Les Elections anglaises - Journal d’un spectateur


LES
ÉLECTIONS ANGLAISES



JOURNAL D’UN SPECTATEUR


L’Angleterre vient de traverser une grande crise dont le caractère est singulier, car c’est une crise artificielle, créée par l’imagination — quelques-uns disent par la prévoyance — d’un homme d’État auquel nul, assurément, ne refuse l’intelligence ni le patriotisme. La crise a abouti à un changement de gouvernement et à une consultation électorale dont le résultat va changer, pour longtemps peut-être, l’orientation de la politique anglaise, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. J’ai suivi de près et noté, jour par jour, les phases de cette évolution ; je l’ai fait sans parti pris, au point de louer et de critiquer les mêmes hommes à deux jours de distance. Peut-être ces impressions d’un spectateur paraîtront-elles bonnes à consulter à ceux qui désirent connaître l’état d’âme du peuple anglais à l’heure où nous sommes.

2 décembre 1905. — Ce matin a été prise, en Conseil des ministres, la résolution que ce même conseil avait repoussée dans sa précédente séance : le cabinet unioniste se retire et passe la main au parti adverse.

C’était à prévoir. Il y a longtemps que le parlement Khaki, comme on l’appelait à cause des circonstances où il avait été nommé, ne semblait plus représenter l’opinion du pays. À mesure que la guerre s’éloigne, on se rend mieux compte de la pauvreté des résultats auxquels a conduit ce gigantesque effort, cet immense sacrifice. Deux ministres de la Guerre se sont succédé ; l’un a échoué dans la réorganisation de l’armée ; l’autre, en voulant fortifier l’armée auxiliaire, a provoqué des colères violentes. La question des cabarets reste sans solution ; la résistance à la loi scolaire a pris, sur certains points, la forme d’une révolte ouverte. Mais c’est surtout depuis que M. Chamberlain a soulevé la question de la réforme fiscale que l’opposition, jusque-là incohérente, mal dirigée et divisée contre elle-même, est devenue formidable. Avec ses tarifs, M. Chamberlain a fait pour ses ennemis, les libéraux, ce que Gladstone avait fait, en 1886, pour ses ennemis, les conservateurs, en jetant le problème du Home-rule dans la discussion. M. Chamberlain a refait ainsi l’unité du parti libéral ; il en a réuni les tronçons en un seul corps. À quel mobile a-t-il obéi ? On a dit que c’était une manœuvre électorale, une façon de retremper sa popularité. Dans ce cas, il se serait bien trompé. Mais non, M. Chamberlain n’est pas homme à gouverner sa conduite politique par de telles raisons. La vérité est qu’il marche, avec la ténacité de l’apôtre et la raideur du maniaque, vers l’accomplissement de son rêve grandiose : l’organisation d’un monde Britannique qui se suffirait à lui-même et tiendrait le reste du monde en échec. C’est l’idée de Napoléon retournée, le Blocus anticontinental. La petite Europe, assiégée chez elle, enveloppée d’une ceinture de tarifs, finirait par se rendre à merci et deviendrait vassale de l’Empire Anglais. Avant tout, il fallait unifier cet Empire, rattacher fortement au centre les appendices lointains, créer un lien commercial, resserrer le lien sentimental. La guerre du Transvaal n’a été qu’un épisode dans cette campagne. À cette époque, il s’agissait d’empêcher l’Afrique du Sud de tomber définitivement sous la suprématie d’une autre race. Le danger, aujourd’hui, c’est l’annexion du Canada aux États-Unis. Tout plutôt que cela ! Si M. Chamberlain révélait toute sa pensée, il dirait à ses compatriotes : « Ce que je vous propose n’est pas à votre avantage matériel et immédiat. Vous, génération présente, immolez-vous à la génération de demain, faites la grandeur de vos enfans. » Mais ce langage ne serait pas entendu.

Quoi qu’il en soit, voilà trois ans que la question agite tous les esprits. Le parti conservateur, du coup, s’est divisé en trois, je pourrais même dire en quatre. Les uns ont accepté l’idée de M. Chamberlain dans toute sa rigueur, les autres se ralliaient à une solution modérée qui eût donné satisfaction, pensaient-ils, à tous les intérêts. Un certain nombre d’unionistes, jugeant que la question du libre-échange primait toutes les autres, ont passé avec armes et bagages au parti libéral.

Quelques-uns se sont obstinés à demeurer dans les rangs conservateurs, tout en combattant la réforme fiscale avec la dernière énergie. Alors le ministère s’est disloqué. Pendant que M. Ritchie, chancelier de l’Échiquier, sortait du cabinet par une porte pour ne pas siéger avec des protectionnistes, M. Chamberlain, ministre des Colonies, se retirait par l’autre porte pour ne pas subir des collègues libre-échangistes.

Quant à M. Balfour, chef officiel de la majorité et du ministère, il se réfugiait dans le doute méthodique et raisonné, dans le : « Que sais-je ? » de Montaigne. Il étudiait, il cherchait, non pas « en gémissant, » comme le chrétien de Pascal, mais en continuant à gouverner le pays. C’est une attitude fort sage et un état d’âme qui convient admirablement à un simple citoyen ; mais, quand on conduit une grande nation, on est tenu de savoir où l’on va. Que penserions-nous d’un général d’armée qui demanderait son chemin aux passans ? On ne pouvait deviner s’il était protectionniste avec un grain de libre-échangisme ou libre-échangiste avec un soupçon de protectionnisme. Tandis que M. Chamberlain parlait hardiment de droits préférentiels, M. Balfour avait adopté le mot de « représailles. »

Ces hésitations lui ont l’ait du tort. Presque toutes les élections partielles ont été des défaites pour son parti. Le pays, déjà remué par l’impopularité de la loi scolaire, s’émouvait dans ses profondeurs lorsqu’il était question de tourner le dos à une politique économique qui a fait la fortune de l’Angleterre pendant un demi-siècle. Pour les gens qui raisonnent, c’était, à tout le moins, a leap in the dark, un saut dans les ténèbres, car nul ne pouvait dire ce qui résulterait d’un tel changement. Mais voici comment la question se posait et se posera aux élections prochaines pour la multitude. Les uns disaient : « Votre industrie souffre, votre commerce est menacé ; vos rivaux (c’est-à-dire les Allemands) vous chassent de tous les marchés, y compris le marché anglais. C’est la ruine qui s’approche. Que faire ? Barrer la route aux produits inférieurs et à bon marché qui vous inondent tandis que vos propres produits se heurtent contre des tarifs onéreux. » Or, en quoi consistent ces marchandises étrangères qu’il faut arrêter au passage ? Ce sont des substances alimentaires ou des matières premières. Si l’on impose les matières premières, la féodalité industrielle va crier. Donc, les tarifs à établir porteront sur les substances alimentaires. Alors c’est la nourriture du pauvre que l’on taxe ; c’est le pain, qui ne supportait plus aucun impôt depuis soixante ans ; c’est le sucre, le thé, affranchis par M. Gladstone il y a trente ans. Là-dessus, la foule s’ameute. On a beau lui dire, sans pouvoir le prouver du reste, que les salaires monteront et que les loyers baisseront : elle n’entend plus rien. Son opinion est faite, son parti est pris. D’ailleurs, un fait indéniable, qui se produit plusieurs années de suite, donne un démenti écrasant à la thèse qui sert de point de départ à toute cette campagne protectionniste. Si le commerce est menacé, si l’industrie souffre, si la ruine est proche, comment se fait-il que chaque exercice financier se solde par de magnifiques plus-values ? Comment se fait-il que le bilan de fin d’année des importations et des exportations dépasse d’un quart, ou même d’un tiers, les totaux des temps les plus prospères ?

