Les Enfants trouvés
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 1007-1044).
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LES
ENFANS TROUVÉS.




DES PLUS RÉCENS TRAVAUX SUR LA QUESTION.
D’UNE RÉFORME PROCHAINE DANS L’ADMINISTRATION DES ENFANS TROUVES.


I. — Histoire statistique et morale des enfans trouvés,
par MM. Terme et Montfalcon.
II. — Les Hospices d’enfans trouvés. — Recherches statistiques sur l’infanticide, par M. Remacle.
III. — Des Institutions actuelles des enfans trouvés, par l’abbé Gaillard.
IV. — Parti à prendre sur la question des enfans trouvés, par M. Curel.
V. — Documens officiels, etc.




I. — CAUSES DES EXPOSITIONS.

La question des enfans trouvés est entrée, depuis ces derniers temps, dans une phase nouvelle. L’administration des hospices et la science économique ont tour à tour apporté leurs lumières à l’œuvre difficile d’une réforme. D’un côté, les conseils-généraux signalaient l’accroissement des enfans trouvés comme un fléau dangereux pour nos finances ; de l’autre, des hommes graves étudiaient au sein de la société le côté moral de la situation. Le moment est venu de se faire une opinion sur le meilleur système de secours qu’il convient d’adopter. Ce système doit s’appuyer avant tout sur la connaissance des causes de l’exposition, comme sur un moyen d’atteindre et de détruire le mal dans sa racine. Rechercher ces causes, qui ne sont pas encore toutes dévoilées, examiner la valeur des mesures que l’administration a essayées contre l’accroissement des enfans trouvés, présenter un projet de réforme qui prenne, de plus haut les besoins de la mère et qui réunisse autour d’elle les élémens d’une nouvelle charité, tel sera aujourd’hui l’objet de nos études.

Il faut d’abord bien établir qu’en général les mères n’abandonnent point leurs enfans sans y être contraintes. Le sentiment de la maternité est tellement dans la nature de la femme, qu’il commence chez elle presque avec l’existence. Jeune fille, elle nourrit ce sentiment confus ; chaque enfant qu’elle rencontre communique une vivacité nouvelle aux vœux que, sans le savoir peut-être, elle forme déjà au fond de son cœur. Plus tard le mariage vient donner un but à ces vagues aspirations. On la voit alors partager tout son être avec le nouveau-né qu’elle porte sur son sein, lui donner son ame dans chaque sourire, et se dévouer par amour pour lui aux plus rudes fatigues. Ses idées, ses soins, ses regards, n’ont plus alors qu’un objet : être mère, c’est toute la femme. Quand mille exemples de cette tendresse aveugle, infinie, inépuisable, existent tous les jours sous nos yeux, quand chacun de nous en a senti les douces et pénétrantes atteintes, comment croire après cela qu’une femme renonce volontairement aux devoirs de mère ? Non ; nous sommes obligés d’admettre que, dans presque tous les cas, sa résolution a été forcée par des causes supérieures à l’attrait de la nature. Telle est la règle générale contre laquelle ne sauraient prévaloir quelques tristes exceptions.

Ces exceptions, devons-nous en tenir compte ? Sans doute, dans un travail complet sur les causes de l’exposition, il faut réserver une place à la plus déplorable de ces causes, à cet endurcissement du cœur qui est un vice de la nature contre lequel la société ne peut rien ; mais nous ne voulons nous occuper ici que des causes contre lesquelles il est des remèdes efficaces. Notre but n’est pas de satisfaire une curiosité stérile, nous cherchons à réunir les élémens d’une réforme pratique. L’absence de l’amour maternel est d’ailleurs, dans la plupart des cas, moins une cause qu’un effet. Ce n’est pas toujours la nature qu’il faut accuser, c’est le désordre, la misère, souvent aussi le hasard de la naissance. Ce qu’on pourrait nommer la race des enfans trouvés se conserve, se reproduit par elle-même. D’après les statistiques officielles, 129,629 enfans délaissés donneraient à leur tour un chiffre moyen de 36,000 expositions annuelles. Un tel résultat ne doit pas nous étonner. Où ces malheureux prendraient-ils envers leurs nouveau-nés des sentimens et des soins qu’on n’a pas eus pour leur enfance ? Les sentimens du cœur se correspondent, et l’on donne, aux autres selon que l’on a reçu soi-même. La fille qui n’a point connu sa mère ne tiendra pas beaucoup de son côté à connaître son enfant et à le garder auprès d’elle. L’exposition crée de la sorte des êtres sans solidarité morale. Cette indifférence transmise contribue énormément à perpétuer, surtout dans nos grandes villes, une population d’hommes et de femmes qui, privés de famille à leur naissance, se croient délivrés ensuite de l’obligation d’en élever une. Diminuer le nombre des enfans trouvés, ce serait diminuer en même temps le nombre de ces parens dénaturés.

Nous sommes ramenés ainsi à la nécessité d’une lutte à la fois énergique et prudente contre les seules causes d’exposition que l’on puisse se flatter de détruire. Ces causes, l’administration ne les a qu’imparfaitement connues jusqu’à ce jour. Il y a dans le cœur de l’homme et surtout dans celui de la femme mille nuances délicates que la statistique ne saura jamais atteindre ni fixer. Il est donc nécessaire d’employer des moyens de contrôle plus subtils. L’analyse morale, le raisonnement, l’observation personnelle des faits, tels sont les fils conducteurs qui nous paraissent mener plus directement, et comme par un chemin de traverse, à la connaissance des causes de l’exposition dans les grandes villes.

Nous diviserons ces causes en deux classes selon le caractère des influences auxquelles la mère obéit : tantôt sa volonté nous apparaît comme enchaînée par une nécessité impérieuse ; la crainte du déshonneur, le désordre, la misère, ont triomphé de l’amour maternel ; tantôt à côté de la nécessité se place une autre influence. Des conseils, d’odieuses menaces, en un mot l’action intelligente d’une volonté perverse remplace ou fortifie vis-à-vis de la mère l’action fatale des évènemens. Suivant MM. Terme et Montfalcon, les expositions dont la crainte du déshonneur a été le seul motif figurent pour un chiffre bien minime dans la somme totale des abandons d’enfans. Un prêtre que les fonctions de son ministère ont mis à même d’observer les faits de plus près, l’abbé Gaillard, croit au contraire que le sentiment de la honte est une des influences qui enlèvent le plus d’enfans à leurs mères. La statistique nous dit en effet que les expositions sont plus nombreuses, toutes choses égales d’ailleurs, dans les endroits où les mœurs sont plus sévères, et qu’elles diminuent dans les pays où les mœurs se relâchent[1]. Quelle conséquence tirer de ces résultats ? Faut-il démoraliser la population pour diminuer le nombre des enfans trouvés ? Le remède serait ici pire que le mal. Nous aurons à voir si des mesures dictées par une sollicitude éclairée et charitable pour les filles-mères ne conduiraient pas plus sûrement au même résultat. Le sort de ces filles mérite encore plus de pitié que de blâme, car leur supplice vient d’un sentiment honnête : c’est ce qu’on garde de vertu dans le vice qui fait rougir.

Si des motifs d’honneur et de délicatesse déterminent quelques mères à se séparer de leurs enfans, le désordre des mœurs n’entraîne-t-il point d’un autre côté les mêmes conséquences ? Ici la réponse, il faut l’avouer, est moins facile. On ne peut nier que la débauche ne soit une cause d’endurcissement. Cependant il ne faudrait pas s’en exagérer l’importance. Des médecins dont le témoignage s’appuie sur une longue et constante pratique dans nos grandes villes assurent que les filles les plus libertines, les plus éhontées, sont souvent les plus désolées, les plus malheureuses, quand la nécessité les oblige à se séparer de leurs enfans. Si quelques économistes ont classé la débauche parmi les causes dominantes d’exposition, c’est qu’ils ont confondu son influence avec celle de la vie dissipée, des mœurs oisives au milieu desquelles elle se produit souvent. Les habitudes de coquetterie et de dissimulation que cette vie entraîne mènent plus rapidement encore que le désordre à l’oubli des devoirs maternels. Des femmes qui falsifient tout jusqu’à leur visage finissent par user la délicatesse et pour ainsi dire la fleur de leurs sentimens, comme elles altèrent la fraîcheur de leur teint sous le fard dont elles se couvrent. Les mères insensibles aux douceurs de la maternité se rencontrent en assez grand nombre parmi les filles de théâtre, les femmes entretenues et cette nouvelle variété de femmes galantes connues sous le nom de lorettes. De telles personnes se sont habituées à tromper tous les sentimens de la nature. Elles élèvent à grands frais dans leurs appartemens des aras, des singes, des lévriers, et elles font porter leur enfant à l’hospice, se déchargeant sur la charité publique du soin de pourvoir à sa nourriture. Une naissance n’est, pour ces créatures égoïstes et blasées, qu’un embarras, un outrage à leur beauté, un fléau destructeur de leurs charmes.

La preuve du reste que cette négligence, souvent même cette haine des enfans, n’est pas toujours la suite de mœurs déréglées, c’est qu’on retrouve un semblable oubli des devoirs de la nature chez des femmes mariées. Les économistes ne sont point encore parvenus à se mettre d’accord sur la proportion des enfans légitimes reçus dans les hospices. Dans quelques localités, assure M. Lelong, membre du conseil-général de la Seine-Inférieure, leur nombre a égalé et quelquefois même dépassé le nombre des expositions d’enfans nés hors du mariage. Ce résultat est au moins douteux ; mais, quel que soit le chiffre relatif des uns et des autres, on ne peut se défendre d’un sentiment pénible en songeant que ces enfans légitimes se trouvent déchus par un tel abandon de tous leurs droits civils. Cet acte seul leur imprime un caractère de bâtardise. Les femmes mariées qui exposent leurs enfans veulent bien pour elles des bénéfices et de la considération que donne dans la société l’union légale, mais elles ne veulent point étendre les mêmes avantages à leur postérité. Égoïsme monstrueux ! Les pauvres filles-mères qui, abandonnées de leurs séducteurs, élèvent à force de privations et de sacrifices le fruit d’un commerce illicite, affligent sans doute la morale publique ; mais leur libertinage nous révolte moins que cette froide et sordide indifférence couverte du manteau de la légalité.

La crainte de la honte, la dépravation, l’endurcissement, sont des influences toutes morales. Il est une influence matérielle qui résume toutes les autres : nous avons nommé la misère. Plus les conditions de l’existence sont dures pour une race du genre humain ou pour une classe de la société, moins les mères tiennent à léguer à leurs enfans le triste héritage de leurs souffrances et de leurs privations. Un savant anatomiste, M. Serres, nous racontait un jour avoir reçu des crânes de nouveau-nés qui provenaient d’une race soumise et maltraitée ; ces crânes portaient tous la trace imperceptible d’une piqûre d’aiguille qui avait dû occasionner sourdement la mort. Aux colonies, les femmes esclaves font périr en secret leur fruit dans leurs entrailles ou après leur délivrance, dans la crainte d’ajouter de nouvelles fatigues à leurs travaux, déjà si pénibles. Chez nous, les pères et mères des classes inférieures de la société montrent d’autant moins de répugnance au délaissement, qu’ils doivent faire partager à leur nouveau-né un sort plus triste et plus nécessiteux. La pauvreté exerce encore une plus grande influence sur l’exposition des enfans légitimes que sur l’exposition des enfans naturels. Suivant MM. Terme et Montfalcon, l’extrême misère peut contraindre une femme, bonne mère d’ailleurs, au délaissement de son nouveau-né : ils en ont vu des exemples. L’abbé Gaillard croit même que cette cause agit presque seule sur l’abandon des enfans nés dans le mariage. Les médecins qui ont eu l’heureuse mission d’assister de pauvres femmes du peuple dans les travaux de l’enfantement ont presque tous été témoins de scènes navrantes. Quelques-unes accouchent sur la paille dans des greniers. Le médecin est obligé d’envoyer chercher de vieux linges tour envelopper l’enfant, qui sans cela eût été porté tout nu à l’hospice. Ces femmes fondent en larmes et en sanglots quand elles voient leur nouveau-né s’éloigner d’elles. Il est rare qu’elles permettent son enlèvement sans se ménager par quelques signes le moyen de le retrouver un jour : dernière précaution bien touchante de la part d’une malheureuse mère qui se voit à ce point abandonnée de Dieu et des hommes ! L’espérance, ce sentiment dont la religion a fait une vertu, est, dans le cœur de la femme contrainte d’abandonner son enfant, quelque chose de plus encore : c’est la foi en une Providence qui protège les petits de l’oiseau sous l’aile de leur mère. Hélas ! il arrive trop souvent que l’oiseleur arrache pour toujours la couvée du nid et que le besoin enlève à jamais l’enfant du berceau.

