Les Ennéades de Plotin


REVUE PHILOSOPHIQUE.
Les Ennéades de Plotin, traduites en français pour la première fois par M. Bouillet[1].

Qu’est-ce que les Ennéades ? Ce sont des neuvaines (en grec ἐννεάδες), les neuvaines d’un philosophe néoplatonicien, c’est-à-dire des traités de métaphysique, divisés par séries de neuf livres chacune, en l’honneur du nombre neuf, nombre mystérieux et sacré. Et que nous veulent, dira-t-on, ces Ennéades, à nous, hommes du xixe siècle, qui ne croyons pas aux nombres sacrés et qui nous soucions assez peu de la métaphysique d’un ancien rêveur d’Alexandrie ? Je n’ose pas encore répondre qu’il y a dans ces bizarres et obscures Ennéades une foule de pensées sublimes et d’éclairs de génie, notamment un livre entier sur le beau, digne du divin Platon ; mais, afin de m’enhardir par degrés, je commencerai par dire une chose incontestable, c’est que les Ennéades ont joué un grand rôle dans le monde des idées à partir des premiers siècles du christianisme, et qu’on y trouve la clé de toutes sortes d’énigmes curieuses de l’histoire philosophique et religieuse de l’esprit humain.

On sait que l’auteur des Ennéades, Plotin, est le chef de cette illustre école d’Alexandrie qui, pendant plus de quatre siècles, tint en échec le christianisme partout victorieux. Ce fut l’asile où la philosophie, les arts, la religion, la poésie de la belle antiquité vinrent se réfugier, comme on voit se retirer peu à peu des extrémités vers le cœur la chaleur et la vie d’un corps expirant. La gloire d’avoir été le premier fondateur de l’école appartient à Ammonius Saccas, portefaix d’Alexandrie, ignorant de génie, qui trouva des savans pour disciples, Hérennius, Origène, Longin et bien d’autres ; mais, si le véritable chef d’une grande secte est l’homme qui lui donne un corps de doctrines organisé, cet homme n’est autre que Plotin. Lui seul peut-être à Alexandrie a eu des idées originales ; je citerai au premier rang cette étrange et profonde conception d’un dieu triple et un, divisé en trois hypostases, dont la première, qui est l’Unité, enfante la seconde, qui est l’Intelligence ou le Logos, verbe éternel de Dieu, consubstantiel à son père, principe fécond à son tour et tirant éternellement de soi-même la troisième hypostase, qui est l’Âme, c’est-à-dire cet Esprit universel qui contient les germes de tous les êtres. Voilà la Trinité alexandrine, qu’on croirait d’abord toute semblable à la Trinité chrétienne, mais qui en paraît si différente, quand on y voit à la place d’un Dieu libre et parfait je ne sais quelle unité obscure, soumise à la loi fatale de l’émanation et condamnée à se répandre au dehors comme un fleuve qui s’écoule par une pente irrésistible. C’est dans les Ennéades que l’on trouve pour la première fois la Trinité panthéiste d’Alexandrie, non plus à l’état de germe indécis ou de tradition incertaine, mais sous la forme d’une doctrine profondément méditée et revêtue d’une forme scientifique. De même vous rencontrerez partout avant Plotin des semences de mysticisme. Le monde romain était alors envahi par les idées venues de la Perse, de l’Inde, de la Syrie, de l’Égypte, de la Judée. C’était de tous côtés un souffle mystique dont la vieille société s’enivrait. Plotin goûta le charme de cette ivresse, et dans son génie méditatif, le mysticisme s’organisa en doctrine. Il fit de l’extase une théorie, l’extase, nom nouveau, inconnu à Platon, et qui annonce pour le genre humain une ère nouvelle, où l’enthousiasme va prendre le pas sur la froide raison.

