Les Enfans pauvres en Angleterre

Les Enfans pauvres en Angleterre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 241-271).
LES
ENFANS PAUVRES
EN ANGLETERRE

L’ABANDON ET LE VAGABONDAGE DES ENFANS. — LES ÉCOLES DE DISTRICT ET LES ÉCOLES INDUSTRIELLES

« Il est mort ! entendez-vous, Majesté ! Il est mort, milords et gentlemen, révérends de toutes les églises, il est mort ! Hommes et femmes à qui le ciel a mis quelque compassion au cœur, il est mort ! Et combien en meurt-il ainsi chaque jour autour de nous ? » C’est en ces termes hardis qu’après avoir raconté la mort d’un petit vagabond des rues de Londres, Charles Dickens gourmandait, il y a quarante ans, l’indifférence de ses concitoyens en présence d’un des fléaux les plus attristans qui puissent frapper l’œil des hommes : la misère et la dépravation inévitable de l’enfance. Avant qu’il n’eût été enlevé lui-même par une mort prématurée, Dickens avait déjà pu constater que ses vigoureuses objurgations n’étaient pas demeurées sans résultats. C’est cependant depuis sa mort que les mesures législatives destinées à prévenir le vagabondage des enfans ont produit leur entier effet, et dans cette grande ville de Londres, dont sa plume a décrit si souvent les bas-fonds, son œil aujourd’hui du moins ne serait plus attristé par l’innombrable quantité de ces petits êtres qu’il a si souvent dépeints, hâves, malingres, audacieux, couchant sur le pas des portes ou dans des masures en ruine, rôdant en guenilles dans le brouillard et cherchant leur vie aux dépens de la charité des passans ou au détriment de leurs poches. Ce n’est pas à dire cependant que, dans une ville aussi vaste que Londres et qui renferme encore tant de misères, le vagabondage et la mendicité des enfans aient complètement disparu; mais un ensemble de mesures législatives vigoureuses et bien conçues, se combinant avec une intervention très active de la charité, a certainement réduit ce mal aux moindres proportions qu’il puisse atteindre dans une aussi grande ville. Quelle est la nature de ces mesures et quels en sont les résultats? C’est ce que je voudrais rechercher dans cette étude, dont la première partie sera consacrée à l’examen de la législation relative aux enfans abandonnés.


I.

On a souvent parlé, dans ce recueil[1] comme ailleurs, et beaucoup plus souvent en mal qu’en bien, de la législation anglaise sur l’assistance publique. L’exemple de cette sévérité nous a été donnée par les Anglais eux-mêmes, dont plusieurs, et des plus éminens, ont exprimé dans leurs discours ou dans leurs livres une opinion très défavorable au principe des poor laws. Ces lois ont été appelées en pleine réunion publique « une malédiction pour les classes laborieuses » (a curse for labouring classes), par un représentant de ces classes ; et des économistes distingués, entre autres le professeur Fawcett et M. Prettyman, auteur d’un ouvrage intéressant intitulé Dispaupenzation, n’hésitent pas à faire remonter à cette législation l’origine de ce fléau du paupérisme qui travaille incessamment la robuste Angleterre. Peut-être même y a-t-il chez nos voisins une certaine tendance à dépeindre leur législation sur l’assistance publique comme plus défectueuse qu’elle ne l’est en réalité, et à rejeter sur cette législation malencontreuse la responsabilité d’un état social qui, à mes yeux du moins, est en grande partie le résultat d’une distribution trop inégale de la richesse et d’une concentration trop grande de la propriété foncière en un petit nombre de mains.

Quoiqu’il en soit de cette controverse théorique, les principes de l’assistance publique en Angleterre sont tellement connus qu’il est presque inutile de rappeler que c’est un statut de la quarante-troisième année du règne d’Élisabeth (1602) qui a mis à la charge des paroisses l’entretien obligatoire de tous les indigens qui se trouveraient hors d’état de se suffire à eux-mêmes. Ce principe général, dont une foule de lois postérieures ont tantôt restreint, tantôt élargi les applications, profite aux enfans aussi bien qu’aux autres classes d’indigens, sans qu’il soit besoin d’une législation spéciale fixant, comme le fait notre loi de 1869, les catégories d’enfans qui retombent à la charge de l’assistance publique. Mais, comme les formes de la misère de l’enfance sont les mêmes dans tous les pays, nous allons, à peu de chose près, nous trouver en présence de ces mêmes catégories d’enfans dont nous avons déjà en France étudié la condition, et cette similitude donne quelque intérêt à la comparaison du nombre des enfans secourus dans les deux pays. En France, le nombre des enfans secourus, y compris les secours temporaires accordés aux enfans des filles mères, s’élevait à une date récente à 124,896 pour une population de trente-huit millions d’habitans, chiffre dans lequel les pupilles de l’assistance publique figurent jusqu’à vingt ans. En Angleterre[2], ce chiffre s’élevait en 1876 à 242,348 pour une population de vingt-quatre millions d’habitans, et dans ce chiffre ne figure aucun enfant âgé de plus de seize ans. Cet écart entre les deux pays donne, au point de vue de l’état relatif du paupérisme, une indication intéressante. Le nombre des enfans secourus a du reste diminué en Angleterre depuis vingt-cinq ans ; en 1851, il était de 310,642.

Tous ces enfans ne reçoivent pas des secours de la même manière. Les uns, et c’est le plus grand nombre (195,888), reçoivent l’assistance au dehors (out-door relief), tout en demeurant avec leurs parens ou ceux qui prennent soin d’eux; les autres, au nombre de 46,460, reçoivent au contraire l’assistance au dedans (in-door relief), c’est-à-dire qu’ils sont élevés aux frais de la charité publique dans des établissemens dont je parlerai tout à l’heure. Ce sont d’abord les enfans qui tombent momentanément à la charge de la paroisse parce que leurs parens sont eux-mêmes, pour un temps plus ou moins long, entrés au workhouse. On les appelle dans la pratique casual children, parce que les frais de leur entretien sont accidentellement supportés par la paroisse, sans qu’ils soient définitivement adoptés par elle. Ils correspondent à cette catégorie d’enfans qui, à Paris, est maintenue provisoirement au dépôt de la rue d’Enfer, sans être immatriculée au nombre des pupilles de l’assistance publique. Viennent ensuite les orphelins (orphans), qui, en Angleterre comme en France, forment un contingent considérable et parmi lesquels figurent quelquefois des enfans de femmes veuves ou abandonnées par leurs maris, que la paroisse adopte pour éviter que la mère elle-même ne retombe à la charge de la paroisse avec ses autres enfans. Il y a enfin, comme en France, la catégorie des enfans abandonnés (deserted), mais avec une différence sensible dans la législation des deux pays. En Angleterre, l’abandon est un fait, ce n’est pas un droit. L’enfant abandonné est celui qui a été trouvé en bas âge sur la voie publique, ou plus tard errant dans les rues, sans que personne le réclame; mais la législation n’admet pas que la mère amène au workhouse son enfant, naturel ou légitime, et le laisse à la charge de la charité publique en demeurant libre elle-même. En un mot, l’Angleterre n’a jamais connu le tour, et n’admet pas l’abandon à bureau ouvert qui, en France, remplace le tour, sans que cette différence paraisse exercer d’influence sur le nombre des infanticides. Il n’y a eu en effet en 1875 que cent quarante poursuites dirigées en Angleterre contre des femmes pour meurtre ou dissimulation de la naissance d’un enfant (crime derrière lequel se cache souvent l’infanticide), tandis qu’en France nous avons eu deux cent trois poursuites pour infanticide proprement dit, ce qui, par rapport à la population des deux pays, donne une proportion à peu près égale. C’est là, soit dit en passant, un argument qu’ont le droit d’invoquer ceux qui combattent le rétablissement des tours comme moyen de prévenir les infanticides.

Enfans dont les parens sont entrés au workhouse, enfans orphelins, enfans abandonnés, telles sont les trois catégories d’enfans qui reçoivent en Angleterre l’in-door relief. Tant qu’ils sont considérés comme infants, c’est-à-dire jusqu’aux environs de deux ans, leur asile c’est le workhouse, où ils sont confiés aux soins de femmes qui sont généralement elles-mêmes des pensionnaires du workhouse, sous la surveillance de la matrone ou d’une de ses assistantes. Théoriquement, ce système peut paraître assez défectueux; mais en fait je ne crois pas qu’il présente d’inconvéniens sérieux, et il est toujours facile à une matrone intelligente de choisir parmi les pensionnaires du workhouse un certain nombre de femmes ayant le goût et l’intelligence des soins à donner aux enfans. Si quelque chose peut consoler ces femmes de la tristesse de leur condition et les relever de la dégradation qu’elles encourent à leurs propres yeux, c’est assurément cette association à l’exercice de la charité, dont elles s’acquittent avec joie. Quant aux femmes qui sont entrées au workhouse avec leur enfant en bas âge ou qui y sont demeurées après leur délivrance, on leur laisse au début le soin de leurs enfans, et il y a dans chaque workhouse des salles appelées lying in rooms dont l’aspect rappelle beaucoup moins nos salles de maternité que la salle dite des nourrices de la prison de Saint-Lazare. Je n’en connais pas de plus attristant, et il semble presque impossible à l’imagination qu’après avoir respiré dès leur naissance cette atmosphère du découragement et du vice, ces enfans n’en demeurent pas comme empoisonnés le reste de leur vie.

Le workhouse donne en outre une hospitalité de passage à des enfans de moins de seize ans, orphelins, abandonnés ou entrés avec leurs parens qui attendent que le bureau des gardiens (board of guardians) ait statué sur leur admission définitive. Jusqu’à ce que cette admission soit prononcée et qu’ils puissent être envoyés dans des établissemens spéciaux dont je parlerai tout à l’heure, on les maintient provisoirement, après leur avoir fait prendre un bain, qui n’est pas inutile, dans une salle de réception appelée receiving ward. Cette salle, dans beaucoup de workhouses, leur est malheureusement commune avec les adultes. Bien que ce séjour ne soit que de courte durée, je n’ai jamais vu un enfant ainsi laissé seul avec un ou deux vagabonds ou vieillards en guenilles sans en ressentir une impression pénible que je n’ai pas essayé de dissimuler au maître du workhouse. La séparation de ces enfans d’avec les adultes serait une amélioration facile à introduire et qui tôt ou tard frappera, j’en suis assuré, la sollicitude des administrations paroissiales.

