideur, si parfait soit-il dans ses procédés d’exécution, ne vaut que par son effort, il se trompe d’objet, il ne saurait égaler l’art qui met une puissance égale au service du beau. Le pessimisme est anti-social. Voir les choses plus tristes qu’elles ne sont, c’est ajouter aux motifs de mépriser ou de haïr la vie ; découvrir en elles ce qui est légitime, utile ou grand, c’est apprendre aux hommes le dévouement, la persévérance, la fierté. Combien ces sentimens sont plus nécessaires, quand il s’agit de l’armée ! Non pas que là aussi, là surtout, il ne faille combattre les abus, mais l’essentiel est de ne pas les dénoncer de manière à détruire la confiance. C’est ce ressort que brisent les contempteurs d’aujourd’hui, c’est ce ressort que tendaient les enthousiastes de jadis. Et, bien que leur vaillance ait peut-être, comme avait leur costume, trop de plumet pour notre goût, l’opinion leur a donné raison, elle ne s’est pas lassée de les lire, elle a acclamé ces morts qui revenaient pour enseigner la belle humeur aux vivans.

Un autre caractère commun à cette littérature de dénigrement c’est l’égoïsme qu’elle révèle. Quoi qu’ils décrivent, quoi qu’ils jugent, ces auteurs pensent toujours et uniquement à leur personne. C’est autour de leur moi que tourne l’immense machine, et chacun d’eux aurait pu prendre pour titre de son livre : « Des rapports entre l’armée et mes aises. » Cette incapacité de s’oublier jamais, quand ils jugent une institution qui a pour base le sacrifice de l’individu, devient ici un non-sens, et il suffit de constater la disproportion entre la place qui, dans leurs livres est laissée à la patrie et celle qu’ils se font à eux-mêmes. Quand M. Perrichon ayant lui aussi traversé les Alpes voulut perpétuer le souvenir de ce passage, il songea au tableau célèbre où l’on devait voir un Perrichon immense et un tout petit Mont-Blanc. Il est l’inventeur de la méthode qu’ont employée nos littérateurs. Ils sont les Perrichons de l’armée. Car c’est eux-mêmes qu’ils ont peints en prétendant la peindre. Dans ce tableau, fait à la fois d’elle et d’eux, eux seuls sont ressemblans, et sur leurs traits se lit le grand secret de leur entreprise : ce secret est l’orgueil. Cette animosité à qui tout sert de prétexte, et devant qui rien ne trouve grâce n’aurait pas trouvé d’alimens si elle n’eût été nourrie sans cesse par lui. Ni les rigueurs du service n’auraient à elles seules soulevé les plaintes de ces jeunes hommes qui ne sont pas des femmelettes, ni son immoralité n’aurait suffi pour remuer tant débile vertueuse dans des Catons de vingt ans. Les moindres défauts leur sont devenus douloureux, comme le contact devient cuisson sur la chair vive, parce que cette existence les a blessés dans leur vanité de bourgeois, de censitaires, de bacheliers. Durant tous les jours, à toutes les heures, ils ont senti l’humiliation d’être confondus avec le commun des pauvres diables sans manières, sans ressources et sans lettres, et d’obéir à quelques chefs en qui ils ne reconnaissent pas une primauté d’intelligence ni d’éducation. Tout leur est désordre parce qu’ils se croient les supérieurs de leurs égaux et les égaux, de leurs supérieurs.

Dans cet orgueil il y a deux inintelligences : inintelligence de la démocratie, inintelligence de l’autorité.

