Les Enfances de Giacomo Leopardi

Les Enfances de Giacomo Leopardi
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 202-228).
LES ENFANCES
DE
GIACOMO LEOPARDI[1]


I

Sa première enfance fut heureuse.

Pourtant, au dehors, c’était le trouble et la terreur. Jamais Recanati ne connut des jours pires qu’en cette année 1798, où il naquit. On avait d’abord appris d’étranges nouvelles sur les choses de France : que les gens de Paris avaient détrôné leur roi ; puis, qu’ils l’avaient décapité. Pris d’une sorte de délire furieux, les Français, disait-on, ne s’étaient pas contentés de se déchirer entre eux : cette nation jadis si policée, qui se vantait d’être la première au monde par la douceur de ses mœurs et les raffinemens de sa culture, devenue tout d’un coup sauvage et barbare, avait déclaré la guerre à l’Europe. Ses armées avaient franchi les Alpes ; elles avaient remporté des victoires, vers le Nord, en Lombardie. Continuant leur marche impétueuse, elles osaient s’avancer maintenant contre les Etats du Pape. Les églises retentissaient des prières qu’on adressait à Dieu pour détourner leur venue ; et on voyait les images sacrées des madones remuer les yeux, annonçant des miracles. Mais les miracles ne s’étaient pas produits ; les troupes pontificales avaient fui dès qu’elles avaient aperçu l’ennemi. Les Français arrivent ; les Français sont à Lorette, où ils pillent le trésor sacré ; les Français montent à Recanati.

C’est Monaldo lui-même, le père de Giacomo, qui doit les recevoir comme représentant de la municipalité, satisfaire à leurs exigences, trouver pour eux des vivres et trouver de l’argent. Il pourrait voir passer, traversant au galop de son cheval la longue rue tortueuse de la petite ville, le général en chef Bonaparte, s’il ne s’abstenait par dédain de montrer même de la curiosité envers un tel brigand. Ces pillards, qui vident sa bourse, menacent sa vie. Car après l’établissement de la République romaine, des insurgés qui battent la campagne s’emparent de Recanati et nomment Monaldo gouverneur : si bien qu’au retour des Français, il est condamné à mort, obligé de s’enfuir et de se tenir caché. Absous, il revient : on veut brûler sa maison. On épargne sa maison : mais on exige de lui une forte indemnité de guerre ; et comme il ne se hâte point, on l’arrête. Que d’émotions ! Et quelle haine contre les envahisseurs ! Quelle joie, lorsque, à la fin de 1799, les Autrichiens rétablissent l’ordre ! La joie est brève : voici de nouveau les Français ; à la première conquête, hâtive et provisoire, succède un établissement régulier et durable : Monaldo se retire en sa demeure et refuse de prendre part aux affaires publiques jusqu’à la chute de Napoléon.

Mais en vérité, pendant les premières années, les enfans ne se préoccupent guère des réalités extérieures. Lorsqu’ils se sont familiarisés avec leur entourage immédiat, dont ils font d’abord la découverte et ensuite l’inventaire, leur imagination prend tout d’un coup l’essor, et les voilà en plein rêve. Ils ne sont pas sensibles à ce que les hommes appellent des nouveautés, puisque tout leur est sujet d’étonnement. Peu leur importe qu’il y ait autour d’eux la guerre ou la paix, puisqu’ils suivent passionnément le combat éternel des géans et des fées. Les péripéties des drames qu’ils inventent sont autrement palpitantes, et leur semblent autrement vraies, que les nouvelles du dehors ! Sans doute Giacomo éprouva, dès qu’il s’éveilla à la vie consciente, cette horreur des Français qui demeura toujours en lui comme un instinct primitif. Il comprit obscurément qu’il y avait par le monde de très méchantes gens, qu’il devait détester pour le chagrin qu’ils causaient à son père. Mais sa vie n’en fut pas assombrie. Une vaste demeure, où l’on peut se mouvoir et courir à l’aise ; un beau jardin, avec des allées qui paraissent larges comme des routes, et des bosquets plus grands que des forêts ; une sœur, des frères, compagnons toujours prêts : que faut-il de plus à un enfant pour être heureux ? Lorsqu’on fermait les livres et les cahiers, la leçon finie, c’était une course folle à travers les longs couloirs. Giacomo, l’aîné ; Carlo, d’un an plus jeune que lui ; Paolina, la fille ; et un peu plus tard, Luigi, criaient, riaient, bondissaient, se livraient aux jeux qui séduisent d’ordinaire les petits, et à d’autres encore, plus beaux, que Giacomo était habile à inventer. On ne se contentait pas, en effet, d’échanger des coups dans les règles : la bataille prenait une allure épique ; l’un devenait César, l’autre Pompée : c’était le seul cas où Giacomo-Pompée consentît à être battu. Mieux encore, on jouait au triomphe. Il faudrait avoir l’esprit mal fait, pour ne pas voir combien les chariots qui servent à sortir les plantes des serres, le printemps venu, ressemblent à des chars antiques ! Le triomphateur montait donc sur le char solennel, et se laissait traîner avec majesté par les esclaves, fils du jardinier. Carlo était réduit au rôle modeste de licteur ; et Paolina applaudissait. Quelquefois, cousins et cousines venaient renforcer la troupe ; le vacarme commençait avant qu’on fût descendu au jardin, et Monaldo, qui travaillait dans la bibliothèque, au rez-de-chaussée, devait intervenir pour qu’on fit moins de bruit. Quelquefois, au contraire, on allait chez les cousins faire visite : vite, on organisait des jeux dans un coin du salon ; et quand il fallait les interrompre pour partir, volontiers, on aurait pleuré.

Ce qu’il faut retenir, c’est l’étonnante précocité de Giacomo, qui se révèle dans ses amusemens mêmes ; non point précocité factice, fruit d’un dressage savant, qui transforme les enfans en petits vieillards ; mais spontanéité d’une nature richement douée : presque trop richement. Toutes ses émotions étaient violentes ; il entrait dans des colères terribles, qui terrorisaient ses frères ; il tombait dans d’étranges accès de sensibilité. La musique produirait sur lui des impressions si vives, qu’il ne pouvait l’entendre sans se trouver mal. Il était avide de beauté ; un jour qu’il se trouvait dans un cercle de dames, après avoir contemplé tous les visages, il déclarait avec mépris « qu’il n’y avait pas seulement là une figure sur laquelle on pût reposer les yeux. » Il n’avait pas encore huit ans. Les conversations triviales des domestiques le mettaient hors de lui, et il quittait la place plutôt que de les entendre. Il se passionnait pour les histoires, les belles histoires que les enfans suivent des yeux dans le monde de l’invisible ; et il ennuyait les grandes personnes pour qu’on lui en racontât ; ou bien il en cherchait lui-même dans les livres, car il sut lire de très bonne heure, et de très bonne heure aima la lecture. Son imagination travaillait ; il en composait d’autres, à profusion, qu’il disait à son frère Carlo le soir, à l’heure où les parens croient leurs fils endormis, ou bien le matin en s’éveillant. Elles duraient pendant plusieurs jours, parfois pendant plusieurs semaines, à la façon des romans qu’il inventait comme Pascal inventait la géométrie. Les personnages n’en étaient pas fantastiques ; ce n’étaient même pas les animaux de la fable, le renard rusé ou le chien bon enfant : mais de petites caricatures, qui devaient leurs élémens à l’observation du réel. Tous les gens de la maison et de la famille y passaient : le tyran Amostante, Monaldo ; Lelio la tête dure, qui comprend péniblement et retient mal, qui se montre gauche et maladroit dans toutes les circonstances de la vie : Carlo ; et Filzero le beau parleur, que rien n’embarrasse, qui se jette à dessein dans les situations les plus difficiles pour avoir la gloire d’en sortir à son honneur, le héros qui bat tout le monde sans se laisser battre par personne : Giacomo.

