Honoré Champion (p. 1-45).
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LES ENCYCLOPÉDISTES



CHAPITRE PREMIER

LES PRÉCURSEURS DES ENCYCLOPÉDISTES


SOMMAIRE
1. Renaissance et Réforme. — 2. Les Libertins. — 3. Descartes et Bayle. — 4. Les Déistes anglais.


I

Trois grands faits dominent l’histoire religieuse et caractérisent l’esprit général du moyen âge ; c’est, d’abord, le pouvoir de l’Église ; c’est ensuite la doctrine catholique, qui prescrit à la raison de se taire et à la chair de se mortifier ; et c’est, en troisième lieu, la persécution de quiconque ne se soumet pas à ce pouvoir et n’adhère pas à cette doctrine.

Ces trois faits, d’ailleurs, s’enchaînent et se commandent l’un l’autre : le pouvoir de l’Église ne résulte-t-il pas de la doctrine même qu’elle enseigne ? Le royaume de Dieu, dit-elle, appartient, non à ceux qui vivent dans le siècle et s’adonnent aux plaisirs de la chair, mais à ceux-là surtout qui quittent le siècle et domptent leur chair, en s’imposant des jeûnes austères et en repoussant les droits et les devoirs de la famille[1]. Les élus de Dieu sont, dès lors, non les laïques, mais les clercs, c’est-à-dire ceux qui, en renonçant au monde, fourniront à l’Église une docile milice, à l’aide de laquelle elle gouvernera le monde. N’est-ce pas, en effet, au sacerdoce, c’est-à-dire aux ascètes et aux purs, à guider et, par conséquent, à gouverner les autres hommes, lesquels, étant plongés dans de coupables plaisirs, sont voués au mal et à la perdition ? C’est comme par un détour paradoxal, c’est en prêchant le renoncement aux choses de la terre, que l’Église du moyen âge a conquis l’empire de la terre. Voltaire ne croyait pas si bien dire quand il plaisantait de la sorte : « Des hommes qui font vœu de pauvreté obtiennent, en vertu de ce nom, jusqu’à deux cent mille écus de rente et, en conséquence de leur vœu d’humilité, sont des souverains despotiques[2]. » La croix fut donc, au moyen âge, un signe de soumission et de domination à la fois : soumission des hommes à Dieu et domination du prêtre, ministre de Dieu, sur tous les hommes. On voit comment le pouvoir de l’Église vient de sa doctrine même, c’est-à-dire comment la théocratie est fondée sur l’ascétisme. Et maintenant, le prêtre étant le représentant de Dieu, résister au prêtre, ce sera résister à Dieu ; « l’Église, c’est Dieu », dit saint Jean-Chrysostome ; dès lors, les hérétiques, c’est-à-dire les ennemis de l’Église ou les ennemis de Dieu, ne sauraient être assez persécutés dans l’intérêt de leur âme qu’il faut sauver, même malgré eux : « Toute croyance non catholique, dit saint Augustin, entraînant des châtiments éternels, c’est la tolérance qui est cruelle. » Ainsi, la doctrine catholique du moyen âge ou, ce qui en est l’âme, l’ascétisme chrétien, poussa fatalement l’Église à ces deux choses ; à conquérir un pouvoir sans limites et à mettre ce pouvoir au service d’une intolérance sans merci[3].

Or, les philosophes du dix-huitième siècle combattront à la fois le pouvoir, la doctrine et l’intolérance de l’Église, et voici de quelle manière : toutes les théories, morales ou politiques, qu’ils soutiendront dans leurs livres, peuvent se ramener, en dernière analyse, à ces trois idées, qu’ils développeront diversement, mais qui sont comme les idées directrices de toute leur philosophie : nature, raison et humanité. Précisément, ces trois idées sont le contrepied des trois principes qui nous ont paru résumer l’esprit et gouverner l’histoire du moyen âge : c’est au nom de la nature et de ses légitimes exigences que les philosophes feront la guerre à l’ascétisme catholique qui a fondé la théocratie ; c’est au nom de la raison qu’ils combattront la foi naïve au surnaturel ; et c’est en invoquant la tolérance pour tous qu’ils proscriront la persécution religieuse. Nous les verrons ainsi opposer à la théocratie le pouvoir civil, fondé sur des droits naturels ; à la doctrine du renoncement, le rationalisme et la morale naturelle ; au fanatisme, enfin, les droits de l’humanité.

Le dix-huitième siècle est donc la vivante antithèse du moyen âge : pour l’église du moyen âge l’homme idéal, c’est le moine, c’est-à-dire l’homme qui dompte sa chair, ferme les yeux aux beautés de la nature, renonce aux joies de la famille et aux plaisirs de la société ; pour la philosophie du dix-huitième siècle, au contraire, l’homme que chacun voudrait être, c’est l’« homme de la nature » et c’est encore le « citoyen », c’est-à-dire celui qui, d’une part, jouit sans remords de tous les plaisirs, plaisirs des sens et plaisirs de l’âme, qu’offre libéralement la nature, et qui, d’autre part, revendique tous les droits et réclame tous les avantages qu’assure la société. De l’encyclopédiste sceptique, homme de la nature et homme du monde, à l’homme de Dieu du moyen âge, à la fois dogmatique et ascète, il y a une distance infinie : la distance de la terre au ciel ; et les philosophes ont raison d’opposer avec insistance le siècle des croisades au siècle de l’Encyclopédie, puisque rien n’est plus contraire et plus hostile à la foi naïve du premier que la raison critique du second. Seulement, ils ont tort de se figurer parfois que c’est leur « siècle éclairé » qui, seul, a dissipé « les ténèbres » répandues sur le monde par le catholicisme du moyen âge. Faire voir, au contraire, qu’il y a eu des éclaireurs nombreux sur la longue route qui va du siècle de saint Louis au siècle de Voltaire, c’est-à-dire indiquer brièvement, mais aussi nettement que possible, quels ont été les précurseurs de l’Encyclopédie, tel sera l’objet du présent chapitre.

Nature, raison et humanité, ces trois idées directrices auxquelles nous ramenons, comme à leurs principes, toutes les théories du dix-huitième siècle, devaient logiquement naître l’une après l’autre et l’une de l’autre : en effet, si la nature est bonne et tous ses plaisirs légitimes, que faudra-t-il penser d’une religion qui menace de peines éternelles l’enfant de la nature, docile à l’attrait du plaisir permis et à la voix de ses passions innocentes ? C’est la chair qui devait protester la première contre le rigorisme chrétien, parce que ses exigences sont autrement impérieuses que celles de l’esprit, et parce qu’en somme, il faut vivre avant de philosopher. Le mot très juste de Massillon, sur les libertins de son temps, peut s’appliquer à l’histoire même de la libre pensée : « On commence par les passions, les doutes viennent ensuite. » Ils viennent, pourtant, à la suite des passions révoltées, et la religion a désormais de nouveaux ennemis à combattre ; c’est le règne du scepticisme, règne qui peut durer longtemps, mais qui ne saurait être qu’une époque de transition ; l’homme, être actif par essence, n’était pas né pour nier ou suspendre indéfiniment son jugement, mais pour affirmer ou pour croire. On sortira donc du doute, paresseux et passif, par un acte de foi et, naturellement, de foi à la faculté même qui a éveillé en nous tous les doutes, c’est-à-dire à la raison humaine ; et voici maintenant, après la nature, la raison qui fait valoir ses droits. La conséquence en est facile à prévoir : la certitude infaillible de l’Église étant d’abord ébranlée par le doute, puis, pour l’incrédule s’entend, renversée par la raison, on ne reconnaîtra plus à l’Église le droit de persécuter au nom d’une religion si peu certaine et, de toutes parts, s’élèveront des protestations indignées contre son intolérance, ou, comme on l’appellera, contre son odieux fanatisme.

Telle est la déduction logique des trois grands principes qui doivent dominer tout le dix-huitième siècle : l’histoire de la libre pensée, dans ses grandes lignes, confirme notre déduction : c’est d’abord, nous le montrerons tout à l’heure avec plus de détails, la nature qui est réhabilitée au quinzième siècle avec la Renaissance italienne ; puis, comme transition à la seconde période, le doute s’insinue au seizième siècle avec Montaigne et circule sournoisement à travers tout le dix-septième, colporté sous le manteau par ceux qu’on appelle les Libertins et les Pyrrhoniens. La raison prend ensuite la parole et, pour la première fois depuis l’antiquité, parle haut et ferme avec Descartes, l’ennemi le plus terrible peut-être de l’Église, parce qu’au fond il oppose à une autorité une autorité contraire et irréfutable.

Enfin le doute et la raison critique, réunis en un même homme, aboutissent à ce troisième progrès de la pensée humaine : Bayle, à la fois sceptique et raisonneur, proclame la tolérance. Et maintenant les Philosophes peuvent venir : leurs principales idées ont été semées peu à peu dans le monde : ils n’auront plus qu’à les développer et à leur trouver des formules agressives et retentissantes. Nous allons essayer d’exposer, en des résumés aussi courts et aussi précis que possible, ce lent acheminement de la pensée humaine vers la philosophie et la raison triomphantes du dix-huitième siècle ; et nous montrerons, chemin faisant, à quels siècles et à quels penseurs les Philosophes sont redevables, non certes de toutes leurs théories, mais des vérités capitales qui ont préparé et rendu possible l’Encyclopédie.

Il s’agit, avant tout, pour les philosophes, de combattre le catholicisme : or celui-ci, se proclamant infaillible, devait rester, à travers les siècles, fidèle à lui-même dans ses dogmes essentiels ; et, en effet, tel il avait régné au moyen âge, tel il prétendait encore dominer au temps des Encyclopédistes, immuable et hostile à tous les progrès de la raison humaine. « Voilà donc, s’écrie Bossuet, la religion toujours uniforme ou plutôt toujours la même dès l’origine du monde » ; car « l’Église est restée inébranlable[4]. » Et ailleurs ; « L’Église ne varie jamais » ; en effet, pourquoi varierait-elle ? « La vérité catholique, venue de Dieu, a d’abord sa perfection. » Dès lors, de tous ceux qui, philosophes ou savants, ont contesté un dogme ou ébranlé un des fondements de l’autorité de l’Église, on peut dire qu’ils ont combattu le combat de la raison et préparé le triomphe de la science et de la philosophie. Mais, parmi tous ces prédécesseurs des Encyclopédistes, nous ne citerons ici, pour caractériser leur œuvre à grands traits, que les hommes ou les groupes d’hommes qui ont le plus puissamment collaboré à la réhabilitation de ces trois choses qui nous serviront, dans cet ouvrage, de perpétuels points de départ ou de ralliement, parce qu’elles résument, à elles trois, toutes les aspirations du dix-huitième siècle, et qu’elles pourraient être inscrites comme devise au fronton de l’Encyclopédie : Nature, Raison et Humanité.


