Les Élections à Rome vers la fin de la république

Les Élections à Rome vers la fin de la république
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 36-67).
LES
ÉLECTIONS A ROME
VERS
LA FIN DE LA RÉPUBLIQUE

Iginio Gentile. — Le Elezioni e il Broglio nella repubblica romana.

Un professeur de l’université de Pavie, M. Gentile, vient de rassembler, dans un petit volume de trois cents pages, ce que nous savons de plus certain sur les élections romaines. C’est un ouvrage sans prétention, destiné aux étudians et aux gens du monde, où l’on trouve habilement présenté le résultat des recherches de la science contemporaine sur cette importante question. L’auteur s’est interdit de faire aucune allusion directe aux événemens du jour : il nous transporte dans l’antiquité et il nous y laisse. On sent pourtant qu’il ne peut se défendre, en nous parlant de l’ancienne Rome, de songer quelquefois à celle d’aujourd’hui, et qu’il souhaite au fond du cœur qu’elle consente à s’appliquer quelques-unes des leçons que les vieux Romains lui donnent. Est-il possible, quand on étudie l’histoire, de ne pas désirer que le présent profite de l’expérience du passé? N’est-ce pas, dans tous les cas, une curiosité légitime que de chercher à savoir de quelle façon les peuples anciens avaient résolu les problèmes qui nous agitent; et, par exemple, n’est-il pas naturel de vouloir connaître comment ils élisaient leurs magistrats, par quels services ou quelles promesses on arrivait chez eux à obtenir les suffrages de la foule, quels abus, quels périls étaient nés de ces compétitions ardentes et comment ils avaient cherché à s’en garantir? C’est une étude pleine d’intérêt et qui ne sera peut-être pas sans quelque profit[1]. Qu’il nous soit permis de la refaire à la suite de M. Gentile et des savans dont son livre résume les travaux.


I.

Remontons d’abord à quelques généralités qui sont connues à peu près de tout le monde, mais qu’il faut néanmoins redire pour que le reste soit mieux compris.

D’après Cicéron, la constitution romaine ne fut pas la création d’un homme ni l’œuvre d’un jour. C’est le temps qui l’a faite. Elle est sortie de la lutte d’élémens contraires qui, ne pouvant se détruire, ont fini de quelque façon par s’accorder. Mais quoiqu’elle soit un compromis entre des forces diverses, elle ne manque pourtant pas d’unité, parce qu’une de ces forces a toujours dominé les autres et donne son caractère à l’ensemble. Dans tous les temps, sous tous les régimes, l’aristocratie n’a jamais cessé d’être la véritable maîtresse de Rome. Pendant cette longue domination, elle a mis son empreinte à tout, elle a façonné à son gré les mœurs, les institutions, les idées. Après avoir gouverné d’abord ouvertement la république par une législation qu’elle avait faite et qui lui était tout à fait favorable, plus tard, quand les lois lai sont devenues contraires, elle l’a gouvernée encore par son influence et son autorité, que jusqu’à la fin le peuple a patiemment subies. On dit souvent que l’empire est une revanche de la plèbe, qui s’est donné un maître pour avoir raison d’un ennemi, et on le présente comme une sorte de régime démocratique : cette opinion n’est vraie qu’en partie. Il est certain que l’empire s’est établi par l’appui de la plèbe; mais, une fois le gouvernement nouveau constitué et reconnu de tout le monde, l’état, par sa pente naturelle, est revenu très vite vers l’aristocratie. Dès le règne de Tibère, le droit de suffrage était enlevé au peuple et maintenu au sénat. A partir de ce moment, la populace romaine perd de plus en plus toute importance[2], tandis que le sénat continue à faire quelque figure, et qu’en face même de l’empereur il s’attire les respects du monde.