Né en Égypte, à Lycopolis (aujourd’hui Syout), Plotin se sent entraîné vers l’Orient ; il parcourt l’Asie à la suite de l’empereur Gordien, et vient se fixer à Rome, où bientôt il est entouré d’une foule de disciples : Porphyre, le célèbre adversaire des chrétiens, Eustochius d’Alexandrie, Amélius, et d’autres personnages autrefois illustres, aujourd’hui oubliés. Porphyre, génie critique, écrivain facile et ingénieux, très propre à la controverse, se sert de la doctrine de Plotin comme d’une machine de guerre pour battre en brèche les dogmes naissans du christianisme. La lutte s’envenime et s’agrandit. Toutes les puissances du siècle s’y engagent ouvertement. Le christianisme triomphe avec Constantin. Un élève d’Alexandrie, l’empereur Julien, donne au paganisme une revanche brillante, mais éphémère, suivie d’une chute profonde et irrévocable. Le monde est aux chrétiens, et alors la philosophie, chassée d’Alexandrie, de Rome, de Constantinople, revient vers sa cité natale, à Athènes, où un dernier enfant du beau génie de la Grèce, le poète et philosophe Proclus, jette encore un reflet de gloire sur ses derniers jours.

Toutes ces doctrines, toutes ces luttes passionnées, toute cette suite d’esprits éminens, tout cela forme une chaîne dont les Ennéades de Plotin sont le premier anneau ; mais il ne faut pas croire que ce grand monument ne soit utile qu’à l’histoire du monde ancien : peut-être sert-il plus encore à faire comprendre les origines intellectuelles du monde nouveau. Si en effet Alexandrie a fini par devenir l’adversaire le plus redoutable de la religion chrétienne, elle avait commencé par être son émule en spiritualisme et son alliée. C’est là un fait des plus considérables. À son origine, au temps de Plotin, l’école néo-platonicienne ne songeait nullement à combattre le christianisme. On a cru que Plotin avait déclaré la guerre aux chrétiens dans son livre contre les gnostiques ; point du tout : Plotin est ici l’allié de saint Irénée. Il combat dans les gnostiques ce mysticisme effréné qui faisait du monde matériel l’empire du mal, abandonné par la Providence divine, et qui n’arrachait l’âme à la souillure des choses terrestres que par les illusions et les extravagances de la théurgie.

Pour beaucoup de pères de l’église, Plotin n’est autre chose qu’un disciple fidèle de Platon, de ce philosophe extraordinaire et privilégié qui, par un effort du génie ou par le bienfait d’une tradition mystérieuse, avait pressenti les dogmes du Christ. Il ne faut point répudier de tels philosophes ; il faut plutôt faire alliance avec eux ; il faut parer la religion nouvelle de l’éclat de leur génie, il faut se servir de ce prestige pour attirer les savans et les lettrés- au dogme nouveau. Aussi voyons-nous saint Basile, dans son Oraison sur le Saint-Esprit, insérer un morceau étendu des Ennéades, en se bornant à remplacer le nom païen d’Ame du monde par celui de Saint-Esprit. Et ce ne sont pas seulement quelques pensées que les pères empruntent aux platoniciens ; il y a eu pendant quatre siècles un travail, tantôt visible et tantôt caché, pour incorporer au dogme chrétien la métaphysique grecque. L’histoire des conciles en témoigne ouvertement à qui sait la comprendre. Au Ve siècle, nous voyons l’œuvre consommée dans les livres de saint Augustin.

Rien n’est plus curieux que cette infusion des idées alexandrines dans le christianisme, et rien n’est plus grave. Lisez les plus beaux écrits de l’évêque d’Hippone. Ne sachant pas le grec, ne connaissant le Timée et les Ennéades que par des traductions, il prend Plotin pour Platon, il confond la pure doctrine du divin disciple de Socrate avec les téméraires conjectures de son interprète alexandrin.

Cette méprise a duré pendant des siècles, et elle dure encore. Ainsi, au moyen âge, les idées alexandrines se sont fait jour au sein même de l’orthodoxie sous la protection du nom de Platon et à l’ombre de l’autorité de saint Augustin. On voit un disciple de Proclus, que l’ignorance du temps avait transformé en sénateur de l’aréopage, converti par saint Paul, on le voit, dis-je, cité comme une autorité des plus imposantes. Vous lisez le Monologium de saint Anselme, et vous y admirez la belle harmonie du sentiment évangélique et de l’idéalisme platonicien. Tout d’un coup un accent étrange, une note douteuse vient frapper votre oreille et troubler le charme du concert. Ce sera, par exemple, quelque pensée subtile et excessive sur l’unité absolue de l’Être divin, unité qui ne laisse place à aucune différence et absorbe l’un dans l’autre les attributs de la divinité. (Voyez le Monologium, chap. 17.) D’où vient cette idée ? Elle ne vient pas de saint Anselme, qui invente peu ; elle n’est pas proprement chrétienne, ni purement platonique. D’où vient-elle donc ? C’est une idée alexandrine infiltrée dans la tradition, soit par Denys l’Aréopagite, soit par Scot Érigène, soit le plus souvent par saint Augustin, qui, dupe de l’apparente analogie de Plotin avec Platon, a trompé ses disciples et toute la postérité.