Le danger de notre démocratie est la contradiction entre nos maximes et nos mœurs. Au nom de l’égalité, loi nouvelle de la société, la bourgeoisie, depuis cent ans, a renversé toutes les barrières qui la séparaient de la noblesse, sans abaisser celles qui la séparaient du peuple. A l’heure présente, elle a la même répugnance à se confondre avec lui, qu’avait la noblesse à se mêler à elle avant 1789. Même la démarcation est plus tranchée, car le bourgeois comme le gentilhomme possédait le savoir, la fortune, les manières même, et il n’y avait entre eux de différence que l’ancienneté de ces avantages. Entre la bourgeoisie contemporaine et le peuple il n’y a aucuns liens d’idées, d’affections, d’habitudes : elle et lui semblent à un état différent de civilisation. Or tout le présent ordre de la société civile concourt à fortifier dans les possesseurs de la fortune et de l’intelligence l’idée de leur primauté. Seuls ils donnent l’élan à toutes les activités, dirigent les grandes entreprises, emploient en maîtres la multitude, sont nécessaires à sa vie, et pourraient presque se passer délie, puisque le progrès de leur science parvient à remplacer par la machine l’homme lui-même. Ainsi l’élite s’enfle, s’accoutume à croire qu’elle seule compte, qu’elle est d’une essence supérieure, dédaigne et oublie le vulgaire. Cette morgue aristocratique, héritée de la noblesse par la bourgeoisie, et exercée contre les classes qu’elle estime inférieures, ne trouve celles-ci ni dupes ni indifférentes : rien autant ne les humilie, ne les irrite, ne les dispose aux représailles, ne les induit en tentation de détruire ces privilèges d’éducation et de fortune qui retombent sur elles en dédains. Elles ont aussi leur supériorité, le nombre : il les fait maîtresses de maintenir ou de changer ce qu’elles veulent, et le monde n’est stable que par leur consentement.

Il y a une seule institution qui donne à l’élite une vue toute différente de son importance, lui fait toucher ses limites : c’est l’armée. Là, toute l’habileté de ceux qui savent, commandent et ordonnent serait vaine, si la masse n’apportait, avec sa force matérielle, sa vigueur morale ; là l’intelligence serait stérile sans le dévoûment et le courage de tous ; là les possesseurs des avantages sociaux sont forcés de reconnaître quelle petite place ils tiennent, quel petit rôle ils jouent dans la force qui défend les États, et le regard découvre dans la société, comme il l’a déjà trouvée dans la nature, la puissance des infiniment petits. Constater cette primauté de ceux qui n’ont ni savoir, ni fortune, ni éducation sur le sort de la société la plus délicate et la plus policée, c’est apprendre à les estimer, à les respecter. Les plus obligés à la gratitude sont ceux qui ont le plus d’intérêts à protéger et contribuent pour la plus faible part à l’effort général. Alors, dût la délicatesse de l’odorat ou de l’oreille être offensée par un contact trop proche avec les vertus populaires, les privilégiés apprennent que la vie commune pour le devoir commun avec les humbles n’est pas humiliante, mais naturelle, saine, honorable. L’armée est le rendez-vous où les classes peuvent apprendre à se connaître, à s’aimer ; elle est mieux que l’école de la guerre, elle estime grande école de paix. Voilà ce que les jeunes littérateurs n’ont pas compris. Ils n’ont pas acquis le sens de l’égalité démocratique, dans la condition même où cette égalité est la plus naturelle et la plus efficace. C’est de cela qu’ils sont inexcusables. Ils sont contre la logique de leur temps.

C’est bien de leur temps au contraire qu’ils ont appris leur rébellion intellectuelle contre l’obéissance. Plus d’un siècle de mêlées entre des partis inconciliables et tour à tour vainqueurs, a accoutumé à tout contester ; tous pour se rendre maîtres du pouvoir ont partout fait brèche au respect. Quelle forme de l’autorité, quel corps, quelle fonction, si humble et si auguste fût-elle, a échappé à cette entreprise d’avilissement que les factions ont menée les unes contre les autres ? Les forces de la société sont comme les portiques de cathédrales où toutes les statues, frappées par les iconoclastes, ne montrent plus que des faces mutilées. La souveraineté du peuple établie comme le dogme nouveau avec la République, la fréquence des élections qui ont remis les charges les plus importantes au suffrage, les adulations des candidats qui sollicitent les votes, ont achevé l’œuvre destructrice. Tout Français est habitué à se considérer comme supérieur à l’autorité puisqu’il la crée, comme juge de ceux à qui il la remet, et la manière dont la plupart de ceux-ci la briguent et l’exercent a rendu général dans la nation le mépris du pouvoir. Comment, dans cette ruine, l’autorité militaire serait-elle intacte ? Comment chacun de ces souverains jaloux de ses prérogatives, enflé par la flatterie, habitué à considérer comme rebelle l’autorité si elle n’est pas rampante, se soumettrait-il sans effort à ce commandement militaire qu’il n’a pas créé, sur lequel il n’a pas de prise, et qui impose l’obéissance constante sans permettre la discussion ? Ce régime fait violence aux principes, aux habitudes, aux prérogatives du soldat qui sent frémir en lui un citoyen méconnu. Nul plus que ce citoyen n’est préparé à juger les exigences du service usurpatrices. L’unique péril des écrits qui nous occupent serait là : l’affaiblissement de l’autorité dans la nation est une menace permanente pour la discipline de l’armée.