Un ordre de causes moins connues comprend celles qui supposent l’action d’une volonté étrangère à celle de la mère. Sur ce terrain, c’est le père que nous rencontrons d’abord. Il faut le dire à son honneur, la femme se résigne moins aisément que l’homme à l’abandon de son enfant. Presque toujours sa résolution a été forcée, soit par l’éloignement du séducteur, soit par les conseils de l’amant ou du mari. La position abaissée de la femme dans les classes ouvrières est une des causes morales qui contribuent le plus à peupler nos hospices d’enfans trouvés. Une malheureuse accouche-t-elle sur un grabat, souvent l’homme sera assez lâche pour lui faire un crime de sa fécondité. En général, ces pauvres créatures accueillent ces grossières offenses avec un murmure timide et patient. Le père annonce hautement la résolution de mettre le nouveau-né à la charge de l’hospice : la mère désire le conserver, elle le ferait si elle était seule ; mais la crainte d’aggraver par sa résistance une position déjà si affreuse et d’encourir tout-à-fait la disgrace de son mari l’emporte sur le sentiment maternel : elle se résigne. Accoutumée à fléchir dans toutes les actions de la vie, elle obéit cette fois encore en gémissant. Il n’est pas rare que le mari se charge de porter lui-même l’enfant dans le tour. Quelques économistes ont accusé le libertinage des mères : trop souvent la mauvaise conduite de l’homme amène le mépris des devoirs chez la femme, et les enfans portent la peine attachée au relâchement des liens conjugaux. L’exposition, dans un pareil cas, n’a même pas la misère pour excuse : des parens sans tendresse et sans moralité se débarrassent quelquefois des fruits du mariage uniquement pour être plus libres de suivre leurs penchans vicieux.

L’action de l’homme sur l’accroissement des expositions ne se limite pas à ce triste abus de l’autorité paternelle : dans nos campagnes, elle s’exerce encore sous une autre forme. Il n’est guère de plaie vive du cœur humain sur laquelle ne s’établisse une industrie ignoble et parasite. On ne s’attendait sans doute pas à rencontrer dans notre société le métier d’expositeur ; ce métier existe pourtant, il est même lucratif. De tels hommes se chargent, moyennant un prix convenu, de conduire secrètement au tour le plus voisin les enfans qu’on veut faire disparaître. Une facilité qui sert si bien les désirs de tant de filles ne pouvait manquer d’être recherchée ; les expositeurs ont réussi. Leurs prétentions s’accroissent à mesure qu’ils ont la conscience d’être plus nécessaires : en général, ces hommes vendent chèrement leurs services ; ils reçoivent pour chaque enfant une rétribution qui s’élève de 30 à 100 francs. Ce tarif varie d’ailleurs selon les localités et selon les personnes dont les expositeurs tiennent le secret entre les mains. Quelques-uns sont parvenus à mettre leur entreprise clandestine sur le pied d’un véritable établissement industriel ; ils travaillent en grand et ont des voitures pour faire régulièrement le chemin de l’hospice. Si encore ces misérables ne faisaient que servir l’indifférence de certaines mères en leur facilitant les voies à l’exposition ! mais on a vu des repris de justice, des gens sans aveu, parcourir ainsi tout un département, et intimider les filles séduites pour leur arracher le fruit de leur grossesse. Il y en a même qui poussaient la contrainte et l’audace jusqu’à ravir les enfans dans les bras des mères, en les menaçant de les perdre si elles refusaient de les leur abandonner moyennant un indigne salaire. Suivant M. Curel, préfet du département des Hautes-Alpes, cette vile spéculation est une des causes qui livrent le plus d’enfans aux tours des hospices. Dans quel état encore les malheureux confiés aux mains des expositeurs arrivent-ils entre les bras de la charité publique ! Des faits d’une gravité accablante démontrent que ces hommes ne respectent guère la matière de leur industrie : des enfans ont souvent péri, faute de soins, durant le trajet ; d’autres ont été jetés à la porte de l’asile avec une négligence déplorable. Un enfant n’est, pour de tels êtres, qu’une marchandise dont ils n’ont pas même à supporter les avaries. Les tribunaux ont sévi çà et là contre ces criminels abus ; mais, il faut bien le dire, ils ont sévi mollement. La crainte d’un jugement et de quelques mois de prison ne suffit pas à éloigner ces spéculateurs sans ame et sans pudeur d’un métier qui leur produit de beaux bénéfices. Il faudrait d’ailleurs plus qu’une répression accidentelle pour arrêter la pratique de telles manœuvres ténébreuses ; il faudrait un système de surveillance bien établi et sévèrement pratiqué.

Les officiers de santé ne sont pas toujours demeurés étrangers à de semblables actes ; mais, de toutes les instigations qui poussent les filles-mères à l’abandon de leurs nouveau-nés, la plus puissante dans les grandes villes, c’est l’entremise des sages-femmes. Nous devons arrêter ici quelques instans notre attention sur une plaie affligeante et peu connue. L’institution des sages-femmes n’est point condamnable en principe ; elle a pour but d’offrir à la mère, dans les classes pauvres, des secours qu’elle ne peut réclamer du médecin, de fournir aussi un asile secret et assuré aux jeunes filles qui se trouvent dans la nécessité de donner clandestinement le jour à un enfant. Si de tels services sont utiles, la nature même de cette utilité les rend dangereux pour la morale publique. Il ne faut pas que la jeune fille ou la femme mariée qui a commis une faute ne puisse la cacher ; si telle était l’intention du législateur, il aurait voulu multiplier le suicide et l’infanticide. La force des préjugés est si grande en effet, que souvent on a recours au crime pour masquer une faute. La femme chez laquelle tous les sentimens d’honneur et de délicatesse frémissent encore se détruira ou détruira son enfant, plutôt que de divulguer sa faiblesse. Elle tue pour qu’on ne sache pas qu’elle a aimé, c’est-à-dire qu’elle a été femme. Dans un tel état de choses, on comprend la nécessité d’un asile mystérieux où cette infortunée reçoive tous les soins que réclame son état. Cet asile de l’amour trompé, souvent même du repentir, existe chez la sage-femme. Celle qui prend à petit bruit le chemin d’une de ces maisons de refuge ne lui confie pas seulement sa vie, son enfant, mais encore son secret ; elle s’y décide avec d’autant moins de peine, que la sage-femme, avant tout, est femme, et qu’à ce titre elle comprend les faiblesses de son sexe. On lui dit ce qu’on n’oserait pas dire au médecin, ce qu’une timidité bien naturelle fait cacher même aux parens. La sage-femme est donc, sous ce point de vue, un confesseur qui a charge d’ame. Plus de telles fonctions sont importantes et délicates, plus l’abus en est facile : ce voile de mystère qui protége la naissance dans la maison d’accouchement peut favoriser bien des désordres. Il faudrait que les sages-femmes fussent d’une moralité au-dessus de toutes les séductions pour ne trahir jamais le secret qui leur est confié, pour détourner du libertinage la jeune fille timide qui vient réclamer leur secours une première fois. À ces conditions, leur ministère mériterait vraiment la reconnaissance publique. En est-il ainsi ? Existe-t-il beaucoup de sages-femmes honnêtes, charitables, discrètes, qui soient pour la jeune fille séduite des sœurs aînées, et qui cherchent à la ramener aux bonnes mœurs tout en soulageant sa souffrance ? Avant de répondre à cette question, nous devons rechercher la source à laquelle l’institution des sages-femmes se renouvelle constamment dans les grandes villes.

Il nous en coûte de le dire : cette source est impure. Des filles qui ont vécu du théâtre ou de la débauche finissent d’ordinaire par prendre, en désespoir d’amans, une profession qui n’exige pas de grandes études[2]. Voilà les mains, au moins suspectes, entre lesquelles plus d’une jeune fille séduite, mais encore intéressante après sa faute, vient remettre ce qu’elle a de plus précieux au monde, son honneur et son enfant ! Qui ne tremblerait pour l’un ou pour l’autre de ces trésors, surtout quand il est si aisé d’en trahir le dépôt ? C’est à peine si une moralité vigoureuse résisterait à des épreuves aussi délicates, aussi répétées ; comment espérer que l’honnêteté douteuse ou tout au moins bien novice de ces femmes sortira d’une telle entreprise avec les honneurs de la guerre ? Voyons maintenant si l’expérience justifie nos craintes.

Il semble d’abord que les sages-femmes devraient être plus nombreuses dans les endroits où l’on a le plus besoin de leurs services. L’administration l’a voulu ainsi, mais le contraire arrive, et ce fait seul nous met sur la trace des abus que cache leur ministère. Les sages-femmes sont très nombreuses à Paris et dans les grandes cités, où les secours de la médecine sont prompts et faciles ; elles sont rares dans les petites villes, où ces secours sont moins à la portée de tous les habitans ; elles manquent enfin dans les hameaux, où leur entremise serait la plus utile à cause de l’absence des hommes de l’art. Ces femmes recherchent évidemment les grandes villes, parce que les grandes villes sont des foyers de libertinage. Il n’est personne qui, en parcourant les rues de Paris, n’ait remarqué le nombre vraiment prodigieux des tableaux de sages-femmes qui garnissent les murs. Plus on s’enfonce dans les quartiers pauvres, obscurs, mal famés, plus ces enseignes se multiplient. Le grand nombre des maisons d’accouchement, évidemment hors de toute proportion avec les besoins réels, la vie excentrique et dissipée que mènent les maîtresses de ces établissemens, tout nous dit que souvent leur profession est un masque, et que sous ce masque se cachent çà et là d’autres manœuvres que l’on n’avoue pas. Il nous reste à chercher quelles sont ces manœuvres, et comment de telles femmes vont mêlant la sainteté de leur ministère à toute sorte de profanations[3].

Pour beaucoup d’entre elles, ce métier est un prétexte, un voile complaisant destiné à couvrir le dérèglement des mœurs, tout en attirant les regards, et en montrant le chemin de leur domicile. Les sages-femmes, dans les grandes villes, ne viennent pas seulement au secours de la licence, elles vont pour la plupart au-devant. On les voit s’entremettre à l’envi dans toute sorte d’intrigues, et négocier, moyennant un prix fixé, des rencontres funestes à la vertu. Couvertes du manteau de la science qu’elles possèdent assez mal, ces créatures spéculent, et sur quoi ? sur ce qu’il y a de plus délicat, de plus précieux, de plus sacré dans le monde, les faiblesses du cœur et la maternité ! Les sages-femmes ont tout profit à favoriser la violation des devoirs. Loin de détourner la jeune fille d’une première faute, leur intérêt est au contraire de l’engager à la récidive, en lui évitant les ennuis et les embarras de la fécondité. Aussi excitent-elles la jeune mère à l’abandon de son enfant, comme au seul moyen de conserver intacte la liberté de ses actions. L’ardeur que mettent les sages-femmes à séparer les filles-mères de leur nouveau-né relève d’un motif plus profond et plus calculé qu’on ne le croirait. Les maîtresses de maisons d’accouchement n’enlèvent pas le nouveau-né pour l’hospice, en vue seulement du gain attaché à cette démarche clandestine : non ; elles savent que l’enfant est en outre un moyen de réparation pour la mère, et elles craignent plus que tout le reste les suites de cette influence morale.