Quel genre d’existence ont généralement menée ces enfans, qui n’ont point été admis au workhouse dans leur bas âge et à l’éducation desquels il faut pourvoir? Je crois intéressant pour mes lecteurs de leur en donner une idée en traduisant ce court et triste fragment où un ancien élève d’un workhouse de Londres raconte ses premières années :

« Autant que je puis croire, mon père était un Écossais. Nous vivions à Woolwich dans une étroite petite rue formée d’un côté par une rangée de petites maisons et de l’autre par le mur de l’arsenal. Je dis nous, parce que mon père, ma mère, moi-même, ma sœur, mon grand-père, ma grand’mère et mes deux oncles, nous occupions tous une même chambre au rez-de-chaussée. Ma famille entière était adonnée à la boisson; je buvais moi-même autant qu’il est possible de boire à cet âge, et lorsque parfois, fatigué de la boisson, je jetais par derrière le contenu d’un pot après avoir feint de le porter à mes lèvres, c’étaient de la part de mon père des juremens et des mauvais traitemens. Aussi me sauvai-je une fois de la maison paternelle, et je fus recueilli par des femmes qui vivaient dans une maison voisine de la nôtre. Je n’ai pas besoin de dire ce qu’étaient ces femmes, mais elles furent très bonnes pour moi, et, après avoir vécu quelque temps en faisant leurs commissions, je ne consentis à rentrer chez mon père qu’à la condition qu’il ne me maltraiterait plus. Mon plus grand plaisir était de nager dans la Tamise, et c’étaient à vrai dire les seules occasions que j’eusse de me laver. Je jurais comme un troupier et je n’avais jamais entendu prononcer le nom de Dieu que dans un blasphème. Je ne savais même pas ce que c’était qu’une école, et je me souviens qu’un jour, ayant poussé ma tête à travers la porte entre-bâillée d’une église, je reçus du bedeau un bon coup de canne pour ma peine. Je faisais des commissions pour gagner un morceau de pain ou de viande, et c’est ainsi que je me procurais de quoi manger. Mais si on me demande : Étiez-vous malheureux? je suis obligé de répondre que, bien que n’ayant ni chapeau, ni bas, ni souliers, j’étais (à la condition que mon père fût en voyage) aussi heureux et aussi libre qu’un oiseau. »

On comprend qu’avec de tels élèves l’éducation présente quelques difficultés et qu’on ait mis plus d’un système en pratique. Aussi les procédés de cette éducation diffèrent-ils assez sensiblement dans les six cent quarante-sept unions de paroisses qui, au point de vue de l’assistance, constituent les circonscriptions administratives de la Grande-Bretagne. Un certain nombre d’unions envoient tout simplement leurs enfans à l’école primaire du village. Ce sont généralement les plus petites ou les plus pauvres. Les autres les élèvent, suivant une distinction que je vais expliquer, dans des écoles de workhouse, dans des écoles séparées et dans des écoles de district. Les écoles de workhouse sont situées, ainsi que leur nom l’indique, dans l’intérieur du workhouse. Les enfans y sont, bien entendu, séparés des adultes et placés sous la surveillance d’un maître d’école. Mais celui-ci est lui-même sous l’autorité du maître (master) du workhouse, l’administration des deux établissemens est commune ainsi que parfois l’usage de certains bâtimens, tel que le réfectoire. Sur six cent quarante-sept paroisses ou unions de paroisses en Angleterre, il y en a plus de quatre cents où l’école est encore située dans le workhouse. Ce sont généralement les plus défectueuses, bien que leur création constitue un progrès par rapport à l’état de choses antérieur à la loi de 1834, qui a fait une règle de la séparation entre les diverses classes de pensionnaires dans les workhouses ; mais aujourd’hui on pense avec raison que le voisinage du workhouse, cet asile où, à côté de la misère, la paresse et le vice trouvent encore trop facilement un refuge, est chose fâcheuse pour les enfans, et l’on craint d’accoutumer insensiblement leur imagination à cette pensée que ces murailles abriteront un jour leur vieillesse comme elles ont abrité leur enfance. La crainte de cette contagion du workhouse a depuis un certain nombre d’années déterminé dans beaucoup d’unions la construction des écoles séparées (separate schools). Ces écoles sont, ainsi que leur nom l’indique, établies loin du workhouse. Si le workhouse est dans une grande ville, elles sont souvent situées à la campagne. En tout cas le personnel et l’administration des deux établissemens sont absolument distincts, et ils n’ont de lien commun que d’être sous la surveillance du même bureau de gardiens. Le nombre de ces écoles séparées est d’environ soixante. Si ce nombre n’est pas plus élevé, cela tient à des raisons d’économie. Beaucoup d’unions ont trop peu d’enfans pauvres pour qu’il soit, aux yeux des gardiens, nécessaire de pourvoir à une installation spéciale. Beaucoup sont au contraire trop chargées de dépenses et trop pauvres pour faire face aux frais de cette installation. Dans ce cas, le seul remède est l’association de plusieurs unions pour construire une école commune, qui prend alors le nom d’école de district. La législation anglaise tend à favoriser depuis longtemps la création de ces écoles de district, et deux actes de 1845 et de 1848 ont investi le bureau du gouvernement local (local government board) de pouvoirs étendus pour triompher des difficultés et pour trancher les contestations qui font souvent obstacle à l’entente entre les unions. Mais leur développement a été assez lent, et il y a sur ce point une sorte de lutte entre les tendances centralisatrices de la législation et l’esprit d’indépendance des paroisses. On ne compte aujourd’hui en effet que neuf écoles de district, qui reçoivent 5,582 enfans provenant de trente-trois unions, et sur ces neuf, cinq reçoivent uniquement des enfans provenant du district de la métropole.

Ces différens établissemens, écoles de workhouse, écoles séparées, écoles de district, ne varient pas moins dans les détails que dans le principe de leur organisation, et, sous peine d’allonger indéfiniment cette étude, il serait impossible d’entrer dans tous ces détails. Cependant on lira peut-être avec intérêt quelques renseignemens concernant les établissemens scolaires de la ville de Londres consacrés aux enfans pauvres. La métropole (tel est le nom que porte sur les statistiques l’agglomération urbaine groupée sur les deux rives de la Tamise) est formée par trente unions comprenant elles-mêmes cent quatre-vingt-dix paroisses. Sur ces trente unions, une seule, celle de Hampstead, qui n’a en moyenne que trois cent cinquante pauvres à sa charge, adultes et enfans compris, envoie ses enfans pauvres à l’école nationale. Onze ont pour leurs enfans des écoles séparées. Toutes ces écoles ont été construites à la campagne, sauf une seule de fondation assez ancienne, et qu’à ce titre j’ai cru devoir visiter, celle de Mile End Old Town, qui est située dans l’intérieur de Londres. L’école de Mile End Old Town est un spécimen assez exact de ces écoles, telles qu’on les construisait avant que l’éducation des enfans pauvres ne fût devenue en Angleterre une des préoccupations principales de l’opinion publique. Ce serait être trop sévère que de dire que les aménagemens en sont défectueux ; mais ils sont loin d’égaler l’intelligence et presque le luxe de celles dont j’aurai à parler tout à l’heure. Les deux cours, celle des garçons et celle des filles, sont deux grands carrés sans ombre, n’ayant d’autre perspective que les murailles du workhouse qui est tout proche, car le workhouse et l’école, séparés au point de vue de l’administration, ne le sont pas au point de vue du voisinage. Ce rapprochement ne présente pas seulement l’inconvénient très réel que j’ai signalé d’habituer les yeux et l’imagination des enfans avec l’aspect et la perspective de ce triste asile, mais celui, beaucoup plus tangible, de les laisser sous la coupe directe d’influences souvent détestables : ainsi celle de leurs parens enfermés comme eux au workhouse ou venant les voir les jours de visite. Aussi peut-on considérer comme un des progrès les plus sérieux qui aient été accomplis l’établissement des écoles séparées aux environs de Londres. Ces écoles sont installées à la campagne dans des bâtimens qui sont parfois assez anciens, mais généralement aménagés d’une façon satisfaisante. L’école qui reçoit les enfans de l’union de Lambeth et qui est située à Norwood, sur la route du Palais de Cristal, peut être citée comme un spécimen moyen de ces écoles. A l’école de Norwood, tous les dortoirs ne répondent peut-être pas aux conditions d’une bonne ventilation, et on y a conservé (ainsi que dans certaines autres écoles) l’habitude vicieuse à tous les points de vue de faire coucher deux enfans dans chaque lit. Les ateliers sont peut-être un peu sombres; mais en revanche les salles de classe sont claires et bien installées, la cour spacieuse et ombragée. On sent que ni l’air ni l’espace ne manquent, et que le jour où l’on voudrait agrandir des bâtimens vieillis, on ne serait pas embarrassé de trouver la place nécessaire. Toutefois ce n’est pas une école séparée qu’il faut visiter si l’on veut savoir le dernier terme d’une bonne Installation scolaire en Angleterre; c’est une école de district. Les inspecteurs du gouvernement local sont justement fiers de ces écoles de district, et, tout en admirant, comme je l’ai fait de bon cœur, l’intelligence et la perfection de leurs installations, je remarquais en moi-même que les administrations paroissiales en Angleterre ne sont pas plus exemptes que nos administrations publiques en France de cette manie de la bâtisse somptueuse que nos voisins désignent d’une expression concise et juste : overbuilding. J’ai vu dans ces écoles telle cage d’escalier et telle salle de réunion pour le bureau des gardiens dont se ferait gloire l’élégance d’une maison particulière, et je me suis mieux expliqué par ces exemples de largesse l’extrême inégalité du prix de revient de l’éducation de chaque enfant dans les trente unions de Londres, prix qui varie de 16 livres 10 shillings (412 fr. 50 cent.) à 36 livres 16 shillings (920 francs) par an. Mais ce qu’il faut louer sans réserve, à quelque prix que ce résultat soit obtenu, ce sont les précautions prises pour maintenir les enfans dans un bon état de santé. Toutes ces écoles sont situées dans un air excellent; généralement sur une éminence, quelques-unes même, comme celle d’Anerley (North Surrey district school) en face du plus riant paysage. La ventilation des dortoirs, des salles d’école, des ateliers, est préparée avec un soin et assurée avec une énergie qui nous sont tout à fait inconnus en France. Les précautions les plus minutieuses y sont prises pour éviter la propagation des maladies contagieuses. Ce n’est pas en Angleterre qu’on laisse avec une déplorable incurie, comme dans nos hôpitaux français, les enfans se communiquer les uns aux autres des maladies souvent mortelles. Dans chaque école de district (comme aussi dans presque toutes les écoles séparées) un bâtiment spécial ou une salle distincte, qu’on appelle prohationnary ward, est affectée aux enfans qui arrivent du workhouse, et une sorte de quarantaine leur est imposée jusqu’à ce qu’on ait acquis la certitude qu’ils n’apportent pas avec eux le germe de maladies contagieuses. De plus, des précautions très ingénieuses sont prises dans les infirmeries mêmes pour arrêter le développement d’épidémies dont il faut toujours prévoir la naissance. C’est ainsi que dans l’école de Sutton (South Metropolitan district school) deux grandes salles ont été établies en dehors des bâtimens afin que des enfans atteints en grand nombre de la même maladie contagieuse puissent être soignés tous en même temps. Ajoutons que ces salles sont tout simplement en bois avec une couverture en tôle, ce qui permet de les brûler et de les reconstruire à peu de frais, le cas échéant, moyen très énergique assurément de désinfection. Ces mesures hygiéniques sont complétées par un grand développement donné dans l’éducation des enfans aux exercices gymnastiques (drill) auxquels on fait participer de plus en plus les jeunes filles. Les habitudes nationales de sport se retrouvent dans cette éducation ainsi que celle des ablutions à grandes eaux. J’ai vu dans ces écoles de grandes piscines d’eau froide où les enfans se baignent et où on leur apprend même à nager. En augmentant ainsi quelque peu leurs frais d’éducation, les administrations paroissiales estiment avec raison avoir fait œuvre d’économie bien entendue, car elles calculent qu’un individu vigoureux et sain de corps a moins de chances de retomber un jour à la charge de la paroisse. De l’installation matérielle de ces écoles de district il n’y a donc que du bien à dire. La seule réserve qu’on pourrait faire est relative au trop grand nombre d’enfans qu’elles contiennent. La moins nombreuse de ces écoles renferme plus de huit cents enfans, et celle de Sutton plus de quinze cents. Cette agglomération, malgré les divisions qu’on s’efforce d’y introduire, doit encore augmenter les difficultés déjà grandes de l’éducation. Voyons donc quels sont, aussi bien dans les écoles de comté que dans les écoles de la métropole, les procédés qu’on emploie pour triompher de ces difficultés. L’éducation des enfans pauvres, quand elle est bien conçue, a deux côtés, le côté intellectuel et moral et le côté professionnel. Le côté intellectuel est assurément l’objet de préoccupations très soutenues ; les matières obligatoires de l’enseignement sont la lecture, l’écriture et le calcul. Les autres matières, l’histoire et la géographie par exemple, y tiennent une place, volontaire en quelque sorte, qui est plus ou moins grande suivant le zèle du maître et l’intelligence des élèves. Parfois cette place est assez petite; ainsi un inspecteur déclare dans un rapport avoir constaté que dans une école les enfans croyaient que les Romains dont il est question dans les épîtres étaient les catholiques romains, et un autre regrette que dans une classe de jeunes filles une seule ait pu lui dire comment on allait d’Angleterre en Espagne. Mais ce ne sont là que des exceptions d’après lesquelles il ne faut pas juger la moyenne de l’enseignement. Cette moyenne est incontestablement plus faible pour les filles que pour les garçons, et cela paraît tenir à l’insuffisance du personnel enseignant. Une femme distinguée qui avait été chargée il y a quelques années d’adresser à ce sujet un rapport au bureau du gouvernement local, mistress Senior, ne paraissait pas s’en inquiéter beaucoup et disait avec raison : « Mieux vaut pour ces jeunes filles acquérir quelques bons principes de cuisine et de raccommodage que de savoir la hauteur des montagnes du globe. » La pensée est juste, mais il ne faut cependant pas la pousser trop loin, et il est à regretter (toujours d’après les rapports des inspecteurs) que dans un certain nombre d’écoles l’enseignement de l’arithmétique se ressente de l’insuffisance des maîtresses chargées de le donner.