Par bonheur, si la logique est une force redoutable en France, l’instinct de la conservation est plus puissant encore. L’expérience de la guerre dernière a montré ce que valaient les principes de la liberté politique appliqués à la constitution des armées. Le choix des officiers par les troupes, la stratégie inspirée des foules, l’aptitude du soldat infuse dans le patriotisme du citoyen, articles de foi pour le parti républicain jusqu’à la chute du second Empire, n’ont plus trouvé de défenseurs au lendemain de nos désastres. Depuis, le souvenir toujours vivant, le danger toujours proche ont parlé plus haut que les sophismes ; les moins suspects ont consenti eux-mêmes les plus lourds sacrifices, tendu patriotiquement au joug leur tête farouche, reconnu que la société civile et la société militaire avaient des lois distinctes et également nécessaires. Les rancunes et les vanités de ceux qui voudraient soulever contre la discipline de l’armée l’orgueil démocratique n’obscurciront pas cette intelligence générale du salut public.

On a droit d’espérer mieux encore. Donoso Cortès a dit une parole mélancolique : « C’est la destinée de notre temps de marcher à la barbarie par les idées et de revenir à la civilisation par les armes. » Il voyait, quand l’abus de la raison a créé dans une société l’anarchie intellectuelle, le salut apparaître avec le chef de soldats qui rétablit l’ordre par la force et le consolide par le silence. Triste remède, violent et précaire ! La contrainte qui place ses gardes autour de la pensée est comme la cohorte romaine qui veillait sur le tombeau du Christ : le troisième jour, les soldats s’endorment et le verbe sort du sépulcre. Dans un pays où elle appelle sous ses drapeaux tous les citoyens, l’armée a une meilleure manière de servir la vérité : au lieu de briser les erreurs par la force, elle peut les redresser par l’exemple.

Ce n’est pas impunément que chaque Français pénètre dans ce monde dont l’ordre est si contraire aux règles de la société politique. Il est contraint de reconnaître que les principes de celle-ci ne sont ni universels ni absolus comme l’évidence. Bon gré, mal gré, il compare les résultats des doctrines qui blessent ses habitudes et son orgueil aux résultats des doctrines acceptées jusque-là par lui sans réserve et sans examen. Il voit que de tous les corps organisés dans la nation, l’armée est presque le seul où les chefs semblent à leur place, aient figure de chefs, où le pouvoir soit conquis sans intrigue, obtenu par des services réguliers, exercé dans l’intérêt général. L’armée revêtue de ce prestige affirme par toutes ses institutions que la légitimité du commandement n’est pas dans la popularité, mais dans la compétence ; qu’il n’y a pas entre les hommes égalité, mais hiérarchie d’aptitudes ; que, la supériorité des dons personnels faisant les chefs, le nombre n’a pas à créer l’autorité, mais seulement à se soumettre à elle ; que l’autorité descend d’en haut, et que rien, sinon la révolte, ne saurait monter d’en bas. À cette école le citoyen apprend la modestie ; il s’instruit à douter des idées et des hommes qui flattent sa souveraineté ; il devine, dans la rudesse des démentis donnés à ses goûts par les institutions militaires, quelque chose de sain et de vrai ; la grandeur de l’obéissance se révèle à lui. Voilà le dernier et non le moins important rôle de l’armée : elle peut exercer une influence sur la société civile, et restaurer en certaine mesure le respect de l’autorité.