Pendant que le parti tory se désagrège, le parti libéral, formé de quatre ou cinq groupes mal d’accord entre eux, recompose son unité, attire de nouvelles recrues et rallie les dissidens. Brillante rentrée en scène de lord Rosebery, qui boudait depuis plusieurs années (heureuse bouderie qui nous a valu une belle œuvre dont la France profite autant que l’Angleterre !). Sous ses auspices, sous sa présidence, se forme la Liberal League où s’enrégimentent les libéraux impérialistes qui ne veulent pas du Home-rule irlandais. Il a autour de lui des hommes de valeur, sir Edward Grey, M. Asquith, M. Haldane, sir Henry Fowler. Cette organisation, qui s’étend rapidement dans le pays, forme un second parti libéral prêt à collaborer avec le premier, à le devancer quelquefois et, peut-être, à l’absorber. Les choses se traînent ainsi pendant trois ans. Un beau jour, — ou plutôt un vilain soir, — de l’été dernier, sur une question de détail qui intéresse le budget irlandais, M. Balfour est mis en minorité dans la Chambre des communes. Se retirera-t-il ? Non, car ce n’est qu’un vote de surprise. Sa majorité, quoique réduite, compte encore soixante-dix voix dans les grands jours. Et puis, il veut finir le traité anglo-japonais dont les négociations sont pendantes ; il espère encore, pendant la session prochaine, mener à bien une loi qui remaniera les circonscriptions électorales et qui aura pour principal effet de diminuer le chiffre de la représentation irlandaise pour le mettre en rapport avec la population actuelle de l’île. On était au milieu de novembre. Le traité anglo-japonais était signé et, malgré les critiques de quelques libéraux qui regrettaient l’isolation traditionnelle, la splendid isolation, si chère aux politiciens de l’école de Manchester, on peut dire que ce traité avait été bien accueilli par l’opinion. M. Balfour espérait encore se présenter devant le Parlement au mois de février à la tête d’une majorité imposante. Pour cela, il était nécessaire de rallier en un seul corps d’armée l’avant-garde et l’arrière-garde, les tièdes et les bouillans. Dans un discours prononcé à Newcastle, il fait appel à la conciliation. De l’autre bout du royaume, de Bristol, une voix ironique et un peu brutale, celle de M. Chamberlain, lui répond. Non, pas de conciliation possible entre les libre-échangistes déguisés et les partisans résolus de la réforme fiscale : « Si vous voulez gagner la bataille électorale, marchez au scrutin avec un programme net et franc, que tout le monde, amis et ennemis, puisse bien comprendre. » À partir de ce jour, un journal qui passe pour recevoir les inspirations du grand homme de Birmingham somme M. Balfour et son ministère de se retirer et de laisser aux libéraux le soin de convoquer les électeurs. Pourquoi les tories ne prendraient-ils pas l’initiative de la dissolution ? Parce que, dit-on, les libéraux auraient toutes les chances en leur faveur dans une élection générale, s’ils n’ont à présenter qu’un programme d’opposition composé de critiques contre le gouvernement. Mais, s’ils sont eux-mêmes au pouvoir, les voilà forcés de formuler l’ensemble de mesures législatives qu’ils se proposent de soumettre au pays. Dans ce cas, sous peine de perdre l’alliance du parti irlandais, dont les 82 voix lui sont un appoint nécessaire pour former sa majorité, il lui faudra produire, de nouveau, cette désastreuse politique du Home-rule déjà condamnée plusieurs fois par les électeurs et destinée, d’ailleurs, à se briser inévitablement contre la résistance de la Chambre des lords.

Chose curieuse : le leader du parti libéral tombe, d’avance et de lui-même, dans le piège qu’on va lui tendre. Dans un discours prononcé à Stirling, devant ses commettans, il laisse tomber une phrase plus qu’encourageante pour les partisans du Home-rule.

Cette phrase a la forme d’un conseil, gracieusement et amicalement offert à M. Redmond et à ses amis : « Si l’on vous accorde une mesure qui vous achemine vers l’autonomie, acceptez-la comme acompte, à condition qu’elle soit un pas vers la solution définitive et complète, vers the larger policy. » Dès le lendemain, lord Rosebery, en tournée oratoire dans le comté de Cornwall, dénonce le discours de Stirling comme engageant le parti libéral dans une politique néfaste et déjà jugée par le pays. « Quant à moi, je le dis nettement, une fois pour toutes, sans hésitation et sans ambages, je ne servirai jamais dans ce camp-là, je ne marcherai jamais sous cette bannière ! »

Aussitôt, grande ébullition. Que va-t-il arriver ? Le parti libéral va-t-il se diviser entre lord Rosebery et sir Henry Campbell Bannerman, comme le parti conservateur semble se partager entre M. Chamberlain et M. Balfour ? On guette les paroles des vice-présidens de la ligue libérale : ces paroles sont piteuses. Elles trahissent un embarras profond. Elles prétendent voir une identité de vues là où existe la plus nette des contradictions. Dès lors, il est facile de prévoir que lord Rosebery aura le sort de celui qu’il a si passionnément étudié et admiré, que, comme Napoléon, il sera abandonné par ses lieutenans. Au point de vue des principes, au point de vue patriotique, c’est lui qui a raison. Au point de vue de l’intérêt immédiat et de la tactique parlementaire, il a tort, car non seulement le parti libéral a besoin des quatre-vingt-deux voix irlandaises dans le Parlement, mais il devra sa majorité, à ce qu’on m’assure, dans cent quarante circonscriptions anglaises ou écossaises, au vote des Irlandais domiciliés dans ces circonscriptions. Il est clair que M. Redmond tient et mène en lisières le parti libéral : c’est lui qui est le vrai leader.

Il paraît que M. Balfour a maintenant pris son parti. Dans un premier conseil de cabinet, tenu vers la fin de novembre, la question de la démission collective du cabinet avait été agitée et repoussée. Aujourd’hui cette solution a triomphé.

4 décembre. — M. Balfour a eu une audience du Roi à Buckingham Palace et lui a remis la démission du ministère. Est-ce la fin de cette période de vingt années pendant laquelle le parti conservateur, sauf une interruption de trois ans, a constamment gouverné ?

5 décembre. — Sir Henry Campbell Bannerman, mandé au palais, a reçu la mission de former un cabinet et a, suivant l’expression consacrée, « baisé la main. » Ce baisement est la cérémonie d’investiture. Il sera premier ministre avec le titre de premier lord de la Trésorerie.

8 décembre. — M. Chamberlain prononce un discours à Oxford devant un auditoire universitaire dont la grande majorité appartient au parti conservateur. On l’acclame à chaque mot tant qu’il insulte ses adversaires ; mais il me semble qu’on ne l’écoute pas avec beaucoup de respect ni d’attention quand il entre dans le vif de son sujet, c’est-à-dire dans la démonstration économique. Et puis, ce sont toujours les mêmes argumens, cent fois exposés et réfutés plus souvent encore.

9 décembre. — M. Balfour a expliqué hier à ses commettans pourquoi il s’est cramponné si longtemps au pouvoir et pourquoi il l’a abandonné si brusquement. Confession à demi sincère, qui dit bien une partie de la vérité, mais ne la dit pas tout entière.

11 décembre. — Nous connaissons maintenant le cabinet libéral presque au complet. On disait, ces jours derniers, que Campbell Bannerman, qui a maintenant près de soixante-dix ans, ne pourrait supporter l’éternelle bataille de la Chambre des communes et qu’il allait se réfugier dans le milieu plus paisible de la Chambre héréditaire pour diriger, de là, son gouvernement et son parti. C’était un faux bruit. Fausse, également, la rumeur qui prétendait que les vice-présidens de la Liberal League n’accepteraient pas de portefeuille dans le ministère. Ils y entrent, au contraire, tous les quatre.

Trois d’entre eux reçoivent des postes importans : sir Edward Grey va diriger la politique étrangère, M. Asquith devient chancelier de l’Échiquier, c’est-à-dire ministre des Finances, et M. Haldane est ministre de la Guerre. Le quatrième vice-président, sir Henry Fowler, en sa qualité de vétéran, est pourvu d’une haute sinécure honorifique, la chancellerie du duché de Lancastre. M. John Morley ne retourne pas à son ancien poste de secrétaire pour l’Irlande, qui est aujourd’hui dévolu à M. Bryce. M. Morley va à l’India office où il trouvera des questions fort ardues à régler.