II


Occupons-nous d’abord de la nature : « La seule religion contre la nature, a dit Pascal, est la seule qui ait toujours été ! » Dans la doctrine chrétienne, l’homme est incapable, par lui-même, de trouver la vérité, de faire le bien et de mériter et même de goûter le bonheur. « Nous souhaitons la vérité, dira encore, avec son amère éloquence, l’auteur des Pensées, et ne trouvons en nous qu’incertitude. Nous recherchons le bonheur et ne trouvons que misère et que mort. Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur et nous sommes incapables ni de certitude ni de bonheur. Ce désir nous est laissé, tant pour nous punir que pour nous faire sentir d’où nous sommes effondrés[5]. » Qu’on écoute, au contraire, cette prière profane qui fut sur les lèvres de tous les philosophes du dix-huitième siècle : « Ô Nature, s’écrie Diderot, souveraine de tous les êtres et vous, ses filles adorables, Vertu, Raison, Vérité, soyez à jamais nos seules divinités. C’est à vous que sont dûs l’encens et les hommages de la terre. Montre-nous, ô Nature, ce que l’homme doit faire pour obtenir le bonheur que tu lui fais désirer[6]. »

Or, cette invocation à la Nature n’est que l’écho, prolongé à travers les âges, des cris de joie et de délivrance par lesquels la Renaissance italienne célébrait, au sortir du triste moyen âge, son retour à la libre antiquité, c’est-à-dire à la libre nature. C’est, en effet, dans l’Italie du quinzième siècle que les Philosophes ont eu leurs premiers ancêtres. L’ascétisme du moyen âge faisait une trop grande violence aux instincts naturels de l’humanité : comme ces cathédrales gothiques qui n’ont pu être achevées telles qu’on les avait projetées, parce qu’elles sont un défi jeté aux lois de la pesanteur, c’est-à-dire à la nature des choses, ainsi le système social du moyen âge ne parvint jamais à s’édifier complètement, parce qu’il était, lui aussi, un audacieux défi à la nature humaine. La foi avait beau être sincère et profonde ; les réalités de la vie furent les plus fortes. C’est l’Italie qui protesta la première en faisant revivre en elle l’âme virile et sereine de l’antiquité. L’antiquité, qui semble renaître avec les humanistes italiens, n’avait pas connu les sombres remords qui torturent la conscience du pécheur, car remords, conscience et péché étaient autant de notions étrangères à une société qui n’avait, pour bien vivre, qu’à suivre docilement les préceptes de la nature[7]. La volonté du chrétien est, comme on dit, hétéronome, c’est-à-dire se voit imposer des lois morales par une volonté extérieure et supérieure à la sienne, et le premier commandement de cette morale austère est que le fidèle doit terrasser l’ennemi qu’il porte en lui-même, la chair, source de tout mal et de toute souillure ; ne sait-il pas que, s’il ne sort pas vainqueur de cette lutte intestine et sans cesse renaissante, l’enfer l’attend au jour marqué par la colère céleste : dies iræ, dies ilia ; le paradis ne s’ouvrira que pour les « athlètes » de Dieu qui ont tué en eux le vieil homme, c’est-à-dire l’homme de la nature. Mais c’est cet homme de la nature qui était le vrai sage pour l’antiquité : l’âme antique, en effet, est autonome ; elle ne reçoit pas d’en haut, mais elle se fait à elle-même sa règle de vie ; elle ne connaît le mal que comme une simple limite à la nature humaine et non comme un adversaire qui lui tend perpétuellement des embûches. Et elle ne connaît pas davantage cette guerre des deux principes rivaux que nous portons en nous, l’esprit et la chair ; car son idéal n’est pas d’assurer le triomphe de l’esprit sur la chair, mais de maintenir en équilibre et de développer, dans une belle harmonie, toutes les énergies de l’âme et du corps. Telle est la conception païenne de la vie qui séduisit les hommes de la Renaissance italienne : le risorgimento, c’est le réveil de l’homme tout entier, corps et âme ; c’est la réhabilitation, par les arts, de la nature, qui est bonne à suivre, et de la chair, qui est belle à contempler ; et c’est enfin, et pour toutes ces raisons, la joie de vivre, non en espérance et au-delà de la tombe, mais de vivre et de jouir, par tout son esprit et par tous ses sens, de tout ce qui donne du prix à la vie d’ici-bas[8].

La Renaissance italienne nous a laissé, pour ainsi dire, deux héritages bien distincts : l’un, tout littéraire et qui nous est venu de ce qu’on pourrait appeler les esprits modérés, la droite de la Renaissance ; l’autre, surtout philosophique, que nous devons plutôt aux esprits extrêmes, à la gauche de la Renaissance. Il y eut, en effet, et à Florence même, d’une part, des littérateurs, des savants et des artistes qui, sur les traces de Dante et de Pétrarque, épris uniquement des arts et des lettres anciennes, ne se décidèrent pas à sacrifier la tradition chrétienne à la culture antique et c’est d’eux que nous vint, au dix-septième siècle, par Ronsard et la pléiade, le culte de l’antiquité et, à sa suite, une littérature classique, à la fois païenne de goût et chrétienne de cœur. Mais il y eut, d’autre part, des savants et des philosophes qui, plus audacieux, rompirent, soit délibérément, soit par les conséquences mêmes de leurs travaux, avec les doctrines orthodoxes de l’Église, et c’est là l’œuvre d’affranchissement que poursuivront les philosophes du dix-huitième siècle. « C’est de l’Italie, dira d’Alembert, dans son Discours préliminaire, que nous avons reçu les sciences qui depuis ont fructifié si abondamment dans toute l’Europe. » Or, les sciences, par leurs découvertes, ruinaient, dès cette époque, l’autorité des récits bibliques : déjà le système de Copernic, où la terre n’était plus le centre du monde, avait contredit l’histoire de la création et amoindri le drame mystérieux de l’incarnation ; quarante ans plus tard, un Italien, Giordano Bruno, soutenait, non-seulement que la terre n’est qu’une des planètes qui gravitent autour du soleil, mais que le soleil lui-même n’est qu’un des astres qui gravitent dans l’espace ; le centre de l’univers n’était plus nulle part, puisque l’univers est infini. En outre, par leur méthode toute rationnelle, c’est-à-dire inspirée du libre esprit de l’antiquité, ces mêmes sciences inauguraient une manière de penser toute contraire à la discipline scolastique et au dogmatisme chrétien. C’est ce qu’avait encore bien vu d’Alembert quand dans ce même Discours préliminaire, faisant commencer à la Renaissance son tableau historique des sciences, il appelait cette époque « une régénération des idées. »

Ainsi, aimer l’antiquité, c’était, pour les savants, aimer la nature et l’étudier pour elle-même, sans se soucier de la mettre d’accord avec les récits de la Genèse ; et, de même, aimer l’antiquité, c’était, pour les philosophes, revenir au naturalisme antique, c’était considérer la nature, non plus comme une ennemie qui éloignait l’homme de Dieu, mais bien comme une amie qui vivait de la même vie que l’homme et qui, tout aussi bien que l’homme, était pénétrée de l’esprit divin. Telle fut l’inspiration commune de doctrines philosophiques, professées d’ailleurs avec plus ou moins de prudente obscurité, par un Bruno, un Vanini, un Campanella (si souvent cités et prônés par Voltaire), et par tant d’autres libres esprits qui renouvelèrent, bien avant Diderot, le naturalisme antique diamétralement opposé au Dieu créateur et providentiel de l’Évangile.

Après avoir inauguré, ou plutôt restauré, suivant l’esprit de l’antiquité, à la fois la science et la philosophie de la nature, il ne restait plus aux hommes de la Renaissance qu’à faire passer leur naturalisme dans les mœurs et qu’à pratiquer la maxime antique : Vivere secundum naturam. C’est justement ce que fit, non sans un certain cynisme, ce qu’on pourrait appeler la gauche extrême de la Renaissance : entendez, par là, des novateurs intrépides qui, au nom même de la nature qu’ils prenaient pour guide, jetaient gaiment par-dessus bord tout le bagage moral et religieux, du moyen âge. Dans un curieux traité de Lorenzo Valla, De voluptate ac de vero bono, écrit vers 1430, nous voyons un partisan de ces nouveautés, Antonio Boccadelli, l’auteur, encore vivant, d’un poème licencieux (Hermaphroditus), entrer en lutte, comme partisan d’Épicure, contre le stoïcisme du temps ; il faut entendre par là : contre le monachisme. « Vous prétendez, dit-il à ses adversaires, que la nature est cruelle et l’homme mauvais, et que le commencement et la fin de toute sagesse, c’est la résignation et l’ascétisme. Nous croyons, nous, disciples d’Épicure, que tout ce que la nature a créé est bon et précieux, que l’homme doit se faire son disciple et suivre l’évangile qu’elle lui dicte elle-même et qui est l’évangile du plaisir. La morale n’a pas été promulguée par Dieu, mais par les hommes en vue de l’utilité et de la conservation sociales. Les sens, tous les sens doivent être développés parce qu’ils sont la source de toute jouissance. Le célibat est réprouvé par la nature et l’on aurait dû chasser aux extrémités de la terre celui qui le premier a imaginé les couvents de nonnes. »

Légitimes ou non, toutes ces hardies tentatives d’affranchissement dans tous les ordres de l’activité humaine devaient laisser après elles un souvenir ineffaçable et comme une tradition d’indépendance et de libre recherche que recueilleront, on le verra, les penseurs à venir. Sans prétendre embrasser ou juger l’œuvre de la Renaissance, ce qui n’est pas notre sujet, nous pouvons peut-être en résumer l’esprit au point de vue qui nous occupe et marquer assez nettement sa place dans cette rapide esquisse de la libre pensée : ce n’est plus à la tradition, mais à la grande institutrice des anciens, à la nature, que les Italiens du quinzième siècle avaient demandé des règles de penser et de vivre ; rompant à la fois avec la fausse science, la scolastique et la morale religieuse, c’est-à-dire avec le triple enseignement de l’Église, ils avaient observé la nature en savants, l’avaient aimée et presque divinisée en tant que philosophes, et enfin ils l’avaient intrépidement suivie comme moralistes : et leur science, leur philosophie et leur morale naturelle trouveront chez nous des continuateurs, non plus hardis, mais plus heureux. On peut dire, en résumé, que, dès la Renaissance, en face du supranaturalisme religieux qui avait régné en maître sur les esprits et les cœurs, la nature, jusque-là méprisée et maudite, recouvre enfin la voix et fait valoir ses droits à l’attention et à l’amour des hommes : elle aura désormais, elle aussi, ses disciples et ses adorateurs, dont le plus grand est Rabelais.

« Je vous raconterai, dit Pantagruel, ce que j’ai lu parmi les apologues antiques : Physis, c’est-à-dire Nature, enfanta Beauté et Harmonie… Mais Antiphysis, laquelle est de tout temps partie adverse de Nature, incontinent, eut envie sur cetuy tout beau et honorable enfantement et, au rebours, enfanta des monstres difformes et contrefaits, en dépit de Nature, tels que Matagots, Cagols et Papelards, Caphars et Chattemittes. » Tons ces monstres, avec leur visage et leur vie contre nature « savoir, leurs vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, » sont bannis à tout jamais de l’abbaye de Thélème, cette abbaye de libre volonté où frère Jean instituera sa religion au contraire de toutes les autres, où l’on n’admettra que des créatures « bien formées et bien naturées, qui se gouverneront non au son d’une cloche, mais au dicté du bon sens et entendement…, parce que gens libres, bien nés et instruits ont, par nature, un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux[9]. » Réglant lui-même sa journée, comme Pantagruel, non d’après le son des cloches, mais d’après « l’horloge du ventre, » Rabelais vient s’asseoir, avec quelle soif horrifique, on le sait, au plantureux banquet servi par la nature à ses joyeux adeptes. Placé entre les épicuriens de la Renaissance et les Libertins du dix-septième siècle, il tend joyeusement à ceux-ci cette dive bouteille qui va circuler de main en main au Temple et à la Pomme-de-Pin, versant à tous ces insatiables buveurs à la fois l’ivresse et l’impiété. « Rabelais, dit l’amusant Père Garasse, est l’enchiridion du libertinage ; c’est un vaurien qui suce peu à peu l’esprit de piété. » Remarquons, en passant, que l’abbaye de Thélème est fermée aux sectateurs de « toutes les religions » et que son fondateur est, comme on l’a très justement dit, plus hostile encore, « au dogme sombre et à la morale austère de Calvin qu’à l’Église catholique et à son système indulgent de pénitences[10] ». N’est-ce pas, en effet, Antiphysis qui, de même que les Papagots, « engendre les Démoniacles Calvins, imposteurs de Genève » ? Faut-il donc donner tort à ceux qui ont fait de Luther et de Calvin les prédécesseurs, volontaires ou non, des philosophes du dix-huitième siècle ?