Je donne cet unique exemple ; mais combien pourrai-je citer dans les mystiques du moyen âge, dans saint Bernard et saint Bonaventure, dans Hugues et Richard de Saint-Victor, et à plus forte raison dans les mystiques irréguliers, tels que maître Eckart, Tauler et Ruysbroeck, combien, dis-je, de pensées, de formules, de théories qui viennent en droite ligne de l’école de Plotin ! J’en montrerais dans l’Imitation de Jésus-Christ, j’en citerais dans saint Thomas lui-même, tout péripatéticien qu’il soit, et comme tel, fort éloigné, j’en conviens, de l’idéalisme et du mysticisme. C’est que saint Thomas, s’il prend ses formules dans Aristote, ne peut pas ne pas prendre ses idées dans le dogme et dans les pères. Enfin, il n’est pas jusqu’aux modernes où cette infiltration des idées alexandrines ne se montre à leur insu ; je trouve des théories plotiniennes dans le traité de Bossuet, De la Connaissance de Dieu et de soi-même ; j’en trouve plus encore dans l’ouvrage de Fénelon sur l’Existence de Dieu, et nul théologien ne me contredira quand je dirai que toute la polémique des deux illustres évêques se rapporte à des idées mystiques qui ont leur racine dans les Ennéades de Plotin.

Voilà déjà certes de suffisantes raisons pour remercier M. Bouillet de son consciencieux travail. Rien que donner une version exacte de Plotin, c’était une grande et courageuse entreprise, car il n’y a rien dans l’antiquité de plus difficile que les Alexandrins. Ils sont les derniers venus ; leur langue est une langue de décadence, subtile, compliquée, raffinée, belle encore, mais d’une beauté qui se ternit et se corrompt. Plotin sait Platon par cœur, mais il n’est guère moins pénétré d’Aristote, et il mêle tous les styles, comme il voudrait fondre toutes les idées.

M. Bouillet, en face du texte de Frédéric Creuzer, n’avait d’autre secours que la version latine, admirable il est vrai, de Marsile Ficin, et les essais de traduction donnés en Angleterre par Taylor, et en France par l’habile et infatigable interprète d’Aristote, M. Barthélémy Saint-Hilaire ; mais à mesure qu’il traduisait les Ennéades, M. Bouillet n’a pas tardé à s’apercevoir qu’en dépit de tous ses efforts, son français, si clair et si correct qu’il pût être, risquait de paraître aussi obscur que le grec de Plotin. Il a donc ajouté des notes toujours exactes, toujours nettes, sobres et instructives, et quand il a vu que plusieurs de ces notes, par leur indispensable développement, rompaient le tissu de la composition, il les a placées à part, à la fin du volume, où elles forment une série d’éclaircissemens historiques et critiques du plus grand prix. Des sommaires, composés avec un soin scrupuleux, selon une méthode déjà suivie par M. Bouillet dans son édition de Bacon, justement estimée en France et en Angleterre, complètent ce vaste travail d’interprétation savante. Mais ce ne serait pas rendre bonne et complète justice à M. Bouillet que de ne voir en lui qu’un traducteur exact et un habile commentateur : M. Bouillet est aussi un excellent critique. Sans élever très haut son ambition, sans prétendre à l’originalité, il excelle à choisir avec justesse et à disposer avec méthode les résultats les plus certains de la science contemporaine. C’est ainsi qu’il a su parfaitement mettre à profit les travaux de la docte Allemagne, ceux de Daniel Wyttenbach et de Creuzer, les recherches nouvelles de M. Steinhart, de M. Fr. Dübner, de M. Kirchhof, et puiser aussi dans plusieurs publications récentes qui ont honoré l’érudition française : l’ingénieuse Histoire de l’École d’Alexandrie, de M. Jules Simon, qui est entré le premier dans la carrière ; le grand travail de M. Vacherot, œuvre de large et haute critique, vainement signalée aux anathèmes de l’orthodoxie par une plume tranchante, superficielle et passionnée ; enfin les aperçus lumineux et profonds répandus par M. Ravaisson dans un beau livre dont les amis de la science attendent l’achèvement et la conclusion.