Les autres figures originales du nouveau ministère sont M. John Burns, le député ouvrier de Battersee, qui prend les fonctions de President of the local Government board ; M. Lloyd George, jeune orateur de talent qui représente trois idées différentes, l’indépendance religieuse du pays de Galles, la réforme scolaire et le maintien intégral de la politique libre-échangiste ; enfin, M. Winston Churchill, le fils de lord Randolph Churchill, dont les aventures, dans l’Afrique du Sud, au temps de la guerre, ont rempli tous les journaux. Après avoir débuté au Parlement dans les rangs des conservateurs, il s’est brouillé avec ses amis sur la question de la réforme militaire et de la politique fiscale. Il s’est échappé du parti tory comme il s’est échappé de sa prison de Pretoria, sans être blessé ni repris. Le parti libéral l’a adopté et il est, à trente et un ans, un de ses orateurs les plus écoutés.

Les journaux radicaux se déclarent enchantés. « Depuis longtemps, disent-ils, on n’avait vu un ministère aussi fort, aussi riche en talens. » Nous verrons. Ce qui est certain, c’est que c’est le cabinet le plus nombreux qu’on ait encore vu en Angleterre. Dix-neuf membres ont le droit de siéger dans le Conseil ; quant aux personnages qui occupent des positions subordonnées, je n’entreprends pas de les compter : il doit y en avoir cinquante ou soixante, dont les traitemens varient de six cents à sept mille livres. Heureux pays où un changement de ministère peut satisfaire tant d’ambitions à la fois !

Ce même soir, lord Rosebery présidait, à l’hôtel Métropole, le Comité de la Liberal League. Il a maintenu et expliqué son discours de Bodmin. Il n’a pas cru, dit-il, un instant, nul homme de bon sens ne peut croire que sir Henry Campbell Bannerman ait l’intention de proposer une loi pour l’établissement d’un parlement irlandais à Dublin. Une telle idée ne pourrait naître et être acceptée que dans un établissement d’aliénés. D’ailleurs cette entreprise rencontrerait deux obstacles insurmontables. Lord Rosebery ne dit pas lesquels, mais tout le monde devine : la Chambre des lords, le Roi. Non, le président de la Liberal League ne craint pas un parlement irlandais à Dublin, mais il craint un parlement irlandais à Westminster, c’est-à-dire un parlement anglais inféodé au parti irlandais, un gouvernement qui n’oserait lever un doigt ni prononcer une parole sans la permission de M. Redmond.

Les quatre vice-présidens de la ligue brillaient par leur absence. « Ces messieurs, a dit lord Rosebery, ont sans doute reçu, sur la question du Home-rule, des garanties qui les ont pleinement rassurés. » Il est probable qu’ils se sont contentés de recevoir des portefeuilles. Cette conduite est peut-être très politique, mais elle n’est pas très glorieuse. Il y a quelque chose de pathétique à se représenter lord Rosebery, siégeant seul à la table de la présidence, que ses amis et collègues de la veille ont désertée pour prendre leur part du butin. Car enfin, c’est lui qui représente la vraie politique libérale, la seule qui soit conciliable avec le patriotisme. Non seulement il est maladroit de laisser au parti adverse le monopole de ce mot prestigieux d’impérialisme qui a tant d’action sur les foules, mais l’anti-impérialisme est une hypocrisie et un mensonge. Tous les Anglais sont impérialistes de naissance, comme nous le serions nous-mêmes si nous étions nés Anglais. Je pourrais prouver par d’innombrables faits que, sous les gouvernemens libéraux, l’Angleterre a suivi exactement la même politique que sous les gouvernemens conservateurs, en ce qui touche l’expansion coloniale. Seulement, elle l’a suivie timidement et à bas bruit au lieu de l’afficher et de s’en glorifier. La différence est là : elle n’est pas à l’avantage du parti libéral.

18 décembre. — M. Balfour fait un effort pour exposer une politique qui lui soit personnelle. Cette politique paraît bien pâle entre les deux programmes extrêmes. On va encore le traiter de jongleur, d’escamoteur, d’équilibriste ; on dira qu’il exécute « la danse des œufs, » qu’il fait des variations sans fin sur une équivoque. Que dit-il ? Il se déclare partisan du libre-échange ; seulement, il veut avoir le droit d’opposer, au besoin, des tarifs protecteurs aux prohibitions qui ferment les marchés étrangers devant les produits anglais. Ces tarifs fourniront une base pour négocier : « Donnant, donnant. Si vous abaissez vos barrières, j’abaisserai les miennes. Sinon, non. » C’est ainsi, dit M. Balfour, que Cobden et sir Robert Peel auraient compris le free trade. Tandis que le protectionnisme de M. Chamberlain déclare la guerre aux deux tiers de la Planète, celui de M. Balfour est purement défensif. En somme, c’est une politique de compromis ; mais est-ce que la politique est jamais autre chose ? M. Balfour pourrait bien avoir raison ; mais les têtes sont montées, et, dans un moment comme celui-ci, ce sont les excessifs, les outranciers, les extrémistes des deux camps qui auront raison devant les électeurs.

21 décembre. — Grande réunion libérale à Albert Hall. Plus de dix mille personnes y assistent. Cette réunion a, en quelque sorte, un caractère officiel. Le chef du nouveau cabinet y paraît dans sa gloire, entouré de tous ses ministres, et y débite un discours qui n’a aucun accent personnel, — car le premier ministre n’est pas éloquent, tant s’en faut ! — mais qui tient à la fois de l’action de grâces, du prospectus industriel, du boniment forain et du manifeste électoral.

Campbell Bannerman expose les intentions du nouveau gouvernement. En ce qui touche l’Inde, subordination du pouvoir militaire au pouvoir civil. Dans l’Afrique du Sud, arrêt immédiat de l’immigration chinoise. Sympathie pour la Russie dans la crise qu’elle traverse ; maintien de l’entente cordiale avec la France, mais amélioration des relations avec l’Allemagne. Aucune promesse sur la réorganisation de l’armée, pas un mot sur la marine. Les dépenses navales et militaires, qui ont doublé depuis dix ans, seront réduites. Une phrase vague sur le dégrèvement des impôts au détriment de la propriété foncière est vivement applaudie. En même temps, le gouvernement promet de favoriser le réveil de l’agriculture. Comment ? on n’en sait rien. De nouveau, les réformes sociales vont occuper l’attention du Parlement. La loi scolaire sera remaniée ; la législation des cabarets sera, également, revisée ; la question des logemens ouvriers et toutes celles qui s’y rattachent vont être mises à l’ordre du jour. On s’occupera immédiatement de donner du travail à ceux qui en manquent, et c’est l’ouvrier John Burns, aujourd’hui membre du cabinet, qui guidera ses collègues dans cette œuvre si urgente et si nécessaire. À l’avenir, tout ira bien, puisque le premier ministre s’appelle Campbell Bannerman au lieu de s’appeler Balfour.

27 décembre. — John Burns semble se multiplier. L’autre jour il recevait une députation qui venait lui demander ses intentions sur la question des ouvriers sans travail. Hier soir, il haranguait deux mille de ses électeurs à Battersea. John Burns, qui a aujourd’hui quarante-sept ans, était accompagné de sa femme et de son petit garçon. Réunion de famille enthousiaste, discours tout à fait caractéristique, à la fois violent et habile, où l’homme de gouvernement et le démagogue se confondent sans se faire tort. Il a des mots rudes, familiers, mais qui ne le compromettent jamais. Il laisse voir une assez grosse vanité, mais une vanité bon enfant qui se tourne elle-même en plaisanterie. Exemple : « Sir Henry Campbell Bannerman est un homme plein de discernement : la preuve, c’est qu’il m’a choisi. » Cela a l’air d’une plaisanterie sans importance, mais cela lui permet d’escamoter l’éloge du premier ministre qui serait peut-être embarrassant devant un auditoire aux opinions très avancées. Avec un grand air de bon sens et de franchise, il sait glisser des restrictions adroites qui lui ménagent une retraite en cas de besoin. Par exemple : « Dès que ce sera possible, aussitôt que les circonstances le permettront. » Évidemment le peuple est prodigieusement flatté de voir un ouvrier ministre. Burns aura sa lune de miel d’homme d’État, mais un jour viendra peut-être où on le traitera d’ambitieux et de vendu.