Et sa mère ? Nous voudrions voir ici quelque douce figure, qui sortît peu à peu de la pénombre pour illuminer cet horizon d’enfant. Nous nous rappelons ce que tant de grands poètes doivent à leur mère ; en quels termes un Hugo a loué la sienne ; quels mots tendres un éternel railleur, comme Heine, a su trouver pour parler de la bonne créature qui l’attendait fidèlement à son foyer. Nous nous rappelons Juliette Manzoni dirigeant l’éducation de son fils : comment elle apporte dans sa vie, avec la tendresse et le charme nécessaires aux jeunes âmes avides d’aimer, le culte du beau et celui du vrai ; comment elle veut partager avec lui tous ses plaisirs et toutes ses peines, et comment elle l’appelle à Paris, parce qu’elle est malheureuse quand ils ne respirent pas ensemble le même air. Est-il besoin même de parler de ceux qui furent illustres ? S’il n’est personne qui ne songe avec émotion à celle qui le berça, c’est par une sorte de reconnaissance que nous voudrions louer, dans la première enfance de Giacomo Leopardi, l’influence d’une mère. — Or Adélaïde Antici était une maîtresse femme, qui ne s’amusait pas aux niaiseries du sentiment. Elle avait autre chose à faire. Elle s’était aperçue, au bout de peu d’années de mariage, que Monaldo était un piètre administrateur, et que, s’il continuait à régir ses biens de la sorte, la misère menacerait. Libre de sa fortune à dix-huit ans, il avait commencé tout de suite à la gaspiller, par vanité, pour faire le grand seigneur ; les événemens de la Révolution l’avaient encore réduite : maintenant, la spéculation achevait de la dissiper. Il s’était avisé, en effet, de risquer un grand coup sur les grains : et les grains avaient baissé, au moment précis où ils devaient monter. Puis, il s’était agi de bonifier la campagne romaine : mais les colons étaient morts à la peine ; et de tout l’argent avancé par Monaldo dans l’entreprise, rien n’était resté. Alors Adélaïde Antici prit le gouvernement de la maison. Elle força son mari à subir une sorte de conseil judiciaire ; à remettre ses pouvoirs aux mains d’un administrateur ; à abdiquer : et elle régna.

Elle régna pour reconstituer la fortune des Leopardi ; ce fut sa tâche. Tous durent se plier à son autorité despotique. Monaldo, dont le plus grand défaut peut-être était l’orgueil, trembla devant sa femme. Il avait une tendance naturelle à croire qu’il avait toujours raison : il n’osa plus avoir raison avec elle, et se contenta de marquer son pouvoir sur ses enfans, en second. Ceux-ci ne reçurent jamais de leur mère une caresse ou un sourire. Ils ne trouvaient cette atmosphère de bonté, qui seule leur permet de respirer à l’aise, que lorsqu’ils se rendaient chez leur grand’mère, avant le repos du soir. Ils arrivaient, bruyans et joyeux, dans l’appartement qui lui était réservé ; ils lui sautaient au cou, impatiens d’épancher leur tendresse ; et la vieille dame faisait taire son vieux cavalier servant, fidèle à lui rendre ses devoirs, pour donner raison à ses petits-enfans. Lorsqu’elle mourut, ce fut tout ; ils n’eurent plus personne pour être chéris. Adélaïde Antici avait organisé sa maison comme un couvent. Par raison d’économie, plus de fêtes, ni de distractions : les plus légitimes lui parurent superflues. Seules, les cérémonies de l’Église furent considérées comme des divertissemens permis. Elle était la froideur et l’austérité mêmes ; elle se persuadait que les expansions du sentiment sont coupables, parce qu’il ne faut pas accorder aux créatures une part de l’affection qui doit revenir tout entière à Dieu. Son pouvoir accru, l’âpreté de l’épargne, la lutte entreprise pour désintéresser péniblement la foule des créanciers, la fierté même de la victoire, accentuèrent les défauts naturels de son caractère : de vigilante, elle devint tracassière ; et de sévère, rude. Femme irréprochable, femme admirable à sa façon, qui se proposa un devoir à remplir et n’eut jamais un instant de lassitude ou de faiblesse ! Mais femme redoutable aussi, contre laquelle s’élève le triple témoignage de son mari, de sa fille et de son fils ! De son mari, lorsque Monaldo, rappelant ses souvenirs, songe avec mélancolie qu’il l’a épousée contre le gré de ses parens, et que Dieu l’en a puni :


Le Seigneur, dans l’amplitude de sa miséricorde, ne pouvait m’accorder une compagne plus sage, affectueuse et pieuse, que cette bonne épouse. Vingt-six années de mariage déjà écoulées n’ont pas démenti un seul instant sa conduite irréprochable et admirée de tous ; et cette femme forte, appliquée uniquement aux devoirs et aux charges de son état, n’a jamais connu d’autre volonté, d’autres plaisirs ou d’autres intérêts que ceux de sa famille et de Dieu. Les obligations que je professe lui avoir sont innombrables, comme est illimitée l’affection que je ressens pour elle ; et son entrée dans ma famille a été une vraie bénédiction. Donc, aurais-je eu le bonheur de me soustraire à la main qui châtie visiblement tous les fils qui offensent leurs parens, et se marient contre leur avis ? Non, non. Je restai inexorable aux larmes que ma chère mère versa à mes pieds, et j’en suis puni terriblement. Les traits des vengeances divines sont inépuisables, et tremblent les fils qui ont l’audace de les provoquer ! Le naturel et le caractère de ma femme, et mon naturel et mon caractère, sont aussi différens que le ciel et la terre sont loin l’un de l’autre. Celui qui est marié connaît la valeur de cette circonstance, et que celui qui ne l’est pas ait bien soin de n’en pas faire l’épreuve !


De sa fille, dans sa correspondance avec une de ses amies :


Maman est une personne ultra rigoriste, un excès véritable de perfection chrétienne ; vous ne pouvez imaginer la dose de sévérité qu’elle met dans tous les détails de la vie domestique. C’est vraiment une femme excellente, et très exemplaire ; mais elle s’est fait des règles d’austérité absolument impraticables...

On n’en peut plus, on n’en peut plus. Je souhaite que vous veniez seulement passer un jour chez moi, pour voir comment on peut vivre sans vie, sans âme, sans corps.


De Giacomo, dans ses Pensées :


... J’ai connu intimement une mère de famille qui n’était pas du tout superstitieuse, mais très ferme et très exacte dans La foi chrétienne et dans les exercices de la religion. Non seulement elle n’avait pas de compassion pour les parens qui perdaient leurs enfans en bas âge, mais elle les enviait intimement et sincèrement, parce qu’ils s’étaient envolés au paradis sans danger, el avaient délivré les parens de l’embarras de les élever. Se trouvant plusieurs fois en danger de perdre ses fils à cet âge-là, elle ne priait pas Dieu de les faire mourir, parce que la religion ne le permet pas ; mais elle jouissait du fond du cœur ; et voyant son mari pleurer ou s’affliger, elle se repliait sur elle-même, et éprouvait un déplaisir sincère et sensible. Elle était très ponctuelle dans les services qu’elle rendait à ces pauvres malades ; mais au fond de son âme, elle désirait que ces soins fussent inutiles ; et elle en vint à confesser que la seule crainte qu’elle éprouvât en interrogeant et en consultant des médecins, était de recevoir d’eux des avis d’amélioration. En voyant chez ces malades quelque signe de mort prochaine, elle ressentait une joie profonde, qu’elle s’efforçait de dissimuler seulement aux yeux de ceux qui la condamnaient ; et le jour de leur mort, s’il arrivait, était pour elle un jour de gaîté et de joie ; et elle ne pouvait comprendre pourquoi son mari était assez peu sage pour s’affliger... (Pensieri, I, p. 411.)


C’est sons cette impression que se termine la première enfance de Giacomo Leopardi. La nature lui donne une âme sensible à l’excès, une imagination avide de s’exercer, une intelligence vive et forte, dont on ne rencontre guère d’exemple chez les enfans de son âge. Mais la jeune plante humaine, si précoce et déjà si exquise, aurait besoin d’être cultivée avec amour. Il faudrait autour d’elle beaucoup de tendresse et de bonté ; elle veut des soins éclairés el affectueux ; elle ne les trouve pas. Elle va s’étioler et se déformer, dans un milieu qui n’est pas fait pour elle, moins heureuse même que ces pousses sauvages qui croissent sans contrainte au libre vent du ciel.


II

Le voici installé, comme à demeure, dans la bibliothèque. Elle fait l’orgueil de Monaldo, qui l’a fondée, et qui l’accroît tous les jours. Il raconte lui-même dans cette curieuse Autobiographie où il a versé toutes ses confidences, qu’il eut de bonne heure la passion des livres ; qu’il acheta d’abord, pêle-mêle, et sans discernement, tous ceux qu’il rencontra sur son chemin ; qu’il suivit les ventes et les marchés, curieux de l’utile aussi bien que du rare. Il acquit à peu de frais les collections dont les couvens se débarrassaient, au moment de l’invasion française ; et d’autres encore, au moment de la dissolution des ordres monastiques : si bien qu’il réunit le plus beau fonds qu’homme de province pût se vanter de posséder. Il répartit ses 16 000 volumes en quatre belles salles, soigneusement ordonnées ; et il écrivit sur la porte d’entrée en grands caractères : Filiis, amicis, civibus Monaldus de Leopardis bibliothecam. Les amis et les hôtes, à vrai dire, ne vinrent guère, car on se souciait peu de culture intellectuelle à Recanati : mais de ce vaste royaume, Giacomo fut le roi.