L’action que les sages-femmes exercent à Paris sur les expositions d’enfans est incalculable ; non-seulement la plupart d’entre elles acceptent volontiers la commission de porter elles-mêmes le nouveau-né aux Enfans-Trouvés, mais, non contentes d’une coupable complicité, elles obsèdent, en cas de résistance, l’esprit affaibli des femmes récemment délivrées, pour les amener à une séparation contre laquelle se soulève la nature. Quelques-unes ont eu recours, en pareil cas, à la menace ou à la fraude. A peine ont-elles obtenu, par une sorte de contrainte morale, la permission d’enlever le nouveau-né pour l’hospice, qu’elles s’en saisissent comme d’une proie. Ce petit être leur a été remis ordinairement couvert des nippes de la mère ; un grand nombre de ces femmes le dépouillent en chemin, et le jettent ensuite tout nu dans le tour. Voler les langes d’un enfant abandonné, c’est presque aussi odieux que de prendre le linceul d’un mort ! La maison d’accouchement, située dans le quartier Saint-Jacques, étant ouverte aux sages-femmes comme le théâtre classique de leurs études, elles en profitent pour y semer de mauvaises influences. Parmi les femmes enceintes qui mettent au jour dans cet hospice les fruits de l’imprudence ou de la débauche, il y en a un grand nombre qui sont irrésolues sur la destination de leur enfant. Les religieuses leur donnent de bons avis pour les déterminer à remplir les devoirs de mère. Le plus souvent ces avis ont un heureux résultat : les pauvres Madeleines, à demi repentantes, sont sur le point de sortir de l’hospice avec leur enfant qu’elles ont bien l’intention de garder. Une sage-femme survient qui détruit l’ouvrage des religieuses. Cette mauvaise conseillère choisit plus d’une flèche dans son carquois ; elle en a qui manquent rarement le but. Elle trouve moyen de persuader à la mère que son enfant sera mieux traité entre les bras de la charité que dans les siens, déjà si chargés de misères et de travaux. Une des ruses, un des argumens que les sages-femmes emploient le plus ordinairement en pareil cas, et qui ont le plus de prise sur le cœur des faibles mères, c’est de leur laisser croire qu’elles pourront communiquer librement avec leur nouveau-né après son admission dans l’hospice. On sait qu’il n’en est rien : l’enfant tombé dans le tour est un enfant perdu pour sa mère. Quelques sages-femmes ont eu alors recours à des artifices inimaginables pour abuser les pauvres filles durant plusieurs années, en leur donnant sur le compte de leur enfant des nouvelles fausses, qu’elles faisaient semblant de tenir de l’administration par une voie secrète et coûteuse. Il va sans dire que les mères payaient les frais de cette correspondance imaginaire. La ruse finissait quelquefois par se découvrir : l’enfant était mort ou perdu depuis long-temps ; mais la honte de leur lâche action réduisait le plus souvent ces malheureuses mères au silence, et assurait l’impunité d’une complice mille fois plus coupable qu’elles-mêmes.

Comme on le voit, les sages-femmes ont d’autres motifs que la rétribution directe pour exhorter les mères au délaissement. Ce gain pourtant n’est pas à dédaigner. Les sages-femmes exigent en général de 20 à 30 francs pour déposer un enfant dans le tour, et croirait-on qu’une quinzaine d’entre elles à Paris portent à l’hospice jusqu’à sept enfans par semaine ? ce qui suppose en moyenne, pour chacune, un revenu de 9,000 francs par an ! Quelques-unes même retirent de leur industrie un bénéfice encore plus considérable ; il y en a qui prélèvent sur les expositions une rente annuelle de 14,000 à 20,000 francs. Sur 5,000 nouveau-nés (et nous comptons au plus bas) qui tombent, année commune, à la charge de l’hospice de Paris, la moitié au moins ont passé entre les mains des sages-femmes. On voit d’ici quelle vaste exploitation ! Il n’y a plus guère sujet après cela de s’étonner du grand nombre des sages-femmes et de la concurrence qui règne en un pareil métier. On a plutôt le droit d’être surpris en voyant ces pourvoyeuses du tour exiger un prix si élevé d’une commission que le premier venu pourrait remplir ; mais les sages-femmes ont le talent d’exagérer aux yeux des filles-mères les difficultés de l’admission dans l’hospice. Elles profitent ainsi de l’ignorance et de la honte des malheureuses pour les rançonner, car ces difficultés n’existent pas : le tour est ouvert pour tout le monde. Enfin elles s’arment de toutes les ressources du charlatanisme pour persuader aux mères que le secret de l’exposition sera mieux placé entre leurs mains. La discrétion devrait assurément constituer la première qualité de semblables confidentes, mais les sages-femmes ne connaissent que la discrétion qui s’achète, et la coupable facilité avec laquelle ces femmes vendent le secret qui leur a.été confié n’a d’égale que leur adresse à poursuivre et à dévoiler les traces d’une affaire ténébreuse.

Les enfans que les sages-femmes ravissent en quelque sorte par violence au sein des mères sont-ils du moins déposés invariablement dans le tour de l’hospice ? Des témoignages accablans nous forcent d’en douter. D’abord un certain nombre de ces enfans sont exposés sur la voie publique ; ces commissionnaires infidèles trouvent quelquefois plus commode de s’épargner les ennuis et les longueurs de la route en se déchargeant du nouveau-né au coin de la première borne venue. Il est arrivé aussi que des enfans confiés à des sages-femmes pour être portés dans l’hospice ont été redemandés plus tard à l’administration par leurs parens, et n’ont pas été trouvés inscrits sur les registres. Ces enfans avaient été vendus par les sages-femmes dans des familles où se machinait une odieuse supercherie. Il fallait simuler une grossesse, un accouchement, pour que le mari, en l’absence d’héritiers directs, ne léguât pas ses biens à des collatéraux, et les sages-femmes avaient prêté avec empressement à ces tristes manœuvres un concours intéressé.

L’infanticide et l’avortement relèvent en grande partie des mêmes causes auxquelles nous avons dû attribuer la multiplicité des expositions. L’administration a dans ces derniers temps dirigé de nombreuses recherches statistiques sur les crimes envers les naissances, mais elle n’est pas remontée à la source. L’influence des sages-femmes se montre là plus active qu’ailleurs et plus funeste. C’est par leur intervention, souvent même par leur conseil, que se commettent presque toutes ces énormités dont la trace fugitive échappe trop souvent aux lumières de la justice. L’idée de l’infanticide ou de l’autre crime, plus lâche encore, est presque toujours, chez la jeune fille séduite, le résultat d’un sentiment d’honneur exagéré ou d’une légèreté déplorable. Si au malaise de son état, qui obscurcit toutes ses facultés morales, s’ajoute le concours de circonstances impérieuses ; si surtout une personne de son sexe, lui évitant l’embarras d’un aveu pénible, prête à ces circonstances l’entremise et le ministère de la science médicale, c’en est fait du fruit de la grossesse : on essaiera de porter en commun des mains criminelles sur l’ouvrage de Dieu.

Les causes des expositions et des crimes envers les naissances sont maintenant connues. C’est sur ces causes qu’il faut agir, si l’on, tient à restreindre sérieusement le nombre des enfans trouvés. Laissez la femme à ses inspirations ; écartez les besoins matériels dont le poids entraîne et subjugue trop souvent sa volonté ; éloignez d’elle surtout les démarches perfides, les industries intéressées à sa faiblesse, et nous croyons que le sentiment maternel, dégagé alors des circonstances qui l’excitent à faillir, combattra lui-même le fléau bien mieux que ne peuvent le faire les actes administratifs. Là, mais là seulement est le remède au mal. Faute de s’être attaqué aux causes des expositions, faute surtout d’être venu au secours de la nature pour lui restituer toute son action et tous ses droits, on n’a guère tenté jusqu’ici que des réformes impuissantes, téméraires, prématurées. L’administration supérieure a fait de grands pas en France depuis quelques années sur le terrain de la question des enfans trouvés ; mais, il faut bien le dire, et nous espérons le démontrer, ce sont des pas hors de la voie.


II – DES MESURES ADMINISTRATIVES : LE DEPLACEMENT, LA FERMETURE DES TOURS

Il nous est venu d’Angleterre, dans ces derniers temps, je ne sais quelles théories matérialistes, qui au nom de l’économie sapent toutes les bases de la morale et de l’humanité. Que disent ces théories ? Les riches ne doivent rien aux pauvres ; il faut que chacun pourvoie comme il peut à ses besoins ; l’assistance publique est un abus qui encourage la paresse et les penchans vicieux. Peu s’en faut que, séduit par de telles doctrines, on n’ait déclaré la charité une vertu immorale ou tout au moins dangereuse. Voici un homme qui meurt de faim à votre porte gardez-vous bien de le secourir, car vous en feriez peut-être un mendiant ou un vagabond. Voici un enfant qu’une main inconnue a jeté sur le seuil de votre maison : n’allez pas commettre la faute de vous laisser attendrir et d’adopter cet enfant, car d’autres mères pourraient le savoir, et l’idée qu’une femme a pu exposer un nouveau-né sans causer sa mort les engagerait à en faire autant. Mal pour mal, nous aimons encore mieux la doctrine chrétienne qui a fait un précepte de l’aumône. Si l’aumône est un palliatif grossier et impuissant, elle entretient du moins le lien social. Une charité irréfléchie peut sans doute devenir funeste aux pauvres en les poussant à l’oisiveté, et nous sommes même prêt à reconnaître que dans beaucoup de cas il vaudrait mieux donner du travail que des secours. Travailler, c’est devenir meilleur : l’ouvrier actif rapporte non-seulement au logis, à la fin de la semaine, l’argent nécessaire pour nourrir sa famille ; il rapporte encore chaque soir à sa femme, à ses enfans, un front plus joyeux, un cœur plus fidèle et plus dévoué. Celui qui donne de l’ouvrage donne deux fois, car, outre le salaire qui est le fruit du travail, il communique le bien-être moral attaché à l’accomplissement d’un devoir. Il y aura néanmoins toujours une classe de pauvres que cette philanthropie n’atteindra pas. C’est surtout vers ceux-là, c’est vers les vieillards, les infirmes, les enfans en bas-âge, que la charité chrétienne inclinait le cœur des riches. Elle leur disait : Vous êtes les pourvoyeurs de leurs besoins ; je vous adjure de prélever pour eux un fonds sur la modération de vos vanités et de vos délicatesses sensuelles. Un tel langage était sans contredit plus humain que celui des économistes de la Grande-Bretagne ; il était même plus politique, car la société est aux yeux du philosophe un apport mutuel de forces et d’élémens divers qui se fécondent par l’union. La somme des services se mesure sur celle des biens : celui qui a plus reçu est tenu à faire et à donner davantage.

Quoi qu’il en soit, les doctrines économiques[4] contraires à la charité ont prévalu dans ces derniers temps. Un des résultats de l’application de ces doctrines au système administratif a été de réduire la somme des secours publics. Les enfans trouvés ne pouvaient manquer d’être compris dans une telle réforme. La question de ces enfans se rattache en effet à celle du paupérisme par des liens faciles à saisir : chez de telles victimes, sorties nues du ventre d’une mère ignorée, la pauvreté est, pour ainsi dire, de naissance. Qu’a prétendu l’administration en introduisant des changemens dans le service des enfans trouvés ? Elle a voulu faire des économies. Il est bon sans doute d’épargner les deniers des contribuables, il est juste de ménager le budget, notre bourse à tous ; mais toute économie qui entreprend sur les comptes de la morale et de l’humanité est une économie onéreuse pour un état. Si peu que coûte l’oubli des devoirs de la charité, cet oubli coûte toujours trop cher. Il est vrai que l’économie a une morale à elle : moins on secourra les enfans trouvés, nous dit-elle, moins les pères et les mères exposeront leurs enfans. Ce raisonnement n’est pas neuf, il remonte au rhéteur Sénèque ; admis et suivi courageusement dans la pratique, il amènerait des conséquences monstrueuses.

Depuis long-temps les hospices de province se plaignaient du grand nombre d’enfans trouvés qui étaient à leur charge. On avait cru remarquer dans certaines localités que des filles-mères, après avoir délaissé leur nouveau-né dans le tour, cherchaient, par un sentiment bien naturel, à suivre la piste de cet enfant chez la nourrice entre les bras de laquelle l’administration l’avait remis. Quelques-unes, encore à demi mères, surveillaient ainsi de l’œil et du cœur le fruit de leur malheureuse grossesse. L’administration crut voir dans cet exercice clandestin des droits de la nature un abus qu’il fallait réprimer. Le moyen qu’on inventa pour déjouer cette pieuse fraude n’était pas heureux il consistait à transporter les enfans placés en nourrice d’un département dans un autre. Le déplacement (c’est le nom qui fut donné à cette mesure) eut quelques heureux résultats, si l’on n’envisage ici que la question financière. Certaines mères froissées dans leurs sentimens les plus tendres, et voyant tout à coup leur sollicitude déroutée, se décidèrent à retirer leur enfant. L’hospice bénéficia ainsi d’une diminution dans ses dépenses. Ces minces avantages matériels ne sont-ils point balancés par d’autres inconvéniens moraux ? Nous voulons croire que les transports ont été effectués avec tous les ménagemens convenables ; on a choisi le moment de la belle saison ; on n’a déplacé que les enfans valides, dont l’allaitement était terminé depuis six semaines au moins. Tout cela est fort bien pour prévenir les accidens mortels ; mais a-t-on aussi ménagé le cœur des nourrices et l’avenir des enfans ? L’état ne doit pas calculer uniquement dans les secours aux enfans trouvés les soins qui conservent l’existence : un enfant ne vit pas seulement de lait : il lui faut en outre de la tendresse, des affections qui veillent autour de son berceau. Le déplacement détruit tout cela. Un lien commençait à se former entre ces enfans délaissés par leurs véritables parens et la famille adoptive que l’état leur a donnée : ce lien moral, le seul qui puisse exister pour eux, vous le brisez. Les premières nourrices avaient appris à aimer leur nourrisson ; ce nourrisson était presque devenu pour elles un enfant : on le leur enlève. Et cet enfant déplacé, où va-t-il ? Exilé si jeune sur la terre, il voit changer déjà au-dessus de sa tête le ciel qui l’a vu naître et grandir. Nous savons bien qu’une autre nourrice, un autre toit va le recevoir ; mais on ne transporte pas ses affections comme son domicile. Cet enfant s’était fait une famille, il commençait à tenir par des attaches mystérieuses au sein qui lui versait sa nourriture, et vous le jetez entre les mains d’une femme inconnue, pour laquelle il n’est plus qu’un étranger. Combien faudra-t-il de temps pour que ce tendre arbrisseau, transplanté dans une nouvelle terre, reprenne racine ? L’amour naît d’un regard, d’un souffle, d’un mouvement de la nature : il n’en est pas de même de l’attachement.