Il semble bien, au premier abord, que la Réforme ait singulièrement aidé la libre pensée puisqu’elle a porté de si terribles coups à l’ennemie irréconciliable de la libre pensée, à la religion catholique. La réforme s’était faite à la fois au nom du sentiment religieux qui ne voulait plus d’intermédiaire entre le chrétien et son Dieu et au nom de la conscience morale qui repoussait le faux idéal de sainteté proposé par l’Église à ses fidèles. Or, déclarer que « tous les chrétiens sont prêtres », comme l’avait fait Luther, c’était abolir la hiérarchie catholique, car c’était supprimer les évêques et leur chef, le pape ; de plus, mettre fin à l’universalité de l’Église, c’était ruiner du même coup un des principes fondamentaux de sa théocratie. Si le pouvoir religieux, comme l’a fait quelque part remarquer Schérer, est supérieur au pouvoir civil, c’est à la condition que tous reconnaîtront cette supériorité et que l’Église représentera pour tous le droit véritablement divin. Fractionné, ne s’imposant plus à tous, cessant, en un mot, d’être catholique, le pouvoir de l’Église est déraciné, il reste en l’air, pour ainsi dire, à la merci des revendications de tout genre que formuleront plus tard les philosophes. Voilà ce que la Réforme avait fait du pouvoir de l’Église. Quant à sa doctrine, et sans entrer dans le détail des dogmes, c’était également la saper par la base que de condamner l’ascétisme et le célibat des prêtres : « Le mariage, dit Luther, est une chose honorable et divine », et on sait que lui-même, il se maria. Ce mariage de Luther est jugé en ces termes par le plus grand docteur du catholicisme au dix-septième siècle : « Luther, dit Bossuet, avait alors quarante-cinq ans ; et cet homme qui, à la faveur de la discipline religieuse, avait passé toute sa jeunesse sans reproche dans la continence, en un âge si avancé et pendant qu’on le donnait à tout l’univers comme le restaurateur de l’Évangile, ne rougit point de quitter un état de vie si parfait et de reculer en arrière. » Luther avait-il tant reculé et, en se mariant, était-il si profondément déchu ? Laissons-le simplement parler lui-même : « Ah ! combien mon cœur soupirait après les miens, lorsque j’étais malade à la mort dans mon séjour à Smalkalde ? Je croyais que je ne reverrais plus ma femme et mes petits enfants ; que cette séparation me faisait de mal ! il n’est personne assez dégagé de la chair pour ne pas sentir ce penchant de la nature : c’est une grande chose que le lien et la société qui unissent l’homme et la femme[11]. » Elle est encore de Luther, cette parole pleine de naïve et chaste tendresse : « Comme mon hôtesse d’Eisenach avait raison de dire ce mot que j’ai entendu quand j’allais aux écoles : il n’y a rien de si doux sur cette terre que d’être aimé d’une femme. » Ces simples phrases nous montrent, plus que ne pourrait le faire des considérations philosophiques, combien la morale du protestantisme était plus humaine et plus sociale à la fois que la morale qu’elle prétendait remplacer. Pourtant, si nous nous rappelons les trois idées maîtresses du dix-huitième siècle, nous conclurons que Luther, en un sens, nous rapproche, et en un sens, nous éloigne de Voltaire. D’une part, il revint à la nature, puisqu’il revient au mariage et le sanctifie et la famille avec lui ; mais sa morale reste religieuse, c’est-à-dire surnaturelle par son origine et par sa fin ; ce n’est pas la morale naturelle de nos philosophes. En second lieu, par son principe, le protestantisme est sans doute favorable à la raison puisque ce principe est l’individualisme. Tandis que « le propre du catholique, suivant la définition de Bossuet, est de préférer à ses sentiments le sentiment commun de toute l’Église », le protestant se fait sa foi à lui-même ; la bible à la main, il se crée à lui-même son christianisme. Mais ce n’est là que le principe de la réforme : en réalité, des confessions de foi, nécessaires peut-être pour qu’il y eût de véritables communautés religieuses, furent rédigées et imposées aux fidèles et limitèrent singulièrement, dans la pratique, cette raison individuelle à laquelle on avait d’abord fait appel. Enfin, cette raison, même à l’origine, est-elle vraiment libre, étant si souvent inspirée par le diable aux yeux de Luther qui l’appelait dédaigneusement : Frau Vernunft ? Au fond, le protestantisme immolait l’autonomie de la raison à l’autorité infaillible, non plus d’un homme sans doute, mais d’un livre qu’on pouvait bien « examiner » et même torturer en tous sens, mais qu’en définitive il fallait toujours croire, parce qu’il venait de Dieu ; la Bible, c’est, pour Luther, la parole même de Dieu : lautere Gotteswort. Et enfin l’intolérance déclarée des Réformes, qui damnaient là-haut et parfois brûlaient ici-bas ceux qui ne pensaient pas comme eux, qu’avait-elle de commun avec l’humanité, c’est-à-dire avec cette large sympathie que professeront les philosophes pour tous ceux, croyants ou non, qui seront seulement des hommes ?

Mais il y a plus : de fait, le protestantisme, en ouvrant une nouvelle Église, ramena à la religion, encore que sous une bannière différente, ceux qui, détachés du catholicisme allaient passer, sans lui, à la libre pensée. Jusqu’alors la philosophie gagnait tout ce que perdait la religion : maintenant, beaucoup vont déserter l’Église catholique, qui s’arrêteront à mi-chemin de la libre pensée, dans une autre Église, où l’on raisonne, sans doute, mais où l’on fait à la raison sa part. Luther lui-même a très bien vu qu’en apportant au monde une foi nouvelle, c’est-à-dire en ranimant le sentiment religieux prêt à s’éteindre dans une foule d’âmes, il avait arraché celles-ci à la libre pensée et à la morale naturelle qui allait les conquérir : « Si ma doctrine ne fût pas intervenue, c’eût été une révolution irrégulière, turbulente, périlleuse, qui eût entraîné la chute de toute religion et aurait transformé les chrétiens en disciples d’Épicure[12]. » Les vrais précurseurs des philosophes à cette époque, ce sont moins les réformateurs que les humanistes ; c’est un Érasme, par exemple, dont Luther disait précisément « qu’il portait en lui Épicure et Lucien », Érasme, qui défend à sa manière et la raison et la liberté humaines, c’est-à-dire le pouvoir qu’a l’homme d’aller de lui-même, sans le secours de la grâce, au bien et au vrai : « Lise qui voudra, s’écrie Érasme, ce que Socrate et les Stoïciens ont enseigné sur la vertu et qu’il soutienne, s’il l’ose, que la raison est aveugle, folle ou impie[13] ! » Or les vertus de ces philosophes anciens étaient pour Luther ce qu’elles étaient pour saint Augustin, ce premier docteur de la grâce : des vices brillants. En résumé, on peut appliquer aux réformés ce que Montaigne disait des scolastiques de son temps : « Chacun à qui mieux mieux va plâtrant et confortant sa créance de tout ce que peut sa raison qui est un outil souple, contournable et accommodable à toute figure. Les communes impressions, on n’en sonde pas le pied où gît la faute et la faiblesse ; on ne débat que sur les branches, on ne demande pas si cela est vrai, on ne se demande pas si Galien n’a rien dit qui vaille, mais s’il a dit ainsi ou autrement. » Si le Dieu des scolastiques, en effet, est Aristote, le Dieu des réformés, c’est le Testament et la loi de ces différents dieux est loi magistrale pour chacun de ses fidèles : nous voilà donc loin des intrépides raisonneurs de l’Encyclopédie pour lesquels la réforme ne fit, en effet, c’est le mot de l’un d’eux : « qu’entrevoir la vérité[14] ».


III

Rabelais ne devait être qu’un amuseur pour les Libertins du dix-septième siècle : leur maître à penser, ou plutôt à douter, ce sera Montaigne. C’est lui qui va être le guide de tous ces esprits, à la fois indisciplinés et désemparés, qui, ne croyant plus et ne sachant pas encore, ne peuvent que se répéter à eux-mêmes son fameux ; que sais-je ?

On connaît le mot de Huet sur la fortune des Essais : tout gentilhomme de campagne qui veut se distinguer des simples preneurs de lièvres en a un exemplaire sur le manteau de sa cheminée. Et, de même, pouvons-nous ajouter, tout « penseur » du dix-huitième siècle qui se distingue des dévots, en aura un exemplaire, sans cesse feuilleté, dans sa bibliothèque. Mme du Deffand, qui n’aimait pas les philosophes, aurait voulu jeter au feu leurs immenses volumes, excepté, disait-elle, « Montaigne, qui est leur père à tous ». L’aveugle clairvoyante, comme on l’appelait, avait, cette fois, très bien vu ; car, si elle avait surmonté l’ennui que lui causaient les gros livres des Encyclopédistes, elle y aurait retrouvé Montaigne, cité ou pillé, en maints endroits.

Qu’est-ce donc qui valait au sage Montaigne de si compromettants disciples et pourquoi de simples « rêveries, si frivoles et si vaines » à l’en croire, allaient-elles devenir tour à tour, au dix-septième siècle, « un des ouvrages cabalistiques des Libertins », suivant le mot du père Garasse, et, au dix-huitième, le livre de chevet des Encyclopédistes ? Sainte-Beuve a montré déjà (avec quelle finesse d’aperçus et quelle souplesse de style, c’est ce que savent tous les lecteurs de son Port-Royal), comment Montaigne « étant, par excellence, l’homme naturel », est contraire à la grâce, c’est-à-dire à l’homme nouveau, c’est-à-dire au christianisme[15].

Nous n’avons pas à rechercher, après tant d’autres, toutes les semences de scepticisme répandues si libéralement dans les Essais ; et encore moins à nous demander si la pensée de derrière la tête de leur auteur était une pensée religieuse ou une pensée sceptique : nous voudrions simplement préciser ce qu’ont successivement emprunté à Montaigne, tel qu’ils l’ont compris, les Libertins et les Encyclopédistes : dans cette luxuriante forêt des Essais, les uns et les autres ont cueilli seulement les fruits qui étaient à leur goût et se sont taillé des flèches à leur guise, chacun suivant sa propre manière de combattre l’ennemi commun, l’Église. Or on peut, pour l’objet qui nous occupe, distinguer dans Montaigne trois choses bien différentes : il y a d’abord son scepticisme à l’égard de la raison humaine ; il y a ensuite les doutes qu’il exprime (et qu’il les partage ou non, peu importe) sur la révélation divine ; et il y a, en troisième lieu, sa façon même de douter ou, plus clairement, la tactique habile qu’il pratique pour se moquer de la religion (non de la vraie, s’entend), sans danger d’être brûlé.

Les Libertins qui, en définitive, ne croient à rien, nous allons le voir, mais qui se gardent bien de l’écrire, feront leur profit des objections de Montaigne contre la foi, mais ils lui laisseront sa prudente tactique : se chuchotant leurs impiétés « à l’oreille et sous cape », ils n’ont que faire de ces façons de parler ambiguës, de ces demi-restrictions ou encore de ces grosses affirmations, bonnes pour les sots, par lesquelles Montaigne dépiste le lecteur naïf et sait faire entendre au lecteur déniaisé le contraire de ce qu’il dit. Au contraire, c’est au tacticien autant qu’à l’impie que les Encyclopédistes demanderont des leçons de prudence et d’irréligion à la fois : car si Montaigne aime dans son livre la vérité ou, tout au moins, la vraisemblance jusqu’au feu exclusivement, eux, à leur tour, et pour les mêmes raisons, ils n’aimeront, dans l’Encyclopédie, les quolibets contre la religion que jusqu’à la Bastille exclusivement. Ainsi Montaigne est trop bon catholique pour jamais mal parler des miracles du catholicisme : il n’en vont qu’à ceux du paganisme et c’est ceux-là seuls qu’il se plaît à railler ; tout au plus insinuera-t-il en passant cette vérité un peu générale que « c’est un grand ouvrier de miracles que l’esprit humain », (il ne dit pas : l’esprit païen). Maintenant, pour appliquer aux miracles et aux dogmes chrétiens ce qu’il dit des dogmes païens, que faut-il faire ? Tout simplement raisonner de même ; « il n’y a qu’un demi-tour de cheville » pour passer des uns aux autres. Libre au lecteur de faire le pas : Montaigne a, quant à lui, une religion « inébranlable » (tout comme les Encyclopédistes) et, bien loin de vouloir ébranler celle des autres, il les réconforte et leur propose même en exemple la pieuse conduite des animaux : « Les éléphants ont quelque participation de religion, d’autant qu’après plusieurs ablutions et purifications, on les voit, haussant leur trompe comme des bras et tenant leurs yeux fichés vers le soleil levant, se planter longtemps en contemplation et en méditation à certaines heures du jour. » Et maintenant, rois du monde, hommes, tâchez de comprendre et par le touchant exemple que vous donnent ces animaux, instruisez-vous, vous qui êtes ou qui croyez être les grands de la terre ! Les Encyclopédistes, malgré leur fertilité d’imagination en pareille matière, ne trouveront rien d’aussi beau que ces pieux éléphants pour l’édification des fidèles.