Maintenant qu’il est ministre, se fera-t-il faire un habit noir ? J’ai entendu discuter ce problème très gaiement. Il paraît que l’habit noir est le symbole visible de l’infâme capitale qui nous gouverne. John Burns a résisté jusqu’ici à l’obligation de l’habit noir, et ce petit détail révèle un côté enfantin de cette intelligence, d’ailleurs largement ouverte. Certes, l’étiquette est chose puérile ; mais la discuter, se révolter contre elle est chose plus puérile encore. La première fois que j’ai lu l’anecdote de Roland se rendant aux Tuileries avec des souliers sans boucles, lorsqu’il fut nommé ministre de Louis XVI, et le désespoir du maître des cérémonies, je ne savais sur qui je devais d’abord m’apitoyer, sur le fonctionnaire de cour qui voyait toute la Révolution dans une boucle absente ou sur le ministre qui inscrivait ses opinions sur ses chaussures.

La vraie question est celle-ci : John Burns se laissera-t-il embourgeoiser par ses fonctions et par son nouveau milieu ? Aura-t-il le courage de faire un ouvrier du petit garçon qui l’accompagnait hier sur l’estrade ?

29 décembre. — Deux importans discours : l’un du vétéran radical sir Henry Fowler, l’autre de M. Lloyd George, le plus jeune membre du cabinet. Le premier insiste sur les extravagances financières du gouvernement tory, sur les six milliards de la guerre du Transvaal et sur les quinze cents millions ajoutés au budget annuel depuis dix ans. L’armée et la marine coûtent le double de ce qu’elles coûtaient en 1895 et, cependant, le commandant en chef, lord Roberts, déclarait l’autre jour que l’armée vaut encore moins qu’avant la guerre.

Avec Lloyd George nous entrons dans la question de la réforme scolaire, une des premières qui occuperont le futur parlement. Le président du Board of trade est d’avis qu’il faut laisser dans l’école une place pour l’enseignement religieux et, au nom de ses coreligionnaires, les non-conformistes du pays de Galles, il fait appel à une entente sur ce point avec les anglicans. Beaucoup d’autres membres du parti libéral sont partisans de l’enseignement purement laïque. Il est facile de prévoir une bataille entre libéraux, quand cette question viendra à l’ordre du jour.

1er janvier 1906. — Petits cadeaux du jour de l’an. En quittant le pouvoir, M. Balfour s’était contenté de créer deux pairies en faveur de deux anciens collègues, hommes de valeur, dont il s’était séparé sur la question du libre-échange, M. Ritchie[1] et sir Michaël Hicks Beach. Sir Henry Campbell Bannerman avait le droit, et jusqu’à un certain point le devoir, de conférer des honneurs au nom du Souverain à l’occasion du renouvellement de l’année. Le chef du dernier ministère libéral, lord Rosebery, avait dédaigné de fabriquer des pairs. Ennemi déclaré de la haute Chambre dont il est, pourtant, un des ornemens, il semblait décidé à la laisser s’atrophier faute de sang nouveau. Il se disait, non sans raison, qu’une Chambre des pairs, entièrement composée de tories, n’aurait plus aucune autorité aux yeux du pays. Sir Henry n’en juge pas ainsi. Il paraît décidé à raviver le parti libéral dans la Chambre héréditaire. Il vient de créer d’un coup sept pairs et quelques conseillers privés parmi lesquels M. Labouchère. La feue reine s’était toujours refusée à contresigner aucune ordonnance en faveur du célèbre député de Northampton. Elle se souvenait de certains articles qu’Édouard VII aime mieux oublier. En cela, il se montre plus spirituel que M. Labouchère lui-même, ce qui est beaucoup dire. Le roi d’Angleterre ne venge pas les injures du prince de Galles.

3 janvier. — Après la question du free trade, celles qui semblent passionner le public sont l’intervention de l’État dans la crise du travail et l’importation des Chinois dans l’Afrique du Sud. Pour résoudre le premier de ces problèmes ou, du moins, pour trouver des palliatifs, on compte sur John Burns. Il annonce la création de vingt nouveaux bataillons de milice dans les districts où il y a le plus d’artisans sans travail. Je doute que les classes ouvrières goûtent ce moyen de leur venir en aide. Le « droit au travail » revient sur le tapis, et ceux qui savent un peu d’histoire ont fort à faire pour rappeler aux imprudens la désastreuse et ridicule aventure de nos ateliers nationaux de 1848. Payer les ouvriers pour un travail inutile, cela vaut-il mieux que la charité ?

Dès son entrée aux affaires, le ministère a pris une décision dans la question de l’immigration chinoise. Une dépêche sensationnelle a été envoyée par lord Elgin, le nouveau ministre des Colonies, à sir Arthur Lawley, lieutenant gouverneur du Transvaal, pour arrêter immédiatement l’enrôlement des coolies.

M. Chamberlain s’est moqué, avec quelque raison, de cette dépêche. Ou bien c’est un morceau de papier sans valeur, une vulgaire manœuvre électorale destinée à tromper les badauds ; ou bien c’est une infraction aux lois qui régissent la propriété privée, une atteinte portée à la validité de contrats parfaitement réguliers et inattaquables. « Lorsque je suis allé en Afrique, continuait M. Chamberlain, j’ai trouvé les esprits divisés sur cette question. C’est à la colonie seule qu’il appartient de la trancher. Si le gouvernement de la Métropole prenait sur lui de la décider, il se rendrait coupable du plus grave empiétement sur les droits coloniaux qui ait été commis depuis le mémorable Act du Timbre qui a causé la perte des colonies d’Amérique. »

Il est parfaitement vrai que le gouvernement a les mains liées et que la fameuse dépêche est un coup d’épée dans l’eau. On a maintenant les chiffres exacts : 47 000 Chinois sont actuellement au travail dans les mines du Rand ; 14 000, régulièrement engagés, sont en route ou sur le point de s’embarquer dans les ports de Chine. Impossible de les arrêter.

M. Balfour soutient, sur ce point, une thèse toute différente de M. Chamberlain. Il défend énergiquement les mesures prises par le dernier ministre des Colonies, M. Lyttelton. Il est amusant de voir combien les deux partis apportent peu de sincérité dans cette discussion. Les libéraux s’attendrissent sur le sort de ces malheureux Chinois, attirés vers une terre étrangère, réduits à un véritable esclavage et emprisonnés dans des enceintes d’où ils ne peuvent s’échapper. M. Balfour et ses amis répondent que les Chinois, ainsi transportés, ont agi librement et en connaissance de cause ; que leurs prétendues prisons ont quatre milles de tour ; que, dans trois ans, ils seront rapatriés aux frais des Compagnies minières. Au fond, la question qui préoccupe les esprits est toute différente. Les ouvriers anglais sont furieux parce qu’ils croyaient pouvoir trouver dans ces mines un débouché pour eux-mêmes. Les propriétaires des mines emploient des travailleurs chinois parce qu’ils les paient trois ou quatre fois moins cher qu’ils ne payeraient les ouvriers de race blanche. Il est parfaitement certain que l’Afrique du Sud est, en quelque sorte, fermée à l’immigration anglaise. On demande des servantes, mais on décourage les familles de venir s’établir là-bas. Défense à quiconque ne peut justifier d’un capital d’au moins vingt livres de débarquer au Cap ou à Durban.

L’autre soir, un orateur populaire disait : « Nous avons fait la guerre du Transvaal pour enrichir une vingtaine de Juifs allemands et pour donner du travail à 60 000 Chinois, tandis qu’il y a ici des centaines de milliers d’Anglais qui en manquent. » Les auditeurs baissaient le nez, n’osant ni applaudir, ni se fâcher, car il y en avait là beaucoup qui avaient acclamé la guerre.