De nos jours, les régimes aristocratiques ne sont pas en crédit, et il est sûr qu’à côté de grandes qualités ils ont de graves défauts. L’aristocratie romaine s’est souvent montrée rude, étroite, entêtée, égoïste. Les grands hommes qu’elle a produits manquent en général d’initiative, de souplesse, d’originalité; mais ils ont une qualité souveraine qui rachète tout : ils ne se découragent jamais ; c’est le secret de leur force. Les démocraties, capables d’élans admirables, sont abattues d’ordinaire au premier échec; la noblesse romaine semble se retremper à chaque désastre. Elle peut être surprise par un ennemi nouveau et un système de guerre qu’elle ne connaît pas, mais elle résiste au danger et profite de ses défaites. L’apprentissage pour elle ne se fait pas en un jour; ce génie lent et dur a besoin de quelque temps pour se plier à des habitudes qui ne lui sont pas familières. Il faut que Fabius Maximus suive Hannibal pendant des mois entiers, le regardant faire du haut de ces collines inaccessibles où il établit son camp, et ne le perdant jamais de vue, pour parvenir à comprendre sa tactique et s’instruire à l’imiter. Mais il y arrive à la fin, et, par son exemple, il apprend à lui tenir tête. « Je ne sais comment il se fait, dit Tite-Live, que dans les grandes entreprises nous avons toujours commencé par être vaincus avant de vaincre. » Savoir vaincre, après avoir été vaincus, supporter les revers sans perdre courage, tirer plus de parti des défaites que des victoires, ne se regarder jamais comme définitivement abattu, se relever de tous les malheurs, c’est une science rare, celle qui fait les grands peuples, et aucune nation ne l’a jamais possédée comme les Romains.

Les plus illustres historiens de Rome, Saint-Évremond, Bossuet, Montesquieu, font principalement honneur à l’aristocratie de sa résistance à l’étranger; j’avoue que je ne suis pas moins frappé de l’indomptable énergie qu’elle montre dans sa lutte avec le peuple. C’est là surtout qu’éclatent ces merveilleuses qualités de fermeté et de persévérance qui la distinguent. Elle combat pied à pied, pendant des siècles, contre un ennemi plus fort qu’elle, ne cédant jamais qu’à la dernière extrémité, et cherchant dès le lendemain quelque biais habile pour reprendre ce qu’elle a perdu la veille. Sans revenir sur les détails de cette lutte qui forme toute l’histoire romaine, je vais me contenter de rappeler en quelques mots ce qui touche plus directement au droit de suffrage.

Aussi haut qu’on remonte dans l’histoire de Rome, on se trouve en présence d’assemblées populaires où l’on vote des lois, où l’on élit les magistrats de la cité. M. Gentile fait remarquer avec un certain orgueil « que le droit de participer à l’administration des affaires publiques a été de tout temps inséparable du titre de citoyen romain, et que, si les pâtres de la légende reconnurent Romulus pour chef, ils entendaient bien qu’on les regardât eux-mêmes comme les premiers dépositaires et la source de l’autorité, puisqu’ils réglèrent qu’à la mort du roi le pouvoir suprême reviendrait à l’assemblée du peuple, qui en disposerait à son gré. » Cette assemblée est celle des curies, qui ne renferme que les vrais citoyens, c’est-à-dire les descendans de ceux qui ont fondé Rome[3]. A côté d’eux viennent tous les jours s’établir des habitans nouveaux, qui arrivent des pays vaincus, ou qu’attire la réputation de la jeune ville. A ceux-là on ne veut d’abord accorder aucun droit; ils forment la plèbe, qui n’a pas de place dans l’assemblée des curies, parce qu’en réalité elle ne fait pas partie de la cité véritable. Mais on comprend que cette exclusion ne pouvait pas durer toujours. Le nombre des plébéiens augmentait sans cesse, et leur importance avec leur nombre; il fallait bien qu’on se résignât à leur donner quelque satisfaction. D’ailleurs l’esprit politique des patriciens combattait chez eux l’amour de leurs privilèges. Ils sentaient que, pour accomplir ses grandes destinées, Rome avait besoin de ne pas s’enfermer, comme les républiques grecques, dans un patriotisme jaloux, qu’il lui fallait se renouveler sans cesse en appelant ses voisins à elle, et que, si elle voulait les retenir, après les avoir appelés, il était nécessaire qu’elle leur donnât des droits politiques et transformât ces hôtes en citoyens. C’est ce que fit la constitution de Servius, quand, à côté de l’assemblée des curies, qui ne comprenait que les patriciens, elle créa celle des centuries, où tout le monde, patriciens et plébéiens, votait ensemble.