Mais pourquoi donc ici, comme dans bien d’autres passages, dans l’apologie de Raymond Sebond, par exemple, cet inépuisable arsenal pour les Pyrrhoniens qui vont venir, pourquoi Montaigne prend-il plaisir à nous assimiler aux animaux ? il veut humilier et abattre la raison humaine, railler « l’amas des âneries de l’humaine science » et cette philosophie présomptueuse qui « se vante d’avoir trouvé la fève au gâteau. » C’est ici que les Philosophes faussent compagnie à leur ordinaire sergent de bande, car ils prétendent, eux, par l’Encyclopédie, propager la science et accréditer la raison et même le raisonner, comme dira Voltaire ; et jamais siècle n’ouït (ce qui aurait mis en fuite Montaigne), un tel tintamarre de cervelles philosophiques. Les philosophes laisseront donc à Montaigne toutes ses plaisanteries et nasardes à l’adresse de la raison : ce n’est pas là jeu d’Encyclopédistes, car ils sont, eux, aussi hardis dans leurs affirmations rationnelles que Montaigne est timide dans ses « conjectures ». Ce qu’ils laisseront aussi à Montaigne, mais ce qu’ils auraient bien voulu lui prendre, c’est son style. Après avoir cité un passage des Essais, Diderot s’écrie qu’il donnerait, pour cette page de Montaigne, la meilleure des siennes, et le lecteur ne peut qu’être de l’avis de Diderot. Convenons même que ce ne serait pas être bien sévère pour le style des Encyclopédistes que de trouver seulement qu’il ne vaut pas celui de Montaigne.

Vivre à la façon de Rabelais et douter comme le fait parfois Montaigne, cela s’appellera, au siècle suivant, le Libertinage de mœurs et le Libertinage de créance. Les Esprits forts ont d’ailleurs complété leur éducation auprès des épicuriens de la Renaissance qu’ils ont eu différents moyens de connaître ; à la suite de Catherine de Médicis, un certain nombre d’Italiens étaient venus en France, apportant, dans leurs bagages, toute espèce de recettes pour guérir les corps malades de leurs infirmités et délivrer les âmes pécheresses de leurs remords. Tel était, par exemple, ce Ruggieri qui, au dire de Bayle, mourut en athée après avoir passé sa vie à tirer des horoscopes. Il en vint de moins charlatans et de plus dangereux pour la foi établie : ainsi le philosophe panthéiste Bruno qui soutint en Sorbonne cette thèse hardie : Intellectus in investigando sit liber non ligatus ; Vanini, surtout, qui eut en France de puissants amis et fit de nombreux disciples, écouté et fêté dans plusieurs grandes villes jusqu’au jour où « ce pauvre papillon, venu du fond de l’Italie, alla se brûler au feu du Languedoc[16]. » Inversement quelques-uns, dit La Bruyère, « achèvent de se corrompre par de longs voyages », particulièrement en Italie ; témoin des Barreaux qui, au dire de Gui Patin, « avait quelque grain de libertinage avant d’aller en Italie ; mais, à son retour, il était achevé. » Enfin, d’autres Italiens passèrent les monts, non en personne, mais par leurs ouvrages qui circulaient sous le manteau ; par exemple, les livres baroques de Cardan, traduits, dès 1556, par un certain Richard Blanc, livres dans lesquels trônait Nature, mère des hommes, et où l’on exposait complaisamment les objections des mahométans contre la religion chrétienne. Il était peu pieux, dit Bayle (parum pius), et il résulterait même de ses doctrines que « notre âme est aussi mortelle que celle d’un chien. » C’est précisément après avoir parlé des hérésies de Cardan et de Vanini que le père Garasse ajoute, et il était très au fait du libertinage, puisque son livre est de 1623 : « Il s’est élevé depuis peu une bande d’athéistes qui ont fait un pot-pourri de toutes ces fantaisies. »

Que ces athéistes ou esprits forts aient été assez nombreux pour inspirer de sérieuses inquiétudes à l’Église, c’est ce que prouve, bien plus que les évaluations contestables de Lanoue ou du père Mersenne[17], le pieux acharnement que mettent à les combattre, dans la chaire ou dans les livres, les Bossuet, les Bourdaloue, les Massillon et les Pascal.

Les Libertins n’écrivaient pas, pour cette bonne raison, dit le père Garasse, qui en parlait à son aise, « qu’un fagot a peur de la braise. » Pourtant, sur leurs façons de penser et de vivre, nous sommes abondamment renseignés par les contemporains : par les sermonnaires, d’abord, qui les ont combattus ; par Bayle qui, sous couleur de les réfuter, a soigneusement reproduit, en les renforçant, toutes leurs attaques contre la religion ; enfin et surtout par cet imprudent père Garasse, un fort en gueule qui, pour mieux les ridiculiser et les insulter, a naïvement divulgué et propagé leurs hérésies et leurs blasphèmes[18].

Pour ce qui est de leurs mœurs, admettons, si l’on veut, avec leur insulteur, qu’ils fussent, pour la plupart, « de la confrérie des bouteilles », étant « éclos dans Paris comme les moucherons durant vendanges autour des cuves. » Mais, même s’ils étaient tels qu’on nous les a dépeints, vaudraient-ils beaucoup moins que la foule de ces courtisans hypocrites qui n’étaient dévots que parce que le roi d’alors était dévot ou qui encore, suivant l’auteur des Lettres persanes, étaient si pieux d’allures qu’ils étaient à peine chrétiens de cœur.

Et puis, tout en ayant tort assurément de trop philosopher la coupe en mains, comme Socrate dans le Banquet, était-ce absolument leur faute si, au dix-septième siècle, on ne pouvait être irréligieux sans être, du même coup, immoral ou, tout au moins, réputé tel ? On avait si imprudemment fait dépendre la morale de la religion, et de la religion seule, que, repousser la religion, c’était forcément renoncer à la morale, laquelle devait être religieuse ou ne pas être. « Il n’y a de morale, avait dit Bossuet, que celle qui est fondée sur les mystères[19]. » Dès lors, les mystères étant mis en doute, la morale n’avait plus de fondement et, comme on ne connaissait que cette morale essentiellement religieuse, on tombait fatalement de l’irréligion dans l’immoralité. Inversement, puisque transgresser la morale établie, c’était blesser la religion, qui en était inséparable, il semblait aux libertins que, de se dissiper et de mener joyeuse vie, c’était jouer un bon tour à l’Église et à ses ministres, et ils étaient immoraux par irréligion.

On nous accordera peut-être aussi que, si le Jansénisme a eu sur le dix-septième siècle l’influence prépondérante qu’on lui attribue, non sans raison, il est naturel alors que les effrayantes exigences de sa morale ascétique aient provoqué une révolte de la nature humaine qui, pour ne pas être opprimée, se débrida et s’emporta aux pires excès. La société, pour avoir voulu faire l’ange, avec les Jansénistes, finit par faire la bête, avec les Libertins et, plus tard, avec les Roués de la Régence. C’est ainsi qu’en Angleterre la réaction contre les puritains, contre les Saints de l’armée de Cromwell, aboutit aux mœurs dissolues du temps de Charles II : c’est sous ce prince que se réveilla la « Joyeuse Angleterre » et alors, comme à l’époque de la Régence, le libertinage, dit Green, « fut la marque du vrai gentilhomme. » La dévotion du grand roi, à la fin de notre dix-septième siècle et le devoir qui en résultait, pour les courtisans, de paraître aussi dévot que lui, devaient avoir les mêmes fâcheuses conséquences : n’étant pas libre au grand jour, on était licencieux à huis clos. De là cette philosophie tavernière qui a tant scandalisé le père Garasse.

Maintenant n’est-il pas permis de juger les Libertins un peu autrement que ne les ont jugés le père Garasse et les prédicateurs du temps, c’est-à-dire autrement que n’ont fait leurs ennemis ? Sur les 50 000 Parisiens athées que comptait le père Mersenne, et de la vie desquels nous ne savons rien, on nous accordera bien qu’il n’y avait pas, selon le mot un peu vif de Garasse, 30 000 « ivrognes », et qu’on aurait sans doute trouvé, dans cette prétendue Sodome du siècle, quelques honnêtes gens qui n’étaient pas incrédules dans l’unique but, comme le dit Bourdaloue, de contenter « leurs sales désirs[20]. » Or, que ces gens-là n’aient pu vivre et penser à leur guise, j’entends : honnêtement mais contrairement aux prescriptions et aux dogmes de l’Église, sans encourir les anathèmes d’un Bossuet ou les injures d’un père Garasse, — c’est là, ne l’oublions pas, un de ces malheurs des temps qui, s’ils ne sont pas imputables à Bossuet, n’en font pas moins désirer Voltaire. Le jansénisme expire vers la fin du siècle ; le mysticisme de Fénelon est condamné par la cour de Rome, et les protestants sont chassés du royaume ; ainsi, la doctrine officielle de l’Église triomphe partout : où donc se réfugiera la pensée indépendante et « particulière » ? dans l’incrédulité, puisque l’Église exige une soumission sans réserve à des dogmes immuables : ce qui distingue pour Bossuet, et condamne d’avance l’hérésie, c’est sa « nouveauté. » Or, bien souvent l’hérésie des Libertins consista à protester, au nom de la raison, contre des superstitions traditionnelles. On sait, par exemple, que la croyance aux sorciers durait encore au dix-septième siècle où La Bruyère pensait qu’il y avait « en cela, comme dans toutes les choses extraordinaires, un parti à trouver entre les âmes crédules et les esprits forts[21] ». Or, dès le seizième siècle, l’auteur favori des Libertins, Montaigne, rencontrant une sorcière, avait insinué qu’elle « méritait plutôt de l’ellébore que de la ciguë. » Tout de même le bon sens des Libertins se moquait de superstitions non moins ridicules et les théologiens leur faisaient un crime de ce scepticisme salutaire[22]. On remarquera que l’Église, tout en combattant les superstitions, maintenait et consacrait la superstition capitale, mère de toutes les autres : la croyance au diable. Or, les Libertins ruinèrent singulièrement le pouvoir de celui-ci, car ils croyaient encore moins au diable qu’à Dieu[23].

Voyons, maintenant, comment ces Libertins ont acheminé et préparé les esprits à Voltaire. Ce qui les caractérise, avant tout, c’est qu’ils osent penser par eux-mêmes sur les choses de la religion. C’est là, aux yeux de tous les docteurs qui les combattent, leur fondamentale et criminelle hérésie : « Le propre de l’hérésie (dit Bossuet), c’est-à-dire de celui qui a une opinion particulière, est de s’attacher à ses propres pensées. » Les Libertins sont des « esprits particuliers », des « curieux », ou encore des « écartés ». Ils ont cela de commun avec Montaigne, qui « n’épousait que lui », et avec les Réformés, qui ont substitué leur jugement individuel à la doctrine universelle de l’Église. Seulement, à la différence des Réformés, ce n’est pas une foi personnelle, mais un scepticisme indépendant qu’ils opposent à l’orthodoxie régnante ; et, à la différence de Montaigne, ce n’est pas par des mots à double sens ou au sens ambigu qu’ils attaquent la religion, mais directement, en nommant les choses par leur nom, en disant « Jésus-Christ » là où Montaigne avait dit « Pythagoras », tandis qu’il pensait peut-être à quelque autre ; tout cela, bien entendu, entre eux et portes closes, car en public, comme avait fait Montaigne dans son livre, ils protestent bien haut de leur entière soumission à la sacro-sainte Église romaine. La triste fin de Vanini et l’emprisonnement de Théophile avaient appris aux Libertins à se taire dans les endroits publics ; c’est pourquoi ils avaient adopté la devise des Sceptiques italiens : Intus ut libet, foris ut mos est. Au dehors, « par bienséance et maxime d’État », on était de parfaits chrétiens ; mais à table, les langues se déliaient, et on se montrait alors tel qu’on était : in vino veritas. Or, jamais peut-être, et c’est là le fait à noter, on n’avait parlé de l’Église en termes si hardis et si irrévérencieux ; on n’a plus que faire, maintenant, des plaisanteries traditionnelles sur les couvents et les moines ; c’est dans le sanctuaire qu’on ose entrer la moquerie aux lèvres, et ce sont les fondements de la religion, les dogmes même qu’on foule aux pieds en ricanant.