Plus que le vieux précepteur, qui commença l’éducation des fils après celle du père, don Giuseppe Torres ; plus que l’abbé Santini, appelé à lui succéder, ses vrais maîtres, ce sont les livres, qu’il va lui-même prendre sur les rayons, à son gré. On le voit qui plie sous le poids des in-folio, trop lourds pour ses jeunes bras. Ni sa sensibilité, ni son imagination ne trouvent matière à s’exercer : alors les forces vives de sa nature, qu’il faut qu’il dépense, s’appliquent à l’érudition. L’étude devient pour lui une passion, dans toute la force du terme. Il travaille comme on aime. Il a une soif ardente d’apprendre vite, de savoir beaucoup, d’embrasser toutes les connaissances humaines. Il s’engage, par une sorte de nécessité, dans la seule voie qu’il trouve ouverte devant lui ; et on l’y pousse. On tire vanité de cet enfant prodige, qui est en même temps un enfant sage ; on fait valoir la précocité de ses connaissances. On donne des séances académiques, où l’on réunit les membres de la famille, et où l’on interroge le petit Luigi sur l’histoire sainte, Paolina sur le latin, les deux aînés sur les belles-lettres, sur la philosophie, sur l’histoire, sur tout : Giacomo brille. Encore est-ce lui qui aide secrètement les autres à faire leurs compositions ; et il a inventé un alphabet par signes, qui lui permet de souffler les réponses à ses frères, dans les cas embarrassans. La plus solennelle de ces cérémonies a lieu en 1812 : un programme imprimé, distribué à l’avance aux amis et aux parens, annonce que les jeunes Leopardi sont prêts à défendre contre tout venant cent vingt propositions de métaphysique, de morale, de chimie et d’histoire naturelle, tant en italien qu’en latin. Le précepteur peut désormais abandonner son élève : il en sait plus long que lui.

Comme Giacomo a toujours attaché une importance extrême aux productions de son esprit et qu’il a pris soin d’en garder des copies et d’en dresser des catalogues, nous pouvons le suivre dans sa carrière d’écolier. Mais le mot convient à peine ici, s’il est vrai qu’à onze ans, il est déjà capable de traduire en vers les deux premiers livres des Odes d’Horace ! Il s’exerce dans les genres les plus différens ; il écrit nombre de dissertations latines, à l’âge où les autres abordent à peine les déclinaisons. On le voit qui assouplit son style et enrichit son vocabulaire en traitant toute sorte de sujets : il montre que la vertu est la seule et unique noblesse ; ou bien il dépeint l’hiver ; ou bien il se lamente avec Eve sur la mort d’Abel ; ou bien il prie saint François de Sales de délivrer son âme des tentations : Obsecratio divo Francisco Salesio, ut animam ab illecebris tueatur. Ses vers italiens révèlent une gymnastique analogue, qui le rend maître de tous les procédés de l’art. II met une sorte de coquetterie à varier les mètres et les rythmes : les sonnets ou les odes, les canzoni ou les fables, les sciolti, les martelliani, la terza rima, n’ont plus de secret pour lui. Qu’on étudie à ce point de vue son Caton en Afrique, écrit en 1810 : le sujet se développe dans une série de petits poèmes, de forme différente, dont quelques-uns constituent de véritables tours de force de virtuosité. — Cependant il n’est pas d’écrivain de mérite qui ne tienne à honneur de compter dans ses œuvres au moins une tragédie. Giacomo sait que son père lui-même a tenté une entreprise si honorable et si périlleuse. Il a eu entre les mains le volume qui devait être le premier de ses œuvres complètes, et qui contient, avec des poésies lyriques et une comédie, une tragédie intitulée Montezuma. Monaldo a dû interrompre la publication, au moment de la réforme financière : mais il a dans ses cartons deux tragédies encore, tout achevées. Le fils se pique donc d’émulation ; il ébauche, sans la finir, une Vertu indienne ; puis il mène à bien un Pompée en Egypte, qu’il offre à son père dans un français savoureux : « Très cher père, encouragé par votre exemple, j’ai entrepris d’écrire une tragédie. Elle est cette que je vous présent. Je ne ai pas moins profité des vôtres œuvres que du votre exemple. En effet il paraît dans la première des vôtres tragédies un monarque des Indies occidentelles, et un monarque des Indies orientelles paraît dans la mienne. Un Prince Roïal est le principal acteur du seconde entre les vôtres tragédies, et un Prince Roïal soutient de le même la partie plus intéressant de la mienne. Une trahison est particulièrement l’objet de la troisième, et elle est pareillement le but de ma tragédie. Si je sois bien, ou mal réussi en ce genre de poésie, ceci est cet, que vous devez juger. Contraire ou favorable que soit le jugement, je serai toujours votre très humble fils, Jacques. » On serait étonné que l’œuvre fût bonne ; et en effet elle ne l’est pas. Tout se passe en discours ; l’action manque, et, davantage encore la psychologie. Les vers sont très faciles, sans relief et sans éclat. Telle qu’elle est, elle ne semble pas inférieure à des centaines de tragédies analogues, écrites vers le même temps par ses contemporains, qui ne peuvent pas invoquer l’excuse d’avoir treize ans.

Avec les progrès de l’âge, l’érudition pure l’emporte décidément sur les belles-lettres : c’est la conséquence fatale de son genre de vie. Il apprend le grec sans maître, si vite et si bien, qu’il écrit une lettre dans cette langue à l’un de ses oncles, au bout de quatre mois. Au bout d’un an, il a traduit les œuvres d’Esichios de Milet, expliqué en latin le commentaire de Porphyre sur la vie de Plotin : il fait relier les trois cent cinquante-deux pages de ce volumineux manuscrit, et l’offre à son père : « Aujourd’hui, 31 août 1814, ce travail m’a été donné par Jacques, mon fils aîné, qui n’a pas eu de maître de grec, et qui est âgé de seize ans, deux mois, et deux jours… » Il se met ensuite à l’hébreu, avec la même facilité. Efforts presque surhumains ; études « folles et désespérées, » ainsi qu’il devait lui-même les appeler plus tard ! Lorsque son frère Carlo s’éveille par hasard au milieu de la nuit, il le voit à genoux devant la table de travail, profitant de la dernière lueur de la lampe qui va s’éteindre pour apprendre quelque chose encore, apprendre toujours. Il serait long de suivre ici le détail des œuvres énormes qu’il compose pour déverser son savoir. Cette Histoire de l’Astronomie, qu’il esquisse en 1812 et reprend en 1813, suffirait seule à donner une idée de son immense labeur. Il s’agit de reprendre toutes les théories que les philosophes ou les mathématiciens ont émises sur ce sujet, depuis l’origine des civilisations ; de faire sortir de l’oubli une foule d’auteurs que non seulement le vulgaire ignore, mais que les érudits mêmes ne connaissent pas ; de comprendre les doctrines les plus arides, exprimées quelquefois dans les langues les plus barbares ; et d’ordonner enfin l’amas de cette matière confuse en un exposé qui devienne accessible à tous. Il passe du sacré au profane des rhéteurs aux Pères de l’Eglise ; il ne quitte Julius Sextus Africanus que pour Marcus Cornélius Fronton. Lorsqu’on apprend, en effet, que l’illustre Mai vient de découvrir les œuvres de Fronton sur un palimpseste, il est le premier à les traduire, avec un discours sur la vie et sur les œuvres de l’auteur ressuscité ; lorsque ce même Angelo Mai publie les fragmens de Denys d’Halicarnasse, il est le premier à les traduire encore : et sa science se trouve assez prête et assez sûre, pour en remontrer à celui même qui les a trouvés. Devant tant de preuves d’une érudition prodigieuse, on reste confondu ; et à l’admiration qu’on éprouve se mêle un sentiment d’effroi.