Quant au côté moral de cette éducation, je n’ai pas besoin de dire qu’il est très soigné. Un personnel qui m’a paru plein d’intelligence et d’humanité s’y dévoue avec beaucoup de zèle, et la rémunération élevée que touchent les directeurs ou instituteurs des écoles de workhouse dans le district de la métropole, complétée par les agrémens d’une installation très confortable, doit assurément en favoriser le recrutement. C’est l’enseignement religieux qui fait la base solide de l’enseignement moral. Les organisateurs de ces écoles ne se trouvent point ici en présence de ces rivalités de sectes qui tendent de plus en plus à imposer à l’enseignement des écoles primaires nationales un caractère non pas laïque, mais neutre (unsectarian). Les parens de presque tous ces enfans appartiennent à la religion anglicane ou n’ont point de religion du tout, et peu leur importe celle dans laquelle leurs enfans seront élevés. Il y a cependant une exception à faire en ce qui concerne les enfans irlandais, qui forment dans ces écoles une minorité parfois assez importante. Sachant l’attachement que même dans la condition la plus dégradée les Irlandais conservent pour leur religion, les autorités paroissiales se font un scrupule honorable d’élever les petits Irlandais dans une religion différente. Il en résulte quelquefois une situation embarrassante. Lorsqu’un prêtre catholique demeure dans les environs, il peut venir librement donner aux enfans de sa communion l’instruction religieuse; mais lorsqu’il n’y a pas de prêtre aux alentours, ces enfans se trouvent dans un dénûment spirituel à peu près absolu. On comprend que cette situation éveille la sollicitude des autorités ecclésiastiques, et que le cardinal Manning soit depuis longtemps en instance pour obtenir, au moins dans le district de la métropole, la création d’une école spéciale pour les enfans catholiques. Jusqu’à présent les unions qui ont beaucoup d’enfans catholiques ont tourné la difficulté en les plaçant dans des écoles libres, mais certifiées, auxquelles une somme fixe est payée par tête d’enfant. C’est ainsi qu’un certain nombre d’enfans catholiques venant des paroisses de Londres sont élevés dans l’orphelinat de Sainte-Marie par des frères belges de la Miséricorde, et qu’un certain nombre de jeunes filles, d’origine métropolitaine également, sont reçues dans un couvent tenu par des religieuses dont la maison-mère est en Normandie, à Notre-Dame-de-la-Délivrance. J’ai visité cet établissement, élégante construction située aux environs du Palais de Cristal, où l’aspect sévère d’un couvent s’allie au confortable intelligent d’une villa anglaise. J’ai eu ainsi le spectacle curieux d’un monastère rigoureusement cloîtré dans ce pays dont la devise menaçante a été si longtemps : no popery. J’étais accompagné dans cette visite, tout à fait improvisée, par un fonctionnaire élevé du gouvernement local, le docteur Bridges, auquel je dois personnellement beaucoup de reconnaissance pour la bonne grâce avec laquelle il a favorisé mes visites et mes recherches. A vrai dire, en considérant dans le parloir d’attente l’épaisseur des barreaux de fer entre-croisés qui formaient la clôture, je n’étais pas sans inquiétude sur notre réception, et comme mon compagnon était décidé, par un scrupule plein de délicatesse, à ne pas faire, en vertu de ses fonctions officielles, un déploiement inutile d’autorité, j’avais peur que notre demande d’admission ne fût repoussée. Il n’en fut rien; le but de notre visite exposé, nous franchîmes la redoutable clôture, et, conduits par une religieuse, nous eûmes toute facilité de visiter la maison du haut en bas dans ses moindres détails, aussi bien le pensionnat de jeunes filles payantes que les salles affectées aux enfans pauvres. Dans cette visite rapide, nous ne vîmes rien qui ne parût à louer dans le soin matériel et dans l’éducation des enfans, et comme la plupart des religieuses étaient françaises, mon amour-propre national n’eut point à souffrir vis-à-vis de mon compagnon. Nous fûmes, avant de partir, reçus dans un petit salon de bon goût par la supérieure, que son âge avait empêchée de nous accompagner dans notre inspection, et la visite se termina par l’offre classique d’un verre de sherry, dans lequel nous fûmes seuls, il est vrai, à tremper nos lèvres.

Puisque je me trouve incidemment conduit à parler ici de l’éducation donnée aux enfans catholiques anglais par les congrégations religieuses, je ne crois pas devoir m’abstenir d’une observation. C’est que, dans l’intérêt même de ces congrégations, et pour que les autorités paroissiales soient disposées sans trop d’ombrage à traiter avec elles; ceux qui, de Londres ou d’ailleurs, conduisent le mouvement du catholicisme en Angleterre feraient bien de favoriser plutôt le développement des ordres libres que celui des ordres cloîtrés. Les Anglais comprennent mal cette éducation donnée par les ordres cloîtrés, qui s’arrête à la porte du couvent, qui ne suit pas l’enfant dans la vie, qui demeure volontairement étrangère aux difficultés dont son existence sera peut-être entravée et ne peut plus rien faire pour l’en tirer. Ils craignent que cette éducation renfermée ne manque du caractère pratique qu’ils s’efforcent de faire prédominer dans leurs écoles, et que des jeunes filles ainsi élevées ne soient propres qu’à faire des nonnes et non point des femmes de ménage. Pour désarmer ces objections, dans lesquelles à une somme d’incontestable vérité se mêle aussi une forte part de préjugés, il y aurait tout avantage à favoriser en Angleterre le développement d’un ordre dont le nom y est déjà connu et respecté, c’est celui de Saint-Vincent-de-Paul. La manière d’être franche, simple, libre des sœurs grises s’accommoderait très bien avec les mœurs anglaises, et le développement de cet ordre populaire les effaroucherait moins que celui de ces communautés nouvelles dont les noms mystiques répondent aux tendances de la dévotion moderne, mais ne sont point dénature, dans ces pays protestans, à attirer la confiance et à triompher des préjugés. C’est là une observation d’une portée toute pratique que je soumets respectueusement à qui de droit. Les administrations paroissiales donnent beaucoup de soins à ce que j’appelais tout à l’heure le côté professionnel de l’éducation des pauvres et à leur apprentissage industriel. Je dois dire cependant que dans les écoles que j’ai visitées les résultats obtenus ne m’ont pas paru tout à fait en proportion avec les efforts. Les garçons sont mis presque exclusivement à l’apprentissage de deux métiers usuels : tailleurs et cordonniers. Peut-être y aurait-il quelque avantage à varier un peu plus les métiers qu’on leur enseigne, car il semble que tous ces tailleurs et tous ces cordonniers doivent se faire plus tard une singulière concurrence dans une profession déjà encombrée où leurs produits assez grossiers auront en outre à lutter avec ceux fabriqués par les machines. À ces deux professions s’ajoute aussi parfois celle de boulanger, et, dans les écoles de district auxquelles sont annexées des terres labourables, celle d’agriculteur. On apprend aussi à quelques-uns d’entre eux à jouer des instrumens à vent dans la pensée de les faire entrer un jour dans la musique militaire. Quant aux filles, leur éducation est plus uniforme encore. On les prépare presque toutes au service domestique, dans lequel elles trouvent, il est vrai, un débouché assuré. Tous ceux qui sont au courant des habitudes de la vie domestique anglaise savent que dans les plus modestes comme dans les plus élégantes maisons le nombre des maids est considérable, et qu’elles remplissent une foule d’emplois pénibles qui sont en France le partage des hommes. Aussi la demande des maids est-elle incessante dans les écoles qui ont la réputation d’être bien dirigées, et moyennant un discernement judicieux de la famille à laquelle on confie ces jeunes filles qui sortent de l’école à seize ans, elles peuvent y trouver une profession modeste, mais sûre.