Pourquoi, par exemple, « s’alambiquer la cervelle à connaître des questions de si petite conséquence, comme sont celles de l’incarnation du Messie et de l’Eucharistie et autres chenevottes de la religion ? Cela est bon pour les faibles esprits de la populace et pour la bigoterie des femmes. » Et que nous parle-t-on aussi d’un enfer ? « Jamais personne en est-il revenu pour nous en donner des nouvelles ? C’est un épouvantail de chenevière, bon tout au plus pour faire peur aux enfants. » D’ailleurs, comment accorder des peines éternelles avec la bonté de Dieu ? Quant au paradis, il est aussi chimérique que l’enfer et, d’ailleurs, s’il était tel qu’on nous le dépeint, il serait fort ennuyeux : « Que peuvent bien faire Énoch et Élie, dans le paradis, du matin au soir ? » Mais Dieu lui-même existe-t-il ? peut-être ; en tous cas, on ne s’en aperçoit guère ici-bas, à voir de quelle façon sont répartis les biens et les maux. « Les Libertins, dit Bossuet, déclarent la guerre à la Providence divine, et ils ne trouvent rien de plus fort contre elle que la distribution des biens et des maux, qui paraît injuste, irrégulière, sans aucune distinction entre les bons et les méchants. C’est là que les impies se retranchent comme dans leur forteresse imprenable[24]. »

Mais alors, si tout cela est faux, ce n’est pas seulement l’Église, c’est aussi la Bible qui a menti : « Il est vrai que la Bible est un gentil livre, et qui contient force bonnes chosettes ; mais qu’il faille obliger un bon esprit à croire tout ce qu’il y a dedans, jusqu’à la queue du chien de Tobie, il n’y a pas apparence. » Et, en effet, dès les premières pages, n’y voyons-nous pas un serpent discourir ? « Cela se fit, sans doute, du temps que les bêtes parlaient. D’ailleurs, Dieu était bien peu avisé d’aller se servir d’un serpent pour tenter Ève, alors que les femmes ont peur des serpents. Dieu le condamna à ramper : il marchait donc avant ou s’il volait ? » Et ils concluent sur la Bible : il en faudrait retoucher une bonne moitié. Au fond, tous ces contes fabuleux, ces prétendus miracles et ces dogmes incompréhensibles, « ce sont les prêtres qui ont inventé tout cela pour faire bouillir la marmite. »

Si nous avons tenu à reproduire les expressions du Père Garasse, c’est qu’ici, évidemment, on peut s’en rapporter à lui : un Père n’invente pas des blasphèmes. Il semble bien, en effet, que, s’il a eu tort de leur prêter à tous des mœurs tellement crapuleuses « que toute l’eau de la Seine ne suffirait pas à laver leurs taches », il a, au contraire, pris sur le vif et peint au naturel leur athéisme gouailleur ; tout y est, le tour leste, le mot bouffon, jusqu’au ton même et au rire sournois du persifleur. Ce livre parut si vrai, à l’époque où il fut écrit, qu’on l’appelait alors, au dire de Naudé : l’Athéisme réduit en art. Or, à entendre parler les Libertins dans le livre de Garasse, on se croirait déjà au dix-huitième siècle : ils s’expriment, en effet, ils plaisantent, ils ricanent enfin comme fera Voltaire lui-même, et Diderot n’avait pas tort d’écrire : « Nous avons eu des contemporains sous le règne de Louis XIV[25]. » Si l’on ouvre l’Encyclopédie, à l’article Épicuréisme, on voit, nettement marquée, la filiation entre les deux siècles et comment, de Gassendi et de ses sectateurs, Chapelle, Molière, l’abbé de Chaulieu, en passant par la maison de Ninon de Lenclos ; puis, par les écoles d’Auteuil, d’Anet et du Temple, on arrive à l’école de Sceaux, où l’on rencontre Fontenelle et enfin Voltaire. Voilà bien, à peu près, toute la lignée de ces épicuriens et de ces sceptiques, qui se tendent la main d’un siècle à l’autre, à travers les saturnales de la Régence, et les Libertins sont bien les précepteurs des philosophes, comme Châteauneuf fut le parrain de Voltaire. Peut-on dire, pourtant, que le voltairianisme tout entier a précédé Voltaire et n’y a-t-il aucune distance à établir entre les Libertins et les Encyclopédistes ? Bien loin de là, puisqu’il n’y a, entre les uns et les autres, rien de moins que Descartes et Bayle et tout ce dont ces deux grands esprits ont agrandi et enrichi la libre pensée.

Tous les libertins, en effet, sont des douteurs, non des docteurs ; ils se dérobent à l’Église, ils ne lui déclarent pas ouvertement la guerre, et même les objections qu’ils font à ses dogmes dans leur for intérieur et tout à fait au fond de leur « arrière-boutique », ils ne les formulent pas au nom d’un principe, rival du principe d’autorité. Leur esprit ne s’élève pas si haut ; il se contente de railler en détail et ne songe pas à mettre des convictions véritables et raisonnées à la place de leur foi perdue — pas tout à fait et irrévocablement perdue ; car, faute d’avoir été remplacée par une conviction contraire, leur foi se rallume à l’heure suprême, comme un cierge mal éteint qui jetterait une dernière lueur avant de mourir. Bien peu, à « ce dernier rolle de la mort et de nous », suivant l’expression de Montaigne, conservaient, comme Saint-Évremond, la belle humeur d’un vrai libertin : ayant reçu la visite d’un ecclésiastique qui lui demanda s’il voulait se réconcilier : « De tout mon cœur, répondit Saint-Évremond, je voudrais bien me réconcilier avec l’appétit. » C’est, au contraire, avec la miséricorde divine que beaucoup, au dire de Bayle, voulaient se réconcilier à leurs derniers moments : « ils meurent tous comme les autres, bien confessés et communiés. » Et Bayle en donne précisément la raison que nous avons indiquée plus haut : « Presque tous ceux qui vivent dans l’irréligion ne font que douter ; ils ne parviennent pas à la certitude. » Alors, en effet, la religion étant, ou prétendant être seule en possession de la certitude, renoncer à la religion, c’était se condamner, comme Montaigne avait déjà dit des athées de son temps, à « ces impressions superficielles, lesquelles, nées de la débauche d’un esprit démanché, vont nageant témérairement et incertainement en la fantaisie. »

Or cette certitude, qui manquait jusque-là aux libertins dès qu’ils la cherchaient en dehors de la foi, quelqu’un alors vient la leur donner : c’est Descartes qui, parti, comme eux, du doute, a, sans le secours de la révélation, trouvé une vérité aussi « inébranlable que le roc ». Ainsi se vérifia le mot de Diderot : « Le scepticisme est le premier pas vers la vérité. » Dans le développement de l’esprit humain, en effet, le scepticisme, même le scepticisme ironique des libertins, n’est-il pas supérieur à la foi aveugle et intolérante qui oppose à la libre recherche une borne sacrée et, comme telle, infranchissable ? Moins radicalement sceptiques, en un sens, que certains dévots, les libertins pensaient qu’en toute chose le dernier mot doit appartenir à la raison, et ils attendaient, pour admettre une vérité, que celle-ci leur parût claire et raisonnable ; « ce sont gens qui ne veulent recevoir, dit Arnauld, que ce qui se peut connaître par la lumière de la raison[26] ». Cette foi implicite en la raison, que recouvrait leur scepticisme, elle va être dégagée et proclamée par Descartes.

IV


Tous les « libertins sans principes « ressemblent à ces enfants précoces qui, affranchis trop tôt de la surveillance maternelle, ne peuvent encore connaître et pratiquer l’indépendance que sous la forme de l’indiscipline ; ainsi, à cette époque, la libre pensée, échappée prématurément à la tutelle de l’Église, fit l’emportée et la raisonneuse, sans grand danger pour l’Église, jusqu’au jour où elle atteignit vraiment, avec Descartes, l’âge de raison. « La plupart des impies du siècle, dit Bourdaloue, sont impies par légèreté, non par raison. » C’est par raison que les Encyclopédistes seront athées ; or, cette raison, qui manquait aux premiers, c’est Descartes qui l’a léguée aux seconds et tandis que les Libertins, de simples « écartés », n’avaient su opposer à l’autorité catholique, c’est-à-dire universelle, de l’Église, que leurs opinions « particulières » ; c’est un principe, plus universel encore que celui de l’Église, c’est « la raison naturelle toute pure », commune à tous les hommes de bon sens, qu’invoque Descartes ; et il a beau mettre à part et révérer hautement « les lois de son pays et la religion de son enfance » : les esprits clairvoyants, comme Bossuet, pressentant l’immense danger qu’allait faire courir à la religion cette prétention nouvelle de n’admettre pour vrai que ce que nous concevons clairement, signalaient avec effroi « le grand combat qui se préparait contre l’Église sous le nom de philosophie cartésienne. » Déjà Descartes lui-même, bien qu’il tremblât à l’excès d’être « noté par l’Église », n’a-t-il pas donné de l’univers une explication toute mécanique, c’est-à-dire toute rationnelle ? Ceux qui viendront après lui, plus conséquents et plus cartésiens que lui-même, étendront à tout le domaine de la pensée sa méthode critique ; ils se diront comme fit Malouet : « L’incompréhensibilité des mystères révélés épouvantait ma raison ; la méthode de Descartes, que les théologiens n’admettent pas, m’avait extrêmement frappé : je ne voyais pas pourquoi on l’employait dans tel raisonnement pour l’exclure dans tel autre[27]. » Le dix-huitième siècle l’emploiera dans toutes les questions, et Chamfort aura pleinement raison de s’écrier : « Descartes nous a rendu l’instrument universel. »

La raison universalisée, c’est-à-dire proclamée en toutes choses arbitre souveraine, n’est-ce pas, dans son fond, tout le dix-huitième siècle ? En littérature, par exemple, ce n’est pas aux Encyclopédistes, ni même à aucun de leurs contemporains, qu’il faut demander l’imagination poétique ou l’éloquente passion d’un Bossuet, d’un Racine ou d’un Pascal : c’est la philosophie, la raison même qui, de l’aveu de d’Alembert, « forme le goût du siècle. » Mais c’est surtout les questions politiques et religieuses, laissées sans réponse par le siècle précédent, que le dix-huitième va aborder et résoudre en cartésien : la raison appliquée à la politique, c’est l’Esprit des Lois. « Muses divines, s’écrie Montesquieu, je sens que vous m’inspirez. Vous voulez que je parle à la raison : elle est le plus parfait, le plus noble et le plus exquis de tous les sens. » Et la raison expliquant à sa manière la religion, c’est l’esprit même de l’Encyclopédie. Ainsi les Encyclopédistes ont beau railler les Tourbillons et le spiritualisme de Descartes, ils savent très bien au fond et, par moments, ils reconnaissent et proclament très haut tout ce qu’ils doivent au génie le plus émancipateur qui fut jamais. L’Encyclopédie déclare, dès ses premières pages, que « c’est Descartes qui a secoué le joug de l’autorité ; par cette révolte, il a rendu à la philosophie un service plus essentiel que tous ceux qu’elle doit à ses illustres successeurs. » Mais ce n’est pas la philosophie seulement, c’est la pensée humaine que Descartes a émancipée, et ni ses prédécesseurs depuis le moyen-âge, ni ses successeurs dans les temps modernes, n’ont rien dit d’aussi nouveau et d’aussi révolutionnaire que cette simple parole : « Je résolus de n’admettre pour vrai que ce qui me paraîtrait évidemment être tel. »

Ce qui allait être vrai désormais, ce n’est plus ce qu’avait décrété l’Église, comme dans le catholicisme ; ce n’est plus ce qui était écrit dans un livre, comme le voulait le protestantisme ; c’est ce que l’homme, éclairé simplement de la lumière naturelle, jugerait vrai.