Car la nature, dont il semblait ainsi violer les lois, devait lui rappeler sa puissance. Elle se vengeait sur son corps du développement paradoxal de son esprit. Elle l’épuisait par la fatigue. De l’enfant joyeux, qui aimait à s’ébattre dans le grand jardin, elle faisait peu à peu un adolescent pâle, malingre et chétif. Elle transformait en maladie l’effort exaspéré de ces nerfs toujours tendus par l’attention. Elle le condamnait irrémédiablement à une vie misérable, et telle, qu’il devait se croire à tout moment près de la mort. Elle n’arrêtait pas là son travail, elle compliquait, elle raffinait son œuvre de déchéance par l’ironie. Il lui plaisait de tenir courbé pour toujours celui qui se penchait ainsi sur les livres ; et de Giacomo Leopardi, l’enfant prodige, elle faisait un bossu.

Lui-même ne s’apercevait pas des progrès du mal. Celui qui aurait eu le devoir de veiller pour son fils semblait fermer les yeux. Ce fut au point que l’oncle de Giacomo, l’oncle installé à Rome, auquel il avait été si heureux d’adresser sa première lettre en grec, crut devoir présenter à Monaldo des remontrances. « Permettez-moi, lui écrivait Carlo Antici le 15 juillet 1813, de vous faire part de mes appréhensions au sujet de la santé de votre fils. Ne savez-vous pas que l’étude excessive use la vie, surtout quand on s’y livre en pleine adolescence ? Passe encore si Giacomo donnait quelque trêve à cette application qui l’épuise, en pratiquant les exercices physiques ! Mais quand je sais que son profond labeur n’a d’autre distraction que les cérémonies sédentaires de l’Église, je tremble à l’idée que vous avez un fils, et moi un neveu, qui possède une âme forte dans un corps frêle. Rappelez-vous le proverbe : Mieux vaut un chien vivant qu’un lion mort. En outre, les progrès merveilleux qu’il fait dans toutes les sciences vous conseillent de le placer dans un milieu digne de lui ; il faut qu’il trouve des maîtres capables de lui fournir la nourriture intellectuelle que son esprit réclame. Envoyez-le à Rome, maîtresse de tout savoir, reine du monde ! Je le prendrai chez moi, et vous n’aurez même pas à redouter la dépense... » Monaldo répond que ces critiques sont justes, et que ces conseils sont sages. Mais quoi ? Il n’a pas le courage de se séparer de son fils ; ce serait pour lui un trop pénible sacrifice. Qu’on laisse passer le temps, qui peut-être fournira un jour les résolutions opportunes ; et que Giacomo continue à vivre tranquille dans le pays où la Providence l’a placé. — L’oncle revient à la charge ; le père lui oppose un nouveau refus. Et le mal est irréparable.

C’est vers 1815 qu’il faut placer le terme de cette seconde enfance. C’est bien une enfance encore ; des habitudes plus que des volontés ; des influences subies, plutôt que des directions librement choisies ; un esprit qui ne connaît pas sa propre nature, et se trompe sur sa véritable vocation. L’homme est si loin de sa forme définitive, que de tous les traits qu’on distingue maintenant dans son caractère, il semble que pas un ne doive demeurer. Leopardi, qui, quelques années plus tard, niera la Providence et reprochera à l’Être suprême d’avoir mis au monde des créatures pour le plaisir de les torturer, écrit son Essai sur les erreurs populaires des anciens pour prouver qu’il n’y a point de salut hors la foi. « O religion très aimable ! » s’écrie-t-il en manière de conclusion, « j’ose dire qu’il n’a pas de cœur ; qu’il ne sent pas les doux frémissemens d’un amour tendre qui satisfait et ravit ; qu’il ne connaît pas l’extase dans laquelle jette une méditation suave et touchante, celui qui ne t’aime pas avec transport, celui qui n’est pas entraîné vers l’objet ineffable du culte que tu enseignes. Apparaissant dans la nuit de l’ignorance, tu as foudroyé l’erreur, tu as assuré à la religion et à la vérité une position qu’elles ne perdront jamais. Tu vivras toujours, et l’erreur ne vivra jamais avec toi. Quand elle nous attaquera, quand, nous couvrant les yeux de sa main ténébreuse, elle menacera de nous précipiter dans les abîmes obscurs que l’ignorance ouvre devant nos pas, nous nous tournerons vers toi, et nous trouverons la vérité sous ton manteau. L’erreur fuira comme le loup de la montagne poursuivi par le pasteur, et ta main nous conduira vers le salut... » C’est le style des sermons qu’il écoute pieusement ; celui des discours qu’il prononce lui-même à la Congrégation des nobles. L’habit ecclésiastique qui bientôt sera insupportable à ses épaules, ne lui pèse pas ; il en a été revêtu dès sa plus tendre jeunesse, suivant la coutume italienne ; s’il aspire à un changement, c’est avec l’espérance que le noir deviendra violet quelque jour, et peut-être même rouge ; il continuera la tradition des grands prélats savans, qui unissaient le culte des lettres à l’amour de Dieu. — Leopardi, qui en 1817 jettera le grand cri de patriotisme qui s’appelle la canzone All’ Italia, est en 1815 nettement opposé à l’unité. Après l’échec de la tentative de Murat, il éprouve le besoin d’écrire un discours, où il flétrit ce Français brouillon qui a prétendu faire de l’Italie une nation. Les différens Etats de la péninsule sont en réalité les plus heureux du monde, sous le gouvernement paternel de princes éclairés : qu’ils restent comme ils sont. Il est impossible de les réunir, d’abord ; et quand l’union serait possible, elle serait inutile, voire dangereuse : car qui, après tant de troubles, voudrait payer par de nouvelles guerres la vaine satisfaction de voir renaître le nom de patrie ? — Leopardi, qui sera le philosophe du pessimisme, n’est encore ni philosophe, ni pessimiste. C’est un érudit, qui songe complaisamment à la carrière glorieuse ouverte devant lui, et qui se trouve heureux dans le présent, parce qu’il le considère comme une simple préparation aux félicités du lendemain : « Le bonheur suprême que l’homme peut atteindre en ce monde, c’est quand il vit tranquillement dans son état, avec une espérance calme et certaine d’un avenir beaucoup meilleur. Car comme cette espérance est certaine, et comme l’état dans lequel il vit est bon, il n’est ni agité ni troublé par l’impatience de jouir de ce futur si beau qu’il imagine. Cet état divin, je l’ai goûté à seize et à dix-sept ans, pendant quelques mois, par intervalles : je me trouvais tranquillement occupé dans mes études, sans aucun dérangement, avec l’espérance certaine et tranquille d’un très joyeux avenir... » (Pensieri, I, 187.)