Le système des échanges est fatal aux enfans : il est quelquefois inutile pour dérouter les recherches des mères. Plus d’une a en effet réussi à suivre, malgré la distance, les traces qu’on voulait leur dérober. De l’avis même des partisans du système, les déplacemens, pour atteindre le but qu’on se propose, auraient besoin d’être souvent renouvelés. Or, nous ne craignons pas de le dire, le déplacement souvent reproduit serait une mesure inhumaine, qui punirait les enfans pour des fraudes dont ils seraient les innocentes victimes. Des hommes graves, des économistes de bonne foi, des médecins, qu’avait d’abord séduits l’idée de dépayser les nourrissons, ont renoncé à cette idée, après avoir été témoins des scènes douloureuses qui accompagnent un pareil acte administratif, après avoir vu des nourrices, des vieillards fondre en larmes, en se séparant des petits enfans qu’ils s’étaient accoutumés à regarder comme les leurs. Des femmes les serraient entre leurs bras pour les défendre contre les atteintes de l’autorité. On eût dit un second massacre des innocens. Quelques pauvres familles refusaient même absolument de rendre ces enfans adoptifs, et aimaient mieux partager avec eux leur pain noir que de les voir s’en aller. Qu’a produit le déplacement en échange de tant de larmes ? Une économie de deux ou trois millions !

L’administration s’est autorisée de l’accroissement des enfans trouvés pour essayer une autre mesure encore plus grave : nous voulons parler de la fermeture des tours. Cet accroissement est sans doute un fait alarmant et capital, mais il y aurait de l’injustice à le mettre tout entier sur le compte de nos institutions de bienfaisance. L’augmentation du nombre des enfans trouvés paraît tenir à deux autres causes : le mouvement de la population, et les soins apportés dans le régime des établissemens où l’état exerce les devoirs de la maternité. Ce n’est pas tant le nombre des naissances inconnues et délaissées qui augmente, c’est la mortalité qui diminue. Il n’y a guère plus d’enfans exposés qu’autrefois ; il y a dans nos asiles publics beaucoup plus d’enfans conservés. Il est vrai que pour l’administration le résultat est le même : la charge de l’hospice s’accroît aussi bien des conquêtes de la science que du désordre des mœurs. Aussi voyons-nous l’économie publique s’épouvanter de ces soins charitables et vouloir y mettre un terme ou du moins une mesure. Intéressée à méconnaître ce qu’a de consolant pour l’humanité l’élévation progressive du chiffre des enfans sauvés d’une mort presque certaine par la généreuse assistance de nos hospices, elle n’a voulu voir dans la liberté du tour qu’un encouragement à l’oisiveté, au libertinage, au mépris des devoirs de la nature. Un des freins que la nature à mis au libertinage des femmes, disent les adversaires du tour, c’est la crainte d’avoir des enfans : leur apprendre à braver un tel péril, c’est renverser la digue qui retient chez la plupart d’entre elles tous les penchans vicieux. A vrai dire, nous ne croyons pas que la suppression des tours diminuerait beaucoup le nombre des naissances illégitimes : la faiblesse ou le vice ne prévoient pas. L’amour est, comme tout le monde sait, une force aveugle qui ne calcule même pas avec la mort. Ce n’est pas l’oubli de la pudeur, c’est tout au plus l’oubli de la maternité que le tour encourage. Ici encore les plaintes ont été excessives : on a accusé cette institution nouvelle[5] d’être une provocation indirecte au délaissement, un appel muet à l’indifférence des mères, un tronc ouvert à l’immoralité publique. On a été jusqu’à dire que la liberté du tour menaçait la famille, et que la famille ne résisterait pas long-temps à une si rude et si constante épreuve. L’influence de ces craintes exagérées se trahit dans les nouvelles mesures que vient de prendre l’administration.

Quelques départemens ont substitué au tour l’admission à bureau ouvert. Le dépôt du nouveau-né s’y fait sans mystère, dans un bureau de l’hospice, par un étranger qui donne son nom et celui de la mère. Le nom et le domicile de cette femme sont inscrits sur un registre. Si l’ancien système avait ses défauts, le nouveau présente aussi des inconvéniens. Le mystère du tour favorisait sans doute quelques abus : la réception banale et clandestine offrait aux mères qui voulaient se débarrasser de leurs enfans une facilité dangereuse ; mais cette clandestinité même avait aussi quelques avantages moraux. L’exposition du tour était du moins une œuvre nocturne, furtive, inaperçue, une œuvre qui fuyait la lumière ; on en a fait par la nouvelle mesure une œuvre avouée, régulière, qui ose se déclarer elle-même aux fonctionnaires publics. Le tour tolérait l’abandon du nouveau-né : l’admission à bureau ouvert l’autorise. Il était bon qu’on se cachât pour manquer aux devoirs de la nature ; il était moral d’épargner la rougeur des mères. Qu’arrivera-t-il ? La malheureuse que vous mettez dans la nécessité de confesser sa faute s’en excusera sur les circonstances qui l’ont amenée à faillir ; elle appuiera sur son état de misère le refus d’élever son enfant ; elle cherchera, en un mot, à s’absoudre elle-même en accusant la société. Quelle a été la pensée de l’administration ? Elle a compté sur l’effet de cette mesure pour intimider l’amour-propre et le respect humain : elle s’est dit qu’un grand nombre de mères reculeraient devant l’obligation de se faire connaître à un employé. Nous ne contestons pas que la nécessité de se découvrir n’ait arrêté en chemin des femmes qui avaient gardé quelque pudeur ; mais dès-lors le but de l’institution est manqué. Vous écartez la faiblesse honteuse et timide ; vous n’écartez pas le vice endurci qui lève le masque et qui ose dire son nom. Abolir le mystère des réceptions, dépouiller l’exposition du secret dont le législateur avait cru prudent de l’entourer, c’est une tentative qui aggrave le principe du mal au lieu de le détruire. Il y a des délits tellement contraires à la nature, que l’administration doit paraître les ignorer ; il y a des secours qui tombent sur des besoins si délicats, qu’elle ne doit point intervenir directement dans la distribution de ces secours. La providence de l’état doit être vis-à-vis des enfans trouvés comme la providence divine, qui cache sa main.

L’administration a prétendu en outre se réserver par l’admission à bureau ouvert un droit d’examen sur les expositions. Ce droit s’est exercé et même assez sévèrement dans quelques provinces. Le résultat d’une telle information a été le refus d’un grand nombre de nouveau-nés à la porte de l’hospice, et le refoulement de ces nouveau-nés dans les bras de leur mère. Nous ne doutons pas que dans les provinces, où il est plus facile à l’administration d’exercer son contrôle vis-à-vis des habitans, les motifs d’exclusion n’aient été fondés sur un examen sincère des moyens d’existence. En voilà assez peut-être pour justifier les auteurs de l’enquête ; mais les nouveau-nés rendus de vive force à leurs mères, comment sont-ils reçus, comment sont-ils traités ? Il a souvent fallu que le maire ou le préfet, suivi d’autres officiers publics, se rendît au domicile des femmes qui venaient d’accoucher pour leur faire reprendre leur enfant. Rien ne manquait à de telles scènes de contrainte et de violence. Comment ne pas trembler ensuite pour le sort d’un être frêle et sans défense ainsi imposé de vive force aux soins de celle qui lui a donné le jour ? Cette femme cède à la crainte, à la nécessité : elle se vengera. L’autorité, dit-on, a les yeux sur elle, mais l’autorité ne voit pas tout. A peine l’action des officiers publics s’est-elle éloignée, que l’enfant est exposé de nouveau sur un grand chemin ; ou, si la mère le garde, c’est pour lui faire sentir sa colère. En fermant brusquement la voie des tours, on multiplie le nombre de ces petits martyrs domestiques, pour lesquels le toit maternel est un enfer et l’existence une mort mille fois répétée. C’est pour fuir les mauvais traitemens de la femme chargée malgré elle de remplir les devoirs de la nature, qu’un grand nombre de jeunes garçons et de jeunes filles s’échappent, et vont se jeter chaque jour dans le vice, dans la misère ou dans le vagabondage. La loi ne crée pas des sentimens ; elle peut bien obliger les femmes à garder leurs enfans, elle ne saurait faire des mères. Il lui faudrait pour cela une puissance dont Dieu seul a le secret. Or, quand le cœur manque aux mères, l’hospice, malgré tous ses maux et ses dangers, vaut encore mieux pour les enfans que la maison maternelle.

La clôture des tours n’était qu’un premier pas dans une voie plus rigoureuse encore, un acheminement vers la suppression des hospices d’enfans trouvés. O Vincent de Paule, ton œuvre fut battue en brèche de tous côtés, les établissemens que créa ta main charitable passèrent pour des fléaux du genre humain ! Au nom de Malthus, on t’accusa d’avoir décimé la population ! Une science inconnue de ton temps, la statistique, établit qu’en contribuant à augmenter le nombre des enfans trouvés, les hospices dont tu fus le fondateur avaient étendu les lois d’une mortalité sauvage sur une plus forte masse d’individus. Ta charité, ô malheureux apôtre, avait donc été en définitive une vertu nuisible et meurtrière ! Nous négligerons ces attaques. Il n’est pas vrai que les établissemens d’enfans trouvés aient versé sur la société tous les maux qu’on leur reproche. Ces asiles publics ont répondu aux besoins des deux derniers siècles. Il y avait de malheureux enfans jetés sur le pavé de la rue : un bon prêtre sentit le besoin de les ramasser dans un pan de sa robe ; la charité chrétienne en eût fait autant à sa place. De tels établissemens sont-ils devenus inutiles de notre temps par le progrès des mœurs ? Non, puisque les mêmes maux et les mêmes besoins existent. Il y a encore des petits enfans privés de mère. Que deviendraient sans les hospices le plus grand nombre de ces enfans nouveau-nés qu’on expose chaque jour ? Ils mourraient. Ce seul mot tranche pour nous la question et donne raison à Vincent de Paule contre Malthus. Il est vrai que l’administration ne se montre point si aisément convaincue : que nous dit-elle ? Beaucoup de mères qui n’auraient point abandonné leur enfant, si elles avaient cru l’exposer à la mort, se décident à cet acte contre nature, quand elles savent que leur enfant sera recueilli. Sans doute les hospices admettent quelques abus, mais mieux valent dix abus qu’un crime. Est-il d’ailleurs bien moral de suspendre un pareil glaive au-dessus de la résolution d’une pauvre mère, pour la forcer à remplir son devoir ? Il peut s’en trouver une que le danger de mort de son enfant n’arrête pas. Nous croyons qu’il y aurait de la barbarie à calculer les chances qui suffisent exactement à sauver les nouveau-nés de la destruction, car il peut arriver qu’une chance sur cent vienne à manquer, et l’on ne peut jouer sans une légèreté criminelle avec la vie que Dieu a mise dans ces enfans.