Une forme originale et tout à fait anglaise de l’éducation professionnelle est celle qui est donnée, à bord du vaisseau-école l’Exmouth, aux enfans qu’à partir de douze ans on prépare, sur leur demande, à entrer dans la marine marchande ou dans la marine de l’état. L’Exmouth, qui a remplacé le Goliath incendié il y a deux ans, est à l’ancre sur la Tamise en face du petit village de Gray. La nature même de l’institution, ainsi que les méthodes qui y sont suivies, en rend la visite extrêmement intéressante. On sait y combiner une obéissance très stricte avec cette part de liberté qu’il est cependant nécessaire de laisser aux enfans. J’ai été frappé de ce petit fait que pendant les repas on ne leur impose pas cet absurde mutisme qui est en usage dans nos collèges et non moins contraire à l’hygiène qu’au bon sens. Mais que le capitaine fasse entendre deux coups de sifflet, immédiatement le silence le plus complet s’établit, et pas une voix ne s’élève d’un bout à l’autre de l’entre-pont. Le principe d’éducation du capitaine de l’Exmouth, c’est de faire naître et d’entretenir chez ces enfans qui sont destinés à porter l’uniforme le sentiment de l’honneur. Il y parvient en distribuant des galons d’honneur parmi les sujets d’élite et en laissant à ceux-ci, lorsqu’ils vont à terre en permission, une grande liberté dont le retrait de ces galons punit immédiatement le moindre abus. Pour les fautes plus graves, on met en usage d’autres moyens de coercition plus effectifs, parmi lesquels figure le fouet, et comme je demandais à mon compagnon de visite, le docteur Bridges, s’il n’y avait pas quelque contradiction entre ce mode de châtiment et le principe même de l’éducation, il me répondit : — Il n’y a pas un membre de la chambre des lords qui n’ait été fouetté dans sa jeunesse, — réponse qui, je l’avoue, me ferma la bouche.

Quels sont, à les considérer dans leur ensemble, les résultats de l’éducation donnée dans ces écoles? Si on compare le passé au présent, ils sont beaucoup plus satisfaisans que l’opinion publique n’est portée peut-être à se le figurer. Un inspecteur du gouvernement local se plaignait naguère, avec raison, qu’on continuât encore à se représenter les écoles de workhouse sous l’aspect de celles décrites par Dickens dans Oliver Twist. Par une meilleure organisation de ces écoles, on est arrivé en effet à détruire en partie cette plaie de l’hérédité dans le paupérisme ; qu’on constatait en relevant de génération en génération les mêmes noms de famille sur les registres des workhouses. Ce serait peut-être aller trop loin que d’attribuer uniquement à cette meilleure organisation la diminution du paupérisme qui, depuis vingt ans, a réduit le chiffre des pauvres secourus en Angleterre et dans le pays de Galles de 940,552 à 752,887. Mais cette amélioration y entre certainement pour une large part, et, à un autre point de vue, l’abaissement du chiffre des pauvres secourus répond victorieusement aux critiques trop acerbes dirigées contre l’administration de la loi sur les pauvres. Maintenant, si l’on veut envisager ces mêmes résultats à un point de vue plus abstrait, il faut pour les apprécier équitablement tenir compte des difficultés que rencontre l’éducation des enfans pauvres. Ces difficultés sont de deux sortes. Les unes tiennent à la nature même des enfans qu’il s’agit d’élever; les autres au peu de temps que ces enfans demeurent parfois sous la main qui les élève. Pour donner une idée de l’état de sauvagerie morale auquel en sont arrivés la plupart des enfans recueillis dans ces écoles, je ne puis mieux faire que d’emprunter encore à ces souvenirs, dont j’ai déjà traduit un fragment, le récit d’une première journée passée au workhouse :

«Après que nous fûmes descendus de l’omnibus, ma sœur et moi, on nous donna à manger. Je laissai la moitié de ce qui m’était donné, car je n’avais pas l’habitude de manger autant à la fois, et je fus longtemps à m’y accoutumer. Après dîner, une vieille femme m’introduisit dans la salle de bains, me fit enlever mes vêtemens, et me dit d’entrer dans l’eau sans avoir peur. Je n’avais pas peur, car j’avais l’habitude de passer ma vie dans la Tamise. Je sautai donc dans le bain sans la moindre hésitation; mais à peine y étais-je entré que j’en ressortis en poussant des cris affreux. L’eau était chaude, et je n’avais aucune idée de ce que pouvait être un bain chaud. Je m’imaginai qu’on voulait me faire mourir, et jamais, je crois, je n’ai eu si peur de ma vie. Aussi ni prières, ni menaces, ne purent-elles vaincre ma résistance que j’entremêlais de beaucoup de juremens.

« Ce fut précédé par le récit de cette histoire que j’entrai dans la classe. Le maître me demanda mon nom. Je refusai de répondre. Il insista. Je lui répondis : — Trouvez-le vous-même, Carotte (il avait les cheveux roux). — À cette réplique, un moniteur mit la main sur moi, ce qui lui valut un bon coup de poing pour sa peine; mais comme il était plus grand que moi, il m’amena devant le maître, qui en me menaçant avec une férule obtint de moi l’indication de mon nom. On nous mena ensuite à l’église, et, comme je n’avais pas la moindre idée de ce que c’était que le service divin, je me souviens de mon étonnement à l’aspect de tous ces gens qui chantaient ensemble. A la sortie de l’église, j’attrapai un coup de férule pour avoir dormi; aussitôt je me précipitai sur le maître et lui lançai plusieurs coups de pied. Aussi demeurai-je en pénitence le reste de la journée. Je tins bon ; mais le soir, lorsque je fus couché, je me mis à pleurer silencieusement en ramenant mes couvertures sur ma tête, et pendant bien des nuits je continuai de pleurer ainsi, en me demandant parfois ce qu’était devenue ma sœur. »

Pour venir à bout de natures aussi incultes, la première des conditions c’est le temps, et cette condition n’est pas toujours remplie. Les orphelins et les abandonnés demeurent à l’école jusqu’à seize ans, et lorsqu’ils ont été admis en bas âge, la durée de leur éducation est suffisante. Il n’en est pas de même de ces casual children, qui sortent de l’école en même temps que leurs parens sortent du workhouse. Pour ceux-là, il est impossible de fixer la durée moyenne de leur séjour, qui a lieu plus souvent en hiver qu’en été (il y a environ cinquante mille pauvres de plus dans les workhouses au mois de janvier qu’au mois de juillet) et qui se répète souvent deux ou trois fois. Pour ceux-là, il est impossible de faire aucun fond sur l’éducation intermittente qui leur est donnée, et s’ils tournent mal, il n’est pas équitable d’en attribuer la responsabilité aux défauts de cette éducation. Mais ce ne serait rien si cet élément flottant n’introduisait dans les écoles des fermens perpétuels de désordre et de corruption. Aussi quelques personnes compétentes se sont-elles demandé s’il convenait de mêler ces casual children à la population permanente des écoles, et s’il ne serait pas préférable de les tenir entièrement à part. Cependant, comme on redoute les résultats déplorables que donneraient nécessairement ces écoles affectées aux enfans les plus vicieux, on continue d’après les anciens erremens, qui sont peut-être après tout les meilleurs. Il est impossible toutefois que ce fâcheux mélange ne réagisse pas sur les résultats de l’éducation générale. Les résultats de cette éducation sont assez difficiles à établir avec exactitude. D’après les rapports des inspecteurs et en établissant une moyenne sur plusieurs années, 5 pour 100 parmi les garçons et 9 pour 100 parmi les filles pourraient être considérés comme ayant mal tourné; le reste mènerait une conduite satisfaisante. Au contraire, d’après une enquête, il est vrai, plus restreinte et qui ne porte que sur les jeunes filles élevées dans le district de la métropole, 54 pour 100 de ces jeunes filles mèneraient une conduite mauvaise ou médiocre, et 39 pour 100 une conduite bonne ou assez bonne, le reste étant mort ou disparu. La différence entre ces constatations tient peut-être à ce que pour la première de ces enquêtes les renseignemens ont été demandés aux directeurs des workhouses, tandis que pour la seconde ils ont été puisés à la source même. On remarque que, d’après les deux enquêtes, l’éducation des écoles de workhouse réussit moins bien pour les filles que pour les garçons, celles-ci étant toujours exposées à échouer sur ce terrible écueil de la prostitution qui, on le sait, n’est en Angleterre l’objet d’aucune réglementation et partant d’aucune répression.