Ici se révèle la tactique ordinaire de l’aristocratie romaine : elle paraît renoncer tout à fait à ses privilèges quand elle accepte la constitution de Servius; en réalité, la concession qu’elle fait au peuple est plus apparente que réelle. Sans doute tout le monde vote dans les centuries, ce qui est un grand progrès, mais on s’arrange pour que le vote de tous n’y ait pas la même importance. La grande innovation de la constitution nouvelle, c’est que les citoyens n’y sont plus séparés en patriciens et en plébéiens d’après leur naissance, mais rangés en cinq classes d’après leur fortune. Tous les cinq ans, lorsqu’on fait le cens, chacun est tenu devenir dire exactement ce qu’il possède, et, selon le revenu dont il jouit, on le met dans la classe avec laquelle il doit voter. Mais voici ce qui est grave : ces diverses classes sont divisées en un nombre de centuries fort inégal, et l’habileté du parti aristocratique a précisément consisté à attribuer le plus de centuries aux classes qui comptent le moins de citoyens. La première en contient quatre-vingts à elle seule, et elle ne comprend que les gens très riches, c’est-à-dire fort peu de monde. Les quatre suivantes, réunies ensemble, n’en ont que quatre-vingt-dix. Il y en a quelques autres pour les ouvriers qui se livrent à des métiers utiles, comme ceux qui travaillent le fer et le bois, pour les joueurs de trompette ou de clairon, indispensables à la guerre, une enfin où l’on a entassé la multitude de ceux qui ne possèdent rien; c’est un total de cent quatre-vingt treize ou cent quatre-vingt-quatorze centuries, car les historiens de l’antiquité ne sont pas tout à fait d’accord sur le nombre. Ces chiffres donnés, on comprend combien il était facile d’éluder les vœux de la majorité. Comme chaque centurie avait un vote, il arrivait que les quatre-vingts centuries de la première classe, avec les dix-huit de chevaliers qui se composaient de toute la haute noblesse de Rome, possédaient ensemble quatre-vingt-dix-huit suffrages, c’est-à-dire la majorité absolue. Quand elles s’entendaient entre elles, ce qui devait presque toujours arriver dans les affaires importantes, il était inutile d’aller plus loin, l’élection était finie. Une poignée de riches et de nobles décidait de tout; le reste, c’est-à-dire la masse des citoyens, ne votait presque jamais. C’est ainsi que l’aristocratie retenait d’une main ce qu’elle avait l’air de donner de l’autre. En somme, dans l’assemblée des centuries, telle que Servius l’avait imaginée, comme dans celle des curies, elle restait souveraine, et Tite-Live la félicite de cette combinaison habile, par laquelle, sans paraître exclure personne du suffrage, elle avait gardé pour elle la réalité du pouvoir. Un grand pas pourtant avait été fait : la plèbe, c’est-à-dire les nouveaux habitans, les intrus, était entrée officiellement dans la cité. Elle faisait partie des mêmes comices que les patriciens; pour les uns et les autres, il n’y avait plus qu’une patrie. Ce précieux avantage obtenu, elle ne tarda pas à en conquérir d’autres. On sait comment elle parvint, à force de plaintes et de menaces, à emporter la création d’une magistrature spéciale, le tribunat, chargée de protéger les intérêts populaires. Il tombait sous le sens que ces nouveaux magistrats ne pouvaient pas être élus dans l’assemblée des centuries, qui, comme on vient de le voir, était tout à la discrétion des nobles ; ils furent nommés par des assemblées nouvelles (comitia tributa), dans lesquelles le peuple n’était plus réuni et groupé d’après la naissance et la fortune, comme dans les anciens comices, mais où chacun votait selon le quartier qu’il habitait. C’est le principe qui a fini de nos jours par prévaloir dans tous les états libres. A cet effet, la ville et le territoire de Rome furent divisés en un certain nombre d’arrondissemens territoriaux qu’on appelait des tribus. Vers la fin de la république, il y en avait trente-cinq : quatre pour la ville, qu’on appelait les tribus urbaines, et trente et une tribus rustiques, ou de la campagne. Tous les citoyens, sans distinction de fortune ou de rang, votaient avec la tribu dans laquelle ils étaient inscrits. Ces assemblées démocratiques, qui, comme on le pense bien, étaient fort du goût de la plèbe, ne tardèrent pas à prendre une grande importance. Elles attirèrent à elles une partie de la puissance législative, et finirent par rendre leurs décisions obligatoires pour l’état tout entier, ce qui était le plus grand de tous les triomphes.