Prenons-y garde pourtant : ces sentimens, pour être les plus visibles, ne sont pas les seuls ; il en est d’autres qui sont encore à demi cachés dans les ombres de sa conscience, où ils s’apprêtent à succéder aux premiers. Déjà ils commencent à se révéler, presque malgré lui. En politique, n’est-ce pas beaucoup que le problème de l’unité soit posé ? Les écrivains de la vieille génération, qui restent de purs artistes de la forme, ne le soupçonnent pas ; ou s’ils le soupçonnent, ils l’évitent avec prudence. L’aborder franchement, au contraire, c’est montrer qu’on n’est pas insensible aux passions qui remuent le pays ; qu’on se jette dans la mêlée, sans crainte, par élan ; et qu’on veut mettre les ressources de l’art au service des idées contemporaines. Le sens de ses paroles changera : mais au moins a-t-il commencé à parler. Les bruits du dehors arrivent jusqu’aux paisibles salles de la bibliothèque et troublent leur silence ; le présent devient plus fort que le passé ; il émeut, il séduit l’adolescent ; il l’arrache à l’étude des civilisations mortes, et l’appelle aux combats d’aujourd’hui. — Voyez encore comment l’esprit critique apparaît, dans les œuvres mêmes qui sont destinées à défendre la tradition. Cet Essai sur les erreurs populaires des anciens, qui se terminait par une profession de foi si capable de satisfaire Monaldo, commençait par une phrase qui aurait dû l’inquiéter. « Croire une chose parce qu’on l’a entendu dire, et qu’on n’a pas pris la peine de l’examiner, fait tort à l’intelligence humaine... » Lorsque Giacomo appliquera au contenu de son esprit la maxime qu’il pose ainsi lui-même, c’en sera fait des autorités qu’il suit. — Il nous dit qu’il vit tranquille dans son état, parce qu’il espère la gloire. Mais quand la gloire a-t-elle permis qu’on vécût tranquille dans son état ? L’attraction qu’elle exerce n’est-elle pas le principe de toutes les activités, et la cause de tous les changemens ? Or il l’aime passionnément ; il est possédé par elle. Il la désire à la façon des Latins, ses ancêtres : non pas une gloire dont il soit seul à jouir, par la conscience de son mérite personnel ; mais une gloire que la collectivité reconnaisse, et qui ait quelque chose de social ; comme Cicéron ou comme Pétrarque, il entend que son nom vole un jour sur les lèvres des hommes. Il en résulte qu’à un moment donné, la célébrité que procure l’érudition, trop limitée, trop technique, ne lui paraîtra pas un but suffisant pour ses efforts ; il reviendra à la poésie. Aussi bien la source de ses vers n’a-t-elle jamais été tarie ; tout au plus est-elle intermittente, pendant ces années de philologie. Au moment où il est le plus occupé à faire œuvre de science, le voilà qui tombe en admiration devant Virgile ou Horace qu’il cite. Impossible de s’y tromper ; celui qui a écrit dans son enfance tant de sonnets et d’odes, qui a pris un si vif plaisir à jouer avec les difficultés du métier, n’oubliera jamais les Muses. Sa production aura peut-être perdu son caractère de spontanéité : .mais peut-être aussi sera-t-elle plus belle et plus rare, pour être moins facile. — Par la même nécessité logique, il faut encore qu’il sorte de son milieu ; il voudra, pour la conquête de la gloire, de plus vastes champs ; il brûlera de paraître sur l’immense scène du monde. Recanati ne lui suffira plus. Qu’on le retienne alors ; qu’on le condamne à rester emprisonné dans une ville minuscule, presque un village, loin de la foule que, dans ses rêves, il voit en train de couronner le génie : on fera de lui un malheureux d’abord, ensuite un révolté. — Et puis, tout ceci dit, reste sa difformité physique, qui est l’essentiel. Son âme découvrira bientôt son corps, son pauvre corps disgracié. Elle s’étonnera de sentir derrière elle ce lourd fardeau de misère ; elle sera forcée d’interrompre son vol ; appesantie, entravée, elle pleurera en même temps la réalité de son malheur et ses illusions déçues. Le moment de la révélation, qui transformera la douleur latente en désespoir éclatant, ne peut pas ne pas venir.

Ainsi tout se mêle et se confond : ce qui n’est plus tout à fait lui-même ; et ce qui n’est pas encore tout à fait lui. Pour que sa personnalité achève de se dégager, des temps d’épreuve sont nécessaires : les voici.


III

Deux années suffisent pour précipiter la crise, de 1815 à 1817. Lorsque le long travail silencieux d’un esprit qui mûrit touche à son terme, on voit une activité presque fiévreuse se manifester ; les événemens extérieurs eux-mêmes arrivent à point nommé, comme pour donner à la poussée intérieure l’occasion de se produire. Tout était prêt ; tout aboutit.

Giacomo Leopardi est surpris, en s’analysant, de constater qu’il redevient sensible à la beauté formelle ; c’est ce qu’il appelle lui-même sa conversion littéraire. Eh quoi ! il a pu négliger Homère, Virgile, Dante, et les mépriser même ? Il a pu écrire, sans être choqué, dans une langue pleine de lourdeurs, d’impropriétés, de gallicismes ? Il s’est complu dans la société d’auteurs barbares ? Faute grave, qu’il importe de réparer ! Il reprend en main les grands classiques, et se met à les traduire pour lutter avec eux ; il s’attaque au premier livre de l’Odyssée, au second de l’Enéide, à Hésiode ; il revoit ses brouillons, corrige, rature, peine, écolier laborieux qui veut faire des progrès. Non point qu’il dédaigne tout d’un coup l’érudition : c’est l’érudit, au contraire, qui compose de toutes pièces un hymne grec à Neptune, et le donne comme retrouvé dans un manuscrit ancien ; c’est l’érudit qui jouit pleinement du succès de cette innocente et pédante supercherie : tout le monde savant est en émoi. Mais, précisément, cette complexité même est curieuse ; tantôt ses préoccupations anciennes, et tantôt ses tendances nouvelles l’emportent ; on aime à saisir l’effort qu’il fait pour se dégager. Il se dégage si bien, qu’il passe d’un défaut à un autre, pire : de la négligence à l’affectation. Il est curieux des mots plus que des idées ; puriste, il écrit comme Cesari, le grand maître de l’école, qui se faisait fort d’exprimer toutes les pensées modernes dans la langue du XIVe siècle ; il compose des sonnets qui sont un pastiche du vieux dialecte toscan ; il n’a plus seulement le culte du vocabulaire pré-classique, il en a la superstition. Ce serait presque un danger, si nous ne savions que de tels excès ne sont jamais graves ni durables chez les grands esprits.

De même que sa conscience littéraire se transforme, de même sa vie morale s’inquiète et se trouble. Tout d’un coup, c’en est fait de la belle tranquillité dans laquelle il avait vécu. Il est saisi par l’idée qu’il va mourir, peut-être aujourd’hui, peut-être demain, à coup sûr dans un avenir très rapproché. Cette crainte maladive, qui s’explique assez par son état physique, s’empare de lui tout entier et ne lui laisse plus de trêve. Et comme il devient auteur, comme il se met à trouver dans ses sentimens, même les plus intimes et les plus profonds, matière à littérature, il éprouve le besoin de traduire en poésie cette anxiété. Il écrit au début de 1816 une idylle, Les Souvenirs ; et vers la fin de la même année, un poème en cinq chants, L’Approche de la mort. L’idylle subit l’influence de Gessner, qui n’avait pas encore cessé de faire les délices de l’Italie, comme celles de toute l’Europe : c’est l’histoire d’un pauvre paysan, qui a perdu son fils à la fleur de l’âge : l’enfant est mort, tandis que le père courait à la ville pour chercher des remèdes. Le poème subit l’influence de Monti, prince des poètes alors vivans, qui vient de remettre à la mode les visions dantesques. Dans une lande déserte, après un orage qui a bouleversé toute la nature, Leopardi voit apparaître un ange descendu du ciel. Il lui montre le défilé des âmes coupables, que l’Amour, l’Avarice, l’Erreur, la Guerre, ont conduites à leur perte. Puis la scène change ; il lui fait admirer maintenant le séjour des justes, que le Christ et la Vierge illuminent de leur présence. Il y a là trop d’artifice, le lecteur sent vite le procédé, et se lasse. Mais la pièce serait mauvaise tout entière, qu’elle ne laisserait pas d’avoir une importance capitale, puisqu’elle marque l’avènement de Leopardi au lyrisme. Or une partie au moins en est excellente, la dernière, celle où il oublie l’exemple trop frappant d’un maître trop admiré pour parler en toute abondance de cœur. « La flamme de la vie languit dans ma poitrine ; je vais, les lèvres muettes et le visage blême : avant d’avoir vu vingt fois la neige couvrir mon toit, vingt fois les hirondelles faire leur nid, je suis condamné à la mort. Et je pleure sur la brièveté de mon destin. Je regardais l’avenir, et, souriant, j’attendais la renommée. Car la nature ne m’a pas donné un esprit misérable ; tout enfant que je suis, je connais mes forces ; j’ai des ailes sûres pour voler. Je suis poète ; je brûle, je frémis, je désire, je sens en moi l’ardeur de la poésie divine. Hélas ! mon nom mourra. Je mourrai comme si je n’étais jamais né ; et le monde ne saura même pas que j’étais dans le monde. Je mourrai sans laisser plus de traces qu’un souffle sur l’eau. O chères muses, ô douces études, adieu ! Et toi aussi, adieu, ô gloire ! C’est pour toi que j’ai travaillé et peiné ; c’est toi seule que j’aurais recherchée au monde. Mais je ne t’ai pas possédée ; et je ne te posséderai pas... »