En résumé, et à ne considérer que dans ses grandes lignes le système suivi en Angleterre, ce système nous offre-t-il un modèle à imiter? Je ne le crois pas, et cela pour deux raisons. La première, c’est que, si nous voulions faire comme nos voisins de l’internat charitable, nous réussirions beaucoup moins bien. Nous n’avons pas en France le génie de l’éducation en commun. Qu’il s’agisse d’un orphelinat tenu par des frères ou d’une école supérieure dirigée par des professeurs de l’état, nous n’avons jamais su réaliser cette alliance de la discipline avec la liberté qu’on rencontre en Angleterre aussi bien à bord de l’Exmouth qu’à Eton ou à Oxford. La seconde, c’est qu’en France nous sommes entrés dans le pratique d’un système qui, à notre point de vue, vaut mieux : celui du placement des enfans chez des familles de cultivateurs. Ce système est adopté également en Écosse, et il y a donné des résultats assez satisfaisans pour qu’en Angleterre des personnes compétentes pressent les administrations paroissiales d’entrer de plus en plus résolument dans cette voie où quelques-unes se sont déjà engagées, mais avec hésitation. Il n’y avait en effet, à une date récente, que deux cent quatre-vingt-sept enfans ainsi placés sous la surveillance de trente-trois comités. L’opinion anglaise est d’ailleurs loin d’être unanime sur les avantages du boarding out system, auquel le bureau du gouvernement local paraît jusqu’à présent peu favorable. Les objections très fortes qu’on fait à ce système m’étaient ainsi résumées par un inspecteur : We heve not your beautiful peasantry. On ne rencontre en effet en Angleterre qu’à l’état d’exception ces familles de paysans probes, économes, laborieuses, acharnées à la mise en valeur de leur petit coin de terre, dont la prospérité incontestable constitue une des meilleures réponses qu’on puisse faire aux détracteurs passionnés de notre état social. Les enfans qu’on placerait en Angleterre dans une famille de paysans se trouveraient le plus souvent associés à une existence sinon de misère, du moins de privation, où les conditions de moralité ne sont même pas toujours très satisfaisantes. Quelques chiffres donneront à ce sujet des indications intéressants. La proportion des enfans naturels est moins considérable en Angleterre qu’en France; elle est de 5 pour 100 dans le premier de ces pays et de 7 pour 100 dans le second, différence qui ne doit pas être uniquement attribuée à des raisons morales, les formalités excessives dont notre législation fait précéder les cérémonies du mariage y entrant, j’en suis persuadé, pour beaucoup. Mais ce qui est curieux à constater, c’est la façon dont les naissances naturelles se répartissent dans les deux pays. En France, les gros chiffres sont fournis par les villes, Paris en tête, où la proportion des enfans naturels s’élève jusqu’à 33 pour 100. Ce qui rétablit l’équilibre, c’est le chiffre relativement faible des naissances naturelles dans les campagnes. En Angleterre c’est précisément le contraire; les gros chiffres sont fournis par les campagnes, et les chiffres faibles par les grands centres. Ainsi la ville de Londres donne une proportion de 3 pour 100, le district manufacturier du Lancashire une proportion de 4 pour 100, tandis que les comtés agricoles du Westmoreland, du Norfolk, du Shropshire donnent une proportion de 7 et 8 pour 100, autrefois de 10 et 11 pour 100. On comprend qu’en présence de cet état de choses la pensée de placer des enfans dans des familles de paysans soulève en Angleterre la même nature d’objections que si l’on venait proposer en France de les placer dans des villes manufacturières.

Je ne crois donc pas que les deux pays qui font l’objet de cette étude comparative aient à se faire des emprunts utiles dans les procédés qu’ils emploient pour prévenir le vagabondage en recueillant les enfans qui y seraient infailliblement livrés. Chacun suit la méthode qui convient le mieux à son génie et à ses mœurs. C’est en étudiant dans la seconde partie de ce travail la manière dont la législation anglaise réprime le vagabondage des enfans à sa naissance que nous aurons à recueillir plus d’une utile indication.


II.

La législation anglaise relative aux jeunes délinquans mérite d’autant plus d’être étudiée de près qu’elle ne laisse pas de donner lieu à des appréciations assez diverses. Dans des publications récentes, cette législation nous a été proposée comme un modèle, et on a fait honneur aux Anglais d’avoir supprimé la prison dans le traitement des jeunes délinquans. En Angleterre, au contraire, l’auteur d’un livre intéressant intitulé Current Coin (Monnaie courante), où quelques-unes des misères sociales de ce beau pays sont vigoureusement mises à nu, reproche à ses concitoyens de continuer à soumettre les enfans à la peine barbare de l’emprisonnement. Le secret de ces contradictions est dans la complexité des dispositions qui règlent le sort des jeunes délinquans, et qui sont rarement envisagées dans leur ensemble. C’est cet ensemble que je voudrais examiner en complétant des indications précises, tirées du texte même des actes législatifs, par quelques appréciations personnelles qu’une visite attentive m’a suggérées.

Trois documens législatifs principaux régissent actuellement la condition des jeunes délinquans en Angleterre. Le premier en date, et le moins connu, est un acte du 22 juillet 1847, désigné dans la pratique sous le nom de juvenile offenders act. Pour bien comprendre la portée de cet acte, il faut se rappeler que d’après la procédure criminelle anglaise les infractions (offences) sont de deux natures : celles qui donnent lieu à une instruction (indictable offences), dont la poursuite a lieu devant les assises, et celles qui sont jugées sommairement (summarily convicted) par deux juges de paix au moins siégeant en petites sessions (petty sessions), ou par un magistrat salarié (stipendiary magistrate) qui, dans certains districts (généralement les grandes villes), est investi de pouvoirs équivalons à ceux des juges de paix. Au nombre des indictable offences figure en principe le vol simple, larceny, c’est-à-dire une des infractions dont les enfans se rendent le plus fréquemment coupables. On était donc obligé de les traduire devant les sessions trimestrielles des assises, ce qui entraînait, pour des infractions souvent insignifiantes, des longueurs et des complications de procédure. Depuis l’acte de 1847, ces enfans, s’ils ont apparemment moins de quatorze ans, peuvent être traduits devant la juridiction sommaire et condamnés à l’amende, à un emprisonnement n’excédant pas trois mois avec ou sans travail pénal (hard labour), et, s’il s’agit d’un garçon, à la peine du fouet. Les juges de paix ou le magistrat peuvent en outre, s’ils estiment que cela est dans l’intérêt de l’enfant, ne prononcer contre lui aucune condamnation et le mettre en liberté après avoir obtenu caution qu’il se conduira mieux à l’avenir, ou même sans caution.

Bien que cet acte ait introduit dans la procédure suivie contre les jeunes délinquans un progrès considérable, on voit qu’il n’est pas exact de dire que les Anglais aient renoncé à faire usage de la prison pour réprimer les infractions commises par des enfans. Il ne faut pas croire en effet que les dispositions de cet acte restent à l’état de lettre morte. En 1876, mille huit cent quatre-vingt-trois enfans ont été condamnés à l’emprisonnement, et mille soixante-dix-huit à la peine du fouet, qui quelquefois s’ajoute à celle de l’emprisonnement. Je me suis fait montrer, dans une prison anglaise, les verges qui servent à fouetter les enfans; ce sont des verges en bouleau qui n’ont rien de commun avec le fameux chat à neuf queues dont l’application de plus en plus rare constitue pour les adultes un châtiment fort redouté. Mais on voit que les Anglais sont loin dans leur traitement des jeunes délinquans d’avoir renoncé à tout moyen de correction, et qu’ils conservent encore celui-là même dont l’emploi peut soulever le plus d’objections. Ne leur faisons donc pas honneur d’une réforme peut-être impossible, mais qu’ils n’ont pas même essayé de réaliser.

L’acte de 1847 ne touchait qu’à la procédure et ne modifiait point le système pénal. Les mineurs condamnés en vertu de cet acte continuaient à être communément détenus dans les mêmes prisons que les adultes, plus ou moins exactement tenus à l’écart dans des quartiers séparés appelés écoles de prison. Il n’y avait dans toute l’Angleterre qu’une école proprement dite pour les jeunes détenus, celle de Parkhurst dans l’île de Wight, et l’organisation de cette école ne laissait pas que d’être assez vivement critiquée. Ce mode de répression des infractions commises par les jeunes délinquans avait pour conséquence d’incessantes récidives, et les magistrats épuisaient vainement leur pouvoir en les frappant de condamnations répétées à l’emprisonnement ou au fouet, jusqu’à ce qu’ils fussent mûrs pour la transportation. Mais l’inefficacité de cette répression préoccupait vivement l’opinion publique, et en 1852 le parlement ouvrait une de ces vastes et loyales enquêtes qui préparent toujours en Angleterre les grandes réformes. Les commissaires de l’enquête attribuèrent dans leurs conclusions le développement de la criminalité chez l’enfance à la mauvaise éducation donnée aux enfans pauvres dans les workhouses et à l’insuffisance du système adopté pour punir les jeunes délinquans au point de vue réformateur. Aussi cette enquête n’a-t-elle pas moins contribué à introduire dans les écoles de workhouse quelques-unes des améliorations dont j’ai parlé qu’à préparer les bases du célèbre acte de 1854 sur les écoles de réforme. Cet acte est à la législation anglaise ce qu’est à notre législation la loi de 1850 sur les jeunes détenus, et il subsiste encore aujourd’hui dans ses dispositions principales.

Le progrès considérable accompli par l’acte de 1854 a été de permettre aux magistrats qui président les assises ou qui constituent la juridiction sommaire d’envoyer dans des établissemens privés, mais reconnus par le gouvernement (certified), les jeunes délinquans qui se seraient rendus coupables d’actes criminels tels que le vol qualifié, le recel, l’incendie, les coups et blessures, etc., pour y être soumis à une éducation correctionnelle de deux ans au moins et de cinq ans au plus. Mais en même temps, et pour bien marquer la gravité du caractère de l’infraction commise, l’acte de 1854 établissait que l’envoi dans une école de réforme devait être précédé d’un emprisonnement qui ne pouvait être moindre de quatorze jours (réduit depuis à dix), et qui dans la pratique s’élève rarement au-dessus de quatre mois. Ici encore la législation anglaise a maintenu la prison, et elle en fait en quelque sorte la condition de l’éducation correctionnelle, qui est destinée à compléter la peine sans la supprimer.