Or cette vérité, qu’on veuille bien le remarquer, les sceptiques et les libertins eux-mêmes seront obligés de l’admettre, car Descartes a commencé à douter avec eux pour les amener à raisonner avec lui. Oui, leur dit-il, les sens nous trompent, les opinions humaines se contredisent, on ne peut distinguer la veille du sommeil ; en un mot, rien n’est sûr — sauf ceci : que moi, qui suis trompé, qui doute de toutes choses, je ne puis pourtant douter de mon doute, c’est-à-dire, de ma pensée. Dire : je pense, c’est dire : je suis ; et cela est certain, inébranlable, parce que cela est évident à la raison. Et cette raison n’est pas différente de la raison « particulière » des libertins, car Descartes « s’est résolu de ne plus chercher aucune science que celle qui pourrait se trouver en lui-même. »

Ainsi est proclamée par Descartes, à la fois avec et contre les libertins, (dont il adopte, et transforme en son contraire, le scepticisme), la souveraineté absolue de la raison. Avec le siècle suivant, on va faire un pas de plus et décisif : les doutes élevés cette fois contre les dogmes même de l’Église, qu’est-ce qui les a suggérés aux philosophes ? c’est la raison. Honneur donc et hommage à la Raison qui a détruit les faux dieux. Brutus fut jadis proclamé roi par le peuple parce qu’il avait tué le tyran : le dix-huitième siècle va diviniser la raison qui a détrôné le dieu tyrannique d’Israël et ses faux prophètes.

Des trois grands principes du dix-huitième siècle, le premier, la nature, devait renaître chez des artistes amoureux des belles formes, et l’Italie de la Renaissance l’avait remis en honneur ; le deuxième, la raison, apparut, comme il fallait s’y attendre, dans le pays du bon sens et dans le siècle par excellence de la raison classique ; quant à la tolérance, elle ne pouvait être proclamée que dans un pays vraiment libre, c’est-à-dire qui ne ressemblât pas à la France de Louis XIV. Or, il y avait précisément, au dix-septième siècle, un petit pays où régnait pleine et entière la liberté de penser et d’écrire, un pays où Spinoza avait pu, par exemple, faire paraître son hardi Traité théologico-politique : ce pays, c’était la Hollande, laquelle fut, au dix-septième siècle, et suivant l’expression de Bayle, le rempart de la liberté de l’Europe. « Ce rare bonheur, écrivait Spinoza dans la préface de son Traité, m’est échu en partage de vivre dans une république où chacun dispose d’une liberté parfaite de penser et d’adorer Dieu à son gré. » Enfin, ce principe de la tolérance ne pouvait être mieux défendu que par un sceptique qui serait (ou qui aurait été) assez religieux pour parler sérieusement de la religion et soutenir ses droits au respect ; assez détaché en même temps des différentes formes religieuses pour penser que la vérité n’est pas le privilège de telle confession ou de telle école de théologie. Il y avait justement alors en Hollande un homme qui avait eu assez d’indépendance d’esprit pour changer par deux fois de religion et qui, au fond, n’avait peut-être qu’une conviction bien arrêtée : c’est que personne au monde ne peut se vanter de posséder la vérité tout entière. Or, il est à remarquer que la tolérance ne va guère sans un certain scepticisme : Montaigne en est un exemple, et Bayle savait Montaigne par cœur. Celui qui croit posséder la vérité absolue ne peut se défendre, à l’égard de tout homme qui ne pense pas comme lui, d’un certain dédain, qui est le commencement de l’intolérance. Un sceptique seul pouvait au seizième siècle écrire des phrases pareilles à celles-ci : « À tuer les gens, il faut une clarté lumineuse et nette ; » ou encore : « C’est mettre ses conjectures à bien haut prix que d’en faire cuire un homme tout vif[28] ».

C’est ainsi que la libre Hollande et, dans la Hollande, le sceptique Bayle était comme prédestiné à proclamer dans le monde, qui l’avait si longtemps méconnue, la tolérance religieuse. Bayle, en effet, n’a pas été seulement, comme l’a appelé Joseph de Maistre, « le père de l’incrédulité moderne » et, à ce titre, le plus grand pourvoyeur de l’Encyclopédie et de Voltaire : il a été encore le promoteur de cette noble idée de l’humanité, qui sera l’honneur du dix-huitième siècle. Il serait trop long d’énumérer les emprunts de tous genres que nos philosophes ont faits au Dictionnaire critique : en somme, ce n’est pas leur faute si Bayle a parlé de tout. De Maistre et de Bonald se feront-ils scrupule eux-mêmes de reprendre les arguments de Bayle contre la raison et l’incrédulité ? Tous ont fait leur provision sur le grand « marché » ouvert par Bayle à tous les partis. Ce serait pourtant se tromper grandement que de présenter les Encyclopédistes comme de simples continuateurs de Bayle, puisque en certaines matières ils ont pris précisément le contre-pied de ce qu’il a dit. Si, négligeant les emprunts de détail que l’Encyclopédie a faits au Dictionnaire critique (arguments contre la Bible, contre les miracles, etc.), nous relevons seulement, comme nous avons fait dans toute cette étude, ce que Bayle apporte de véritablement neuf à la libre pensée, nous lui ferons honneur de ces trois grandes nouveautés : il a, tout d’abord, séparé nettement la morale de la religion. La foi est-elle le seul moyen, ou même le meilleur, d’être honnête homme ? Bayle répond catégoriquement : Non. « Néron était dévot ; en fut-il moins cruel ? Les croisés, qui commirent d’atroces ravages en Bulgarie, n’étaient-ils pas de fidèles croyants ? Les soldats qui pillent, violent et tuent sont-ils déistes ou philosophes[29] ? » Pour Bayle, on peut être parfaitement hérétique ou même athée et rester vertueux. Il aurait pu se citer lui-même en exemple : quand avait-il cessé d’être honnête homme ? Est-ce quand il était catholique ou quand il était protestant ? On peut donc dire qu’il a le premier et très délibérément sécularisé la morale : les philosophes continueront sur ce point l’œuvre de Bayle quand ils essaieront de fonder leur morale naturelle.

Ainsi, la morale est indépendante de la religion : heureusement pour la morale, car la religion n’est pas raisonnable et c’est ici la seconde nouveauté de Bayle : non-seulement il distingue la religion de la raison, mais il les oppose formellement l’une à l’autre. Il semble vraiment « que la religion ne serve qu’à ruiner le peu de bon sens que nous avons reçu de la nature[30] ». Et ailleurs : « Quels ravages ne font pas dans un esprit les préjugés de la religion ? Ils en chassent tellement les idées naturelles d’équité qu’on devient incapable de discerner les bonnes actions d’avec les mauvaises[31] ». Ici, Bayle va plus loin, non seulement que Descartes et ses disciples (lesquels avaient essayé de concilier la raison et la foi), mais que Locke lui-même pour qui la religion sera supérieure, Bayle avait dit : contraire à la raison. Mais quelle sera la conclusion de Bayle ? Va-t-il sacrifier la foi à la raison ? il n’a garde ; car, si la foi est déraisonnable, la raison, « une coureuse et une brouillonne », ne mène à rien ; ou plutôt elle semble mener l’homme, mais ce sont les passions et les préjugés qui, en réalité, le font marcher. Est-ce donc la peine de tant faire le raisonneur ? D’ailleurs, la foi étant ce qu’elle est, parfaitement absurde, il y a incontestablement du mérite à croire ; sérieuse ou non, telle est bien la conclusion de Bayle. Ce ne sera pas celle des philosophes. Bayle est à la fois, à le juger du moins d’après tout ce qu’il écrit, sceptique et croyant. Les Encyclopédistes seront, tout au contraire, quand ils oseront, comme Diderot et d’Holbach, être conséquents avec eux-mêmes, rationalistes et athées. S’ils nient Dieu, ils croient à la science et au progrès indéfini de l’humanité par les conquêtes de la science, toutes choses que repousse l’auteur du Dictionnaire critique ; et tandis que le plus grand plaisir de celui-ci est de rabaisser l’homme, la plus constante ambition des philosophes sera de l’affranchir et de le grandir à la fois.

Et voici la troisième nouveauté de Bayle : elle découle, ce nous semble, logiquement des deux premières. Si un athée peut être un honnête homme, quel droit l’État aura-t-il de le persécuter ? et, en second lieu, si la religion, si toute religion est déraisonnable, n’est-il pas absurde qu’on nous persécute pour n’y pas croire ? On voit comment le scepticisme relatif de Bayle l’achemine à la tolérance : « Comme les droits de la vérité ne se peuvent mesurer que sur des individus, ainsi la vérité ne peut agir que si elle devient particulière (c’est le mot même des libertins) et, pour ainsi dire, individuelle. » Et voici la conclusion naturelle de cette relativité, comme on dira plus tard, de la connaissance : « Quelle est donc la vérité qui oblige l’homme ? C’est celle qui s’applique à Jean et à Jacques et qui devient elle-même particulière à Jean et à Jacques ; car la vérité elle-même, puisqu’elle n’existe pas parmi les hommes, comment obligerait-elle ? » Et Bayle ajoute cette grave parole : « Combattre des erreurs à coups de bâton, n’est-ce pas la même absurdité que de combattre contre des bastions avec des harangues et des syllogismes ? » Il n’est pas jusqu’à la plaisanterie voltairienne dont Bayle n’ait par avance donné l’exemple et indiqué l’efficacité pour combattre le fanatisme : « Un certain Basile, grand duc de Moscovie, commandait à ses paysans de lui apporter un millier de puces : il ne commandait pas une chose plus impossible qu’il ne l’est à certaines gens de croire ceci ou cela en matière de religion[32] ».

Nous avons montré comment, au sortir du moyen âge catholique, le monde avait successivement retrouvé — ou inventé — les trois grandes idées de nature, raison et humanité, que l’Encyclopédie va opposer à la doctrine de l’Église, à sa toute-puissance et à son intolérance. Si aux noms que nous avons déjà cités, on ajoute celui de Fontenelle qui prépare discrètement la philosophie irréligieuse du dix-huitième siècle et enseigne à celui-ci l’art de faire comprendre à tous, même à des marquises, les vérités des sciences les plus abstraites, on aura, croyons-nous, la liste à peu près complète des fourriers de l’armée encyclopédique[33]. Cependant, à en croire la plupart des historiens et les Encyclopédistes eux-mêmes, c’est aux Déistes anglais, c’est à la libre Angleterre, que l’Encyclopédie devrait la plupart de ses idées révolutionnaires et ses meilleures armes de combat. Il importe donc, dans un dernier aperçu, de marquer nettement la place du déisme anglais dans l’histoire de la libre pensée avant l’apparition de l’Encyclopédie.

V


Les libertins n’étaient en somme, nous l’avons montré, que de timides sceptiques : or, le doute n’est pas fait pour le grand nombre, pour ceux que Montaigne appelle « les esprits simples » ; il n’est un oreiller commode que pour les têtes très bien faites, pour l’élite de ceux qu’il appelle encore de grands esprits, des natures fortes et claires. Enfin la petite armée des libertins était d’autant moins redoutable à l’Église qu’elle cachait soigneusement son drapeau. À la fin de la Régence, le catholicisme aurait couru, semble-t-il, de bien autres dangers, s’il avait eu en face de lui, non plus un scepticisme fuyant et comme honteux de lui-même, mais, à défaut du protestantisme abattu, une religion rivale, capable d’opposer des affirmations précises à ses dogmes révélés et de dresser autel contre autel. Le Déisme parut être un instant pour l’Église ce dangereux ennemi.

