Les Enfantines du bon pays de France/Préface

Les Enfantines du bon pays de FranceSandoz et Fischbacher (p. v-xvi).


PRÉFACE
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Ces Enfantines ouvrent la série de nos recueils de poésie destinés à la famille ou à l’école.

L’idée de cette publication remonte pour nous à une époque bien antérieure aux événements de 1870.

Nous avions toujours regretté que l’enseignement du français en Alsace et dans nos provinces frontières, ne fût pas facilité par des livres vraiment populaires, appropriés à l’intelligence de l’écolier aussi bien que de l’homme du peuple : Nos ouvrages scolaires étaient trop abstraits, trop arides. Notre littérature est trop grave, trop solennelle, trop peu soucieuse de parler la langue des simples pour être comprise d’eux. Nous la voyions d’ailleurs inabordable à beaucoup de nos élèves qui en étaient encore aux éléments, auxquels il fallait d’abord apprendre la langue par ses mots et tournures, avant de songer à leur faire goûter quelques pages de nos auteurs.

Pour enseigner le français en Alsace, que fallait-il ? des morceaux classiques difficilement compris par l’écolier ou par l’homme du peuple ? des pages correctes et froides, écrites dans un style abstrait ? des chapitres où l’économie domestique mêle ses enseignements à des préceptes de morale ? Tout cela pouvait être utile. Mais pour propager la connaissance d’une langue dans toute une population, rien ne vaut que ce qui parle directement à l’esprit du peuple, c’est-à-dire à son imagination, ou ce qui va droit au cœur. Oui, pour répandre les éléments d’une langue, pour fixer les souvenirs qu’elle rappelle, rien ne vaudra un simple verset, un quatrain, un de ces jeux d’esprit, naïfs comme le sourire d’un enfant, un couplet qui se dit et se chantonne à la sourdine, qui de lui-même va se placer sur les lèvres et s’attacher à la mémoire, qui n’est parfois qu’un soupir de l’homme en peine de sa destinée, un regret ou une espérance. Rien ne remplace pour ce but pratique la poésie dont le peuple lui-même est l’auteur, qui se grave dans toutes les mémoires, se répète au coin du feu, est redite par l’aïeule, chantée par la jeunesse, et qui s’imprime dans l’esprit de l’enfant pour le suivre partout dans la vie.

Mais alors la poésie populaire ne comptait pour rien en France. L’école la laissait dans l’oubli comme si elle n’avait jamais existé chez nous. Pauvre Cendrillon, cachée dans la grande ombre du foyer national, elle voyait ses sœurs brillantes, l’Éloquence et la Poésie imitée du vers latin, posséder seules la faveur de cette seconde mère, « l’École », qui, jalouse et revêche, venue en France de climats lointains, prenait envers elle, l’enfant de la maison, le rôle d’une marâtre, et la charmante délaissée n’avait que ses peines et sa misère pour témoins de sa grâce touchante et de sa simple beauté.

Mais la France est le pays des surprises. En tout temps et en toutes circonstances, quand elle paraît le plus dépourvue, elle est sûre de trouver dans la fécondité de son génie, aussi bien que dans la richesse de son sol, des ressources cachées et comme tenues en réserve. Il n’est point de contrée, il n’est point de nation qui puisse s’appliquer plus légitimement ce vers du plus Français de ses poètes :

C’est le fonds qui manque le moins.

C’est ainsi que notre poésie populaire nous a été rendue tout récemment avec tous ses trésors. S’il est arrivé qu’elle a été si longtemps négligée c’est, il faut le dire aussi, qu’il n’est point de pays où l’École ait dû compter plus sérieusement avec une tradition antérieure aux créations spontanées du génie national, et où les études latines aient produit plus de chefs-d’œuvre. Nous nous rappellerons surtout qu’elles nous ont livré cet admirable instrument, la prose française, à qui la langue a dû pendant des siècles sa suprématie en Europe, à qui la France doit d’être devenue l’apôtre et l’initiatrice du progrès. Mais n’est-il pas temps de nous souvenir que, si le climat de la France réunit les productions du Nord et du Midi, de même le génie de la nation doit unir à la tradition latine et gauloise le sentiment français, c’est-à-dire d’un peuple moderne ; que dans ce domaine de la littérature comme dans tous les autres, rien n’est vivace que ce qui pousse en pleine terre, et que là surtout, sur ce sol national de la tradition, c’est le fonds qui manque le moins ?