Dans la pensée du législateur, les prescriptions de l’acte de 1854 devaient être appliquées à une catégorie d’enfans supposés particulièrement vicieux d’après la gravité de l’infraction qu’ils auraient commise. Aussi cet acte avait-il l’inconvénient de ne pas étendre les bienfaits de l’éducation correctionnelle à toute une catégorie d’enfans non moins intéressans, celle des enfans vagabonds et mendians qui, il y a un certain nombre d’années, remplissaient en beaucoup plus grand nombre qu’aujourd’hui les rues de Londres et auxquels on a donné le nom générique de street Arabs (Arabes des rues). Cette lacune bientôt sentie amena l’adoption successive de plusieurs actes dont le principal est celui de 1866, demeuré, sous le nom d’acte des écoles industrielles, la charte constitutionnelle du traitement des enfans vagabonds et des petits criminels. Cet acte ne s’applique pas seulement en effet aux enfans au-dessous de quatorze ans qui vagabondent ou qui mendient soit réellement, soit sous le prétexte de vendre ou d’offrir quelque chose, mais à ceux âgés moins de douze ans qui ont commis quelque infraction passible de l’emprisonnement sans avoir subi auparavant aucune condamnation. Il s’étend en outre aux enfans qui sont abandonnés et sans tutelle convenable (without proper guardianship), à ceux dont les parens sont en prison, ou qui fréquentent la société des voleurs, enfin à ceux qui méconnaissent l’autorité de leurs parens ou tuteurs, ou qui se montrent insoumis dans une école de workhouse. L’acte de 1866 reconnaît aux magistrats qui constituent la juridiction sommaire le droit d’ordonner que tous ces enfans seront détenus pendant un temps, dont le magistrat fixe la durée, dans une école industrielle certifiée. On voit que les dispositions de cet acte sont très étendues, et on comprend que mis en pratique avec vigueur, comme il l’a été depuis dix ans, il ait considérablement réduit le nombre des petits vagabonds en Angleterre. Ce qui ajoute encore à l’efficacité de cette législation, c’est la simplicité de la procédure. En effet, aux termes de l’acte de 1866, c’est toute personne qui a le droit de conduire devant un magistrat un enfant appartenant à l’une de ces catégories si nombreuses et si indéterminées que je viens d’indiquer. Il est vrai que dans la pratique il est assez rare que ce soit un passant qui se charge de cette mission pénible. Mais pour ne parler que de Londres, où un simple policeman a ce pouvoir et en fait usage, plusieurs sociétés se sont formées en outre pour assurer la mise en vigueur de cet acte, et donnent mission à des employés connus sous le nom de bedeaux des enfans (boys beadle) de ramasser dans les rues de Londres et de conduire devant le magistrat les enfans vagabonds.

Enfin la stricte exécution de l’acte de 1866 a reçu une impulsion nouvelle par l’intervention des bureaux scolaires (school boards) que la loi de 1870 a chargés de veiller au développement de l’enseignement primaire, et par la mise en pratique récente du principe de l’instruction obligatoire qu’a posé la loi de 1876. À Londres en particulier, le school board est activement intervenu dans ces dernières années pour traduire devant les onze magistrats de police qui siègent dans le district de la métropole les enfans vagabonds, et pour faire prononcer leur envoi dans les écoles industrielles, entre autres dans celle de Brentwood, dont le school board de Londres a provoqué la création. Cette extension donnée aux dispositions de l’acte de 1866 et l’interprétation un peu trop large des mots without proper guardianship ont même amené dans ces derniers temps une certaine réaction. On s’est demandé si ce n’était pas un moyen bien énergique d’assurer l’éducation des enfans que de les élever aux frais de l’état, et si, tout en tenant trop peu de compte de l’autorité des parens, on ne tendait pas en même temps à les décharger d’une obligation sacrée. De cette réaction est née la pensée, à laquelle la dernière loi de 1876 sur l’enseignement primaire a donné une sanction, de créer des écoles industrielles, pour le jour seulement (day industrial schools), où les enfans seraient bien tenus d’aller par ordre du magistrat, où ils recevraient la nourriture et l’instruction, professionnelle, mais d’où ils retourneraient coucher chaque soir chez leurs parens. Quant à l’inconvénient de faire retomber sur l’état des dépenses qui incombent en principe aux parens, la loi y a pourvu par une disposition très sage qui autorise le trésor à poursuivre contre les parens le remboursement des sommes qu’a coûté l’éducation de leur enfant lorsqu’ils sont en état d’y faire face. 18,044 livres 17 shillings sont ainsi rentrés dans les caisses du trésor pendant le courant de l’année 1876, et cette mesure salutaire, qui procure à l’état une économie assez notable, contribue également à mettre obstacle aux spéculations coupables des parens qui pousseraient leurs enfans dans la voie du mal, afin d’être déchargés par l’état des frais de leur éducation.

Ainsi pour les petites infractions la prison et le fouet, pour celles qui supposent chez leurs auteurs une perversité plus grande la prison se combinant avec l’éducation correctionnelle pendant un temps qui ne saurait être moindre de deux ans, enfin pour celles qui indiquent des habitudes mauvaises et des conditions d’existence dangereuses l’éducation correctionnelle pour un temps laissé à la discrétion du juge, tel est l’ensemble du système anglais en ce qui concerne les jeunes délinquans, système très judicieusement combiné, mais qui a cependant ses rigueurs et dont on n’envisage qu’un seul côté lorsqu’on le qualifie de système préventif. Avant de rechercher quels emprunts nous pourrions utilement faire à ce système, pénétrons un peu plus avant dans les détails de sa mise en pratique. Il y a en Angleterre et en Écosse soixante-cinq écoles de réforme, contenant à la date de la dernière statistique 5,615 enfans, et cent quatorze écoles industrielles contenant 12,682 enfans, ce qui fait un total de 18,297 enfans répartis entre cent soixante-dix-neuf établissemens. En France, nous avons 9,053 enfans et cinquante-neuf établissemens. On voit tout de suite la double différence qui sépare les deux pays : d’une part, action beaucoup plus énergique (trop énergique même, commence-t-on à dire) de la loi, puisque pour une population moindre l’effectif des enfans détenus est le double, et, d’autre part, répartition de cet effectif en un nombre proportionnellement beaucoup plus grand d’établissemens, ce qui tend naturellement à diminuer l’effectif de chacun. Il y a peu d’écoles de réforme et d’écoles industrielles où le nombre des jeunes détenus dépasse deux cents, et ce sont presque toujours des vaisseaux-écoles. La moyenne n’atteint certainement pas cent. et il est impossible qu’avec un personnel plus restreint l’éducation ne soit pas plus soignée. Ce qui rend plus remarquable encore ce grand développement des établissemens consacrés aux jeunes détenus, c’est que ce sont tous des établissemens fondés par la charité privée. L’état leur paie à la vérité, par tête d’enfant, une somme qui était autrefois de 5 shillings par semaine et qui a été récemment abaissée à 2 shillings. Mais cette allocation forme à peine la moitié de leurs ressources; le reste leur arrive sous forme de souscriptions permanentes que leur assurent de hauts patronages, de legs, d’allocations des autorités paroissiales, ce qui montre bien que l’œuvre des écoles de réforme et des écoles industrielles est en Angleterre une œuvre nationale à laquelle chacun apporte son obole. C’est peut-être cet intérêt qui fait aujourd’hui un peu défaut chez nous, et qui, s’il se réveillait, permettrait d’accomplir bien des réformes, sans même avoir recours à l’intervention du législateur.

Les écoles de réforme et les écoles industrielles diffèrent assez sensiblement par la nature de la population qu’elles reçoivent, et à un œil un peu exercé cette différence se lit au premier regard sur les physionomies. Ce n’est que dans les écoles de réforme qu’on rencontre ces enfans à la physionomie sournoise et concentrée où le vice a déjà imprimé sa flétrissure, et que dans nos colonies de jeunes détenus on voit avec inquiétude mélangés avec des enfans dont l’aspect n’est pas sensiblement différent de celui des élèves d’une école primaire. Mais dans l’aspect extérieur rien ne distingue l’école de réforme de l’école industrielle. Aux unes et aux autres, on s’efforce de conserver l’apparence d’une grande école publique, voire même d’une habitation particulière. Il y a dans une rue de Londres, voisine d’Hyde-Park, telle école industrielle qu’aucun signe extérieur, sauf une petite plaque en cuivre fixée sur la porte, ne distingue de l’uniformité monotone des maisons environnantes et l’une des écoles de réforme pour les jeunes filles qui donne les meilleurs résultats est située à Hampstead, dans une villa à la porte de laquelle j’ai hésité quelque temps à sonner craignant de commettre une erreur qui serait prise en mauvaise part. Il n’y a point non plus de différence sensible entre les procédés d’éducation des écoles de réforme et ceux des écoles industrielles. Dans les unes comme dans les autres, on donne aux enfans, soit une éducation industrielle proprement dite, soit une éducation agricole. L’école prend alors souvent le nom de farm. Il y a trois écoles de réforme, et quatre écoles industrielles qui sont des vaisseaux-écoles pour la marine. Mais ici se retrouve la différence entre les deux natures d’établissemens, les élèves des écoles industrielles étant admis à contracter un engagement dans la marine royale, tandis que les élèves des écoles de réforme en sont exclus, à raison de la tache que leur condamnation à l’emprisonnement a imprimée sur eux.

De toutes les écoles de réforme la plus ancienne, car sa création avait précédé l’acte de 1854, et la plus connue, est celle de Red Hill, souvent désignée sous le nom de Philantropic society farm school. Cette ferme-école a été en grande partie fondée en imitation de celle de Mettray, et on a fait à M. Demetz l’honneur mérité de l’inviter à en poser la première pierre. Le système suivi est celui de la division des enfans par familles, en cinq maisons différentes, sous la surveillance générale d’un chapelain, qui est aussi le directeur : c’est dire que la discipline y est surtout maintenue par l’influence morale et religieuse. Les enfans y sont employés en grande majorité aux travaux des champs, dans une contrée fertile et riante. Cependant cette éducation agricole est complétée par l’enseignement des métiers qui sont communément en usage dans les campagnes : charpentiers, forgerons, boulangers. La Société philanthropique destine surtout ses élèves à la vie rurale ou à l’émigration, et elle obtient ainsi des résultats satisfaisans. Sur deux cent vingt-deux enfans libérés pendant les trois dernières années vingt-six seulement sont tombés en récidive, soit environ 11 pour 100. La moyenne en France est de 14 pour 100. Toutefois, puisqu’on a rapproché Red Hill de Mettray, il faut faire observer que sur quatre cent douze enfans libérés dans ces trois dernières années, Mettray n’a eu que dix-huit récidives, soit une proportion près de trois fois moindre.