4 janvier. — La majorité des libéraux, en admettant qu’ils en aient une, sera-t-elle une vraie majorité si elle n’est indépendante des nationalistes irlandais et de ce qu’on appelle le parti du travail, c’est-à-dire des députés ouvriers ? Ces deux groupes sont, en quelque sorte, étrangers à la politique et poursuivent un but qui leur est propre. Ne leur parlez pas de libéralisme ou de conservation : ils s’en moquent. Ils prêtent leur concours pour un temps au parti qui leur assure quelque avantage immédiat, puis lui tournent le dos en l’injuriant. C’est ainsi que les Irlandais se sont comportés, par exemple, envers les conservateurs, après avoir reçu d’eux la modique somme de près de trois milliards pour racheter la terre aux propriétaires anglais et la transférer aux mains des fermiers irlandais. En ce moment, ils déclarent bien haut qu’il leur faut un Parlement à Dublin. Cependant, comme M. Redmond est presque aussi bon politique que Parnell, il a fait décider que l’on n’exigerait des candidats libéraux aucun engagement formel à l’égard du Home-rule, mais qu’on voterait pour ceux « qui présenteraient des garanties. » Un certain nombre de candidats ont été mis à l’index, entre autres, le pauvre lord Dalmeny, dont le crime est d’être le fils de lord Rosebery.

Les membres du Labour party se gênent moins encore. Tandis que, dans quarante circonscriptions, les libéraux s’effacent humblement devant les candidats ouvriers ou les soutiennent de toutes leurs forces, les labour men se présentent dans trente-cinq autres circonscriptions où un candidat libéral est déjà désigné, et font ainsi le jeu des conservateurs. Car, en Angleterre, il n’y a pas de ballottage et les députés sont nommés à la majorité relative au premier tour de scrutin. À Croydon, où j’habite, l’ouvrier Stranks empêchera certainement de passer un jeune libéral de talent et d’avenir, M. Somerset, et assurera le succès de M. Arnold Forster qui était ministre de la Guerre dans le dernier cabinet. Le fameux Keir Hardie est venu soutenir la candidature de son camarade Stranks. Il doit bien regretter de ne pouvoir arborer la blouse bleue qui a rendu M. Thivrier célèbre au Palais-Bourbon. Du moins, il portait une sorte de vareuse à ceinture appelée Norfolk jacket, et la chemise de flanelle qui a fait aussi quelque bruit dans le monde. Il parle bien, mais dans le plus détestable esprit. Il a dit nettement : « Je me soucie autant des libéraux que des conservateurs. » Voilà bien la démocratie ! Elle n’a jamais su pratiquer le parlementarisme. Elle ne comprend pas quel bien peuvent faire l’organisation et la discipline des partis ; elle ne comprend pas qu’un député, une fois nommé, ne représente pas seulement ceux qui ont voté pour lui, mais jusqu’à un certain point ceux qui ont voté contre lui, je veux dire leurs intérêts, sinon leurs opinions. Elle ne comprend pas, enfin, qu’il ne suffit pas, pour un ouvrier qui veut siéger dans un Parlement, d’avoir étudié les questions ouvrières, mais qu’il doit connaître les intérêts particuliers autres que les siens et surtout les intérêts généraux du pays qui affectent toutes les classes.

5 janvier. — M. Chamberlain, qui, dans sa ville même de Birmingham, avait eu de la peine, l’autre jour, à mater son auditoire, a été réduit au silence hier au soir à Derby où il s’était rendu pour soutenir la candidature d’un ami. Il s’est rassis, épuisé, auprès de Mrs Chamberlain, après une heure de lutte contre ses ennemis. On ne lui a épargné ni les épithètes malsonnantes, ni les interpellations saugrenues ; on a étouffé sa voix sous les huées, les rires et les cris d’animaux. Il a essayé d’apprivoiser ses interrupteurs par des plaisanteries ou de les intimider par de rudes paroles. « Ce n’est pas des argumens, a-t-il crié, que vous voulez, mais de la passion ! » M. Chamberlain est-il sûr de n’avoir jamais fait appel aux passions ? Il fait, en ce moment, l’expérience qui parut si amère à Gambetta, lorsque, conspué par ses électeurs de Belleville, il les traita d’« esclaves ivres. » M. Chamberlain oublie, comme Gambetta, qu’il est traîné aux Gémonies par les mêmes hommes qui l’ont porté au Capitole.

Le même soir, Winston Churchill, parlant à Manchester, rappelle les paroles prononcées par M. Chamberlain en 1897 devant les délégués des colonies et qui sont directement opposées à sa politique actuelle : « L’établissement de tarifs préférentiels, avait-il dit, est impossible. Les colonies n’y gagneraient rien, et l’Angleterre deviendrait odieuse au monde entier. » Toute la harangue du jeune orateur est pleine de cette véhémence qui le caractérise et entraîne ceux qui l’entendent. Son impétuosité a un air de génie. Un souffle de franchise et de générosité passe à travers toutes ses paroles. Les Anglais ont inventé depuis quelque temps un mot qui me plaît beaucoup : c’est le mot breezy. Il s’applique admirablement à l’éloquence de Churchill. En l’écoutant ou en le lisant, on sent quelque chose de ce qu’on éprouve en arrivant sur une cime lorsqu’on a la joue balayée par l’air libre et pur des sommets. Winston Churchill est la seule figure intéressante, la seule voix qu’on aime à entendre dans ce grand tumulte d’ambitions et d’intérêts, le seul homme d’État de l’Angleterre présente qui ait un idéal, une étoile, une foi.

8 janvier. — La dissolution est enfin prononcée et les mandats de convocation (writs) vont être lancés dans toutes les directions. Les nominations commenceront à partir du 10 et du 11 et la première élection aura lieu le 12. Il faut se rappeler que la nomination et l’élection sont deux choses différentes. La nomination proprement dite est la déclaration officielle d’une candidature par un groupe d’électeurs qui servent, en quelque sorte, de parrains au candidat. Si cette déclaration est unique, l’élection est acquise ipso facto, et le scrutin est, dès lors, inutile.

Même jour. — John Burns parlait hier à Derby. Son discours est, comme à l’ordinaire, plein de bonne humeur et d’éloquence. Un mot touchant sur les femmes et les enfans. C’est à eux qu’il songera d’abord : « It is my duty, my responsability, my love. » Ce mot mérite de rester. Il me fait espérer que la démocratie acquerra un jour les qualités qui lui manquent et qui sont nécessaires pour gouverner, à savoir la sympathie envers les faibles, l’esprit de concessions et de solidarité, en attendant l’esprit de dévouement et de sacrifice.

Combien le ton de John Burns diffère de l’égoïsme haineux de Keir Hardie ! Ces deux hommes croient servir la même cause et prêcher les mêmes idées, mais l’un s’évertue à détruire la vieille société tandis que l’autre s’efforce de bâtir la société nouvelle.

9 janvier. — Voici un exemple qui donne une idée de la valeur des chiffres avancés par M. Chamberlain à l’appui de sa thèse. C’est encore John Burns qui révélait hier ce détail aux électeurs de Saint-Pancras. « M. Chamberlain, a-t-il dit, a donné sur l’extension du paupérisme à l’heure présente des chiffres qui vous donnent la chair de poule (which make your flesh creep). Il y aurait, à l’en croire, un million d’hommes valides dans les workhouses. Est-ce vrai ? Voici les chiffres officiels : 747 000 individus, hommes, femmes et enfans, reçoivent des secours. Sur ce nombre 214 000, seulement, sont logés dans les workhouses. Dans ce dernier total, 40 000 personnes, hommes et femmes, sont en situation de gagner leur vie par leur travail. Les hommes comptent dans ce nombre pour un peu moins de 21 000, et, sur ces 21 000, il en est 13 000 que la maladie ou les suites d’accidens rendent momentanément incapables de travailler. Restent 7 ou 8 000 hommes valides. Ce sont ces 7 ou 8 000 hommes que M. Chamberlain a multipliés par 125. » Si je me souviens bien, il y a une scène dans Shakspeare où sir John Falstaff, racontant certaine attaque dont il prétend avoir été victime près de Gadshill, emploie la même arithmétique que M. Chamberlain. C’est là qu’on voit 11 hommes en bougran et d’autres encore habillés en vert de Kendal, sortir des deux agresseurs primitifs que multiplie l’imagination du bon chevalier.