On disait, on a répété pendant deux cents ans : « La France n’a point le génie épique », et voilà que la science nous rend l’une après l’autre ces chansons de geste, au nombre de près de deux cents, qui comptent parfois jusqu’à vingt et trente mille vers, qui ont été chantées, traduites, imitées par toutes les nations de l’Europe, et nous devons au travail et à la foi enthousiaste de deux savants diversement passionnés pour ces monuments de notre premier grand siècle littéraire, d’avoir restitué à la nation le chef-d’œuvre du moyen âge, la chanson de Roland, qui vit encore aujourd’hui, dans des imitations nombreuses, chez les peuples les plus reculés du Nord et du Midi.

On disait : « La poésie populaire et enfantine n’existe pas en France », et voici ce qui est arrivé dans les vingt dernières années : après les travaux, articles et rapports de Ch. Nodier, Gérard de Nerval, Ampère, Rathery ; après les publications de Tarbé (Champagne) et de Champfleury, ont paru successivement les Recueils de Bujeaud (Poitou), du comte de Puymaigre (Lorraine), de Beauregard.(Normandie), de Durieux et Bruyelle (Cambrésis), de Gagnon (Canada), de Blavignac (Genève), sans parler de ceux de Damas Arbaud (Provence), de Luzel (Bretagne) et de tant d’autres, sans parler non plus de Revues spéciales comme la Romania et la Mélusine, de monographies diverses sur les traditions de nos provinces de France, et des études sur la langue d’oc qui permettent enfin de mesurer l’étendue de cette littérature traditionnelle.

Mais les recueils publiés par ces auteurs s’adressent à des lettrés. Nous pensions que les plus belles, les plus intéressantes parmi ces poésies devaient arriver jusqu’à la famille et à l’école et, par elles, faire retour au peuple qui en est l’auteur. L’école voudra-t-elle les frapper d’interdit ?

La poésie populaire est l’esprit, est l’âme de la nation traduite dans la langue des simples. L’école, qui a mission d’instruire le peuple, refusera-t-elle de descendre jusqu’à lui, et de mettre à profit quelques-unes de ses inspirations ? Si les livres scolaires, et ceux qui sont écrits pour le peuple, s’enrichissaient de ce legs traditionnel dont le souvenir n’est pas éteint dans nos villes et nos campagnes, ne croit-on pas qu’ils seraient plus chers aux enfants et mieux acceptés des parents ? Quel accueil ne trouveraient-ils pas s’ils s’accompagnaient de ces dictons, proverbes, chansons et légendes qui, avec eux, reprendraient si volontiers le chemin de la mansarde et de la chaumière.

Dans ce retour à leur lieu d’origine, ces poésies serviraient à d’autres encore qu’aux jeunes élèves de nos écoles. Elles charmeraient les parents, elles instruiraient les maîtres à qui elles apprendraient à intéresser les enfants, à leur parler la langue qu’ils comprennent. Les auteurs scolaires, aussi bien que les instituteurs qui s’adressent au premier âge, étudieraient de plus près les gracieuses imaginations dont le génie national s’est inspiré pour amuser les enfants. Ils y surprendraient le secret de cette langue admirable de brièveté, simple et concrète. Quant aux écoliers, elles leur rappelleraient, mieux que toutes autres, qu’ils sont tous enfants d’une même patrie.

Fixer cette littérature un peu dispersée, n’est-ce pas réunir un trésor qui doit être commun à tous, qui est le bien propre du fils de bourgeois, comme du petit campagnard, au partage duquel le riche et le pauvre peuvent être appelés ? Ces charmants poèmes ou jeux d’esprit et de langage créent un lien de plus entre les enfants d’une même nation. Ils leur laissent à tous les plus gracieux souvenirs et composent un des éléments les plus puissants du patriotisme qui, dépassant l’amour du sol natal, n’existe que par la communauté des sentiments, des traditions, des souvenirs de tous et de chacun.

Pour nous, à cette œuvre de vulgarisation s’attachait une autre espérance. N’avions-nous pas le droit de compter que ces poésies trouveraient un écho non-seulement dans nos provinces de l’intérieur, mais encore dans notre Alsace et sur nos frontières ? Elles y porteraient le souvenir aimé de la langue et des traditions de la France et du peuple français. Cette espérance avait été le point de départ de notre travail bien avant 1870 ; nous n’y avons pas renoncé après les événements de l’année terrible, et nous ne voulons pas nous refuser à croire quelle ne puisse encore aujourd’hui se réaliser dans une certaine mesure.

Ce recueil des Enfantines, entrepris depuis de si longues années, s’est lentement accru de morceaux qui n’ont été publiés que dans ces derniers temps. Groupant les pièces qui le composent en chapitres où elles sont reliées par des idées communes, nous avons dû souvent nous arrêter en présence de lacunes qui ne pouvaient être comblées que par l’effet de quelque publication nouvelle, venant compléter celles déjà parues. Mais il fallait enfin conclure. Le livre était établi et imprimé lorsque toute l’édition, prête à paraître, a péri en mai 1876, dans l’incendie qui a détruit les magasins de l’imprimerie Berger-Levrault, à Nancy.