La ferme-école de Red Hill contient environ trois cents enfans. Plus nombreuse encore, et à ce point de vue tout à fait exceptionnelle, est l’école industrielle de Feltham qui en contient plus de huit cents. Cette école est spéciale pour les enfans du comté de Middlesex, c’est-à-dire d’une partie de Londres et des environs. A Feltham, je me suis trouvé en présence d’une discipline toute militaire, sous la direction active et intelligente d’un ancien capitaine de l’armée. Les exercices du corps, nécessaires pour fortifier le tempérament appauvri des enfans de Londres, tiennent une grande place dans cette éducation, et je suis arrivé quelques jours trop tard pour assister aux athletic sports, publiquement exécutés par les élèves de l’école, dont on m’a du moins remis le programme fort détaillé. Les enfans de l’école de Feltham sont préparés à toutes les professions, l’agriculture, la cordonnerie, la musique militaire, la marine même, grâce à l’installation sur terre ferme de la coque d’un vaisseau-école dont on est surpris d’apercevoir au loin la mâture au milieu des champs. Cette école de Feltham est au reste un petit monde qui se suffit à lui-même; l’école n’a pas seulement sa chapelle, elle a aussi son cimetière où sont couchés côte à côte, sous des tombes de gazon sans épitaphes et sans croix, les petits êtres qui sont venus y trouver le terme prématuré d’une existence de privations et de misère. Je remarquai dans ma visite qu’une de ces tombes sans nom était surmontée de deux gros coquillages ; je demandai l’explication de ce singulier ornement, et il me fut répondu que la mère de l’enfant avait envoyé tout récemment ces coquillages de Londres en demandant expressément qu’ils fussent placés sur sa tombe, touchant et dernier emblème de tendresse, de regret et peut-être de remords.

L’école de Feltham n’a donné en trois ans qu’un chiffre de 8 pour 100 de récidives, et c’est là un résultat assurément satisfaisant, si l’on considère que cette éducation s’applique à des enfans de Londres, qu’on est obligé de disputer au lendemain de leur libération à l’influence déplorable de leur famille. Mais ce n’est point en consultant la statistique de quelques établissemens bien tenus qu’on peut se faire une idée exacte du résultat général de l’éducation donnée dans les écoles de réforme et dans les écoles industrielles. Il faut considérer ces résultats dans leur ensemble et au point de vue de leur influence sur la criminalité générale. Cette éducation se termine, d’après la loi, à seize ans, parfois même avant, si les enfans sont mis en liberté provisoire, et c’est là un terme qui peut paraître bien rapproché. Quatre mille soixante-quatorze enfans, garçons et filles, ont été ainsi libérés dans la dernière année statistique, tant des écoles industrielles que des écoles de réforme. Sur ce nombre, cinq cent quatre-vingt-dix sont entrés dans la marine, soixante-huit dans l’armée, comme musiciens, cent cinquante-quatre ont émigré, dix-huit cent vingt-trois ont été placés, les autres sont retournés dans leur famille. En Angleterre comme en France, c’est avec la famille qu’est la grande lutte, et des statistiques particulières tenues avec soin par quelques établissemens montrent que ce sont presque toujours les enfans réclamés par leurs parens qui succombent. Pour suppléer au défaut du casier judiciaire qui seul pourrait donner des renseignemens certains, voici comment on procède. Chaque établissement est tenu pendant trois ans de fournir aux inspecteurs des renseignemens sur chacun des enfans libérés de cet établissement. À cet effet un livre est tenu (généralement par le chapelain), appelé : book of discharge ; sur ce livre, établi par ordre alphabétique, une sorte de compte moral est ouvert à chaque enfant; le motif de sa condamnation, ses antécédens, ceux de sa famille, sa conduite pendant son séjour à l’école, tout y est inscrit; puis viennent après sa libération tous les renseignemens qu’on reçoit et qu’on sollicite soit de lui-même, soit de ceux qui l’emploient. Si ces renseignemens font défaut, mention est faite de la cause présumée de la disparition avec la date des dernières nouvelles. Toutes les lettres qu’on reçoit du jeune libéré y sont soigneusement classées, de sorte que, si ce livre n’a comme document statistique qu’une valeur relative, il en a une grande au point de vue moral. Il n’y a pas de meilleur moyen d’apprécier la nature et les résultats de l’éducation donnée dans une école, les soins que les enfans ont reçus, l’effet que ces soins ont produit, et je crois qu’il y aurait tout avantage à ce que la tenue de ce livre fût imposée en France aux directeurs des colonies publiques et privées.

Les résultats ainsi obtenus donnent pour les garçons sortis des écoles de réforme une proportion de 72 pour 100 se conduisant bien contre 14 pour 100 tombés en récidive en trois années de libération, et pour les filles une proportion de 74 pour 100 contre 6 pour 100, le reste douteux ou disparu. Pour les écoles industrielles, la proportion est de 79 pour 100 se conduisant bien contre 5 pour 100 tombés en récidive en ce qui concerne les garçons, et de 81 pour 100 contre 3 pour 100 en ce qui concerne les filles, le reste également douteux ou disparu. Ces résultats sont assurément satisfaisans, mais il ne faut pas oublier que l’imperfection des statistiques doit laisser échapper les récidives des enfans qui en assez grand nombre sont portés comme douteux ou disparus. A un autre point de vue qui a son intérêt, ils se décomposent d’une façon assez différente suivant qu’il s’agit des écoles protestantes ou des écoles catholiques. En ce qui concerne les garçons, la supériorité paraît être du côté des écoles protestantes ; mais les écoles catholiques prennent leur revanche lorsqu’il s’agit des filles, surtout dans les écoles industrielles. Les chiffres de la statistique ne me paraissent donc justifier qu’en partie l’impression peu favorable aux écoles catholiques que j’ai recueillie dans la conversation et même dans les rapports des inspecteurs de ces écoles. Je citerai cependant pour son originalité une critique qui m’a été faite et dans laquelle entre peut-être une part de vérité. « Dans les écoles catholiques, me disait-on, on prend trop de soin des enfans, » et, comme je demandais quelques explications, on ajoutait : « On s’attache trop à obtenir l’obéissance par l’affection, sans développer le sentiment de la responsabilité, et quand cette affection vient à faire défaut, l’enfant succombe sans résistance. »

Quant à l’influence des deux lois de 1854 et de 1866 sur la criminalité générale de l’Angleterre, c’est une question beaucoup plus difficile à apprécier. Au premier abord l’influence peut paraître nulle. La criminalité des adultes a une tendance à croître assez rapidement en Angleterre. En 1877, le chiffre des poursuites a été de 154,276, soit de 40,000 plus élevé qu’en 1866. Mais, ainsi que l’a fait très justement remarquer le lieutenant-colonel Ducane, directeur des prisons anglaises, l’accroissement de la criminalité dans un pays s’explique par beaucoup de raisons, au nombre desquelles figure d’une part une action plus énergique de la police et d’autre part la sévérité croissante des lois. Il n’y a donc pas à conclure de l’accroissement de la criminalité générale à l’inefficacité de la législation préventive de la criminalité chez l’enfance, et il est au contraire à remarquer que dans les prisons d’adultes le nombre des détenus âgés de moins de vingt-cinq ans n’est aujourd’hui que d’un quart, tandis qu’il était d’un tiers autrefois, ce qui suppose, au point de vue criminel, une amélioration dans les générations nouvelles. De plus le nombre des jeunes délinquans a considérablement diminué. Dans les premières années où l’acte sur les écoles industrielles a commencé à être appliqué, le chiffre annuel des infractions commises par les jeunes délinquans s’est élevé à plus de dix mille; il est aujourd’hui descendu au niveau de sept mille deux cents, et cela malgré l’application de plus en plus énergique de l’acte de 1866 provoquée par les school boards. Cette diminution ne peut donc s’expliquer que par une véritable diminution de la criminalité chez l’enfance, et il y a là un résultat assez concluant pour vaincre beaucoup d’incrédulité et pour nous déterminer à rechercher quelles sont parmi les dispositions de la législation anglaise celles qu’on pourrait utilement introduire dans la nôtre.


III.

Si l’on veut signaler avec profit dans la législation d’un pays étranger les dispositions qu’on croirait utiles de lui emprunter, il faut prendre son parti de renoncer à celles de ces dispositions qui, bonnes peut-être elles-mêmes, sont en contradiction trop directe avec la législation générale et avec les mœurs de notre propre pays; sans quoi l’on fait une œuvre stérile, car on ne rencontre pas dans l’opinion ce concours et cette adhésion qui sont nécessaires pour mener à bien la plus modeste réforme. C’est ainsi qu’il faudrait se garder, suivant moi, de prétendre introduire dans notre législation ces formules élastiques et vagues qui permettent aux magistrats anglais d’envoyer un grand nombre d’enfans dans les écoles industrielles, comme étant sans tutelle convenable ou fréquentant la compagnie des voleurs. Le législateur s’est toujours piqué en France de joindre dans les lois pénales la précision à la brièveté, et ce serait œuvre vaine que prétendre à changer les allures de son style. Pas davantage ne serait-il, à mon sens, possible de bouleverser la marche de la procédure criminelle en étendant à une ou plusieurs autorités autres que celle du ministère public le droit de traduire les enfans en justice, ou de transposer l’ordre des juridictions en substituant à la juridiction du tribunal correctionnel celle des juges de paix. Ce serait aller trop directement à l’encontre de nos mœurs judiciaires, et se laisser égarer en même temps par une fausse analogie, les pouvoirs des juges de paix et des magistrats de police en Angleterre étant bien autrement étendus que ceux de ces mêmes magistrats en France. J’indiquerai cependant tout à l’heure comment cette même juridiction du tribunal correctionnel pourrait peut-être statuer sous une forme différente, avec plus de profit et non moins de garantie pour l’enfant. Mais ce n’est là qu’un point de réforme secondaire, et, sans méconnaître ce que la multiplicité des autorités chargées de la poursuite et de la répression des délits commis par l’enfance ajoute d’efficacité à la loi anglaise, je ne crois pas qu’il faille se tourner de ce côté dans des vues d’emprunt et de réforme.