De tels calculs ont pourtant été faits. Il s’est rencontré des lumières complaisantes pour mettre la science au service des théories administratives. Il s’agissait de prouver que le nombre des infanticides et des autres crimes contre les naissances n’avait point augmenté dans les départemens où les nouvelles mesures avaient été appliquées. M. Remacle a dirigé vers cet objet des recherches fort savantes à coup sûr ; ces recherches ont néanmoins l’inconvénient de toutes les statistiques, où l’opinion de l’homme n’a pas été faite sur les chiffres, mais où les chiffres ont été faits sur une opinion arrêtée d’avance. Les calculs arithmétiques donnent presque toujours en pareil cas la réponse qu’on souhaite. Le bon sens et la conscience ont aussi leurs révélations, si la statistique a les siennes. Or, une voix intérieure nous dit qu’on ne retire pas subitement sans danger la main tutélaire étendue depuis de longues années sur les expositions. Quoi ! le libertinage, le vice, la misère, trouvent tout à coup la voie du tour fermée, et vous voulez que la pensée de l’abandon, irritée par cet obstacle, ne cherche pas d’autres moyens pour se satisfaire ! On aurait beau grouper des chiffres autour d’une telle affirmation, qu’on ne les croirait pas. Sans doute les tours n’exercent pas une influence absolue sur les infanticides ; c’est dans le cœur de la mère bien plus encore que dans les institutions de bienfaisance qu’il faudrait mettre des garanties contre un pareil crime. La mère qui expose tuera néanmoins une autre fois si les circonstances le lui conseillent, et si l’état refuse de se charger du fruit de sa grossesse. Quand la France ne ferait par l’existence des tours qu’enlever toute excuse à un acte monstrueux et révoltant, elle remplirait encore le devoir de toute société vigilante, qui est d’éloigner de ses membres les tentations et les dangers de chute. Il y a d’ailleurs un autre crime plus caché que l’infanticide, plus insaisissable, plus rebelle à la statistique ; ce crime, puisqu’il faut le nommer par son nom, c’est l’avortement. Or, les tentatives d’avortement se multiplient. Les aveux même de l’administration ne nous laissent aucun doute à cet égard[6]. Qu’on accuse les progrès de la science de servir trop bien les désirs coupables de certaines femmes, toujours est-il que le fait existe, et que ce fait est alarmant. Il se rencontre, nous le savons, des mères qui, malgré la présence des tours, ont recours à l’avortement pour s’éviter les ennuis et les incommodités d’une grossesse féconde ; mais le nombre de ces mères augmentera, quand à de tels motifs, basés sur un vil et immoral égoïsme, s’ajoutera pour elles l’obligation de garder leur enfant. On a dit, pour démontrer l’impuissance des tours, que l’infanticide était le plus souvent un acte de délire. Il n’en est pas de même de l’avortement. Ce dernier crime se commet souvent de sang-froid ; il est volontaire, réfléchi, prémédité. La femme qui s’y livre, quoique entraînée par de perfides conseils, a eu le temps de calculer les chances de sa situation et les motifs de cet acte. Il y aurait donc de l’entêtement à soutenir que le plus ou moins d’obstacles apportés à l’abandon des enfans nouveau-nés n’exercera aucune influence sur l’extinction de ces enfans dans le ventre de leur mère.

Les départemens étaient déjà engagés dans la voie des épreuves et des tentatives, que la ville de Paris hésitait encore. Une expérience avait été faite néanmoins durant les deux derniers mois de l’année 1837 et les deux premiers mois de 1838. Cette expérience fut courte : le résultat n’en fut pas heureux. On avait fait garder le tour durant la nuit par deux sergens de ville : les expositeurs, trouvant l’entrée de l’hospice fermée ou du moins contrariée, ne se déconcertèrent nullement. On déposa les enfans çà et là aux environs de la maison de la Maternité. Des accidens survinrent, et la mesure fut retirée. Aujourd’hui le conseil des hospices demande au conseil-général de la Seine le rétablissement du système essayé en 1837 pour la réception des enfans dans l’hospice. Un projet de règlement est voté. On n’a pas osé détruire le tour de Paris. L’administration a inventé un moyen mixte, qui, tout en respectant l’existence matérielle de ce cylindre de bois, en rend l’usage illusoire. Des agens de l’hospice auront les yeux sur le tour : chaque déposant qui aura le courage d’affronter la présence de ces agens sera interrogé sur l’origine du nouveau-né, sur la mère qui lui a confié la mission de l’apporter, et sur les motifs de cet abandon. On voit jusqu’où peut remonter une telle enquête. Cette invention du tour surveillé ne nous semble pas heureuse : elle enlève à l’institution son caractère. Quelle a été la pensée du fondateur ? C’est de couvrir d’un voile impénétrable l’acte d’abandon du nouveau-né. Du moment que vous ôtez ce voile, vous ôtez le tour. Ce que nous avons dit de l’admission à bureau ouvert retrouve ici son application. La nécessité de fuir la lumière et les regards agit plus qu’on ne le croit sur les natures timorées. Voici, à ce propos, un fait que nous pouvons garantir. Une fille-mère, réduite à l’isolement et à la misère la plus affreuse, était sur le point de perdre son enfant après s’être perdue elle-même. Une nuit, elle s’engage d’un pas tremblant dans cette longue et tortueuse rue d’Enfer, toute pleine de ténèbres. Elle arrive devant l’hospice. Sa conscience troublée donne une voix au moindre bruit du vent, au moindre mouvement des feuilles. Pleine d’hésitation et de crainte, elle se traîne jusqu’au cylindre fatal. La lune est au-dessus de sa tête. À cette pâle clarté, elle voit son enfant ; elle le regarde avec un déchirement de cœur ; elle l’embrasse une dernière fois, elle l’embrasse encore, et elle pleure. Alors un bruit de voiture se fait entendre derrière elle : ce bruit augmente sa frayeur ; elle se retire. Le danger s’éloigne : la voix de la nature la détourne de son coupable dessein. Quoi qu’il doive lui en coûter, elle élèvera son enfant. Cette mère a tenu sa résolution, et elle serait désespérée aujourd’hui d’avoir manqué à ses devoirs, car son enfant est sa consolation, son soutien ; son enfant la nourrit. Dira-t-on que les représentations des fonctionnaires de l’hospice auraient déterminé le même changement ? Nous ne savons : le tour avec son silence éloquent, sa solitude, ses terreurs nocturnes, parlait peut-être mieux que la voix des hommes à certaines consciences délicates. Supposons d’ailleurs que le même effet heureux eût été produit par les conseils de l’administration, l’idée d’abandon, qui est restée un secret entre cette femme et Dieu, un secret à jamais ignoré de son enfant, cette idée serait devenue par le fait de l’admission à bureau ouvert un secret public. Tout est là.

Cette recherche de la maternité, mesure tracassière et inquisitoriale, s’il en fut, atteindra-t-elle le but qu’on se propose ? L’administration veut arriver par ce moyen à dévoiler les crimes que les naissances et les expositions clandestines peuvent couvrir. L’intention est bonne, mais il y aurait de la naïveté à croire que les expositions entachées de forfaiture viendront s’offrir d’elles-mêmes à la lumière d’une enquête. On aura recours, en pareils cas, à d’autres moyens qui compromettront l’existence des enfans. Un des moindres dangers à craindre est celui des expositions sur la voie publique. Cet abus persiste malgré l’existence des tours. Le chiffre moyen des enfans exposés dans les rues de Paris, de 1838 à 1844, est de 29 par année. Le nombre de ces enfans augmentera. On sait comment doivent s’expliquer de telles expositions dans l’état actuel des choses. Des sages-femmes, pour en avoir plus tôt fait, déposent quelquefois l’enfant qui leur a été commis dans une allée ou même au milieu de la rue. Des filles isolées, venues à Paris pour cacher leur faute, ignorent le chemin de l’hospice et n’osent pas le demander, craignant qu’on ne lise leur secret sur leur figure, dans leur maintien embarrassé ou dans le son tremblant de leur voix : elles se décident alors par honte et par timidité à abandonner la nuit leur enfant dans un endroit désert. La fermeture des tours ne détruira pas ces causes d’exposition sur la voie publique, elle en créera d’autres qui n’existent point à cette heure. La preuve que l’administration pressent elle-même le danger, c’est qu’elle n’a pas osé appliquer les nouvelles mesures durant l’hiver de 1846 ; elle attend le retour de la belle saison. Dieu veuille que la surveillance des tours n’amène point sur la tête des mères et des nouveau-nés d’autres maux plus graves encore ! Dieu veuille qu’on ne remplace pas l’hospice des Enfans-Trouvés par la cour d’assises[7] ! L’état disait autrefois avec le Christ : Laissez venir à moi les petits enfans ! Il se réserve maintenant de laisser venir à lui ceux qu’il voudra et de repousser les autres. Une telle limite arbitraire, un tel choix, mis à la place d’une institution libérale, où tous étaient appelés, où tous étaient élus, est bien fait pour soulever quelques terreurs, quand on songe que ces enfans exclus seront peut-être repoussés dans la souffrance ou dans la mort. Que nous dit l’administration pour nous rassurer ? — Les hospices augmentent le nombre des victimes au lieu de le diminuer, car la mortalité des enfans trouvés est telle que l’abandon d’un nouveau-né dans le tour est un infanticide indirect. — On voit d’ici quelle grave responsabilité un tel aveu fait peser sur les hommes qui dirigent ces établissemens. Quelle consolation en outre que celle qui consiste à remplacer un danger de mort par un autre, et à mettre, pour ainsi dire, la conscience entre deux glaives !

Tout n’est pas blâmable cependant, il faut le reconnaître, dans les vues de l’administration des hospices. Il faut tenir compte aussi de sa position difficile. Depuis quelques années, la ville de Paris se plaint de ce que les quatorze départemens voisins, qui ont fermé leurs tours, font refluer sur elle un nombre considérable d’expositions étrangères. L’inconvénient est grave : il accuse le besoin d’une juridiction uniforme pour le service des enfans trouvés dans tout le royaume. Il est sans doute pénible de voir l’humanité de certains départemens qui ont conservé l’usage des tours punie et imposée par d’autres départemens plus économes qui l’ont aboli. Cet état de choses fâcheux ne démontre-t-il pas d’un autre côté que les tours sont encore nécessaires, puisque les expositions, trouvant la voie fermée sur un point, se répandent ailleurs, et vont même quelquefois chercher l’entrée libre d’un hospice à une grande distance ? L’anéantissement de ces institutions muettes et charitables n’a guère abouti jusqu’à ce jour qu’à déplacer le mal. Malgré cet enseignement des faits, l’administration des hospices de la ville de Paris s’est laissé entraîner dans la voie des tentatives par le mouvement des provinces. Nous résumerons en deux mots notre jugement sur ces essais. Le déplacement est une mesure violente ; l’échange compromet le peu d’existence civile qui reste aux enfans trouvés[8]. La fermeture des tours, à Paris surtout, est une expérience téméraire qui peut amener de grands malheurs. On sème l’économie ; on récoltera le crime. L’administration avoue elle-même qu’elle va agir sur l’inconnu, mais elle veut agir. Nous avons bien le droit de trembler sur le résultat, quand on songe que de telles expériences administratives ont pour matière ce qu’il y a de plus faible, de plus innocent, de plus digne d’intérêt, l’enfant qui vient de naître.


III – PROJET DE REFORME : LES SECOURS A DOMICILE – LES CRECHES

Si nous blâmons le caractère étroit et coercitif des nouvelles mesures, s’ensuit-il que nous réclamions le maintien de l’ancien système ? Non en vérité. Le tour est loin de répondre à tous les besoins. Nous venons de combattre les adversaires de cette institution, qui veulent la détruire subitement ; nous devons combattre aussi les partisans exclusifs des tours, qui veulent les maintenir contre le progrès des idées. « Ingénieuse invention de la charité, s’écrie M. de Lamartine, qui a des mains pour recevoir et qui n’a point d’yeux pour révéler ! » Nous ne voulons pas, pour notre compte, d’une charité aveugle. Laissons à cette vertu chrétienne son cœur, ses entrailles de mère, mais enlevons-lui son bandeau. Nous avons besoin à l’avenir d’une charité qui raisonne et qui aime. Ce n’est plus seulement à réparer le mal causé par les expositions, c’est à le prévenir qu’il faut maintenant travailler.