Elles obtinrent même un plus beau succès encore ; elles arrivèrent à modifier radicalement l’assemblée des centuries, à lui donner une forme et un caractère nouveaux. Il était, en effet, difficile qu’avec les progrès de la plèbe la vieille institution de Servius restât comme on l’avait faite. Quelque patience qu’on supposât au peuple, il ne pouvait pas toujours supporter un système d’élection qui donnait infailliblement le pouvoir à ses ennemis. A quoi servait-il d’avoir rendu le consulat accessible à tout le monde, si, par la façon dont on votait, les plébéiens ne pouvaient presque jamais y parvenir? On comprend donc qu’ils aient travaillé de toutes leurs forces pour changer l’ancienne assemblée des centuries dans un sens plus démocratique. Ce qui est curieux, c’est qu’on ignore à quel moment et de quelle manière ils y sont arrivés. Les historiens sont muets sur cette victoire de la plèbe, une des plus grandes assurément qu’elle ait remportées. On ne connaît même pas dans tous ses détails l’organisation des nouvelles assemblées électorales, quoiqu’elles aient fonctionné jusqu’à l’empire. Tout ce qu’on peut dire avec assurance, c’est qu’il se fit une sorte de compromis entre les deux systèmes contraires des tribus et des classes, et que, quoique venus d’origines très différentes et représentant des idées politiques opposées, ils trouvèrent quelque moyen de s’unir. Voici comment M. Mommsen suppose que ce mélange se fit. La tribu devint la base de la façon nouvelle de voter, ce qui était contraire à l’ancienne législation de Servius; seulement il fut entendu que, dans chaque tribu, les citoyens seraient divisés en cinq classes, d’après leur fortune; mais chaque classe ne formait plus que deux centuries, l’une des plus jeunes, juniores, et l’autre des plus anciens, seniores. Par là se trouvait supprimée la grande injustice de l’ancienne constitution, qui accordait plus de centuries, c’est-à-dire plus de suffrages, aux classes les plus riches et les moins nombreuses. Elles en avaient toutes deux, ce qui faisait dix centuries par tribu et trois cent cinquante pour les trente-cinq tribus réunies. En y joignant les dix-huit centuries de chevaliers qui furent conservées, et celles d’ouvriers dont il vient d’être question, on arrive à un total de trois cent soixante -treize votes. Pour obtenir la majorité absolue, il fallait, dans tous les cas, dépasser la troisième classe, et, pour peu qu’il y eût quelque désaccord entre les riches et les nobles, on n’arrivait à un résultat qu’en faisant voter tout le monde. Ce système ingénieux, qui plaît beaucoup à Cicéron[4], conserve encore une sorte de prépondérance à la naissance et à la fortune; mais il n’étouffe pas tout à fait la majorité et lui permet de l’emporter, quand elle est sérieuse et compacte. Il a duré jusqu’à l’empire, et il est probable qu’il existait déjà vers le temps de la seconde guerre punique, quand le peuple parvint à faire nommer consuls Flaminius et Varron, détestés des nobles.