11 janvier. — Les têtes se montent, la mêlée devient furieuse. Il y a longtemps qu’on n’avait assisté à des élections aussi agitées. L’autre soir, à Paddington, les deux fractions du parti tory en sont venues aux mains ; l’estrade a été prise d’assaut, et l’un des candidats, sir Henry Burdett, a été jeté dans la rue où il a essayé de tenir son meeting sous l’averse, mais où ses adversaires l’ont poursuivi à coups de canne et de parapluie. Le fils de lord Salisbury, lord Hugh Cecil, un des orateurs les plus originaux et les plus sincères du dernier parlement, qui a voulu rester à la fois libre-échangiste et tory, est attaqué avec fureur par ses anciens amis. À Shrewsbury, Campbell Bannerman n’a pu se faire écouter : on a noyé ses paroles avec des chants et des cris de : Joe is coming. Mêmes scènes, à Leamington, où M. Lloyd George était venu soutenir une candidature libérale. La canaille de Birmingham était là en force ; car elle ne se contente pas de protéger la cité sainte de M. Chamberlain, la Mecque du nouveau Mahomet (comme disait lord Hugh Cecil) contre la profanation et la souillure d’un meeting libéral ; elle se transporte, par train, partout où l’on a besoin de ses services. Aux frais de qui ? Il serait peut-être indiscret de le demander.

La fièvre gagne même ceux qui, d’ordinaire, sont étrangers à la politique. M. George Meredith écrit à M. Somerset une lettre évidemment destinée à la publication. Il y compare, un peu longuement, M. Chamberlain à un automobile qui va droit à son but sans s’inquiéter des gens qu’il écrase. Peut-être n’était-il pas absolument nécessaire de tremper dans l’encrier la fine plume qui a écrit the Egoïst et Sandra Belloni pour gratifier le public de cette métaphore.

Les femmes s’en mêlent aussi. Lady Henry Somerset, un des champions les plus distingués des droits féminins, est venue à Croydon soutenir de sa parole la candidature de son fils. La comtesse de Warwick, la seconde de ces cinq charmantes sœurs dont l’aînée est la duchesse de Sutherland, parlait hier à Northampton en faveur de Jack Williams, un des coryphées du Labour party. La duchesse de Sutherland n’est que démocrate : la comtesse de Warwick va jusqu’au socialisme. Elle se plaint beaucoup des reporters qui, au lieu de reproduire ses discours, décrivent ses toilettes. « Il faut pourtant bien, dit-elle, que je m’habille d’une façon quelconque. » Et les journaux, qui nous redisent cette plainte touchante, n’oublient pas d’ajouter qu’elle porte une délicieuse robe bleue à boutons d’or. Cela est cruel ; mais il est si difficile de ne pas être frappé du contraste que présente cette jolie femme, si bien mise, au milieu de tous ces hommes aux mains calleuses et aux habits négligés !

12 janvier. — M. Nettlefold, qui a été un des collaborateurs et un des amis intimes de M. Chamberlain, mais qui s’est séparé de lui sur la question du libre-échange, veut organiser une manifestation publique en faveur des libéraux. Il a demandé à M. Chamberlain son intervention pour qu’il empêche ses partisans de troubler l’ordre dans la rue à cette occasion. M. Chamberlain a répondu par une lettre peu courtoise qui signifiait : « Adressez-vous à la police. »

13 janvier. — Que se passe-t-il donc ? Le même soir, à la même heure, voici les chefs de la Liberal League qui se réveillent comme d’un songe. Au lieu des phrases équivoques qu’on avait entendues il y a deux mois, ils donnent au public les déclarations les plus nettes et les plus catégoriques sur la question du Home-rule. Sir Henry Fowler va jusqu’à dire ceci : « Nous allons obtenir une majorité au nom du Free Trade. Si nous nous servions d’une majorité ainsi obtenue pour donner à l’Irlande l’autonomie parlementaire, nous commettrions une action malhonnête, un véritable abus de confiance. » Très bien ! mais alors, que subsiste-t-il du discours de Stirling, et pourquoi n’est-ce pas lord Rosebery qui gouverne au lieu de Campbell Bannerman ?

Même jour. — Cela commence bien pour les libéraux. Une seule élection : c’est un gain pour eux.

14 janvier. — Le scrutin d’hier produit un effet immense dans le pays. Vingt-deux sièges ont passé aux mains des libéraux. M. Balfour est jeté hors du Parlement, et Manchester est pris d’assaut par Winston Churchill qui conduisait les troupes libre-échangistes.

16 janvier. — Maintenant, c’est Londres qui suit l’exemple de Manchester. Les libéraux qui n’étaient là qu’une poignée vont devenir la majorité dans la députation londonienne.

C’était hier l’élection à Croydon. Des cris, du désordre, des rixes, surtout vers le soir.

Les murs étaient couverts de caricatures, d’un travail assez grossier, où les différens partis se tournaient en ridicule les uns les autres. Beaucoup de particuliers manifestaient leurs opinions en affichant à leurs vitres des placards où l’on pouvait lire, de loin, en grosses lettres : « Vote for Somerset, vote for Arnold Forster, vote for Stranks… »

Le parti du travail avait formé une procession qui parcourait les rues principales. Un pauvre âne, peint aux couleurs conservatrices, traînait une petite charrette où l’on voyait deux hommes, l’un habillé en femme, l’autre déguisé en singe. C’était, je suppose, une parodie vivante des deux grands partis politiques. Ce char allégorique était suivi par un certain nombre de miséreux qui chantaient et vociféraient.

Quoique les mœurs politiques se soient bien adoucies depuis l’établissement du scrutin secret, en 1870, les passions mises en jeu sont restées les mêmes, si elles ne se sont aggravées, et les moyens par lesquels elles se manifestent rappellent encore ceux que Hogarth a dépeints, il y a un siècle et demi, dans ses fameux dessins : The humours of an Election.

Il était facile de prévoir le résultat : je l’apprends ce matin. Le candidat tory a passé. Les conservateurs n’auraient pu faire mieux s’ils avaient suscité et subventionné cette candidature ouvrière.

18 janvier. — Le mouvement qui entraîne le pays vers les libéraux s’accentue chaque jour et devient un courant irrésistible. Presque tous les ministres de M. Balfour ont été, comme lui, rejetés par les électeurs. Les deux frères Balfour et lord Hugh Cecil ayant tous les trois perdu leur siège, il ne reste plus dans la Chambre aucun membre de la famille de lord Salisbury. Une seule exception à l’enthousiasme libre-échangiste qui se manifeste d’un bout à l’autre du Royaume-Uni : Birmingham et ses faubourgs restent fidèles à l’autocrate de Highbury. Le voilà redevenu, au moins quant à présent, ce qu’il était au début de sa carrière : le grand homme de province, le saint local dont les vertus n’ont plus cours au-delà d’un certain rayon. Il s’est apitoyé éloquemment sur la disgrâce, « purement temporaire, » de M. Balfour. « Hors du Parlement aussi bien que dans le Parlement, a-t-il dit, M. Balfour demeure notre chef. » C’est ainsi qu’il parle tout haut, mais il pense, probablement, que ce sont les maladroites indécisions du leader qui ont amené le désastre et, de son côté, M. Balfour doit se dire à cette heure qu’il serait encore à la tête de sa fidèle majorité si M. Chamberlain n’avait pas soulevé cette malencontreuse question de la réforme fiscale. Au surplus, M. Chamberlain ne se repent pas, ne regrette rien. Lorsqu’il reparaîtra au Parlement, il relèvera la tête un peu plus haut et voilà tout ! C’est ainsi que les hommes d’État anglais profitent de ce que nous appelons, en France, un peu naïvement, « les leçons du suffrage universel. »

20 janvier. — Sir Henry Campbell Bannerman a fait, dans un discours prononcé à Inverness, ce que les journaux du parti radical appellent une déclaration importante. Il a voulu lever tous les voiles, dissiper toutes les calomnies, mettre fin à tous les malentendus. Qu’a-t-il dit ? Qu’il n’y avait pas, qu’il n’y aurait point de traité secret entre les libéraux et les nationalistes irlandais, mais qu’il existait entre eux une alliance publique, un accord spontané pour atteindre au même but. Et quel est ce but ? Améliorer l’administration de l’Irlande et assurer aux Irlandais l’autorité légitime qui leur revient dans la conduite de leurs affaires. On se demande ce que signifie cette phrase. Peut-être veut-elle dire le Home-rule. Peut-être ne veut-elle rien dire du tout. Le premier ministre a ainsi l’habitude de venir jeter, avec beaucoup d’élan et un grand air de franchise, ces déclarations vagues que tous les partis pourraient endosser et qui laissent une question aussi incertaine qu’auparavant.