Si maintenant on nous demandait quelle est, en somme, l’impression qui résulte de la lecture des premières Ennéades de Plotin (car M. Bouillet n’en a encore donné que deux, et il en reste quatre à publier), nous dirions hautement qu’on y sent toujours un esprit supérieur, et quelquefois un penseur et un écrivain de génie.

Au point de vue métaphysique, rien n’est plus original que l’idée que Plotin s’est formée du principe divin. Suivant lui, la première démarche d’une âme philosophique, le premier moyen qu’elle possède de se représenter Dieu, c’est d’étendre à l’infini les perfections dont elle porte l’empreinte en elle-même. Ainsi l’âme est une force active, mais cette activité est circonscrite dans des limites étroites par l’espace et le temps. Dieu au contraire est une activité qui remplît tous les espaces et tous les siècles. Ce Dieu, conçu comme un idéal parfait dans l’âme humaine, est une imparfaite ébauche ; cette âme infinie et universelle, c’est le degré le plus prochain, la forme la plus accessible de la divinité ; c’est la troisième hypostase de la Trinité alexandrine. Dieu est là sans doute, mais non pas Dieu tout entier. Ce Dieu en effet, si élevé au-dessus de la nature et de l’humanité, participe encore de leur essence. Il agit, il se développe, il se meut. Au-dessus de lui, c’est-à-dire au-dessus d’une activité qui réalise la variété innombrable des êtres, Plotin conçoit un principe supérieur, savoir l’Intelligence, la Raison en soi, embrassant dans son unité les types éternels des choses. Cette intelligence parfaite, c’est Dieu encore, c’est le second degré du divin, c’est la seconde hypostase de la Trinité. Enfin Plotin n’est pas satisfait encore d’une conception si épurée. Ce Dieu, qui est l’Intelligence, qui, à ce titre, exerce la pensée et trouve dans cette action éternelle une éternelle félicité, ce Dieu lui semble trop près de nous. Penser, avoir conscience, jouir de la pensée, c’est se rattacher par un dernier lien au monde du mouvement et de l’individualité. Pour concevoir Dieu dans toute la vérité de son essence, il faut le placer au-dessus de la pensée, au-dessus même de l’être. Voilà le Dieu suprême, le plus haut degré du divin, celui qui enveloppe, précède et domine tous les autres : c’est la première hypostase de la Trinité. Plotin convient que ce Dieu est trop élevé pour être saisi par la raison ; il est incompréhensible, ineffable ; il ne peut être adoré que par le silence, il ne peut être saisi que par l’extase dans un élan de l’âme, dans un muet embrassement de l’amour.

Eh bien ! je dis que cette théorie est profondément originale, quoiqu’elle en rappelle beaucoup d’autres. Ainsi la troisième hypostase de Plotin répond parfaitement, je l’avoue, au Dieu-nature de l’école stoïcienne, à cette activité toujours tendue et toujours vivante qui circule à travers les membres de l’univers ; je reconnais également que la seconde hypostase rappelle trait pour trait le Dieu d’Aristote, cette pensée éternelle et immobile, ramassée en soi et jouissant solitairement de la contemplation d’elle-même. Enfin c’est un point manifeste que Plotin a trouvé dans certains dialogues de Platon le germe de cette unité suprême, supérieure à la pensée et à l’être, qui achève et accomplit son Dieu triple et un. Ainsi donc Plotin emprunte tour à tour à Platon, à Aristote, à Zénon, cela est avéré ; mais c’est justement ce don de choisir librement parmi les trois plus grandes conceptions de la philosophie ancienne, sans s’attacher servilement à aucune, c’est cette puissance d’associer des idées rebelles et de les forcer de servir d’élémens organiques à un corps de système nouveau, c’est cela qui est original, c’est cela qui est le témoignage d’un vigoureux esprit, c’est cela qui forme un des chapitres les plus curieux de l’histoire des systèmes philosophiques.

