Librairie Plon (1p. 210-215).


VII


La demoiselle qui l’avait emporté était fée. En ce temps-là, on appelait fées toutes les femmes qui s’entendaient aux enchantements, et il y en avait plus en Bretagne qu’en toute autre terre. Elles savaient la vertu des paroles, des pierres et des herbes, et par là elles se maintenaient en jeunesse, beauté et richesse à leur volonté. Et tout cela fut établi au temps de Merlin, le prophète aux Anglais, qui eut toute science, et qui fut tant honoré et redouté des Bretons qu’ils l’appelaient leur saint prophète, et la menue gent disait même dieu.

Merlin fut engendré en femme par un diable incube, et pour cela il fut appelé l’enfant sans père. Ces diables sont très chauds et luxurieux. Quand ils étaient anges, ils étaient beaux et plaisants au point qu’à se regarder seulement ils parvenaient au suprême bonheur des sens. Après qu’ils eurent chu avec leur maître, ils continuèrent de s’adonner à la luxure qu’ils connaissaient déjà dans les hautes demeures.

À l’âge de douze ans, Merlin fut amené à Uter Pendragon ; puis il aida au roi Artus, à qui il fit établir la Table ronde, comme il est conté dans son histoire. Et la demoiselle qui emporta Lancelot dans le lac fut justement cette Viviane qu’il aima si fort, à laquelle il apprit ses enchantements, et qui l’endormit et l’enserra par nigromance dans la prison d’air.

Si la Dame du Lac fut tendre pour Lancelot, il ne le faut pas demander : l’eût-elle porté dans son ventre, elle ne l’aurait pu garder plus doucement. Et le lac où elle avait semblé se jeter avec lui n’était qu’un enchantement que Merlin naguère avait fait pour elle : à l’endroit où l’eau paraissait justement le plus profonde, il y avait de belles et riches maisons, à côté desquelles courait une rivière très poissonneuse ; mais la semblance d’un lac recouvrait tout cela.

La Dame n’était pas seule en ces lieux : elle y avait avec elle des chevaliers, dames et demoiselles, et elle donna à Lancelot une bonne nourrice. Mais nul ne savait le nom de l’enfant : les uns l’appelaient Beau Trouvé, les autres Fils de Roi : lui, il croyait que la Dame du Lac était sa mère. Et il grandit et devint si beau valet qu’à trois ans il en paraissait cinq.

À cet âge, il eut un maître qui l’enseigna et lui montra à se comporter en gentilhomme. Dès qu’il fut possible, on lui donna un petit arc et des flèches qu’il décochait sur les menus oiseaux ; puis, quand il fut plus grand, on lui renforça ses armes, et il visa les lièvres et les perdrix. Il eut un cheval aussitôt qu’il put chevaucher, sur lequel il se promenait aux environs du lac, toujours bien accompagné de valets et de gentilshommes, et il semblait le plus noble d’eux tous : aussi l’était-il. Enfin, il apprit les échecs, les tables et tous les jeux avec une facilité remarquable, tant il était doué d’esprit : adolescent, nul n’aurait su lui remontrer là-dessus. Et voici son portrait pour ceux qui aiment à entendre parler de beauté d’enfant.

Son teint était clair-brun : sur son visage, la couleur vermeille se mariait agréablement à la blanche et à la brune, et toutes trois se tempéraient l’une par l’autre. Il avait la bouche petite, les lèvres rouges et bien faites, les dents blanches, menues et serrées. Son menton était bien formé, creusé d’une petite fossette ; son nez un peu aquilin ; ses yeux bleus, mais changeants : riants et pleins de joie quand il était content, mais, quand il était irrité, semblables à des charbons ardents : en ce cas, ses pommettes se tachetaient de gouttes de sang, il fronçait le nez, serrait les dents tant qu’elles grinçaient et l’on eût cru que son haleine fut vermeille, puis sa voix sonnait comme l’appel d’une trompette, enfin il dépeçait tout ce qu’il avait aux mains ou aux dents ; aussi bien il oubliait tout, sauf le motif de sa colère, et il y parut assez en mainte affaire.

Il avait le front haut, les sourcils fins et serrés et ses cheveux souples demeurèrent blonds et luisants tant qu’il fut enfant : plus tard, ils foncèrent et devinrent cendrés, mais ils restèrent ondulés et lustrés. Pour son cou, ni trop grêle ni trop long, ni trop court, il n’eût pas déparé la plus belle dame. Et de ses épaules, larges et hautes comme il convient, pendaient des bras longs, droits, bien fournis d’os, de nerfs et de muscles. Si les doigts eussent été un peu plus menus, ses mains eussent convenu à une femme. Quant aux reins et aux hanches, quel chevalier les eut mieux faits ? Ses cuisses et ses jambes étaient droites, et ses pieds cambrés, en sorte que personne jamais n’eut de meilleurs aplombs. Seule, sa poitrine était peut-être un peu trop profonde et ample, et beaucoup jugeaient que, si elle l’eût été moins, on n’en aurait pris que plus de plaisir à le regarder ; mais la reine Guenièvre, plus tard, accoutumait de dire que Notre Sire la lui avait faite telle pour qu’elle fût à la mesure de son cœur qui eût étouffé en toute autre, et qu’au reste, eût-elle été Dieu, elle n’aurait mis en Lancelot rien de plus et rien de moins que ce qui s’y trouvait.

Lorsqu’il voulait, il chantait à merveille, mais ce n’était pas souvent, car nul ne montra jamais moins que lui de joie sans cause. D’ailleurs, s’il avait quelque raison de liesse, on ne pouvait être plus joli et enjoué ; et il disait parfois que, quand il était dans ses grandes gaietés, il n’était rien de ce que son cœur osait rêver que son corps ne pût mener à bien, tant il se fiait en la joie pour lui faire surmonter les pires travaux. En l’entendant parler si fièrement, beaucoup de gens l’auraient accusé d’outrecuidance et de vantardise ; mais non : ce qu’il en disait, c’était pour la grande assurance qu’il tirait de celle dont tout bonheur, justement, lui venait.

Tel fut Lancelot, et si son corps était bien fait, son cœur ne l’était pas moins. Car il était l’enfant le plus doux et le plus débonnaire ; mais un félon, il savait au besoin le passer en félonie. Sa largesse était non pareille : il donnait aussi volontiers qu’il acceptait. Il honorait les gentilshommes, pourtant il ne fit jamais mauvais visage à personne sans bonne raison. D’ailleurs, quand il se courrouçait, ce n’était chose facile que de l’apaiser. Et il était de sens si clair et droit, qu’après qu’il eut passé dix ans, son maître même n’eût su le détourner de faire une chose qu’il jugeait bonne et raisonnable.