Librairie Plon (1p. 202-205).


IV


Cependant, la reine attendait son seigneur au pied de la colline. Elle avait pris son enfant dans ses bras et disait, en le baisant plus de cent fois :

— Certes, si tu peux vivre assez pour atteindre l’âge de vingt ans, tu seras le non-pareil, le plus beau des beaux. Que béni soit Dieu qui m’a donné une créature si belle !

À ce moment, elle vit le palefroi de son seigneur qui descendait la colline au trot, car la chute du roi l’avait effrayé. Surprise, elle commanda à l’écuyer de le prendre et de se hâter de gravir la colline. Et bientôt elle entendit le grand cri que poussa le valet quand il trouva le roi gisant, tout froid mort. Troublée, elle posa son fils sur l’herbe et se mit à courir vers le sommet du coteau.

D’abord qu’elle vit le valet à genoux auprès du corps de son seigneur, elle tomba pâmée, puis elle commença de gémir, regrettant les grandes prouesses et la débonnaireté du roi, appelant la mort trop tardive à son gré ; et cependant elle tirait ses beaux et blonds cheveux, tordait ses bras, égratignait son tendre visage si cruellement que le sang vermeil lui coulait sur les joues, et poussait de tels cris que la colline et le val alentour en retentissaient, tant qu’à la fin la voix lui manqua. Et comme elle lamentait ainsi, il lui ressouvint tout à coup de son fils, qu’elle avait imprudemment abandonné au bord du lac, et elle se reprit soudain à courir comme femme affolée vers le lieu où elle l’avait laissé. La peur l’étreignait si fort que le pied lui manqua et qu’elle tomba rudement plus d’une fois, au point d’en rester étourdie. Mais, lorsqu’elle arriva au bas de la colline, tout échevelée et déchirée, elle vit son fils hors du berceau, qu’une demoiselle tenait en son giron et serrait tendrement contre ses seins, tout nu et démailloté, quoique la matinée fût froide et le soleil haut. Et l’étrangère donnait des baisers menus sur les yeux et la bouche du petit, en quoi elle n’avait point tort, car c’était le plus bel enfant du monde.

— Douce amie, s’écria la reine du plus loin qu’elle la vit, pour Dieu laissez l’enfant ! Désormais il n’aura plus que peine et deuil, car il est orphelin. Son père est mort, et il a perdu sa terre qui n’eût été petite si Notre Sire la lui eût gardée.

Mais la demoiselle ne répondit mot. Et quand elle vit la reine approcher, elle se leva, l’enfant dans les bras, s’avança au bord du lac, et, les pieds joints, s’élança sous les eaux.

À cette vue, la mère tomba pâmée, et quand elle reprit ses sens et qu’elle ne trouva plus son fils ni la demoiselle, peu s’en fallut qu’elle ne désespérât : elle voulut se jeter dans le lac, et assurément elle l’eût fait si les valets ne l’eussent retenue. Une abbesse qui passait non loin de là avec deux de ses nonnes, son chapelain, un frère convers et deux écuyers, entendit le grand deuil que menait la reine et, tout émue de pitié, elle accourut vers le lieu d’où partaient ces déchirantes plaintes :

— Ha, dame, dit-elle, Dieu vous donne joie ! Mais, ajouta-t-elle en s’approchant, n’êtes-vous pas madame la reine ?

— Je suis la reine aux grandes douleurs ! répondit la mère.

Et elle conta ses malheurs : comment son seigneur était mort sur la colline en voyant l’incendie de Trèbe, et comment son fils, qui était la rose de tous les enfants du monde, avait été emporté par un diable sous la semblance d’une demoiselle.

— Par Dieu et sur votre âme, dit-elle en terminant, je vous requiers de me recevoir pour nonne, car je n’ai plus rien à faire dans le siècle ; et si vous refusez, je m’en irai, comme chétive et égarée, en cette forêt sauvage où je perdrai mon âme avec mon corps.

L’abbesse dut consentir. Les belles tresses de la reine furent tranchées, et elle reçut le voile. Voyant cela, les valets furent si touchés qu’ils déclarèrent qu’ils ne voulaient quitter leur dame et ils devinrent frères convers. Avec l’or, les joyaux et la vaisselle que portait le sommier, elle fit bâtir une abbaye au lieu même où le roi était mort et où il fut enterré. Elle vint y loger avec deux nonnains, deux chapelains et deux convers ; et tous les matins, après avoir ouï la messe qu’on chantait pour son seigneur, elle se rendait sur le bord du lac, à l’endroit même où elle avait perdu son fils, et disait trois fois son psautier et les prières qu’elle savait, en pleurant de tout son cœur.