Qu’on y songe d’ailleurs : il y a au sein même de cet éclectisme ingénieux et profond une idée entièrement nouvelle, c’est l’idée mystique. Les degrés de l’Être divin répondent chez Plotin aux trois degrés de perfection de l’âme humaine : au degré le plus humble, la vertu, qui consiste essentiellement dans une activité raisonnable. À ce titre, la vertu est l’imitation de la divinité, mais de la divinité sous sa forme la moins pure et la plus rapprochée de notre faiblesse. — De la vertu, quelques âmes d’élite, excitées et soutenues par la grâce d’en haut, s’élèvent jusqu’à la contemplation ; au sein d’une inaction apparente, ces âmes cultivent en elles-mêmes les vertus les plus rares et les plus difficiles, le renoncement, la prière, la pureté sans tache. Elles se rapprochent aussi de Dieu, non plus du Dieu agissant et créateur, mais de ce qu’il y a en Dieu même de supérieur à l’action, c’est-à-dire de la pensée recueillie en soi. Enfin il peut arriver, dès ce monde, à quelques contemplatifs supérieurs, d’être ravis au-dessus de la contemplation elle-même, et : de goûter dans l’éclair de l’extase l’ineffable délice de la communion avec Dieu. Voilà cette fameuse unification, cette ἕνωσις (henôsis) que vous retrouverez chez tous les docteurs spirituels avec les trois degrés de l’imitation de Dieu et tous les degrés intermédiaires imaginés par leur féconde subtilité.

Plotin est donc un grand maître de la vie mystique ; mais, hélas ! si c’est là un grand titre d’honneur, il en paie chèrement la rançon par plus d’un défaut, notamment par l’imperfection de son style. Plotin est obscur, et il faut bien s’y résigner, car comment un mystique serait-il clair ? La clarté vient de l’évidence qui accompagne les idées de la raison. Or, pour les mystiques, la raison est une faculté inférieure, subordonnée, sujette à l’erreur. Leur maîtresse faculté, c’est l’extase ; l’extase mystérieuse qui ne se donne à ses élus que dans le silence et le demi-jour de la contemplation. Demander à un mystique d’être tout à fait clair, c’est donc lui demander de renier son principe. Qui sait mieux cela que M.  Bouillet, lui qui, à chaque page de sa traduction, a eu ce problème à résoudre : Être assez clair pour faire lire Plotin, ne pas l’être au point de substituer au Plotin véritable un Plotin de fantaisie, éclairci, mais dénaturé ? La difficulté était d’autant plus grande que M. Bouillet s’est conformé à l’ordre des éditions, qui est l’ordre de Porphyre. Je ne dis pas qu’il ait eu tort, mais en vérité, c’est une chose regrettable que Porphyre ait arrangé les écrits de Plotin dans un ordre arbitraire et faussement systématique. L’ordre vrai, c’est l’ordre chronologique ; c’est celui qui reproduit le mieux le développement naturel d’un esprit supérieur toujours agissant et toujours en progrès. Comprendriez-vous Platon commençant par le Timée et finissant par le Lysis ? Que diriez-vous d’un éditeur de Descartes qui placerait les Principes en tête de son premier volume et réserverait le Discours de la Méthode pour le dernier ? L’ordre de Porphyre, de M. Creuzer et de M. Bouillet, est un ordre tellement faux que le premier livre de la première Ennéade se trouve être une des dernières productions de Plotin, une des plus faibles et des plus confuses. C’est au point que le savant traducteur s’est cru obligé de composer une note qui à elle seule est tout un mémoire, rien que pour faciliter au lecteur l’intelligence des premières pages de Plotin. J’ai lu la note de M. Bouillet avec infiniment de plaisir et de fruit, j’ai admiré l’exactitude et l’étendue de son érudition, mais je regrette pour Plotin que cette savante note ait été nécessaire. Je crains que la première Ennéade ne fasse tort aux autres, qu’elle ne rebute et ne décourage beaucoup de lecteurs.

Ils auront tort, car, s’ils pouvaient surmonter cette première impression et aller jusqu’au bout, je leur promettrais d’être récompensés de leur courage par de grandes beautés de pensée et de style. Quoi de plus ingénieux, de plus animé et de plus brillant que ce livre sur la Beauté, le premier que Plotin ait écrit et qui eût formé pour le reste de l’édifice un péristyle si noble et si majestueux !