Cependant, vers la même époque, une occasion de la saisir venait de se présenter : voici qu’en 1816 encore des communications s’établissent entre le monde et lui. On sait l’effort qui fut tenté à Milan au moment de la réaction autrichienne. Dans la capitale lombarde s’était réfugiée la pensée de toute l’Italie. Faute de pouvoir agir, on écrivait ; faute de parler politique, on discutait littérature, avec la conviction qu’établir l’unité des esprits, c’était préparer l’unité matérielle. Avec l’appui du gouvernement, qui aimait mieux surveiller et diriger ce mouvement irrésistible que de s’opposer inutilement à lui, on avait fondé une grande revue, la Bibliothèque italienne, qui devait concentrer, pour ainsi dire, le patriotisme de tous les écrivains et de tous les lecteurs. Des provinces les plus lointaines, les collaborateurs les plus illustres avaient promis leur concours : jamais on n’avait vu dans la péninsule entreprise mieux conduite, ou qui fît concevoir de plus belles espérances. Un autre journal, le Spectateur, rédigé sur le modèle du Spectateur de Malte-Brun, tenait les esprits au courant des nouveautés de la littérature européenne. La Toscane était endormie, Rome morte ; la réaction sévissait à Naples : à Milan renaissait l’espoir. Or Monaldo, pour les besoins de sa bibliothèque, était en relations constantes avec le premier des libraires de la place, Stella. Il eut l’idée d’utiliser ces rapports pour la publication des œuvres de son fils, et envoya comme exemple l’Essai sur les erreurs populaires des anciens, et la traduction de Fronton. A vrai dire, la Bibliothèque italienne n’accepta ni l’un, ni l’autre, ni même un article que Giacomo envoya directement, et qui est précieux pour nous. Mme de Staël, venue en Italie pour guérir son jeune mari Rocca, avait fait paraître, dans la grande revue milanaise, un article sur les traductions. Elle blâmait la manière italienne d’embellir en traduisant ; elle conseillait l’imitation des Anglais et des Allemands plutôt que celle des Français. Une âpre polémique s’en était suivie ; et Giacomo, du fond de sa province, essayait d’élever la voix pour répondre à Mme de Staël. Voix trop faible et trop lointaine : on ne l’entendit pas. Mais au mois d’août, Stella, qui faisait une tournée commerciale à travers l’Italie, vint à Recanati, et fit personnellement la connaissance de son correspondant. Et il lui ouvrit l’accès du Spectateur. Avec quelle émotion le jeune écrivain ne dut-il pas recevoir le numéro de la revue qui contenait son premier article ! Quel bonheur de se voir imprimé, de se savoir lu d’un bout à l’autre de l’Italie, et hors de l’Italie même ! Toute cette science, si péniblement acquise, allait trouver son emploi légitime ; toutes ces réserves accumulées allaient s’épancher au dehors ; ce grand désir d’être estimé et loué était enfin comblé. Seulement, il était naturel que ce premier succès lui en fit souhaiter d’autres ; et que ce pas vers l’inconnu, loin de calmer le trouble et l’impatience de son esprit, l’accrût.

Aussi bien — tant il est vrai qu’en ces quelques mois, les faits décisifs s’accumulent et se pressent ! — allait-il trouver le confident qui lui était nécessaire, pour qu’il achevât de s’analyser lui-même. Il avait bien son frère Carlo, bonne âme, toujours disposé à l’écouter. Mais Carlo était un dédoublement de Giacomo, dont il subissait l’impérieuse influence. A Giacomo, il fallait, au contraire, une personne qui ne le connût pas, et devant laquelle il dût s’expliquer ; une sorte de confesseur, avec assez de bienveillance pour ne pas l’effaroucher, assez de liberté d’esprit pour le comprendre, assez d’autorité pour le forcer à parler. Tel fut le rôle que joua Giordani. L’étranger connaît à peine son nom, il ne le compte pas parmi les écrivains illustres qu’il honore en Italie ; et les Italiens même, avec le recul du temps, ne lui accordent plus sans réserve la gloire dont il jouit vivant. Pourtant cette gloire fut immense. Il fut le maître des prosateurs ; il fut le dictateur littéraire de son époque : et il le fut, par un privilège singulier, sans qu’aucune œuvre importante vînt justifier sa réputation. Des essais, des critiques d’art, des discours, des panégyriques, rien de plus, sinon des esquisses et des ébauches qui ne virent pas le jour. Mais il possédait le secret de la forme belle, que tous pouvaient admirer, le vulgaire aussi bien que l’élite ; il se tint en dehors des partis qui déchiraient la république des lettres, pour prêcher la concorde dans l’amour commun de l’Italie ; il montra, en vertu d’un très sûr instinct des nécessités contemporaines, que la patrie, créatrice et gardienne du beau, retrouverait ses droits à devenir politiquement nation, si elle retrouvait d’abord la vertu de produire le beau. On lui en savait gré ; et on lui assignait un rang à part au milieu des plus illustres. Aussi Giacomo, ayant fait imprimer sa traduction de l’Odyssée, et voulant obtenir L’approbation des doctes, l’envoya-t-il à Mai, à Monti r et à Giordani. Les deux premiers répondirent par des lettres aimables et banales ; Giordani, par une lettre réservée et défiante. Les expressions trop admiratives dont son correspondant inconnu s’était servi lui faisaient craindre quelque raillerie. Mais on lui apprit qu’il s’agissait là d’un tout jeune homme, de noble famille, perdu dans une petite ville des Marches, plein d’amour pour les lettres et déjà très savant. Alors il lui écrivit une seconde fois, le 12 mars 1817, sur un ton d’affectueuse sympathie. Et Giacomo, touché, lui ouvrit tout son cœur.

Les belles, les tristes lettres qu’il lui envoie ! si simples et si passionnées ! si amères et si touchantes ! si pleines de cette tendresse offerte, que ceux qui l’entouraient ne voulaient pas recueillir ! et, pour qui suit les phases de la crise qu’il traverse, si curieuses ! Un point demeure fixe : l’amour de la gloire. La passion n’a pas changé depuis les jours de sa première enfance, elle est seulement devenue plus consciente et plus certaine. C’est elle, avoue-t-il, qui le rattache à l’existence ; si par impossible sa vie se prolonge, il la consacrera aux belles-lettres, maîtresses de renommée. Giordani ne peut lui faire de plaisir plus sensible, qu’en lui déclarant qu’il voit dans sa personne le parfait écrivain que l’Italie réclame. Mais pour tout le reste, le rebelle apparaît. Il est rebelle à la vie qu’il mène ; il hait Recanati de toutes ses forces, farouchement, obstinément. Air malsain, habitans grossiers, mœurs barbares, tout se réunit pour faire de la ville un objet d’horreur. Personne pour l’apprécier, ou seulement pour le comprendre : c’est le règne de la bêtise et de la stupidité. Il est excédé ; il étouffe dans cette atmosphère pesante ; il veut partir, ou, pour mieux dire, s’évader. Il est rebelle aux croyances politiques de son père. « Ma patrie est l’Italie ; et pour elle, je brûle d’amour, remerciant le ciel de m’avoir fait Italien… » Qu’on se rappelle, après cette formule, ce qu’il écrivait deux ans plus tôt contre Murat : et qu’on mesure ainsi le chemin parcouru. Il n’est pas encore ouvertement rebelle à la religion : mais il commence à s’éloigner d’elle. Il a pris un parti qu’il n’abandonnera plus : celui de renoncer à la carrière ecclésiastique, celui de déposer, aussitôt qu’il le pourra, l’habit de prêtre. Certes, on ne saurait dire qu’il entende, du même coup, rejeter la foi. Mais songeons aux habitudes prises, à toute son enfance consacrée aux fonctions du sacerdoce, aux vues de sa famille, aux espérances qu’il avait lui-même conçues : et reconnaissons l’importance d’une telle renonciation

Il n’a pas encore dit son dernier mot ; il ne s’est pas encore livré jusqu’au fond de son être : Giordani, qui le sent, le presse d’achever sa confidence. Giacomo parle de sa « très malheureuse et horrible vie. » Pourquoi ? quelles raisons un enfant de dix-neuf ans a-t-il de tenir un pareil langage ? Qu’il s’explique ! Nous sommes à la source première du pessimisme léopardien, de cette infelicità qui imprégnera toute l’œuvre du poète et du penseur. Ecoutons-le parler. Ce qui le rend malheureux, d’abord, c’est cette santé chancelante, qui le tient suspendu entre la vie et la mort. A sa faiblesse, aux souffrances générales de son corps épuisé, se sont ajoutés des maux d’yeux qui le rendent presque aveugle. Se lever tard, par nécessité ; se promener jusqu’à l’heure du déjeuner, sans ouvrir la bouche ; recommencer jusqu’à l’heure du dîner ; à peine une heure, une demi-heure de lecture, qui ne lui est même pas possible tous les jours : telle est sa vie, pendant les premiers mois de 1817. Ce qui le rend malheureux, ensuite, et peut-être davantage, c’est sa propre pensée. Il découvre, en s’analysant pour Giordani et devant lui, que le travail perpétuel de son intelligence le torture et le martyrise ; il est pareil à une machine qui s’userait en fonctionnant, et que rien ne peut arrêter. Il n’a comme distraction que l’étude, qui, à vrai dire, n’en est pas une : et pour le moment, cette précaire ressource elle-même lui est enlevée. Il est la victime de son propre esprit, incapable de se « divertir, » condamné par une fatalité interne à une activité dévorante. Se consumant ainsi lui-même, il détruit les objets auxquels il s’applique. Il dénonce, en effet, la frivolité des occupations humaines, et l’inanité des croyances. Les illusions dans lesquelles les autres se réfugient se dissipent une à une devant sa recherche obstinée ; et il n’a plus d’abri. Reste l’ennui, reste la mélancolie, fruits d’une âme malade dans un corps contrefait.