En recomposant notre travail, nous y ajoutâmes diverses pièces, que nous avions d’abord classées au Livre des hommes, et qui, sans avoir été en principe destinées aux enfants, nous parurent pouvoir être détournées à leur usage, entre autres les chansons de métier. On sait que les salles d’asile et les classes des minimes de nos écoles sont à court de jeux mimés où le geste accompagne la poésie et le chant. Ces jeux constituent une gymnastique très-amusante et très-utile à l’école elle-même, à qui ils servent à tenir les enfants frais et dispos. Froebel a composé dans ce but maints exercices, accompagnés de chansonnettes qui font exécuter aux enfants des mouvements scandés et d’ensemble, imitant le travail des hommes de métier. Nous avons cru qu’il serait utile de proposer aux maîtres celles de nos poésies populaires qui ont trait aux divers corps d’état, comme la chanson de la Coupe au vin. N’y a-t-il pas lieu d’espérer que l’on trouverait là des éléments plus naturels, plus vrais, pour cette gymnastique du vers chanté et mimé, qu’il serait si important de pouvoir organiser définitivement ? Tôt ou tard l’école saurait, après des remaniements et une appropriation plus directe, faire rentrer ces chants dans son cercle d’action.

D’autres chapitres, surtout celui des Énigmes et celui des Formulettes, ont reçu, pendant la réimpression même de la présente édition, un appoint très-opportun par deux publications dans lesquelles il nous a été permis de puiser à pleines mains. La première est le livre de M. E. Rolland sur les Devinettes de la France. Nous sommes reconnaissants à l’auteur et à l’éditeur, M. Vieweg, de l’autorisation qui nous a été donnée libéralement d’y faire de larges emprunts. L’autre publication, à laquelle nous avons a payer notre dette de reconnaissance, est la Mélusine, publiée par MM. Gaidoz et Rolland. Cette Revue se propose de mettre au jour la poésie traditionnelle, ainsi que les contes et les légendes répandus dans le peuple sur toute l’étendue de la France. Elle doit à la science et au talent de ses fondateurs de jouir dès aujourd’hui d’une autorité qui lui mériterait le concours de tous les hommes instruits, l’appui de tous ceux qui, vivant en contact avec le peuple, pourraient prendre sur le fait et fixer ses croyances et ses traditions.

On voit qu’après bien des traverses, ce recueil des Enfantines s’est approché lentement du but qu’il s’était proposé. Nous ne prétendons pas faire un choix, mais établir une sorte d’inventaire des poésies ou rimes qui ont trait à la vie de l’enfant. Nous croyons qu’il est bon, qu’il est utile d’offrir réuni en un volume tout, ou à peu près, de ce que la langue possède dans ce genre minuscule qui a une importance didactique, pédagogique, incontestable.

Chez les peuples voisins on a recueilli avec amour et avec une sorte de superstition, les moindres bégaiements de cette littérature enfantine. On n’a pas laissé à la tradition le soin de la transmettre intacte de génération en génération. Nous n’avons pas voulu davantage pratiquer des exclusions dans ce livre, qui ne prétend d’ailleurs pas s’offrir à l’école pour lui être directement utile.

Il n’est pas indifférent de donner place à telles des inspirations du peuple qui, sans avoir quelque valeur littéraire, servent à nous rappeler un trait particulier de sa vie et de ses sentiments. C’est ainsi, par exemple, que le quatrain de la Gelée de mai n’a rien de poétique et n’offre qu’une idée assez pauvre et pauvrement exprimée ; mais il signale une date importante, consignée par le peuple dans son calendrier rimé, date à laquelle se rattachent ses craintes, ses espérances de l’année entière, et dont dépendent ses intérêts les plus chers.

Les poésies empruntées à nos auteurs modernes sont insérées ici parce qu’elles présentent une première application du style légendaire. Les auteurs de ces morceaux n’ont certes pas entendu faire œuvre poétique, mais ils ont parlé, en riant, aux enfants, une langue qui peut être comprise d’eux. Cet essai devait être signalé et pourra donner lieu à d’utiles comparaisons.

Une étude sur la poésie enfantine ne serait pas ici sans quelque opportunité, mais nous devons remettre à d’autres occasions d’achever ce travail. Il se confondra en quelques parties avec les observations sur la poésie populaire qui pourront paraître à la deuxième partie des Rimes et Dictons.

Août 1877.
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