Il y avait donc à Rome, à la fin de la république, trois assemblées politiques fonctionnant ensemble. D’abord la plus ancienne, celle des curies, qui remontait aux premiers jours de la cité. Quoiqu’elle n’eût plus aucune espèce d’importance, on l’avait religieusement conservée : — c’était l’habitude des Romains de ne jamais rien détruire. — Les nobles, pour lesquels elle avait été faite, n’y venaient plus : ce n’était qu’une sorte de formalité, vénérable par son âge, mais à laquelle on ne faisait plus aucune attention, et où trente licteurs représentaient les trente curies absentes. Les deux assemblées vraiment souveraines, entre lesquelles se partageait l’autorité, étaient celle des centuries et celle des tribus, l’une plus favorable à l’aristocratie, l’autre plus populaire. L’assemblée des tribus était devenue avec le temps très puissante : pour me borner à sa compétence électorale, elle élisait les tribuns du peuple, les édiles plébéiens et curules, les questeurs, le grand-pontife et les prêtres; mais l’élection des consuls était restée à l’assemblée des centuries, et c’était l’affaire la plus grave dans la vie politique de la cité.

A prendre les choses par les dehors et sans y regarder de trop près, il semble que voilà un gouvernement véritablement populaire. Tous les citoyens sont électeurs et éligibles , ils nomment tous leurs magistrats à tous les degrés, ils acceptent ou refusent les lois : qu’y a-t-il de plus dans les pays où le peuple est maître absolu des affaires? C’est ce que pensaient les gens de 1789 et de 1793, qui regardaient la république romaine comme l’idéal d’un état démocratique. Mais si l’on observe avec plus de soin, si l’on pénètre dans les détails de cette constitution volontairement compliquée, on s’aperçoit que le parti conservateur a pris ses précautions pour brider la démocratie, et que, par exemple, la liberté de voter est loin d’être aussi complète qu’elle le paraît.

Cicéron affirme plusieurs fois que les électeurs votent par tête, viritim, ce qui semble dire qu’ils prenaient tous une part égalera l’élection. Mais ce n’est qu’une apparence : en réalité, le vote n’est pas vraiment individuel, et les suffrages des citoyens n’ont jamais la même valeur. Sans doute, on vote par tête dans sa centurie; seulement, la centurie n’ayant qu’un suffrage, quel que soit le nombre de ceux qui la composent, la voix d’un citoyen se trouve avoir bien plus d’importance dans la première classe qui ne renferme que quelques riches, que dans la dernière, où l’on a entassé la foule des misérables. Celui-là est nommé consul pour qui la majorité des centuries s’est déclarée; mais la majorité des centuries ne représente pas la majorité des citoyens, et M. Gentile montre, par des calculs ingénieux, que très souvent le consul ne devait être que l’élu de la minorité[5]. Ces inégalités se retrouvent jusque dans l’assemblée populaire des tribus; elles aussi se composent d’un nombre de citoyens très variable. Nous venons de voir qu’il y en a trente-une pour la banlieue et quatre seulement pour la ville: or, tous les jours la ville s’augmente d’habitans nouveaux; mais elle a beau grandir et s’accroître, elle peut devenir, comme dit Lucain, capable de contenir le monde entier, elle n’aura jusqu’à la fin que quatre tribus. Les tribus urbaines sont en général très peu considérées. Elles renferment des cliens, des ouvriers qui n’ont rien, des paresseux que nourrit la libéralité intéressée des grands seigneurs, des habitués de l’amphithéâtre ou du cirque, des affranchis qui conservent dans la liberté tous les vices de l’esclavage. Les sages n’ignorent pas que la cité serait menacée d’un grand péril si ces gens-là devenaient un jour les maîtres. On connaît d’avance les réformes qu’ils méditent, et de temps en temps quelques agitateurs les soulèvent en leur promettant l’abolition des dettes et le pillage des maisons riches. Le jour où ils entreront en scène, des problèmes terribles seront posés, qu’il est aussi difficile d’écarter que de résoudre, et les luttes sociales remplaceront les discussions politiques. On n’a rien de pareil à craindre avec les trente-une tribus rustiques composées en majorité des petits propriétaires de la banlieue de Rome. Ceux-là ne vivent pas de la sportule, comme les autres, et ne passent pas leur temps au pied de la tribune à écouter les beaux discours des politiques. Ils ne viennent à Rome qu’une fois par semaine, le jour du marché. On les voit arriver, comme les contadini d’aujourd’hui, rasés de frais[6], vêtus de leurs plus beaux habits, graves et gauches, souvent avec leurs femmes, aussi robustes qu’eux. Les plaisans de la ville se moquent quelquefois de leur air lourd et de leur langage grossier; mais Varron répond à ces railleries « que, si leurs paroles sentent l’ail et l’ognon, ils n’en sont pas moins des gens de cœur. » Aussi les a-t-on favorisés sans scrupule. Dans les élections, on leur a fait ouvertement la part la meilleure et la plus large. Ils ont trente-un suffrages pour eux, tandis qu’on n’en donne que quatre à la foule qui remplit la grande ville. On peut dire que, dans l’assemblée des tribus, si chérie des démocrates, les petits propriétaires sont véritablement les maîtres et décident de tout.