Enfin, au mois de décembre 1817, ce fut la dernière épreuve, celle de l’amour. L’idylle est innocente et touchante, faite de détails menus et de nuances subtiles ; il nous en a lui-même laissé le récit dans un Journal d’amour, qu’il se mit à écrire aussitôt après l’événement. Elle s’appelait Gertrude Cassi, et elle avait vingt-six ans : beauté vigoureuse, à la Junon. Venue pour mettre sa fille en pension dans un couvent de Recanati, elle était descendue dans la famille Leopardi, dont elle était quelque peu parente. Giacomo « commençait à sentir l’empire de la beauté ; » il lui semblait, depuis plus d’un an, « qu’un sourire de femme tombant sur lui devait être chose très étrange, et merveilleusement douce et flatteuse... » Le premier soir, le jeudi, il la regarda pendant tout le repas, sans mot dire. Le lendemain, une fois le dîner fini, il espéra qu’il pourrait jouer aux cartes avec elle, afin de lui parler : mais on l’appela pour faire une partie d’échecs, et il dut s’éloigner. Elle finit cependant par se rapprocher, et par s’intéresser à la partie ; et dès lors, Giacomo fit tous ses efforts pour battre son adversaire ; il eut la joie de s’apercevoir, en lui expliquant la marche du jeu, qu’elle était intelligente. Le samedi, il l’entretint plus longuement, et réussit à la faire rire par ses mots d’esprit. Le lendemain matin, ce fut le départ. Traduisons une page de son récit, puisqu’on ne l’a jamais traduit en français ; et notons comment, à la douleur réelle, se mêle le souci littéraire d’observer, de prendre des notes, de conserver même des documens pour des œuvres futures :


En entendant passer des gens d’aussi bonne heure, tout d’un coup j’eus conscience que les hôtes se préparaient au départ ; et plein de patience et d’impatience, en entendant d’abord passer les chevaux, puis arriver la voiture, puis des gens aller et venir, j’ai attendu un bon moment, j’ai tendu l’oreille avec avidité, croyant à tout instant que c’était la Dame qui descendait, pour entendre sa voix une dernière fois ; et je l’ai entendue. Ce départ n’est pas arrivé à me déplaire, parce que je prévoyais que j’aurais passé une triste journée, si nos hôtes avaient prolongé leur séjour. Et maintenant, je la passe avec les sentimens que j’ai dits ; et il s’y joint une petite douleur aiguë qui me prend chaque fois que je me rappelle les jours passés, — souvenir plus mélancolique que je ne saurais dire, — et qui me prend aussi quand le retour des mêmes heures et des mêmes circonstances de la vie me rappelle les heures et les circonstances de ces jours-ci, voyant autour de moi un grand vide, et sentant mon cœur se serrer amèrement. Et mon cœur très tendre, tendrement et subitement s’ouvre, mais il ne s’ouvre que pour son objet…………………

Si c’est l’amour, et je n’en sais rien, c’est la première fois que je l’éprouve à l’âge de faire quelque réflexion à son sujet ; et me voici, à l’âge de dix-neuf ans et demi, amoureux. Et je vois bien que l’amour doit être une chose très amère ; et que malheureusement (je parle de l’amour tendre et sentimental) j’en serai toujours l’esclave. Et pourtant, cette affection présente..., je suis bien certain que le temps avant peu la guérira ; et je ne sais trop si j’en suis heureux ou malheureux, sauf que la sagesse me fait dire que j’en suis heureux. Voulant donner quelque satisfaction à mon cœur, et ne sachant ni ne voulant faire autre chose que d’écrire, et ne pouvant écrire autre chose aujourd’hui, j’ai essayé des vers ; et les trouvant rebelles, j’ai écrit ces lignes, avec l’intention, aussi, d’observer minutieusement l’essence de ce sentiment, et de pouvoir retrouver toujours avec précision l’impression de la première entrée véritable de cette passion souveraine dans mon cœur[2]...


Cette pure et fraîche confession, cette pénétrante analyse, se prolongent jusqu’au moment où la passion s’apaise, et où Giacomo se sent assez martre de lui pour avouer à Carlo son premier amour. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il se regardait anxieusement dans le miroir, pour voir s’il y avait tout de même en lui quelque chose qui pût plaire. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’en allant conduire au couvent la fille de Gertrude Cassi, dans un couloir, il essaya de se casser la tête contre le mur. L’expérience était faite ; il savait que son corps contrefait le rendait incapable à jamais d’inspirer l’amour.

Aussi les enfances de Leopardi sont-elles terminées ; l’homme est apparu avec tous ses traits ; les productions de son génie vont voir le jour. La canzone All’ Italia, en effet, est toute proche ; en 1819, d’après son propre témoignage, il commence à transformer son expérience personnelle en théorie du monde.


IV

C’est ici. De l’endroit favori où le poète allait s’asseoir, sur l’escarpement de la colline, vers le couchant, on découvre un paysage admirable. Toutes les pentes qui descendent à la plaine, toute la plaine, forment un immense jardin richement cultivé. Les blés, les vignes, les oliviers, les mûriers, alternent en longues bandes diversement colorées, que viennent couper les filets blancs des routes. Point de ces arbres noirs qui endeuillent les campagnes, cyprès ou pins : beaucoup d’arbres fruitiers, au contraire, à la floraison rose ou blanche. Les maisons des paysans ne se groupent pas, craintives, autour des clochers : elles s’essaiment en liberté, chacune au milieu de ses champs. Tout est joie, sous la lumière très pure ; tout est mouvement et vie. Passent les grands bœufs blancs, qui remontent indolemment vers la cité ; passent les petits chevaux fougueux, traînant à bride abattue des carrioles semblables à des jouets d’enfans ; passent les femmes revenant des fontaines, la cruche d’eau droite sur la tête ; passent deux par deux, en promenade, de minuscules abbés qui n’ont pas douze ans. Au loin, assez loin pour que l’isolement altier de Recanati n’en soit pas diminué, surgissent d’autres collines, aux ondulations douces et légères ; puis une ligne de montagnes noires, qui se détachent en vigueur ; et derrière elles, la neige éclatante des hautes cimes des Apennins. Ainsi au caractère paisible d’une nature riche et comme humanisée, succède peu à peu le caractère grandiose d’une nature demeurée farouche.

De l’autre côté, à l’Orient, la mer. Entre le monstrueux rocher d’Ancône que les gens du pays comparent à une baleine prête à se jeter dans les vagues, et les contreforts des montagnes,, apparaît la large trouée de l’Adriatique. La plaine s’étend paresseusement vers la plage, en s’attardant autour de Lorette, orgueilleuse de son dôme. Par les temps clairs, on peut apercevoir, au delà du détroit, la Dalmatie. Ces flots, ces voiles, ces terres étrangères entrevues par momens, tout ce mystère des lointains, n’est-ce pas plus qu’il n’en faut pour donner aux adolescens qui rêvent le goût des départs et la nostalgie de l’infini ?

Chose étrange, au milieu de ce paysage heureux, la ville est triste. Entourée de murs et de bastions comme une place forte qui défierait l’ennemi, resserrée sur le plateau qui coupe le sommet de la colline et sur ses éperons, elle est formée presque tout entière d’une longue rue étroite, qui semble changer de direction par caprice. Sa physionomie, — si les lieux ont une physionomie comme les hommes, — est plutôt revêche qu’austère. Elle offre l’aspect des grands bourgs qui ont été jadis très prospères, et qu’un brusque déplacement du commerce européen a ruinés. On se souvenait encore, du temps de Monaldo, de ces marchés immenses, qui de leurs provinces lointaines attiraient tant d’étrangers, voire les Bourguignons et les Flamands. Mais on savait aussi qu’ils avaient cessé de venir ; que Lorette, devenue tout à coup célèbre par miracle, avait voulu son indépendance et s’était détachée de la cité : et que c’était vers elle que les longues théories des pèlerins se dirigeaient maintenant. Aussi le visiteur cherche-t-il en vain, dans la cité déchue, ce pittoresque qu’il est habitué à trouver dans les petites villes italiennes. Les maisons, bâties de briques rougeâtres ou grisâtres, sans style et sans art, manquent de caractère. Ni harmonie, ni paradoxe ; ni coquetterie, ni grandeur.