Pour certains moralistes, le tour doit être conservé comme un châtiment. On se montre enchanté de la douleur qui accompagne chez la jeune fille séduite l’abandon de son nouveau-né. A nos yeux, ce supplice est injuste en ce qu’il frappe deux victimes, là où il n’y a qu’une seule volonté coupable. La femme a péché, soit ; mais a-t-il péché, ce pauvre enfant qui tend ses petits bras à la vie ? Ce sont d’ailleurs les moins criminelles qui souffrent le plus d’un pareil sacrifice. Le tour ne punit donc en définitive que l’innocence ou le remords. Est-il vrai encore que cette institution conserve la honte nécessaire aux bonnes mœurs ? « Chez nous, on sait encore rougir ! » s’écrie l’abbé Gaillard, émerveillé de ce résultat dont il fait honneur à l’existence des tours. — Chez nous aussi, on sait exposer et tuer au besoin le fruit de ses entrailles : nous aimerions mieux moins de rougeur et plus d’humanité. Écartons cette odieuse doctrine qui tend à faire d’une première faute une nécessité pour la femme de renoncer aux devoirs de la nature. La morale chrétienne, toute de tolérance et de pardon, ne peut exiger une telle immolation du cœur. Il est urgent de faire comprendre à ces filles trompées que la faute n’est pas dans la naissance de leur enfant, et que, si cette faute peut être rachetée devant l’opinion, c’est surtout par l’accomplissement des devoirs de mère. Faire de l’exercice de ces devoirs un commencement de réhabilitation pour les filles déchues, c’est leur ouvrir une source nouvelle d’innocence retrouvée, bien préférable, selon nous, à ce repentir stérile qui entraîne parfois l’enfant à l’hospice et la mère au fond d’un cloître. En rattachant la femme au sentiment de la maternité, on la rattache au sentiment de la vertu : Dieu a mis le germe du pardon dans la faute. Beaucoup de filles-mères que l’abandon de leur enfant délivre d’un frein, d’une occupation morale, auraient arrêté le cours de leurs désordres si elles avaient eu la présence de cet enfant pour les retenir, si un amour nouveau avait remplacé dans leur cœur celui qui les égare. On oppose à cette vérité des exceptions ; sans doute il y a quelques femmes perdues qui gardent auprès d’elles leur très jeune fille pour lui faire suivre la trace de leurs dérèglemens. Il ne faut pas s’arrêter à ces exemples, Dieu merci, assez rares. En général, ces mères étourdies qui savent ce qu’on souffre dans le vice cherchent à éviter à l’être qui leur doit la vie la même expérience et les mêmes égaremens. Les enfans sont les anges gardiens de la vertu régénérée des filles-mères. Comptez-vous d’ailleurs pour rien d’épargner à ces malheureuses le remords d’une lâche action ? L’exposition, qui est un délit devant la loi, est un crime devant la nature. De quoi rougiront-elles si elles ne rougissent pas de cela ? Il est temps d’établir sur les ruines du tour ce principe dicté par la plus simple morale une fille qui devient mère n’est pas moins obligée de nourrir son enfant qu’une femme mariée ; elle peut seulement réclamer le soutien de la charité publique pour l’aider dans cette tâche difficile. Au-dessus de la famille, il existe dans les sociétés modernes une paternité inconnue des anciens, la paternité de l’état. A Dieu ne plaise que nous voulions abolir cette paternité, d’autant plus sublime qu’elle tient moins aux liens du sang ! nous voudrions seulement qu’elle se dissimulât toujours derrière les parens naturels du nouveau-né. La société doit nourrir, en cas d’indigence, l’enfant dans sa mère.

Les partisans du tour applaudissent encore au caractère de cette institution, qui permet à la mère de retrouver son enfant : soit, nous nous réjouissons avec eux de ce résultat, mais nous désirerions quelque chose de mieux ; nous voudrions qu’elle ne le perdît jamais. Oui, nous voudrions que l’enfant ne quittât jamais ce sein destiné à le nourrir, ces bras faits pour le porter, cette maison qui est la sienne par le droit de la naissance. Sans doute, il est bon que l’enfant rentre après deux ou trois ans dans sa famille : nous avons été nous-même témoin de scènes touchantes dans cet instant solennel où la nature reprenait ses droits ; il faut cependant le dire, cette séparation, si courte qu’elle soit, laisse une trace dans le cœur des victimes. Nous nous plaisons à croire que la mère se montrera désormais tendre, attachée à ses devoirs ; elle aimera peut-être plus son enfant que si elle ne l’eût jamais quitté ; elle a des torts si graves à réparer envers lui ! Mais l’enfant oubliera-t-il jamais l’outrage qui a frappé sa naissance ? De quel œil verra-t-il ce sein qui l’a repoussé ? comment prendra-t-il des entrailles filiales pour celle qui l’a une fois renié ? L’expérience nous apprend que ces enfans réclamés ont rarement fait la joie de leur mère.

Le droit d’exposition que le tour sanctionne, du moins par son silence, c’est le droit de vie et de mort morale, car le père ou la mère qui délaisse un nouveau-né dans le tour lui fait perdre son état civil ; c’est le droit de vie et de mort matérielle, car bien peu d’enfans reviennent de cette cruelle expérience. Sans doute, le mouvement de mortalité qui enlevait autrefois les enfans trouvés en masse s’est un peu calmé dans ces derniers temps : il faut pourtant bien le dire, cette mortalité est toujours effroyable. Elle dépasse de deux tiers au moins la perte des nouveau-nés dans les classes les plus pauvres[9]. Il résulte de cette cruelle expérience qu’une mère qui éloigne d’elle son nouveau-né l’envoie à une mort probable. On se demande avec effroi à quoi servent alors tant de sacrifices qu’une aveugle humanité impose au trésor public. Avec la moitié de la somme (11 ou 12 millions) que dépense l’état en France pour l’entretien des enfans trouvés dans les hospices, il rendrait au moins les trois quarts de ces enfans à leurs mères.

Voilà bien assez de motifs pour remplacer un système de séparation et d’isolement par un système opposé. Vincent de Paule, Napoléon, vous tous, prêtres, moralistes, législateurs, qui avez voulu combattre le fléau des expositions, vous avez songé à l’enfant ; mais avez-vous songé à la mère ? Tout système qui n’embrasse pas l’un et l’autre dans sa prévoyance est à nos yeux un système incomplet, transitoire, inefficace. Comment séparer ce que la nature a si étroitement uni ? Il est affreux qu’une mère perde son enfant ; il est affreux qu’un enfant perde sa mère. L’état doit intervenir dans un tel sacrifice et descendre au secours de la femme avant qu’elle ait renoncé à ses devoirs. Le tour vient bien en aide aux naissances occultes ou malheureuses, mais il vient trop tard ; le tour ne soulage qu’à la condition de briser des liens, précieux. Il dit à la mère pauvre et abattue : Si tu ne veux pas le voir expirer dans tes bras, donne-moi ton enfant ! Le tour, c’est la séparation ou la mort. Cette institution n’est donc point définitive ; seulement il faut la remplacer avec toute sorte de ménagemens. La société actuelle est chrétienne par le cœur, philosophe par la tête ; elle doit imprimer ce double caractère au système de secours qu’elle médite pour les enfans trouvés. Conservons le tour encore quelque temps, puisque le tour est après tout une garantie d’existence pour les nouveau-nés ; mais cherchons à lui substituer des garanties meilleures, en réveillant dans le cœur de la femme le sentiment de la maternité.

Il faut remonter aux temps les plus orageux de la révolution pour trouver le germe de l’idée féconde qui doit, selon nous, transformer le service des enfans trouvés. Une loi du 28 juin 1793 offrait des secours aux mères, pour arrêter celles que la misère portait à exposer leurs enfans. Le législateur avait en vue d’encourager ainsi l’amour maternel et de faire tourner cet amour au profit du nouveau-né. L’état se montra prodigue de secours. Toute fille qui déclarait sa grossesse devait recevoir une pension alimentaire qui pouvait s’élever jusqu’à 120 francs. Cette mesure eut d’heureux résultats. Les expositions diminuèrent vers la fin de la révolution, non pas que les naissances naturelles fussent moins nombreuses, mais parce que les filles-mères se décidaient plus aisément à garder leur enfant. Nous devons tenir compte sans doute des circonstances uniques dans l’histoire au milieu desquelles se trouvait placée la France. La nécessité de faire appel aux forces vives du pays, pour maintenir la défense du territoire, a bien pu amener quelque exagération dans le tarif des secours qu’on accordait aux filles-mères. Cette mesure, isolée des circonstances fatales qui l’ont vue naître, nous indique pourtant la trace de la meilleure voie à suivre pour arriver à la fermeture des tours et même des hospices. Il faut effacer, dans les temps calmes où nous sommes, l’idée de récompense qu’un régime militaire avait attachée à la grossesse des filles ; mais il faut conserver l’idée d’indemnité qui seule peut combattre chez elles les funestes inspirations de l’indigence. Un tel système est économique, il est moral.

Nous ne venons point ouvrir une nouvelle source de dépenses. Il s’agit tout simplement de remplacer à domicile pour la mère les secours que l’on donne aujourd’hui à l’enfant dans l’hospice, il s’agit de payer à la femme qui gardera son nouveau-né les mois de nourrice qu’on paie actuellement à une femme étrangère. L’état recueillera de ce système, par la suite, des avantages certains, car les enfans secourus ne resteront pas à sa charge, comme dans les hospices, jusqu’à l’âge de douze ans. Il est bon néanmoins d’y prendre garde : une économie hâtive ferait avorter les résultats. Dans un département où les bénéfices opérés par la clôture des tours s’élevaient à 153,000 francs, la somme fixée par le conseil-général pour secours aux filles-mères n’a pas dépassé 2,000 francs. Qu’est-il arrivé ? Une de ces malheureuses, hors d’état de payer des mois de nourrice et ne pouvant rien obtenir de la charité étroite du conseil, a assassiné son enfant. A Paris, l’administration vient aussi d’entrer dans la voie des secours ; mais elle y est entrée avec parcimonie. Il est à désirer qu’elle y entre plus largement, si elle tient à tarir la source des expositions. Peut-être sera-t-il même nécessaire, dans les commencemens, de dépasser les ressources de l’ancien budget : ce sont des avances qui se retrouveront plus tard. Il faut aller tout d’abord les mains pleines de secours au-devant des besoins, car chacun de ces secours d’argent, c’est peut-être un crime de moins, c’est à coup sûr une vertu de plus dans la société. Jamais aumône ne descendit sur une meilleure terre. N’oublions pas en outre que le nouveau système aura à combattre des habitudes funestes, n’oublions pas qu’il s’agit de désapprendre aux filles-mères le chemin des tours. Une telle œuvre ne peut être le fruit que de nombreux sacrifices. Quand le fatal penchant à l’abandon des enfans sera redressé, quand le torrent impur qui entraîne aujourd’hui tant de nouveau-nés à l’oubli et à la mort aura changé de cours, alors, mais alors seulement, l’état pourra refermer ses mains. Ces sacrifices passagers trouveront d’ailleurs une compensation morale dans les devoirs et dans les sentimens de famille qu’ils feront refleurir. Quelques moralistes se sont effrayés de ces secours, qu’ils regardent comme une prime d’encouragement offerte au libertinage. Dans le sujet délicat qui nous occupe, les nuances sont tout : il ne faut pas encourager les filles à devenir mères ; mais, une fois qu’elles le sont, il faut leur prêter assistance pour leur ôter l’envie d’effacer par un crime les traces de leur faiblesse. Les indemnités que leur servira l’administration ne seront point des motifs pour réitérer une première faute. L’homme qui tend la main à son semblable tombé sur le bord d’un abîme ne l’engage pas pour cela à recommencer sa chute ; il l’aide au contraire à se relever, et lui inspire ainsi l’effroi du danger qu’il a couru.