22 janvier. — Les élections des districts urbains se sont terminées le 17 et, le même jour, ont commencé celles des circonscriptions rurales. Cela forme deux périodes électorales à peu près séparées, et c’est tout ce qui subsiste aujourd’hui de l’antique distinction entre les Burgesses et les Knights of the Shires. On pouvait croire que les régions agricoles se montreraient moins enthousiastes en faveur du libre-échange puisque le parti protectionniste annonce, comme un de ses motifs, l’intention de raviver l’agriculture qui n’a cessé de péricliter depuis 1845. Durant les premiers jours, cette prévision ne s’est pas réalisée. Mais, avant-hier, les unionistes ont eu quelques victoires, qui ne peuvent, du reste, changer ni même atténuer le sens et la portée de l’élection.

23 janvier. — M. Chamberlain a terminé sa campagne électorale par deux vigoureux discours prononcés l’un à Shrewsbury, l’autre dans le Worcestershire. Il a essayé de galvaniser les électeurs unionistes pour ces derniers combats qui ont, dit-il, une grande importance : « C’est l’arrière-garde qui sauve l’armée en couvrant la retraite et qui empêche cette retraite de se tourner en déroute. » Quant à lui, il a retrouvé toute sa verve, son entrain, sa belle humeur. Il compte s’amuser, pendant les sessions prochaines, au spectacle de ce pauvre gouvernement qui va être harcelé par ses amis les Irlandais et par ses amis les ouvriers.

M. Redmond justifie ce pronostic en disant bien haut : « Si Campbell Bannerman se figure qu’il n’entendra plus parler du Home-rule, il vit « dans une bienheureuse illusion » (in a fool’s paradise, dit la pittoresque locution anglaise).

25 janvier. — M. Redmond donne raison à M. Chamberlain, mais les faits donnent tort à M. Redmond. Rien de plus significatif que l’élection du fils de lord Rosebery, lord Dalmeny, qui vient de passer dans le Midlothian avec une majorité de plus de 3000 voix. Pourtant M. Redmond l’avait mis à l’index. Cela prouve que les Irlandais s’exagèrent leur influence dans les élections anglaises et écossaises. Comme lord Dalmeny est un débutant, je ne lui fais point tort en supposant que les suffrages qu’on lui a donnés avant-hier s’adressent surtout à son père. En effet, si la personnalité de lord Rosebery est, momentanément, à l’ombre, ce sont ses tendances politiques qui triomphent dans l’élection de 1906. Si le chef du parti libéral était choisi par le vote direct des électeurs, il est à croire que c’est le nom de lord Rosebery qui sortirait des urnes.

Même jour. — La caricature, qui a envahi jusqu’aux grands journaux quotidiens, commente à sa façon les élections qui s’achèvent. Voici deux spécimens, pris de chaque côté. L’un de ces dessins représente le naufrage de la nef protectionniste. Le capitaine Balfour est échoué sur un rocher, avec ses principaux officiers, et appelle vainement du secours. Le pilote Chamberlain, qui s’est sauvé à la nage avec son fils, s’écrie en atteignant le rivage : « Enfin, j’ai réalisé la grande ambition de ma vie : je suis capitaine ! » — « C’est vrai, papa, dit Austin, mais nous n’avons plus de bateau. » L’autre dessin montre Campbell Bannerman, déguisé en montagnard pyrénéen. Il mène en laisse un ours dont les dimensions formidables le rendent rêveur. Cet ours a nom Majorité. C’est un nouvel animal auquel il n’est pas encore habitué. « Je ne croyais pas, dit-il, qu’il serait si gros ! » — « Vous allez le faire danser ? » lui demande-t-on. — « Oui, répond-il,… à moins qu’il ne me fasse danser moi-même ! »

26 janvier. — M. Balfour est sauvé du naufrage. Un des représentans de la Cité se dévoue et lui abandonne son siège. Tout le monde s’en réjouit et tout le monde y gagnera, le gouvernement aussi bien que l’opposition.

29 janvier. — Le Parlement compte 669 membres, plus le Speaker qui est censé n’appartenir à aucun parti. Nous connaissons, ce soir, les résultats de 665 élections. Elles se décomposent comme suit. Les libéraux ont triomphé dans 378 circonscriptions, les unionistes dans 150, les unionistes libre-échangistes dans 5, le parti ouvrier dans 47, et les nationalistes irlandais dans 85. Il suit de là que si, par impossible, tous les autres partis se liguaient contre les libéraux, ceux-ci posséderaient encore une majorité de près de cent voix sur cette coalition. Sur la question vitale du libre-échange qui a dominé l’élection, la Chambre se divise ainsi : pour le libre-échange 515 ; contre, 150[2].

30 janvier. — Tout est fini. Les échos de la grande bataille s’éteignent. Nulle trace ne subsiste de la fièvre électorale, si ce n’est quelques têtes fracassées et une multitude de papiers déchirés et souillés de boue que le vent d’Ouest, — sans respect pour les vainqueurs comme sans pitié pour les vaincus, — chasse mélancoliquement devant lui le long des avenues, pour les accrocher, çà et là, aux haies, ou les accumuler en tas hideux, dans les coins négligés. La littérature électorale a vécu.

Le 19 février, le roi Edouard VII, accompagné de la reine Alexandra, ouvrira en grande pompe le nouveau parlement et, dès le lendemain, commencera le spectacle dont M. Chamberlain, le grand naufrageur impénitent, se promet un plaisir extrême. Il n’aura, peut-être, pas toute la joie qu’il attend, mais en tout cas, il aura beaucoup de place sur le banc des Très Honorables que le suffrage populaire a impitoyablement décimés. Que va-t-il se passer ? Je ne me charge pas de prédire ce que fera le gouvernement libéral. De bonnes choses et de mauvaises, probablement. Les bonnes choses seront traînées dans la boue par ses adversaires, les mauvaises portées aux nues par ses flatteurs. Le noble Transvaal va recouvrer la parole, mais continuera à subir l’immigration chinoise, car c’est un legs du dernier cabinet qu’il est impossible de répudier. D’ailleurs, le jour où il faudrait employer et rémunérer le travail des Européens, les mines deviendraient une mauvaise affaire. Si elles cessaient d’être exploitées, l’Afrique se viderait d’Anglais et l’élément hollandais triompherait sans lutte. Dans l’Inde, on mettra un frein à l’esprit de conquête et aux prétentions des traîneurs de sabre. En même temps, on fera quelques pas de plus dans la voie ouverte par lord Ripon et l’on développera les institutions locales qui feront l’apprentissage politique de l’Inde et la prépareront à l’indépendance.

Est-il besoin de dire que le budget de la guerre et de la marine sera réduit, tandis que l’armée et la flotte seront rendues plus effectives ? Cette double promesse n’étonnera pas ceux qui ont lu, dans leur vie, beaucoup de manifestes électoraux. Ce qui serait plus neuf, ce serait de dire comment on fera plus avec moins d’argent, et nous proposerions, comme Harpagon, d’inscrire la recette en lettres d’or sur la cheminée de la cuisine politique.