Trois puissances dans la société avaient autrefois cette vertu éducatrice et disciplinaient l’homme : l’église, l’école et l’armée. De nos jours la force ; de l’Etat s’est employée à détruire la force de l’Eglise : la religion, objet de mépris pour les uns, de haine pour les autres, de dispute pour tous, n’oppose plus aux erreurs et aux vices que l’action affaiblie et calomniée de ses conseils. L’école, pour empêcher les enfans de se courber sous la superstition, exalte en eux l’idée de la grandeur et de l’indépendance humaines, leur donne l’orgueil de la science avant la science, et dès l’alphabet ils lèvent sur le monde, sur leurs maîtres, sur leurs parens même leur petite tête et leurs jeunes regards qui sont peu disposés à se baisser devant rien. L’armée seule exerce toujours, et plus puissant, son empire.

Quelle que soit leur croyance, quelle qu’ait été leur éducation, elle saisit tous les Français aux dernières heures de la jeunesse où l’homme soit malléable encore, à la veille du jour où, pourvu de l’autorité politique, il va accroître par sa volonté le bien ou le mal de la pairie. Moment unique, unique centre où s’assemblent, venus de toutes parts, ceux qu’a séparés dès l’enfance l’inégalité des conditions ; d’où ils se disperseront tout à l’heure sur les routes divergentes de la vie. Communauté fugitive et suprême où ils doivent abandonner, avec les vêtemens apportés du dehors, leurs préjugés, leurs inimitiés, leur égoïsme, revêtir des sentimens nouveaux et semblables, s’accoutumer aux sacrifices que l’intérêt de tous demande à l’indépendance de chacun, et dans l’élan généreux de leur âge et de leur cœur se tendre leurs mains qui, si elles ne se serrent pas alors, ne se rencontreront plus jamais.

Quiconque exerce dans l’armée un commandement et ne songe pas à ces conséquences n’a pas élevé son regard jusqu’aux sommets de sa mission. Mais elle impose des devoirs à la mesure de sa grandeur. C’est par la supériorité continue, éclatante de l’homme tout entier que le chef peut gagner le cœur, et dominer l’intelligence des autres ; par ses vertus qu’il peut semer des vertus dans la nation. Il n’y a pas une de ses qualités, il n’y a pas une de ses faiblesses qui ne fortifie ou qui n’affaiblisse la patrie et la société. Que nos officiers ne l’oublient pas, si, las de l’effort, ils se sentaient parfois gagnés par le mal des hauteurs. Et, si loin de ces hauteurs que soient les détracteurs de l’armée, eux-mêmes ont leur rôle dans l’œuvre. Leurs déclamations, leurs injures, révèlent parfois, à défaut de griefs sérieux, des imperfections de détail ; à défaut de faits, des apparences ; tout au moins un état dame chez ceux qui haïssent et se trompent. Les chefs apprennent ainsi à porter leur zèle même sur ces détails, à réformer jusqu’à ces apparences, quels préjugés ils ont à détruire, et par où gagner les plus rebelles de ceux qu’il leur reste à conquérir. Ainsi la calomnie même est utile. Le fumier ne déshonore pas la terre, il la fertilise, et la place où il a été le plus répandu porte la plus féconde moisson.


Étienne Lamy.
  1. Veut-on connaître, dans leur résumé le plus bref, le plus clair, le plus méthodique, l’ensemble des simplifications qui faciliteraient le dressage des hommes et amèneraient, sur les champs de bataille, des troupes mieux en ordre et mieux en main ? Qu’on lise l’Étude sur la tactique de l’Infanterie, par M. le général Philebert. Journal des Sciences militaires, juillet 1888.
  2. Dès 1885, un essai avait été fait dans une compagnie d’ouvriers d’artillerie, et un rapport de M. le médecin-major Schlinder publié dans les Archives de médecine.