Nos vues ne sont pas des utopies : un administrateur distingué, M. Curel, préfet du département des Hautes-Alpes, les a mises en pratique, et il a réussi à éteindre dans sa localité le fléau des expositions. Le tour existe encore, mais on ne s’en sert plus ; il est fermé en principe. Objectera-t-on contre un tel résultat que le nouveau système ne s’est guère exercé jusqu’ici que sur une population restreinte et connue ? Sans doute, le département des Hautes-Alpes n’est pas la France, l’action de l’autorité rencontrera plus d’obstacles dans les grandes villes ; mais le cœur des mères est le même partout, et en s’adressant à cette tendresse quelquefois obscurcie, rarement éteinte, en dégageant les bons sentimens de la femme des entraves du besoin, on obtiendra partout des succès consolans. Il faut seulement suivre la marche prudente et ferme que M. Curel s’est tracée. Avant de briser l’institution ancienne, il faut en rendre l’usage inutile. Supprimer les tours, c’est le but, ce n’est pas le moyen. Isolée, la fermeture des tours serait une tentative téméraire, rétrograde, homicide. Le système des secours à domicile est au contraire une mesure sage, utile et morale, qui peut seule fermer le gouffre ouvert dans nos campagnes, et surtout dans nos grandes villes, par l’habitude funeste du délaissement. En attendant ce résultat qu’on entrevoit dans l’avenir, une administration éclairée, qui s’appuiera sur tous les sentimens de la nature, rétrécira de jour en jour la voie des expositions, sans recourir à la contrainte. Le tour n’aura plus besoin alors d’être aboli ; il tombera tôt ou tard de lui-même, quand une fois il sera vide. Ce que M. Curel a tenté avait été essayé ailleurs et n’avait pas réussi ; c’est que la difficulté n’est pas tant dans la nature du secours que dans la manière de le distribuer. L’aumône ne porte son fruit que quand elle est accompagnée d’exhortations et de surveillance. Quoique les moyens de douceur soient de beaucoup préférables dans un tel service, il faut savoir quelquefois s’armer d’une sévérité bienveillante, car il y a des consciences indécises qui ont besoin de se sentir sous le regard de l’autorité pour redresser leurs voies tortueuses. L’accord des pouvoirs et de certaines influences morales est encore nécessaire, comme l’observe M. Cure], pour assurer le succès de cette œuvre délicate. Il ne faut surtout pas négliger dans les campagnes l’assistance du clergé ; le curé peut beaucoup sur l’esprit de ses jeunes brebis égarées, et il ne refusera sans doute pas son concours à l’administration dans une œuvre toute dictée par l’esprit évangélique.

Le secours à domicile combattra la misère, qui est une des causes dominantes d’abandon, mais il n’éloignera pas les mauvais conseils. Toute réforme administrative qui n’aura pas pour auxiliaire une réforme dans l’institution des sages-femmes sera frappée d’impuissance. Là, nous l’avons dit, est la racine du mal. Il conviendrait d’abord de restreindre le nombre des élèves-femmes qui se destinent à la pratique des accouchemens, en posant à l’entrée de cette profession des examens sérieux. A l’heure qu’il est, les sages-femmes ne savent rien cette ignorance les rend téméraires ; elles négligent trop souvent d’appeler le médecin dans des cas difficiles où leur ministère ne suffit pas. Une telle assurance aveugle a compromis maintes fois les jours de la mère ou ceux de l’enfant. Il serait ensuite utile de les écarter des grandes villes pour les refouler dans les petites localités. Dans les hameaux, tout le monde se connaît ; il est difficile de s’y livrer à un commerce clandestin et criminel. Celles, qui, ayant offert des garanties de moralité, demeureraient dans les grandes villes, à Paris surtout, devraient être pourvues d’une autorisation spéciale pour tenir une maison d’accouchement. Il importe qu’une surveillance plane sur ces établissemens douteux, de manière à dévoiler les abus qui s’y cachent, sans enlever à de telles maisons l’obscurité qui convient aux mystères de la pudeur vaincue et confuse de sa défaite. Nous savons que des commissaires de police se sont plus d’une fois transportés, à Paris et dans les provinces, au domicile des sages-femmes, pour savoir le nom de leurs pensionnaires et pour vérifier la nécessité où ces dernières se trouvaient d’abandonner leur enfant. De telles visites ont presque toujours eu des résultats fâcheux. La main de la police est trop brutale pour toucher à ces voiles délicats ; s’il faut en croire des témoignages très graves, la décence n’aurait même pas toujours présidé à ces inspections. Nous voudrions que ces fonctions de surveillance fussent confiées, dans chaque arrondissement, à un ou deux médecins, dont le caractère serait estimé, et qui réuniraient aux lumières de la science une connaissance pratique du cœur humain. Quel tact moral ne faudrait-il pas pour distinguer, en toute occasion, le vice de la faiblesse abusée, pour marquer la limite entre une faute souvent généreuse et l’acte qui commence à être crime ou délit, enfin pour ne requérir l’intervention de la justice que dans les cas extrêmes, où tous les moyens de douceur et de persuasion auraient été essayés sans succès ! C’est, du reste, moins contre les mères que contre les fauteurs et les complices de l’exposition qu’il sera besoin de sévir.

Il y a une autre influence sur laquelle nous comptons pour combattre les manœuvres des sages-femmes. Déjà dans quelques villes existent des sociétés de charité maternelle, dont l’action bienfaisante, jusqu’ici fort bornée, pourrait concourir puissamment à conserver les enfans dans les familles. Il s’agirait d’organiser ces sociétés sur une échelle plus étendue. Nous voudrions qu’elles envoyassent au chevet du lit de chaque fille en travail un ange consolateur. La femme assistant la femme, la devinant, prévenant dans son cœur des idées de désespoir, d’abandon ou de suicide, quel spectacle ! C’est dans le monde, au milieu de la richesse et des plaisirs, qu’on recruterait des missionnaires pour cette œuvre utile, qui aurait aussi ses joies sérieuses. Il faudrait toute l’autorité de la vertu, mais d’une vertu douce et intelligente, pour traiter avec les faiblesses du cœur humain. C’est ici surtout que les caractères varient avec la nature de la faute : telle fille-mère a failli par légèreté, telle autre par besoin ; chez celle-ci, la conscience n’est pas morte, elle n’est qu’endormie ; chez celle-là, le remords et la honte menacent les jours de l’enfant ; il y en a peut-être qui ont secoué toute pudeur. Qui ménagera toutes ces nuances ? Nous parlons, les femmes agissent. Elles sont douées d’une pénétration merveilleuse pour entrer dans chaque souffrance. Leur charité distribuera à l’une un secours, à l’autre un conseil ; leur voix réveillera celles-ci de leur somnolence morale, épargnera à celles-là l’humiliation d’un aveu. Quand elles ne pourront sauver la mère, elles chercheront toujours à sauver l’enfant. Une fille a-t-elle résolu d’exposer son nouveau-né, elles feront semblant de consentir à la nécessité qui lui dicte cet arrêt fatal ; elles l’engageront seulement à le conserver durant une semaine. Gagner quelques jours avec la nature, c’est gagner tout. Le sentiment maternel a besoin d’être mis à l’essai. Presque toutes les femmes qui abandonnent et qui sacrifient leur enfant n’ont pas eu le temps de l’aimer. Ont-elles fait une fois l’apprentissage des devoirs de mère, elles y trouvent un charme qui les retient et qui les attache pour l’avenir à leur nouveau-né. L’indifférence vaincue, il faudra combattre encore la honte qui pousse au délaissement. Si l’enfant n’est pas la faute, il en est du moins la révélation ; c’est cette révélation que l’on hait, qu’on veut écarter de ses propres regards, et surtout des yeux du monde. Une morale éclairée fera comprendre à ces malheureuses que, si leur conduite de fille est peu digne d’éloge, leur conduite de mère peut leur mériter plus tard l’estime et le pardon. C’est rendre service aux filles-mères que de les forcer à élever leur nouveau-né : elles s’en détachent dans un premier moment de honte, de gêne ou d’indifférence ; mais plus tard quels regrets ! En venant à leur secours, on leur ménage un soutien, une consolation pour l’avenir. Ce n’est point dans le tourbillon des plaisirs, souvent même des désordres, que la voix de la nature se fait entendre. Les sentimens maternels sont plus lents à naître chez ces filles dissipées que chez les autres femmes ; mais quand la jeunesse, l’âge des étourdissemens, a cessé, quand les adorateurs se retirent, on se souvient amèrement de l’enfant qu’on a mis au jour. C’est alors que le cœur parle, malheureusement il est trop tard. Où le retrouver ? Cet enfant ne repoussera-t-il pas d’ailleurs les bras qui l’ont lui-même rejeté ? On le craint, et la solitude, une solitude morne, éternelle, punit alors cruellement celles qui dans leur jeunesse ont oublié d’être mères.

L’influence de telles sociétés charitables balancerait d’abord l’action malfaisante des sages-femmes ; elle ne tarderait pas à la dominer. Il est bien entendu que ces fonctions seraient purement honorifiques. A Paris surtout, on trouvera dans chaque quartier des mains blanches et oisives, toujours prêtes à s’entremettre dans une œuvre de bienfaisance. Le grand mal quand on donnerait au soulagement des peines les plus graves quelques-unes de ces heures dorées qui s’éteignent çà et là dans l’ennui d’un salon ou d’un boudoir ! Il ne faut pas que les filles-mères se sentent abandonnées ; chacune de ces malheureuses, reconnaissant qu’elle a sur elle les yeux de la société qui applaudit à ses efforts, à ses pénibles devoirs, à ses sacrifices, trouvera dans cette surveillance même un noble motif d’émulation, qui soutiendra son courage défaillant. N’oublions pas que sa tache est rude et ingrate. Les travaux de la maternité, déjà si écrasans pour la femme mariée dans les classes ouvrières, le sont bien davantage pour la fille isolée. Le mépris, d’autant plus dur qu’il est plus aveugle, habite précisément les régions basses de la société. Il faut être éclairé pour être bienveillant. Les gens du peuple ne comprennent rien à la vertu repentante, ni à une faute rachetée ; il est donc nécessaire que le baume et le pardon viennent de plus haut. Nous aimerions mieux voir aussi les secours d’argent passer par les mains de ces sociétés maternelles que par les mains de l’administration. Les plus faibles d’entre les faibles, celles qui ont aimé, n’en comprendront que mieux les rougeurs de l’amour facile et puni. Rien ne s’oppose, comme on voit, à introduire dans le service des enfans trouvés un ministère nouveau, le ministère des femmes du monde. Qu’on ne s’effraie pas de telles fonctions, moins faites pour exalter les vues ambitieuses d’un sexe timide que pour contenter son cœur. Il ne s’agit pas d’appeler les femmes du monde au maniement d’affaires administratives, mais d’envoyer au lit de la fille du peuple, après le grand désastre de l’honneur naufragé, une chaste colombe qui lui rapporte le rameau vert de l’espérance.

Les secours combattront le besoin ; les sociétés maternelles éloigneront les mauvais conseils et les résolutions funestes. Il reste encore un obstacle à vaincre, c’est l’embarras que cause à une ouvrière allant en journée la présence d’un enfant qui vient de naître. Une institution s’élève à Paris pour détruire cet inconvénient : nous avons nommé les crèches. Le premier essai de ce genre a été fait dans le quartier des Chaillot. On loua un local modeste, on acheta douze berceaux, quelques petits fauteuils, un crucifix, et le 14 novembre 1845 la crèche était ouverte. Un prêtre la bénit ; des sermons de charité furent prêchés dans les églises sur ce texte connu : Infantem positum in prœsepio. L’éloquence de la chaire, si pauvre qu’elle soit aujourd’hui, trouva quelques inspirations touchantes ; le rapprochement entre la crèche de Bethléem, où l’enfant-Dieu fut couché sur un peu de litière fraîche, et celle de Chaillot, où l’enfant du pauvre allait trouver un berceau, des langes blancs et des soins charitables, tout cela était de nature à ouvrir la source des aumônes. Les aumônes coulèrent en effet. Mme la duchesse d’Orléans vint en son nom et au nom de son fils au secours de l’œuvre commencée. Nous aimons à voir ce qu’il y a de plus grand par la naissance descendre vers ce qu’il y a de plus petit et de plus faible. La crèche ayant réussi à Chaillot, d’autres quartiers de Paris accueillirent cette fondation utile. Vers la fin de décembre dernier, une crèche s’ouvrait rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, au centre de la population la plus souffrante et la plus démoralisée. Nous avons visité ces lieux avec intérêt. Au milieu d’une grande cour, dont les bâtimens conservent un air abbatial, montez un escalier raide et étroit, sur les marches duquel la pauvreté a laissé ses traces ; au second étage (si ce n’est pas un troisième) se trouve la crèche : deux chambres aux murs nus, avec des berceaux garnis de rideaux blancs, une lingerie naissante et un tronc pour recevoir les offrandes des visiteurs. Dans la première pièce sont les nouveau-nés qui sommeillent, dans la seconde se tiennent les enfans au-dessous de deux ans, assis sur de petits fauteuils, et qui jouent. Deux dames de charité surveillent les berceuses. L’instant de la journée le plus intéressant est celui où les mères s’échappent de leurs travaux pour venir donner le sein à leur nourrisson ou prendre dans leurs bras leur enfant sevré. La tendresse de ces femmes, si belles dans ce moment-là sous leurs haillons, la joie angélique de ces petits êtres qui reconnaissent leur mère, qui voudraient lui parler et qui ne savent, tout cela met gracieusement en action ce vers du poète latin

Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem.