C’est, pour rappeler brièvement ses origines, dans la première moitié du dix-septième siècle qu’apparut en Angleterre cette religion nouvelle, dont Herbert de Cherbury fut le prophète. Dans son livre, de Veritate, paru en 1624, il donne au déisme son principe : la raison (recta communisque ratio) et son credo : les vérités que la raison seule enseigne aux hommes, les « notions communes » sont le fond immuable de toute religion ; c’est à savoir, l’existence d’un Dieu, la nécessité d’un culte sans doute, mais la vertu et la piété considérées comme l’essentiel de ce culte ; le repentir, les peines et récompenses dans cette vie et dans la vie future : telles sont les cinq « colonnes de la religion primitive » et universelle. Tout le reste, dogmes particuliers ou cérémonies bizarres, n’est que « l’invention des prêtres » ; c’est dans le livre de la nature que se révèle le Dieu véritable ; c’est aussi au milieu de la nature qu’il faut l’adorer, non dans les temples, où on l’emprisonne et le rapetisse. « Élargissez Dieu », s’écriera, et dans la même pensée, Diderot. Le spectacle de la nature n’est-il pas la meilleure preuve de l’existence de Dieu ? Cette montre, dit aux athées, et bien avant Voltaire, Herbert de Cherbury, elle marche pendant vingt-quatre heures et vous proclamez aussitôt qu’elle a été faite par un artiste, et vous croyez que cette machine de l’univers, qui marche depuis des siècles, ne suppose pas le plus habile et le plus puissant des horlogers ?

Le monde n’avait jamais vu une religion si simple et si claire, si hospitalière aussi, car elle accueillait toutes les vérités vraiment essentielles enseignées par toutes les religions présentes et passées ! Qui donc n’eût été déiste alors qu’il en coûtait si peu pour l’être et que les nouveaux docteurs, à commencer par Cherbury, avaient sans cesse à la bouche ce mot de nature, qui sera pour le dix-huitième siècle le mot de l’énigme universelle : « Tout ce qui n’est pas dans la nature, dit Voltaire de Cherbury, lui paraissait absurde ». Les philosophes penseront d’abord comme Cherbury et Voltaire et professeront la religion naturelle, en attendant que quelques-uns d’entre eux, comme d’Holbach et Diderot, passent de la religion naturelle à l’athéisme, qui est plus « naturel » encore.

Mais, ce qu’on a trop oublié, Philosophes français et Déistes anglais avaient été préalablement instruits et comme armés en guerre, contre la religion révélée, à la fois par les sceptiques de France et les esprits tolérants de Hollande aux seizième et dix-septième siècles. On oublie, par exemple, la grande influence qu’exerça l’esprit français sur l’Angleterre à l’époque de Charles II, ce pensionnaire de Louis XIV, c’est-à-dire à l’époque même où le déisme commença à se propager en Angleterre. Et le père même du déisme, Herbert de Cherbury, n’est-ce pas après trois séjours prolongés en France, n’est-ce pas à Paris même, en son hôtel de la rue de Tournon, qu’il termina (en 1624) son livre fameux de Veritate[34] ? Or, un an avant, il y avait à Paris, nous dit expressément le père Mersenne, 50 000 déistes ou athées, c’était tout un pour lui (athei et deistæ). C’étaient là, si l’on veut, des étincelles éparses, mais qui suffisaient pour allumer chez nous ce flambeau de la libre pensée que nos philosophes semblèrent ou, mieux encore, et nous dirons tout à l’heure pourquoi, qu’ils firent semblant de prendre des mains des déistes anglais, pour l’agiter sur la France et le monde.

Remarquons encore que l’expression même de « religion naturelle » se rencontre pour la première fois dans les écrits d’un Français, de Jean Bodin ; la conclusion de son livre, écrit en 1588 (et manuscrit, il est vrai : mais des copies très nombreuses en circulèrent au dix-septième siècle), est la suivante : « N’est-il pas avantageux d’embrasser la plus simple, la plus ancienne et la plus vraie des religions, la religion naturelle (naturæ religionem) » ? Quant au nom de déiste, nous le rencontrons pour la première fois, en France encore, et bien avant le livre d’Herbert, dans l’Instruction chrétienne, de Viret, écrite en 1559 : « Ceux qui se qualifient du nouveau nom de déistes reconnaissent un Dieu, mais ne rendent aucun honneur à Jésus-Christ. Ils traitent de fables la doctrine des Évangélistes ; quelques-uns prétendent croire à l’immortalité de l’âme, d’autres sont de la secte d’Épicure. » Nous ne sommes pas loin, on le voit (si même nous ne la dépassons sur certains points), de la religion naturelle, qu’Herbert aura seulement le mérite de formuler plus expressément. Mais voyons maintenant, en un rapide résumé, quels furent en Angleterre les principaux représentants, si souvent cités au dix-huitième siècle, de cette religion nouvelle enseignée par Herbert : nous préciserons ensuite quel parti en ont tiré les Encyclopédistes[35].

C’est d’abord le fondateur lui-même, Herbert de Cherbury, esprit ingénieux et chimérique ; Blount, le traducteur violent et bizarre de la Vie d’Apollonius de Tyane, par Philostrate (1680) ; Toland, le perfide auteur du Christianisme sans mystère (1696) ; Collins, le disciple infidèle du pieux Locke, le premier qui se proclame hautement « libre-penseur » (A discourse of Free-thinking, écrit en 1713) ; Shaftesbury, cet aimable humoriste, que Diderot traduira très librement dans son Essai sur le Mérite ; Woolston, le plus fougueux adversaire des miracles et « le grand apôtre du parti », dont l’ouvrage, le Christianisme aussi ancien que la Création, 1730, fut « la Bible des Déistes », nous dit Skelton dans son Déisme révélé (1748) ; Chubb qui, au dire de Voltaire, n’était pas de la religion de Jésus-Christ, mais regardait Jésus-Christ comme étant de la religion de Chubb ; Bolingbroke enfin, le plus superficiel, mais non le moins brillant ni le moins sceptique de tous et qu’on nous a si souvent donné pour le maître à penser de Voltaire.

Ces doctrines de tous ces penseurs indépendants ont été plusieurs fois exposées en détail[36] : nous voudrions seulement déterminer ici, et aussi exactement que possible, ce que doivent aux déistes anglais les philosophes français du dix-huitième siècle.

S’il est vrai que, de part et d’autre du détroit, c’est bien contre la religion révélée, contre ses mystères et ses miracles qu’on part en guerre, il importe avant tout de marquer combien les conditions du combat sont différentes dans les deux pays : tandis que, chez nous, un Bossuet, par exemple, considère toute « variation » comme un désordre punissable et gourmande durement le pasteur Jurieu, qui avait appelé « cruelle et barbare » la doctrine qui damne les dissidents ; en Angleterre, à la même époque, on ne voit, dans la diversité des opinions religieuses, qu’une raison de tolérance. De plus, alors qu’en Angleterre la religion traditionnelle a pour défenseurs : dans le clergé, des savants de premier ordre, tel que Berkeley et, dans les lettres, des écrivains aussi illustres qu’Addison, Swift et Pope, tandis que le déisme est prêché par de petites gens : par un simple journaliste, Toland ; par un felow de collège, Tindal, ou encore par un ouvrier gantier, Chubb ; en France, tout au contraire, les vices de l’abbé Dubois et les sottises des Sorbonnistes sont de très médiocres arguments en faveur d’une religion qui a contre elle l’esprit d’un Voltaire et la verve d’un Diderot. Chez nous donc un clergé méprisé et intolérant à la fois devait naturellement soulever contre la religion établie des haines autrement ardentes que chez nos voisins : aussi les philosophes, bien plus violents que les déistes, ne parleront-ils de rien moins que d’écraser l’infâme.

Mais il y a une différence plus essentielle encore entre Déistes et Philosophes : en Angleterre, le protestantisme, ce compromis entre la foi aveugle et la libre raison, permettait très bien que, par un compromis nouveau, on fût tout ensemble ouvertement déiste et sincèrement religieux : témoin le fondateur même du déisme, Herbert, qui deux fois par jour priait avec ferveur à haute voix au milieu de ses domestiques. En France, au contraire, où l’on ne fait guère leur part au scepticisme et à l’esprit d’examen, on est catholique ou philosophe : c’est dire que la religion naturelle ne sera pas autre chose au dix-huitième siècle qu’une religion de tête et qu’aucun scrupule religieux n’empêchera les philosophes d’être, dans leur guerre contre la religion orthodoxe, absolus et impitoyables comme la froide raison. À l’époque de Voltaire, il y a, chez nous, la raison, d’un côté, et le catholicisme, de l’autre ; en Angleterre, à l’époque du déisme, ce n’est pas, comme on l’a cru souvent, les déistes seuls, mais c’est tout le monde qui prétend raisonner sa foi et les théologiens eux-mêmes, j’entends les adversaires des déistes, admettent parfaitement, comme Locke, un « christianisme raisonnable ». Le siècle entier étant rationaliste (seculum rationalisticum), tous, et dans les domaines les plus divers : aussi bien le poète Addison, dans son Évidence de la Religion chrétienne, que le philologue Bentley dans ses Sermons et l’astronome Newton dans ses Lettres, veulent prouver le christianisme par de bons et solides raisonnements. Orthodoxes et déistes s’accordaient sur ce point de départ : il y a, à l’origine et comme racine commune de toutes les religions, une religion naturelle ; seulement, la raison des déistes n’allait guère plus loin que cette religion-là, tandis que la raison des orthodoxes se déclarait, par-dessus le marché, capable de prouver la vérité de la religion révélée en démontrant l’accord de la raison avec la révélation. On voit toute la distance qui sépare, d’un côté, le clergé anglican du clergé français et, de l’autre, les déistes anglais des philosophes du dix-huitième siècle, et, conséquemment, combien les adversaires étaient plus près de s’entendre en Angleterre qu’en France. Tandis qu’il n’y avait qu’un fossé, par exemple, entre un évêque tel que Butler et un déiste, tel que Toland, et que la raison était comme un pont qui permettait de passer aisément d’un côté à l’autre du fossé, il y avait, entre un encyclopédiste et un théologien français, un abîme infranchissable, car la raison était seule admise par le premier, tandis qu’elle était proscrite par le second dès qu’il s’agissait, non peut-être de comprendre, mais bien, et c’était l’essentiel, de discuter les dogmes reçus. En France, les chrétiens seuls étaient vraiment religieux et les philosophes seuls vraiment et intrépidement raisonneurs : « Quand le célèbre Locke, dit Voltaire dans son Dîner du comte de Boulainvilliers, voulant ménager à la fois les impostures de la religion révélée et les droits de l’humanité, a écrit son livre du Christianisme raisonnable, il n’a pas eu quatre disciples : preuve assez forte que le christianisme et la raison ne peuvent subsister ensemble. »

Comment donc, et sur quels fondements, tant d’historiens ont-ils pu dire que le déisme anglais était le père de la philosophie française du dix-huitième siècle ? Si l’on veut bien se rappeler toutes les hardiesses de pensée d’un Montaigne et surtout d’un Bayle et toutes les impertinences de nos libertins à l’adresse des récits bibliques, on cherchera vainement ce que les déistes anglais, venus après tant de libres esprits français, pouvaient apprendre de vraiment neuf et de vraiment inédit à un Diderot et à un Voltaire. C’est ce qu’avait très bien vu Barruel lorsque, étudiant en 1803 les origines du « jacobinisme », il écrivait : « On dit que le philosophisme est né en Angleterre ; je ne saurais souscrire à cette proposition. L’histoire des Jacobins anciens démontre que cette secte existait depuis longtemps, mais elle était rentrée dans les clubs souterrains. À l’époque où Voltaire parut, on les appelait des Libertins[37]. »

Mais alors pourquoi les philosophes français ont-ils sans cesse à la bouche les Tindal et les Bolingbroke, pourquoi les commentent-ils sans fin et répètent-ils à satiété que c’est l’Angleterre qui leur a appris à penser librement ? C’est d’abord, l’Angleterre étant très à la mode, pour s’autoriser de leur exemple et en même temps de la liberté dont ils jouissaient dans leur pays, où ils combattaient à ciel ouvert ; c’est ensuite pour pouvoir opposer au catholicisme français, non plus seulement de frivoles sceptiques sans conséquence, comme étaient les Libertins, leurs véritables ancêtres, mais des écrivains considérés et des érudits dont ils exagéraient habilement d’ailleurs l’honorabilité et la valeur scientifique. Ils leur empruntent, à coup sûr, tantôt un argument et tantôt un quolibet contre les miracles et contre la révélation : par exemple, ils s’amuseront, après Woolston, des pourceaux exorcisés par le Christ ou des Mages qui viennent tout exprès de l’Orient pour offrir à Jésus de l’encens et de la myrrhe (beau cadeau à faire à un enfant !) Mais qui ne voit que les calembredaines de ce genre étaient depuis longtemps la monnaie courante de nos sceptiques et de nos libertins et que, par conséquent, les philosophes n’avaient nul besoin d’aller à l’école des déistes pour apprendre à douter de la Genèse et à railler, avec plus ou moins de finesse, leurs naïfs commentateurs ? Les déistes anglais ne pouvaient donc pas être pour les Encyclopédistes, comme on l’a répété à tort, de véritables initiateurs : mais ils furent pour eux d’utiles alliés et de bons compères dans leur commune croisade contre une orthodoxie qui prétendait ici concilier la raison avec la Bible et là sacrifier cette même raison à des dogmes qu’on ne discutait pas.