Cependant on marche ici au milieu des souvenirs ; et la tristesse ou la banalité des choses, loin de nuire à l’émotion, l’augmentent. Voici la petite église de Montemorello, où Giacomo fut baptisé, où il servit la messe, où il brûla l’encens. Voici l’église des Capucins, toute proche : quelques-unes des nobles familles de la ville avaient l’habitude d’envoyer leurs enfans au couvent pendant les heures de récréation ; Giacomo, l’hiver, vint y jouer à la loterie ; l’été, à la balle ou aux boules. Voici le palais des Antici, qui porte un nom latin sur sa porte sculptée : Raphaël Anticus ; froid, sévère, et rude, comme s’il y avait une harmonie entre son architecture rigide et le caractère d’Adélaïde Antici, mère de Giacomo. En continuant à suivre la longue rue centrale, on arrive à San Vito, la cathédrale ; à droite de l’entrée, l’Oratoire : ici la Congrégation des nobles tenait ses assises ; ici Giacomo prêcha. Franchissons la porte Marine, et descendons de quelques pas : nous sommes à Santa Maria di Varano, l’église des tombeaux. De grandes pierres sépulcrales disent, dans leur langage d’apparat, qu’elles recouvrent les corps du comte Monaldo Leopardi ; et d’Adélaïde Antici, sa femme ; et de Paolina, leur fille ; et de Luigi et Pier Francesco, leurs fils ; et que leur vie fut ornée de toutes les vertus ; et que leur âme est au ciel. Et voici encore, en rentrant dans la ville, l’église des Ursulines avec le couvent : c’est toujours un pensionnat renommé, et les mères y viennent toujours conduire leurs filles, ainsi que fit jadis Gertrude Cassi. Au centre du pays se dresse l’énorme tour carrée de l’ancien hôtel de ville. Les habitans ont abattu le vieil édifice pour en construire un nouveau plus digne, à ce qu’ils croient, de servir de cadre à la statue du poète. Mais ils ont respecté la tour ; l’horloge n’a pas changé ; c’est la même qui faisait entendre, il y a cent ans, sa voix sonore, et insistait tous les quarts d’heure sur l’accablante monotonie du temps.

De tous les palazzi qui font contraste avec les demeures des petites gens, le palais Leopardi est sans contredit le plus curieux. Il est l’œuvre d’un oncle chanoine, qui fut l’architecte de la famille. La ligne courbe de sa façade n’est pas sans une certaine harmonie paradoxale ; la corniche légèrement surplombante, les lucarnes, les fenêtres, les balcons, les multiples portes, le vert des auvens qui tranche sur la couleur mate des briques, amuseraient l’œil d ? un artiste. Le porche a de la grandeur ; l’escalier qui mène aux appartemens, immense et savant, est plein de majesté. Ce qui frappe d’abord, lorsqu’on pénètre dans la bibliothèque, c’est l’armoire où sont renfermés les cahiers de Leopardi enfant. On lit, à travers la vitre, une de ses narrations, — une narration comme tous les écoliers en écrivent : Vous décrirez un incendie... « La lune roulait toute pâle dans le ciel et faisait de brusques apparitions à travers les nuages déchirés. Tout était silencieux, et les corps fatigués reposaient dans un sommeil tranquille, quand, à l’improviste, je suis réveillé par des rumeurs insolites qu’on entend confusément résonner dans l’air. Je me lève en toute hâte, je descends les escaliers, et déjà je suis hors des murailles domestiques. Oh ! quel spectacle digne en vérité de compassion s’offre à moi ! Je vois, non loin, tout embrasé et entouré par les flammes, le toit d’un de mes très chers amis. Le feu dévorant en peu de temps l’abat, et l’égalise au sol... » La grosse écriture enfantine montre l’application de l’élève laborieux. Tout à côté, entre autres reliques, cette traduction des odes d’Horace qui fut son premier orgueil, en 1809 : on remarque le soin qu’il prenait d’imiter l’aspect extérieur des livres dans son manuscrit : non pas des lettres vulgaires, mais de grandes majuscules, comme à l’impression ; il ne manque même pas l’élégante bordure dont on encadrait volontiers les titres à l’époque. Ainsi, à onze ans, ce qui le séduisait comme un mirage, c’était l’espoir et déjà l’illusion d’être auteur.

Aux murs sont suspendus les portraits de famille : Giacomo lui-même, dont la figure émerge d’un col romantique ; Paolina ; Monaldo, revêtu d’un bel habit brodé qui s’entr’ouvre pour laisser voir le blanc du jabot et de la cravate. Casquée de cheveux noirs, ornée d’une aigrette comme d’un plumet, engoncée jusqu’au menton dans sa robe, Adélaïde Antici jette devant elle un regard sévère. Les traits sont durs, le nez gros, les lèvres épaisses ; l’artiste ne l’a pas flattée : on la trouve telle qu’on se la figurait par avance, toute virile ; c’est en vain que, par crainte d’être injuste, on cherche une expression de douceur dans ses yeux froids.

On parcourt les salles de la bibliothèque, pieusement laissées dans leur état. On passe devant l’armée des livres, recouverts les uns de papier colorié, les autres de parchemin, admirablement tenus. Des divisions bien ordonnées les séparent suivant leurs affinités ; des écriteaux annoncent qu’on trouve ici les poètes, et là les théologiens : des boîtes de fiches contiennent leur inventaire. Les livres à l’index sont dans une armoire grillée, que l’on n’ouvrait qu’à bon escient ; elle contient les œuvres de Giordani, à côté de la Nouvelle Héloïse. Cette mesure de prudence n’atteignait pas Giacomo, pour qui son père avait demandé à Rome la permission de tout lire : pas de grille pour lui, sauf quand ses propres ouvrages prirent place derrière elle, plus tard. Dans une alcôve se trouve une manière de petit musée, où Monaldo collectionnait les objets rares qu’il trouvait d’occasion : émaux, ivoires, miniatures, médailles, statuettes, en général curieux et bien choisis.

Monaldo travaillait dans une salle à part, où pendant plus de vingt ans il vint tous les jours écrire ou lire, et où il mourut. Giacomo travaillait dans une des salles de la bibliothèque. On voit sa table de travail, si étroite qu’il devait avoir peine à y ranger les feuilles de son grand papier. On prend en main ses livres familiers : sur quelques-uns, on retrouve la trace de son écriture. On relit ses articles dans le Spectateur ; et sur le papier jauni, on compte les fautes d’impression qu’il corrigeait lorsqu’il recevait sa revue. On s’approche de la fenêtre où il entendit, à l’aube d’un dimanche de décembre, les allées et venues des domestiques, les pas des chevaux, le bruit du carrosse, et la voix de celle qu’il aima pour la première fois. On a l’illusion que le temps s’est arrêté ; qu’on est reporté de cent ans en arrière, en 1811, le jour où il offrait à son père, gravement, Pompée en Egypte. — A parler des enfances de Leopardi sous le toit même qui les abritèrent, on croit les revivre auprès de lui ; et quand une porte s’ouvre, on s’attend presque à le voir entrer.


PAUL HAZARD.

  1. Sept volumes d’un Journal où Giacomo Leopardi notait au jour le jour l’évolution de sa pensée, et un volume encore d’écrits inédits, publiés en Italie au cours de ces dernières années, renouvellent les questions qui touchent au grand poète de la douleur. Tout est à refaire en France sur son compte : tout, et le récit de sa jeunesse d’abord.
    Nous tenons à remercier bien vivement le comte Ettore Leopardi, qui nous a donné libre accès dans sa demeure, à Recanati. Et nous rendons volontiers justice, d’autre part, à l’excellent livre de Chiarini, Vita di G. Leopardi, 1905, qui nous a servi sur plus d’un point.
  2. Diario d’amore, Scritti varii inediti, 1906, p. 168-169