On voit clairement le but des crèches : fournir aux mères pauvres qui travaillent un moyen économique de faire garder leur enfant durant la journée. Cette institution enlève une excuse et un motif grave au délaissement ; elle sert à renouer le lien de la famille, sans lequel tous les autres liens de la société se relâchent. Il importe néanmoins de modifier plusieurs des statuts : la crèche ne reçoit que les enfans dont les mères se conduisent bien[10]. Nous n’approuvons guère cette charité exclusive qui regarde aux mœurs de la personne secourue plus qu’à ses besoins et aux infirmités du premier âge. Ce ne sont d’ailleurs pas les femmes d’une conduite irréprochable, d’une vie sévère, qui abandonnent leurs nouveau-nés. En allégeant à ces dernières le fardeau de la maternité, vous faites sans doute une œuvre méritoire ; mais cette œuvre, ainsi restreinte, n’exerce plus aucune influence sur les expositions d’enfans trouvés, qui restent en dehors de votre prévoyance inutile. Il faut transporter aux crèches la liberté qui existe pour les tours, si l’on tient sérieusement à remplacer une institution qui favorise les causes du délaissement par une autre institution plus morale qui les prévienne. Le second inconvénient est dans la distance : une femme perdra une partie de sa journée, l’hiver par la gelée, presque toute l’année par la pluie, s’il faut qu’elle apporte, loin de chez elle, le matin, qu’elle allaite à midi et qu’elle reprenne le soir son nouveau-né. Pour que la crèche fût recherchée par l’ouvrière, il serait nécessaire que la crèche se trouvât toujours à la portée de son domicile. On voit combien ces établissemens auraient besoin d’être multipliés. Nous avons visité tout ce qui existe jusqu’ici dans Paris, et ce que nous avons visité est encore peu de chose. C’est moins une œuvre faite que le noyau d’une œuvre. Du reste, l’idée nous semble féconde, et peut avoir d’heureux développemens. Une bonne étoile s’arrêtera, nous n’en doutons pas, sur ces établissemens si utiles, sur ces crèches où déjà l’enfant du pauvre est entouré d’un bien-être qui manquait au petit enfant de l’Évangile. Il faut maintenant que la bienfaisance vienne au secours de l’œuvre imparfaite. Si votre charité hésite encore, mères, regardez votre enfant ! Femmes du monde, donnez un berceau pour que le berceau de votre nouveau-né ne soit jamais vide !

Nous arrivons à un dernier moyen d’éteindre les expositions : c’est la recherche de la paternité. Dans l’état actuel des choses, l’enfant est puni, la mère est punie : est-il juste que l’homme qui est le plus coupable, souvent même le seul coupable, soit le seul aussi qui échappe au châtiment ? On objecte que le secours payé par le séducteur à la mère de l’enfant constituerait un privilège en faveur de la richesse. Ce privilège existe déjà ; tout le monde sait que ce sont les jeunes gens riches et oisifs qui, pour passer le temps, font œuvre de séduire les jeunes filles ; seulement, au privilège la recherche de la paternité ajouterait la charge. Dans l’état présent, ils trompent et ils abandonnent ; c’est tout profit. La seule objection grave qu’on élève contre la recherche de la paternité, c’est la difficulté matérielle, souvent même l’impossibilité absolue, de remonter à la preuve du délit. Aussi cette mesure est-elle extrêmement délicate. Avant la révolution de 89, la recherche de la paternité était admise en France. Elle s’est maintenue en Angleterre jusqu’à ces derniers temps. Une fille était-elle devenue mère, elle nommait le père de son enfant ; son serment était considéré comme une preuve, et suffisait pour faire condamner le séducteur à épouser la fille ou à payer la pension de son enfant jusqu’à la douzième année : un refus était puni d’un long emprisonnement. L’exercice de ce droit donna naissance à des fraudes considérables. Aujourd’hui, depuis 1834, ce sont les paroisses et non les filles qui mettent le père en cause pour en obtenir la pension destinée à l’entretien de l’enfant. La déclaration et le serment de la mère ne sont plus considérés comme des preuves suffisantes. Un tel usage s’introduirait-il heureusement dans les mœurs françaises ? Des hommes graves, qui appartiennent à l’administration, ne seraient pas éloignés d’admettre la recherche de la paternité, non toutefois pour imposer le mariage, en tout état de cause, comme peine de la séduction (au moyen-âge, il fallait choisir entre épouser la femme ou la potence), mais pour encourager les unions légitimes, qui sont la plus forte garantie contre l’abandon des nouveau-nés. C’est ici que les sociétés maternelles interviendraient encore avec succès ; leur influence toute de persuasion et de douceur enlèverait à la recherche de la paternité ce qu’une telle enquête a toujours d’odieux et de blessant entre les mains de la justice.

Les armes de la prévoyance pourront sembler insuffisantes en présence des causes si nombreuses qui invitent les mères au délaissement. Pas une de ces causes, la misère, la honte, la séduction, n’échapperait cependant tout-à-fait aux moyens que nous venons d’indiquer. Le temps ferait le reste. Si les enfans trouvés n’avaient pas disparu entièrement sous l’action de ces moyens pratiqués avec une persévérance intelligente, leur nombre aurait du moins beaucoup diminué. Il serait temps alors de porter la main sur les hospices. Nous arrivons, on le voit, au même but que l’administration se propose d’atteindre par la fermeture des tours ; seulement nous y arrivons après avoir tari la source des expositions d’enfans. Cette voie nous semble la seule raisonnable, la seule possible. Si la solution n’est pas là, elle n’est nulle part. La clôture des tours et des hospices, non comme mesure immédiate et préalable, mais comme objet d’efforts constans, comme mesure préparée, tel est le terme vers lequel doivent tendre les vues de l’administration. Tous les moralistes ont entendu sortir des sociétés anciennes et modernes une grande voix qui se lamentait, la voix de la mère pleurant le fruit de ses entrailles, que le sentiment de l’honneur ou une nécessité cruelle lui avait ravi. Tous ont rencontré sur le chemin Rachel abandonnée et refusant toute consolation, parce que ses enfans n’étaient plus pour elle. Quitte tes vêtemens de deuil, ô femme inconsolée ! relève ta tête abattue, ô mère ! tes enfans sont retrouvés. Un système de charité plus large que celui des tours peut te les rendre.

Le chiffre total des malheureux qui vivent au milieu de nous privés d’état civil et de famille dépasse un million. L’antiquité ne voyait de motif d’intérêt au théâtre et ailleurs que dans l’existence de ces acteurs mystérieux sur la scène du monde. On ne comprenait alors que la poésie de la fatalité. Aujourd’hui la poésie de la charité, la poésie de la famille surtout, est destinée à remplacer la source désormais tarie où puisait la muse antique. Les naissances occultes doivent rentrer dans la règle des naissances ordinaires. L’opinion publique, tout en conservant l’amour du devoir et le respect du bien, pardonnera la faute de la fille à la tendresse de la mère. Il faut surtout qu’elle lève l’anathème jeté sur la tête de l’enfant, car nul ne peut être coupable d’une faute qu’il n’a pas commise. Le péché originel s’en va de nos croyances ; qu’il s’efface aussi de nos mœurs ! Les progrès du christianisme et de la philosophie ont rendu l’existence matérielle de l’homme sacrée jusque dans le sein de la femme ; ils doivent assurer maintenant son existence morale et civile. De quelque part qu’il nous vienne, tout enfant qui naît, aux yeux de l’état, c’est un citoyen ; aux yeux de l’économie politique, c’est un travailleur ; aux yeux de la religion, c’est un frère.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. A Strasbourg, par exemple, où l’opinion est très tolérante, plusieurs maternités précèdent en général le mariage dans les classes inférieures, et cette violation de la pudeur n’entraîne pourtant qu’un nombre assez faible d’enfans trouvés. La raison en est simple : ces filles-mères trouvent aisément à se placer avec leur nouveau-né, en qualité de nourrices, chez les bourgeois de la ville, qui ferment les yeux sur une faiblesse regardée comme tout ordinaire.
  2. Ceux qui ont été à même d’observer les mœurs des habitans de la campagne savent fort bien que les femmes qui ont souvent été mères sont regardées comme très capables d’assister et de conseiller les jeunes femmes en travail dans les hameaux où la médecine n’est pas encore représentée. Ce sont les matrones.
  3. Les renseignemens qu’on va lire ont été recueillis par un médecin distingué dans le cours d’une longue et orageuse pratique. Nous avons dû, par une réserve que l’on comprendra, écarter quelques détails, sans cependant sacrifier les faits principaux. Quand on tient à guérir une plaie, il faut avoir le courage de la sonder et d’en étudier la nature.
  4. Nous regrettons de retrouver une partie de ces doctrines dans un ouvrage récent : Parti à prendre dans la question des enfans trouvés, par M. T. Curel ; nous le regrettons d’autant plus, que nous aurons bientôt l’occasion de louer les idées pratiques et le bon sens administratif de l’auteur.
  5. Les tours n’étaient pas connus au temps de saint Vincent de Paule ; ils étaient même peu communs en France pendant les premières années du XIXe siècle.
  6. A Paris, le nombre des nouveau-nés et des foetus reçus à la Morgue présente, pour les années 1834, 1835 et 1836, une moyenne annuelle de 19 ; pour 1837 et 1838, la moyenne a été de 39 par an ; la moyenne pour les six années de 1839 à 1844 a été de 61. Ces chiffres sont encore très éloignés de nous donner une idée exacte des crimes qui se commettent. Toutes les statistiques officielles ne révèlent jamais, en matière d’avortement et d’infanticide, que le mal connu, patent, constaté ; elles ne peuvent dévoiler la plaie latente.
  7. Le projet de réforme, dicté par un intérêt tout fiscal et admis à la hâte, était de nature à soulever des craintes sérieuses. L’administration des hospices, prévoyant l’effet de ces craintes, a entrepris de calmer l’opinion et la conscience des hommes éclairés qui avaient adopté, sur sa demande, une mesure si grave. Il faut bien le dire, cette administration met du secret partout, même dans sa publicité. Une brochure où sont démenties les accusations qu’une voix éloquente venait de faire entendre devant le conseil-général de Saône-et-Loire n’a été distribuée qu’en très petit nombre. M. de Lamartine avait prononcé en faveur des tours un plaidoyer généreux, mais chargé, par malheur, de faits inexacts. Ce sont ces faits que M. Boicerboise, administrateur des Enfans-Trouvés, a voulu combattre. Ce démenti timide une fois donné, on crut avoir répondu. Nous ne suivrons pas le conseil des hospices dans le demi-jour de cette discussion : un fait domine seul tout le nouveau système ; ce fait, c’est le droit de contrôle substitué au libre exercice des expositions.
  8. Le déplacement n’a jamais eu lieu pour les enfans de l’hospice de Paris, qui se trouvent dispersés en nourrice sur presque toute l’étendue du royaume.
  9. Laissons parler les chiffres : en réunissant la mortalité de l’hospice à celle de la campagne, on découvre que 66 enfans trouvés sur 100 sont frappés de mort dans la première année de la vie. La mortalité des nouveau-nés conservés par leur mère ne présente, dans le même espace de temps, que 19 décès sur 100 enfans. Un tel résultat ne doit pas nous surprendre : l’enfant que l’hospice envoie en nourrice à la campagne retrouve une famille sans doute, mais c’est une famille artificielle, un lait étranger, des soins mercenaires, une tendresse plutôt acquise que naturelle et spontanée. Encore présentons-nous le beau côté du tableau : plusieurs de ces enfans mis en pension dans des familles agricoles sont traités en esclaves par le maître nourricier ; un calcul sordide règle la quantité de leurs alimens et la nature de leurs travaux. Il existe des inspecteurs, mais bien des abus échappent à leur surveillance. Comment les enfans abandonnés qu’une administration place entre des mains étrangères ne souffriraient-ils point de l’absence des soins maternels, puisque les enfans mis en nourrice par leurs parens courent déjà de grands dangers ? M. Benoiston de Châteauneuf a comparé la mortalité de la campagne avec celle des enfans élevés à Paris, et il a trouvé le résultat suivant : sur 100 enfans nourris par leur mère, il en meurt 18 la première année ; sur le même nombre mis en nourrice, il en périt 29. Cette mortalité augmente pour les enfans du peuple en raison de l’éloignement des nourrices, de leur manque de soins et de leur état de pauvreté. M. Marbeau a dévoilé aussi, dans un récent mémoire à l’Académie des sciences morales, plusieurs fraudes commises par les femmes de la campagne, qui font métier de vendre leur lait et leurs soins à des enfans de la ville.
  10. Premier article du règlement.