Plotin prélude en séparant les beautés qui frappent nos sens, comme un beau paysage ou un concert mélodieux, des beautés invisibles et supérieures, telles que la sagesse et la vertu. D’où vient cette pale et imparfaite beauté qui se rencontre dans certaines choses matérielles ? Ce n’est pas de la matière, qui par elle-même est inerte et sans vie. Serait-ce de la symétrie ou de la proportion des parties ? Mais alors l’ensemble seul serait beau, et les parties n’auraient aucune beauté. Les couleurs, qui pourtant sont belles, comme la lumière du soleil, mais qui sont simples et qui n’empruntent pas leur éclat à la proportion, seraient exclues du rang des belles choses. « Comment l’or serait-il beau ? Comment l’éclair brillant dans la nuit, comment les astres seraient-ils beaux à contempler ? » Selon Plotin, les choses sensibles ne sont belles qu’à la condition d’exprimer une idée. Les idées sont la source même de la vie. C’est l’idée qui, répandue dans l’objet matériel, en façonne et en proportionne toutes les parties et lui imprime le cachet de l’unité. Ainsi, point de beauté là où ne se rencontrent pas la vie, l’unité, l’expression, et c’est l’idée qui fait l’expression, l’unité et la vie.

Le beau, étant quelque chose d’essentiellement idéal, ne s’adresse pas aux sens, mais à l’âme. Et ce n’est pas hors d’elle que l’âme saisit et contemple la beauté, c’est en elle-même : « Quand les sens, dit Plotin, aperçoivent dans un objet la forme, l’idée qui enchaîne, unit et maîtrise une substance, quand ils voient une figure qui se distingue des autres par son élégance, alors l’âme, réunissant ces élémens multiples, les rapproche, les compare à la forme indivisible qu’elle porte en elle-même, et prononce leur accord, leur affinité et leur sympathie avec ce type intérieur. C’est ainsi que l’homme de bien, apercevant dans un jeune homme le caractère de la vertu, en est agréablement frappé, parce qu’il le trouve en harmonie avec le vrai type de la vertu qu’il porte en lui. » Cette théorie explique la beauté des couleurs et celle des sons. La beauté des couleurs vient de ce qu’elles expriment le triomphe de la lumière, image de l’intelligence, sur ce qu’il y a dans la matière de ténébreux. Les harmonies extérieures des sons réveillent dans l’âme des harmonies cachées dont elle aime à retrouver l’écho affaibli au dehors.

Mais laissons là les choses matérielles pour nous élever à la contemplation de ces beautés d’un ordre supérieur que l’âme voit sans le secours des organes. De même que l’aveugle ne peut juger des couleurs, l’âme ne peut saisir les beautés intellectuelles, la beauté des vertus, la beauté des sciences, que si elle les possède au dedans d’elle-même. En quoi consiste cette beauté intérieure de l’âme que l’âme ne peut connaître qu’à condition de la posséder ? Appliquons ici la méthode des contraires. Ce qui fait la laideur de l’âme, ce sont les vices, et les vices ont pour effet de répandre l’âme dans les choses corporelles, de lui faire perdre son indépendance, sa pureté, sa vie et son essence propres. Écoutons Plotin : « L’âme tombée dans cet état d’impureté, emportée par un penchant irrésistible vers les choses sensibles, absorbée dans son commerce avec le corps, enfoncée dans la matière, l’ayant même reçue en elle a changé de forme par son mélange avec une nature inférieure. Tel un homme tombé dans un bourbier fangeux ne laisserait plus découvrir à l’œil sa beauté primitive, et ne présenterait plus que l’empreinte de la fange qui l’a souillé ; sa laideur vient de l’addition d’une chose étrangère. Veut-il recouvrer sa beauté première, il faut qu’il lave ses souillures, qu’en se purifiant il redevienne ce qu’il était. » L’antiquité a donc raison de dire que toute vertu est une purification. L’or, mêlé à la terre, ne resplendit qu’après avoir été séparé de tout alliage. L’âme, purifiée par les vertus, devient une idée, une lumière sans tache, toute pleine du divin, d’où s’épanche toute beauté. Alors elle est vraiment une âme ; alors elle est semblable à Dieu.

Ainsi donc, le beau est identique au bien, comme le laid au mal. Du bien émane l’intelligence, immédiatement belle. Par l’intelligence, l’âme participe à ce qui est beau, et c’est elle qui donne la beauté à tout le reste, d’abord aux belles actions, puis aux belles connaissances, puis aux beaux corps, car c’est elle qui rend beau tout ce qu’elle touche, c’est elle qui donne le charme et l’attrait, qui se fait aimer de qui peut la comprendre, et sait rendre ses amans aimables et beaux.