C’est là une inégalité visible, mais elle ne choque pas les bons citoyens. Ils la trouvent au contraire très naturelle et ne se donnent pas la peine de la dissimuler ou de la défendre. Les politiques de l’antiquité, aussi bien les Grecs que les Romains, n’ont jamais été partisans de la souveraineté du nombre. Leur théorie se résume dans cette phrase énergique de Cicéron : « Il ne faut pas que les plus nombreux soient les plus puissans: Ne plurimum valeant plurimi. » Et quels sont ceux qui doivent l’être? Les gens qui ont le plus d’intérêt à la prospérité de l’état ou qui lui sont le plus utiles : par exemple, les cultivateurs qui nourrissent Rome, les soldats qui la défendent, les riches qui auraient tout à perdre dans un désastre public. Ce n’est donc pas, comme aujourd’hui, à la seule qualité de citoyen qu’est attaché le droit de suffrage; le législateur admet comme un principe que l’importance du vote de chacun doit être proportionnée aux services qu’il rend à la république. Ne dites donc pas qu’il faut, pour qu’une élection soit sincère, que la voix de tous ait la même valeur ; ils répondraient que cette égalité prétendue serait la plus violente des inégalités : ipsa œquitas iniquissima est. Aussi n’ont-ils pas hésité à préférer au vote individuel, qui paraît plus naturel, plus juste, le vote collectif dans la centurie ou dans la tribu, parce qu’il semble assurer la prépondérance aux élémens conservateurs.

Est-ce tout? Est-on certain que ces mesures, si habiles qu’elles soient, suffiront pour donner toujours la victoire aux modérés et aux sages? Ceux qui connaissent la nature mobile du peuple et les caprices du suffrage n’osent pas tout à fait s’y fier. Ils savent bien qu’il y a des courans d’opinion qui se forment tout d’un coup, qu’on ne peut pas braver en face et qu’il faut laisser s’user d’eux-mêmes. Quand ces courans se manifestent à l’heure de l’élection, ils sont capables d’entraîner les assemblées les mieux disciplinées et d’ordinaire les plus obéissantes ; elles échappent alors aux mains qui les conduisaient, oublient leurs intérêts, leurs principes, et se permettent les choix les plus inexplicables. Pour éviter ces surprises du dernier moment, la loi avait imaginé un moyen très simple. Quand on voyait que l’élection allait mal tourner, sur l’ordre du consul qui présidait, les augures, toujours complaisans ou complices de l’autorité, venaient annoncer qu’il y avait des signes menaçans dans le ciel ou qu’on avait entendu retentir un coup de tonnerre. Le consul se tournait alors gravement vers l’assemblée, et lui disait : « A un autre jour : Alio die. » Les comices se trouvaient aussitôt suspendus, et l’on attendait pour les reprendre qu’un peu de sagesse fût entré dans la tête du peuple.