En résumé, les philosophes français agrandirent et simplifièrent ensemble le débat en mettant aux prises, bien plus ouvertement et plus catégoriquement que ne l’avaient fait les déistes, la raison et la foi : ils combattirent celle-ci, non pas seulement au nom de la Bible mieux comprise, de cette Bible qui est le livre fondamental de toute éducation anglaise, mais surtout au nom du bon sens, ce qui est une forme de la raison commune et au nom des récentes découvertes de l’astronomie et de l’histoire naturelle, c’est-à-dire de la raison scientifique. Plus audacieux et plus conséquents que leurs prédécesseurs d’Angleterre, ils tirèrent la conclusion, à la fois des raisonnements que tous les libres-penseurs avant eux avaient accumulés contre les dogmes révélés et des preuves qu’un Newton et un Burnet apportaient, comme malgré eux, contre la véracité des récits bibliques. Cette conclusion, ils la formulèrent avec toute la clarté de la logique et de la langue françaises et aussi avec tout l’emportement d’âmes généreuses qu’indignaient à bon droit les persécutions d’un clergé barbare : c’est pourquoi le déisme anglais ne fut qu’une courte crise dans l’histoire des idées religieuses, tandis que la philosophie du dix-huitième siècle devait être un des événements les plus importants de l’histoire même de l’humanité.



  1. « Le triomphe du christianisme fut l’anéantissement de la vie civile pour mille ans ». Renan, Marc-Aurèle, p. 598. Entendez Bossuet : « Les lois de la cité sainte et celles du monde sont différentes ». (Max. et réfl. sur la comédie)… Les vrais enfants de Dieu ne désirent que le ciel… À ces préceptes, Jésus-Christ joint des conseils de perfection éminente : renoncer à tout plaisir ; vivre dans le corps comme si on était sans corps ; quitter tout, donner tout aux pauvres pour ne posséder que Dieu seul… Le célibat est une imitation de la vie des anges, uniquement occupée de Dieu et des chastes délices de son amour. » (Disc. sur l’hist. univ., p. II, ch. XIX). Ailleurs enfin : « Le mariage présuppose la concupiscence… ; c’est un mal, dit saint Augustin, dont l’impureté use mal, dont le mariage use bien, et dont la virginité et la continence font mieux de n’user point du tout. » (Max. et réfl. sur la comédie, VI.)
  2. Dictionnaire philosophique, art. Contradictions.
  3. Voir, pour le développement de ces idées, l’ouvrage, trop peu connu, de M. H.-V. Eicken : Das Mittelalter, 1889.
  4. Disc. sur l’Hist. univers., 2e p., ch. 1.
  5. Pensées, édit. Havet. I, 120.
  6. Cette invocation fut écrite par Diderot pour le baron d’Holbach, à la fin du Système de la Nature.
  7. Il est à remarquer que le mot de nature, au sens de cours régulier des choses, n’existe pas dans les langues primitives, tout étant miraculeux pour les premiers hommes ; on ne trouve pas davantage dans l’Ancien Testament ce sens philosophique qui fut donné pour la première fois par les Grecs et leurs disciples romains au mot nature (voir Sabatier : Esquisse d’une philosophie de la religion.) Écoutez au contraire Marc-Aurèle : « Tout ce qui t’arrange m’arrange, ô cosmos. Rien ne m’est prématuré ou tardif de ce qui pour toi vient à l’heure… L’homme doit vivre selon la nature pendant le peu de jours qui lui sont donnés sur la terre, et, quand le moment de la retraite est venu, se soumettre avec douceur, comme une olive qui, en tombant, bénit l’arbre qui l’a produite et rend grâce au rameau qui l’a portée. »
  8. La philosophie de la Renaissance est donc, comme le sera la philosophie du dix-huitième siècle, la négation de l’esprit chrétien, si, comme l’a dit Pascal, « la foi chrétienne, d’une part, ne va qu’à établir la corruption de la nature et la rédemption de Jésus-Christ et si, d’autre part, dans cette vie, il n’y a de bien qu’en l’espérance d’une autre vie. »
  9. Gargantua, I, 97.
  10. P. Stapfer, Rabelais, Colin, 1889, p. 265.
  11. Mémoires de Luther, Michelet, II, 81.
  12. Luther’s Briefe, ed. Wette, II, 439.
  13. Hiperaspites, II, 1141.
  14. D’Holbach : Le Christianisme dévoilé, 266.
  15. Port-Royal, livre III, chap. ii.
  16. Vanini fut brûlé à Toulouse, en 1619.
  17. Lanoue compte en 1585, dans ses Discours, un million d’athées ou d’incrédules en France ; le père Mersenne, en 1623, (Quæstiones celeberrimæ in genesim…), 50 000 à Paris et peut-être, ajoute-t-il, 12 par famille. À la fin du siècle, en 1698, d’après la Palatine, mère du Régent (Lettres nouvelles), » la foi est tellement éteinte en France qu’on ne voit presque plus un seul jeune homme qui ne veuille être athée. » Enfin, en 1727, Mme de Lambert se plaint (Avis d’une mère à son fils) que « la plupart des jeunes gens croient se distinguer en prenant un air de libertinage. »
  18. La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels, contenant plusieurs maximes contraires à l’État, à la Religion et aux bonnes mœurs, combattue et renversée par le P. François Garassus, de la Compagnie de Jésus. Paris, Chappelet, 1623.
  19. Sermon sur l’unité de l’Église.
  20. Bayle, dont nous connaissons la vie, était un parfait honnête homme et Spinoza un saint. Gui-Patin écrivait à un de ses amis, quelques jours avant la Fronde : « M. Naudé, intime ami de M. Gassendi, nous a engagés à souper tous trois à sa maison de Gentilly, à la charge… que nous y ferons la débauche : mais Dieu sait quelle débauche ! M. Naudé ne boit naturellement que de l’eau et n’a jamais goûté de vin. M. Gassendi est si délicat qu’il n’en ose boire et s’imagine que son corps brûlerait s’il en avait jamais bu. Pour moi,… j’en bois fort peu et néanmoins ce sera une débauche, mais philosophique, et peut-être davantage. Tous trois guéris du loup-garou et délivrés du mal des scrupules, qui est le tyran des consciences, nous irons peut-être fort près du sanctuaire. » (Lettres, p. 362.)
  21. De quelques usages, LXX.
  22. Ainsi Thiers écrivait en 1678 : » Les esprits forts et les Libertins qui donnent tout à la nature et ne jugent des choses que par la raison, ne veulent pas se persuader que de nouveaux mariés puissent, par l’artifice et la malice du démon, avoir l’aiguillette nouée et être empêchés de se rendre le devoir conjugal. Or, ce maléfice n’est pas un maléfice fantastique et imaginaire, mais un maléfice réel et effectif, puisque l’Église, qui est conduite par le Saint-Esprit et qui, par conséquent, ne peut errer, reconnaît qu’il se fait par l’opération du démon, et qu’elle propose aux fidèles des remèdes pour le prévenir ou pour s’en délivrer. » Traité des superstitions, par Thiers, docteur en théologie, livre X, chap. vii.
  23. « C’est une opinion générale parmi les chrétiens, dit Bayle, que s’il y a des diables, il y a un Dieu, et que ceux qui ne croient point à Dieu ne croient pas qu’il y ait des diables. » Dictionnaire, art. Ruggeri).
  24. Sermons sur la Providence.
  25. Art. Encyclopédie.
  26. Dixième lettre à M. de Vaucel.
  27. Malouet, Mémoires, 1874, Plon. I, 68.
  28. Essais, liv. III, chap. xi.
  29. Pensées sur la Comète, Première partie.
  30. Critique générale, 140.
  31. Nouvelles de la République des lettres, 356.
  32. Commentaire philosophique, chap. vi, 2me partie. Consulter sur Bayle : Faguet (Dix-huitième siècle), et tout particulièrement : Brunetière (Études critiques sur l’Histoire de la littérature française, Ve série, lequel a montré le premier, et avec son ordinaire précision, tout ce que doivent à Bayle Voltaire et ses amis. L’article tolérance de l’Encyclopédie renvoie au Compelle intrare. Bayle, le premier, comprend la tolérance puisqu’il la prêche aussi bien aux huguenots qu’aux catholiques. S’il fait le procès au duc de Guise, il n’épargne pas le prince de Condé et, tenant « la balance égale » entre les deux partis, s’il pense que la Saint-Barthélemy « est l’éternelle honte de la religion romaine », il estime aussi que « le supplice de Servet est une tache hideuse des premiers temps de la Réformation. » Mais « on passe pour hérétique jusque chez les Protestants quand on parle avec quelque force pour la tolérance comme j’ai fait. » (Commentaire philosophique, supplément, ch. xxix).
  33. Consulter, sur Fontenelle précurseur des philosophes : La Harpe, Corresp. litt. II, 263 ; Faguet (Dix-huitième siècle) ; J. Denis (le Dix-huitième siècle dans le dix-septième, Caen) ; Brunetière (Manuel de l’Histoire de la littérature française, 229). M. Brunetière marque très justement les deux idées essentielles que Fontenelle lègue au siècle de l’Encyclopédie : La solidarité des sciences et la constance des lois de la nature.
  34. Shaftesbury lui-même, dans sa jeunesse, était venu à Paris et avait passé un an en Hollande près de Bayle et de Le Clerc.
  35. Dans un chapitre de notre Diderot, nous avons étudié en détail et tenté d’apprécier l’influence proprement littéraire des auteurs anglais sur nos écrivains du dix-huitième siècle. Nous avons déjà montré ici même les emprunts que nos « penseurs » français ont faits à la philosophie anglaise proprement dite.
  36. Tout d’abord dans un livre vraiment philosophique, qui n’a pas été dépassé, de Lechler : Geschichte des Englischen Deismus, 1841 ; voir aussi : Leslie Stephen, et son savant ouvrage History of english thought in the 18teenth century (1876). Notons aussi une intéressante étude (un peu trop protestante, à notre gré) de M. Ed. Sayous : Les déistes anglais et le christianisme, principalement depuis Toland jusqu’à Chubb, Fischbacher, 1882. Enfin Pattisson a inséré, sur le déisme anglais, un remarquable essai, (dont nous nous souviendrons plus loin), dans l’ouvrage anonyme intitulé : Essays and Reviews, London, 1863.
  37. Comp. d’Argenson, VIII, 15 mai 1753, et M. Brunetière, qui, le premier, a réduit à sa juste valeur la dette des philosophes français envers l’Angleterre (Revue des Deux-Mondes, 1er novembre 1889, et Évolution des genres, I, 161.)