C’est l’Église anglicane et les cabaretiers qui seront le plus sérieusement atteints par le changement ministériel. Le présent Parlement n’arrivera pas à son extinction naturelle sans avoir retiré à l’Église anglicane du pays de Galles son caractère officiel. Les subventions accordées par le précédent Parlement aux écoles ecclésiastiques leur seront retirées et toutes les faveurs seront réservées aux écoles placées directement sous le contrôle des School-boards. Si l’on veut se montrer conciliant, on continuera à subventionner, dans une certaine mesure, les écoles libres (c’est-à-dire les écoles cléricales), mais en les soumettant, ce qui semble juste, à la surveillance des autorités scolaires. Où se donnera l’enseignement religieux ? À l’église ou dans l’école ? C’est autour de cette question que se livreront les grandes batailles.

On mettra moins de façons à mater les cabaretiers dont l’influence, paraît-il, a considérablement décru en matière électorale. On leur rappellera, par une bonne loi, qu’une autorisation annuelle, accordée par les magistrats, ne constitue pas une propriété et que le retrait de cette autorisation, à la suite d’infractions nombreuses aux lois et aux règlemens de police, ne leur donne aucun droit à une indemnité pécuniaire.

Le parti libéral nourrit de mystérieux desseins contre la propriété foncière. Étrange moyen d’encourager l’agriculture et de ramener le peuple des villes vers les campagnes ! Pauvre terre ! Tout le monde se réunit contre elle comme contre le baudet de la fable. Il y avait autrefois, en ce pays, un principe : à savoir qu’il ne fallait pas imposer la terre quand elle ne donne aucun revenu. Aujourd’hui, c’est le principe contraire qui prévaut. Je suppose qu’on va taxer mon jardin qui ne sert à rien… sinon à donner de l’air pur au voisinage. Comme les corneilles et les merles qui l’habitent n’acquitteront pas l’Income tax, c’est moi qui paierai pour eux !

Voilà pour ce qu’on appelle pompeusement « les réformes sociales. » Ces réformes suffiront-elles à satisfaire les prolétaires que le suffrage universel, — ou presque universel, — vient de jeter dans le Parlement ? Quelle place y tiendront-ils ? Comment vont-ils s’y comporter ? Il leur serait difficile de s’y conduire plus mal que les jeunes gentlemen, sortis des public schools et des Universités, qui se serraient derrière M. Balfour et qui pratiquaient avec un art consommé l’imitation vocale des animaux les moins parlementaires, tels que le chien, le coq et le cochon. Tous ces ouvriers-députés sont socialistes. Ici, comme ailleurs, le socialisme est la grosse bêtise qui obstrue l’intelligence de l’ouvrier et l’empêche de prendre sa part légitime dans la direction des affaires publiques. Mais je constate que le mot de socialisme fait hausser les épaules aux jeunes gens. Pour eux, c’est le vieux jeu, la toquade d’hier dont demain ne voudra plus. L’un d’eux disait récemment : « Le socialisme est rétrograde au point d’être préhistorique. Il nous rejette de vingt mille ans en arrière. »

Le vrai péril socialiste est aujourd’hui dans les administrations locales. Là se tiennent embusqués des entrepreneurs louches, des brasseurs d’affaires, des banquiers véreux, des ingénieurs plus ou moins diplômés. Jugeant les compagnies à responsabilité limitée complètement usées et les syndicats suspects, ils se couvrent de l’idée socialiste, du long et grand mot (sesquipedalia verba ! ) de municipalisation, et le mot est aussi dangereux qu’il est long. Avec John Burns au Local Government Board, il est à craindre qu’on ne « municipalise » beaucoup sous le ministère Campbell Bannerman.

À l’extérieur, la politique du nouveau cabinet ressemblera à ce que l’on avait baptisé ironiquement, en 1874, une magistrale inertie, a masterly inactivity. Le mot s’appliquait alors aux tories, mais il semble avoir été inventé pour les libéraux de 1906. Le cabinet Campbell Bannerman, c’est la paix. Donc ceux de nos compatriotes qui voyaient dans l’entente cordiale un danger peuvent être rassurés et ceux qui y découvraient un espoir doivent être détrompés.

Que pense le Roi ? C’est une question que nul n’ose discuter tout haut, mais que bien des gens se posent tout bas. L’attitude prise par Edouard VII depuis son avènement, si différente de celle de sa mère, justifie cette préoccupation. Comme on l’exprimait devant une personne qui tient de près à M. Chamberlain, cette personne répondit : « Oh ! the King is an old free trader ! » Si le Roi avait entendu ce mot, il aurait pu répliquer qu’il connaissait un autre free trader encore plus ancien, lequel avait nom Joseph Chamberlain. Mais, en même temps que libre-échangiste, le Roi, — ce n’est un secret pour personne, — est anti-allemand. J’entends par là que, — sans parler de l’agacement causé par certaines fantaisies oratoires et par certaines allures théâtrales, — il voit dans l’Allemagne la véritable ennemie, la dangereuse rivale du commerce et de l’industrie britannique. Tout bon free trader qu’il est, il se serait très bien résigné à l’introduction de quelques petits bouts de tarifs à la Balfour pour modérer l’influx de la pacotille germanique sur les marchés anglais. J’ose prédire que, si les libéraux restent longtemps au pouvoir, ils en viendront à partager et à appliquer cette manière de voir. Mais, pour en arriver là, il faudrait arracher les ouvriers à la fascination de l’utopie socialiste, il faudrait leur faire comprendre que leur intérêt comme producteurs prime encore leur intérêt comme consommateurs.

Fatalement, les libéraux seront amenés à suivre de loin la politique impérialiste de leurs prédécesseurs. Au fond, le pays n’était pas trop mécontent de cette politique. Elle a compté, je le sais, plus de revers que de succès. La guerre contre le Mullah, au Somaliland, a échoué piteusement, malgré l’appui du Négus. Le blocus des ports du Venezuela, de concert avec la flotte allemande, n’a rien eu de brillant. Peut-être la marche sur Lhassa aura-t-elle été une aventure sans lendemain, un coup d’épée dans le vide ? Mais l’entente avec la France et l’alliance japonaise ont semblé des pas dans une bonne direction. Quant à la guerre du Transvaal, j’ai lu dans plusieurs journaux français que c’était le mauvais souvenir laissé par cette guerre qui avait, finalement, causé la chute du ministère tory. Je ne saurais m’associer à cette vue. Il est très vrai que la pauvreté des résultats obtenus a profondément mécontenté les classes inférieures : on leur avait promis un Eldorado, et voici qu’on leur ferme la colonie pour y introduire des ouvriers chinois ! La guerre a révélé beaucoup d’incapacité et quelques fraudes. D’autre part, elle a mis en lumière un fait vraiment prodigieux, un tour de force que tous les spécialistes, à la veille de la guerre, auraient déclaré impossible : l’Angleterre a transporté trois cent mille hommes d’un hémisphère dans l’autre et a réussi à les faire vivre. Cela donne à réfléchir aux nations qui seraient tentées de l’attaquer. De plus, l’Angleterre a montré à l’Europe qu’elle n’avait cure de ses indignations et de ses remontrances ; qu’à l’avenir elle prétendait se mêler de tout et ne permettre à personne de se mêler de ce qui se passe chez elle. L’Europe, qui a pris, depuis un certain nombre d’années, l’habitude de respecter ceux qui la méprisent, s’est inclinée devant cette nouvelle attitude ; et voilà comment l’Angleterre, considérée longtemps par Bismarck comme quantité négligeable, est redevenue une des puissances dirigeantes de la politique universelle. Les libéraux le savent, bien qu’ils affectent de crier le contraire, et la force des choses, — parlant peut-être par la bouche d’Edouard VII, — fera, tout doucement, de sir Edward Grey le continuateur de lord Lansdowne. L’Allemagne, qui souriait déjà, en sera pour ses sourires. Au lieu de l’Impérialisme fanfaron, nous aurons l’Impérialisme sournois. Mais ce sera toujours l’Impérialisme et ce ne peut être autre chose. En somme, on s’apercevra, comme il arrive après les grands changemens,… que rien n’est changé, ou peu de chose.

Augustin Filon.


  1. Quelques jours après, lord Ritchie est mort subitement à Biarritz.
  2. Dans les universités de Glasgow et d’Aberdeen, le scrutin ne sera ouvert que le 1er  février. Le résultat des Orkneys et des Shetland ne sera connu que le 13.