Et maintenant que faire pour jouir de la beauté à tous ses degrés et pour remonter cette échelle divine qui, partant des beaux corps, monte vers les belles âmes, et de là jusqu’à la beauté ineffable, cachée au fond du sanctuaire, interdite au regard des profanes ? « Qu’il s’avance, s’écrie Plotin, qu’il s’avance dans ce sanctuaire, qu’il y pénètre, celui qui en a la force, en fermant les yeux au spectacle des choses terrestres, et sans jeter un regard en arrière sur les corps dont les grâces le charmaient jadis. S’il aperçoit encore des beautés corporelles, il ne doit plus courir vers elles, mais, sachant qu’elles ne sont que des images, des vestiges et des ombres d’un principe supérieur, il les fuira pour celui dont elles ne sont que le reflet. Quiconque se laisserait égarer à la poursuite de ces vains fantômes, les prenant pour la réalité, n’aurait qu’une image aussi fugitive que la forme mobile reflétée par les eaux, et ressemblerait à cet insensé qui, voulant saisir cette image, disparut lui-même, dit la fable, entraîné dans le courant. De même celui qui voudra embrasser les beautés corporelles et ne pas s’en détacher précipitera non point son corps, mais son âme, dans les abîmes ténébreux, abhorrés de l’intelligence ; il sera condamné à une cécité complète ; et, sur cette terre comme dans l’enfer, il ne verra que des ombres mensongères. C’est ici seulement qu’on peut dire avec vérité : Fuyons dans notre chère patrie. Mais comment fuir ? comment s’échapper d’ici ? se demande Ulysse dans cette allégorie qui nous le représente essayant de se dérober à l’empire magique de Circé ou de Calypso, sans que le plaisir des yeux ni que le spectacle des beautés corporelles qui l’entourent puissent le retenir dans ces lieux enchantés. Notre patrie, c’est la région d’où nous sommes descendus ici-bas ; c’est là qu’habite notre père. Mais comment y revenir ? quel moyen employer pour nous y transporter ? Ce ne sont pas nos pieds, — ils ne sauraient que nous porter d’un coin de la terre à un autre, — ce n’est pas non plus un char ou un navire qu’il nous faut préparer. Il faut laisser de côté tous ces vains secours… Rentre en toi-même, et examine-toi. Si tu n’y trouves pas encore la beauté, fais comme l’artiste qui retranche, enlève, polit, épure, jusqu’à ce qu’il ait orné sa statue de tous les traits de la beauté. Retranche ainsi de ton âme tout ce qui est superflu, redresse ce qui n’est point droit, purifie et illumine ce qui est ténébreux, et ne cesse pas de perfectionner ta statue, jusqu’à ce que la vertu brille à tes yeux de sa divine lumière, jusqu’à ce que tu voies la tempérance assise en ton sein dans sa sainte pureté… »

Voilà de ces passages qui ravissaient d’admiration les plus illustres pères de l’église, et qui font comprendre que saint Basile et saint Augustin aient vu dans Plotin un second Platon et un allié naturel du christianisme. Cette doctrine est bien en effet celle du Phèdre et du Banquet ; ce style est tout parfumé du plus doux arôme platonicien. Il a la précision et la sévérité de la science, et tout ensemble le mouvement libre, ondoyant et hardi de l’inspiration poétique. Si un peu d’exaltation ne menaçait pas quelquefois d’égarer l’enthousiasme, si je ne sais quel excès d’abondance ne faisait pas regretter la sobriété attique et cette grâce exquise, amie de la raison et de la mesure, ces pages compteraient parmi les médailles les plus brillantes et les plus pures de la belle antiquité, et telles qu’elles sont, il faut remercier l’habile interprète qui nous les fait lire ; il faut les citer, aujourd’hui plus que jamais, aux poètes, aux artistes, aux critiques, à tous ceux qui veulent lutter contre l’invasion du réel, et sauver, parmi tant de choses qui tombent, la religion du vrai beau et de l’idéal.

émile saisset.

V. de Mars.


  1. 1 vol. in-8o, chez Hachette, rue Pierre-Sarrazin, 14.