Quelles sont donc les dispositions qu’on pourrait avec succès se proposer de faire passer de la législation anglaise dans la nôtre? C’est la séparation, très judicieuse en théorie, très efficacement réalisée dans la pratique, entre les enfans qui ont déjà donné des preuves d’une perversité précoce et ceux qui se sont seulement montrés enclins aux habitudes mauvaises; c’est la distinction entre l’école de réforme qui correspond à notre colonie correctionnelle sur le plan de laquelle elle-même a été conçue et l’école industrielle dont nous n’avons point en France le pendant. Il s’agirait donc d’introduire chez nous l’école industrielle, et il est facile d’y arriver sans bouleverser notre législation.

La première condition serait de réaliser dans la pratique cette distinction en créant à côté de nos établissemens actuels, dont on conserverait l’organisation, des établissemens nouveaux qui seraient spécialement destinés à recevoir les enfans arrêtés sous prévention de mendicité et de vagabondage. Peut-être y aurait-il lieu d’y recevoir également (et en cela on se rapprocherait encore de la loi anglaise) les enfans arrêtés pour la première fois au-dessous de douze ans, quelle que fût la nature de l’infraction commise par eux[3]. Il faudrait avoir soin de conserver à ces écoles la dénomination très heureusement trouvée d’école industrielle, et faire de cette dénomination une réalité en y appliquant les enfans d’origine urbaine à des travaux vraiment industriels, et en renonçant à cette chimère de faire à toute force des agriculteurs d’enfans qui sont nés dans les villes et qui sont destinés, suivant toute probabilité, à y retourner. Mais cette réforme ne suffirait pas, si elle n’était complétée par un ensemble de mesures qui pourraient inspirer confiance aux magistrats dans le régime de ces établissemens et obtenir d’eux qu’ils prononcent contre ou plutôt au profit de ces enfans des sentences assez longues pour leur assurer les bienfaits d’une éducation véritable. Si l’on se souvient en effet des chiffres que j’ai donnés dans la première de ces études sur le vagabondage, on doit se rappeler qu’à Paris, par exemple, le mal vient de ce que tous les ans douze ou treize cents enfans arrêtés par la police en flagrant délit de vagabondage ou de mendicité sont remis en liberté soit par la police elle-même, soit par les magistrats instructeurs, parce que dans leur pensée la comparution de ces enfans devant le tribunal correctionnel n’aboutirait qu’à un acquittement. D’où vient la répugnance de la magistrature parisienne, lorsqu’elle se trouve en présence d’un délit d’une nature indéterminée comme le vagabondage, à prononcer une sentence qu’en Angleterre au contraire on considère comme essentiellement profitable à l’enfant? Cette répugnance tient en grande partie à l’incertitude absolue où les magistrats sont laissés sur les conséquences de cette sentence et sur le profit plus ou moins grand que l’enfant pourra en retirer. Les enfans de Paris (garçons et filles) ne sont pas répartis aujourd’hui dans moins de quarante-quatre établissemens différens situés dans toutes les régions de la France, au nord, à l’est, à l’ouest, en un mot partout. Quelques-uns de ces établissemens, comme Mettray, Cîteaux, le Val-d’Yèvre, comptent parmi nos meilleurs; d’autres méritent une beaucoup moins grande confiance. Dans lequel de ces établissemens l’enfant sur le sort duquel les magistrats prononcent sera-t-il envoyé? Ils l’ignorent. Quelle sorte d’éducation morale et professionnelle lui sera donnée, ils n’en savent rien, et je suis persuadé que cette ignorance trop complète entretient leur méfiance et contribue à paralyser leur action. En Angleterre, c’est le magistrat lui-même qui désigne l’école où l’enfant sera envoyé : école toujours située dans un rayon assez rapproché, et dont par conséquent le régime lui est parfaitement connu. Je ne proposerai assurément pas un aussi grave empiétement du pouvoir judiciaire sur le pouvoir exécutif; mais je suis persuadé que, si les magistrats du tribunal de la Seine connaissaient l’existence à Paris même ou dans le voisinage immédiat d’une véritable école industrielle, organisée par exemple sur le modèle de l’école d’apprentissage de la Villette ou de l’internat de Saint-Nicolas, où l’on donnerait aux petits Parisiens l’éducation qui leur convient, ces magistrats prendraient confiance dans le régime d’une école souvent visitée par eux et y enverraient en grand nombre les petits vagabonds qu’on n’hésiterait plus alors à traduire devant leur juridiction.

Des écoles analogues pourraient ensuite être ouvertes à l’intérieur ou dans le voisinage des grandes villes où le vagabondage des enfans a pris certains développemens, villes de commerce ou de plaisir, car dans les villes manufacturières (le fait est à remarquer) le travail dans les fabriques, auquel les enfans ne sont appliqués que de trop bonne heure, a au moins l’avantage de les préserver du vagabondage. Quant aux enfans, en beaucoup plus petit nombre, qui vagabondent dans les campagnes, pour ne pas les envoyer à la colonie correctionnelle, on pourrait les confier à des établissemens de charité certifiés, qui consentiraient à les recevoir et à les élever en commun avec des enfans orphelins ou abandonnés. Ce système, déjà mis en pratique en France pour les jeunes filles, a donné d’excellens résultats en Belgique dans les deux magnifiques établissemens de Ruysselède pour les garçons et de Beernem pour les filles. Si l’administration pénitentiaire prenait le parti d’en généraliser l’application, elle obtiendrait l’avantage de diminuer encore le nombre des enfans envoyés dans les colonies correctionnelles, où le séjour (dût-on même donner à ces colonies le nom mieux choisi d’écoles de réforme) imprimera toujours, quoi qu’on fasse, à l’enfant une certaine flétrissure. Mais je ne crois pas qu’il soit possible d’aller aussi loin que certaines personnes le proposent et d’enlever à l’administration pénitentiaire la surveillance des établissemens de jeunes détenus pour la transférer à l’assistance publique. Une très forte objection s’élève contre ce transfert : c’est que l’assistance publique n’est pas une administration unique exerçant son action sur toute l’étendue du territoire, mais une administration départementale, ici fortement organisée comme à Paris, là représentée par un simple commis dans un bureau de préfecture, et n’ayant d’ailleurs ni qualité ni compétence pour exercer cette attribution de la puissance publique qui consiste à surveiller l’exécution des sentences de la justice. C’est là encore un de ces projets un peu chimériques que l’excellente intention de ses auteurs ne parviendra jamais à mettre en pratique.

Peut-être enfin y aurait-il lieu d’introduire dans la procédure suivie contre les jeunes délinquans une réforme plus délicate dont le principe a été soutenu devant le conseil supérieur des prisons par le directeur habile et dévoué de l’administration pénitentiaire et par un magistrat qui occupe aujourd’hui une situation éminente à la cour de cassation. Ce serait de rétablir, pour les jeunes délinquans, en étendant même quelque peu ses pouvoirs, la juridiction de la chambre du conseil, telle qu’elle avait été créée par les articles 127 et suivans du code d’instruction criminelle. Aux termes de ces articles, c’était à la chambre du conseil, composée d’au moins trois juges et siégeant hors de l’audience publique, qu’appartenait, une fois l’instruction terminée, le droit, aujourd’hui dévolu au juge d’instruction seul, de renvoyer l’inculpé, s’il y avait lieu, devant le tribunal correctionnel. Il y aurait avantage à rétablir pour les jeunes délinquans ce degré de juridiction, en donnant à la chambre du conseil le droit, au cas où elle reconnaîtrait l’absence du discernement, d’ordonner que l’enfant serait néanmoins soumis à l’éducation correctionnelle en vertu de l’article 66 du code pénal. Aucune garantie ne serait ainsi enlevée à l’enfant, puisque jamais une condamnation proprement dite ne pourrait être prononcée contre lui, et que d’ailleurs ce seraient des juges du même ordre et en même nombre que ceux composant le tribunal correctionnel qui seraient appelés à statuer sur son sort. Mais on éviterait ainsi à l’enfant la comparution, toujours flétrissante, à l’audience publique, sur le banc des voleurs, et peut-être les magistrats, mis en contact plus direct avec l’enfant, plus libres de l’interroger et de s’enquérir des conditions de son existence antérieure, rendraient-ils en sa faveur des décisions mieux instruites et mieux méditées.

Quoi qu’il en soit de cette suggestion, une chose est certaine : c’est que toutes les questions qui concernent le sort des jeunes délinquans et en particulier des jeunes vagabonds préoccupent depuis assez longtemps l’opinion publique pour qu’il appartienne aujourd’hui au gouvernement d’en provoquer la solution définitive. Il ne faut pas nous dissimuler qu’après avoir servi de modèle à l’Europe par la création de Mettray et par la loi de 1850, nous nous sommes laissé dépasser depuis quelques années, et que l’Angleterre par la création des écoles industrielles, la Belgique par la judicieuse organisation pratique de ses établissemens, nous offrent certainement des modèles à imiter. Il est temps qu’une initiative résolue nous fasse sortir de cette infériorité. Ce ne sont assurément pas les travaux préparatoires qui manquent. La commission pénitentiaire de la dernière assemblée nationale avait préparé un projet de loi que précédait un très substantiel et vigoureux rapport de M. Voisin. Ce projet a été discuté de nouveau et adopté dans ses dispositions les plus essentielles par le conseil supérieur des prisons. Que le gouvernement saisisse la chambre des députés ou mieux le sénat de l’un ou l’autre de ces projets, complété par quelques dispositions relatives aux écoles industrielles, et, tout en rendant à l’enfance malheureuse ou coupable un service signalé, il aura ouvert à nos législateurs un champ de discussions beaucoup plus fécond que celui où certains réformateurs voudront les forcer peut-être à s’engager.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.

  1. Voir les travaux de M. Louis Reybaud, et ceux de M. Davesiès de Pontès.
  2. A moins d’indication contraire, les documens statistiques dont il sera fait usage dans cette étude ne concerneront jamais que l’Angleterre et le pays de Galles, l’Ecosse et l’Irlande ayant chacune leur législation et leur statistique à part.
  3. L’administration pénitentiaire a ouvert récemment, pour ces enfans, une colonie dirigée par des sœurs du Bon-Pasteur de Limoges. Mais cette création très utile ne répond pas tout à fait à la même pensée que les écoles industrielles.