Je suppose qu’on serait fort disposé, dans notre société démocratique, à s’indigner de ces entraves mises à la liberté des votes. Mais les Romains, sur ce sujet, ne raisonnaient pas comme nous ; ils pensaient que plus le peuple est le maître, plus il faut prendre de précautions pour l’empêcher de faire des sottises, et que, s’il lui est trop facile d’abuser de son pouvoir, il succombe à la tentation et ne tarde pas à le perdre. L’événement paraît leur avoir donné raison, et l’on sera moins prompt à les blâmer si l’on songe que, de toutes les républiques connues, celle de Rome est la seuls jusqu’à présent qui ait duré plus de cinq siècles.

II.

Après ces renseignemens, trop sommaires peut-être, sur les assemblées électorales de Rome, parlons un peu des candidats, j’entends des candidats à la magistrature suprême, celle qui couronnait la carrière d’un homme politique ; en étudiant ce qu’on faisait pour y arriver, nous aurons l’idée de la manière dont on s’y prenait pour obtenir les autres.

Quoique le consulat, depuis la loi Licinia, fût accessible à tout le monde, le nombre de ceux qui pouvaient y prétendre chaque année était en réalité fort restreint. Dans les républiques modernes, en Suisse, en Amérique, en France, on n’a posé aucune condition de stage pour arriver à la première magistrature du pays ; un négociant, un officier, un avocat peuvent y parvenir du premier coup. A Rome, on dressa de bonne heure une sorte de hiérarchie des fonctions publiques, et il fut établi qu’on devait avoir parcouru la série des magistratures inférieures, dans un certain ordre, avec de certains intervalles, avant d’aspirer à la plus élevée. Cette succession avait été réglée d’une manière rigoureuse par des lois appelées Lois annales, qui sont aujourd’hui assez imparfaitement connues parce qu’elles ont été souvent violées et que la fréquence de l’exception nous empêche de bien déterminer la règle. On les respectait pourtant à l’ordinaire, et l’on peut dire d’une façon générale qu’on ne pouvait être consul qu’après avoir traversé la questure, l’édilité et la préture. L’âge auquel il était permis d’occuper ces diverses fonctions avait été aussi déterminé par la loi. A moins de circonstances extraordinaires, on ne pouvait être édile qu’à trente-sept ans, préteur à quarante, et consul à quarante-trois. On comprend que le nombre de ceux qui remplissaient toutes ces conditions ne devait pas être considérable chaque année. Cicéron, quand il posa sa candidature, avait sept concurrens ; mais quatre d’entre eux se découragèrent de bonne heure, et au dernier moment ils ne restaient plus que trois pour deux places.

Mais plus le nombre des compétiteurs était limité, plus la lutte entre eux était vive. L’homme est ainsi fait qu’il désire avec passion tout ce qui l’élève au-dessus des autres, de quelque nature que ce soit. Les distinctions en apparence les plus futiles, du moment qu’elles nous tirent du commun, ont été l’objet de convoitises effrénées. Que de cœurs ont battu, à la cour de Louis XIV, du désir de porter le bougeoir du roi, quand il allait se coucher, ou de tenir un des coins de la nappe, lorsqu’il communiait! tant l’ambition a le talent, selon le mot de Saint-Simon, de donner de l’être au néant ! Quand il s’agissait du consulat, l’ambition au moins était légitime. Rappelons-nous que c’était la première magistrature de Rome et de l’univers, que celui qui l’obtenait allait représenter et résumer en lui le plus grand et le plus glorieux de tous les peuples, qu’il commandait ses armées, qu’il dirigeait sa politique, qu’il faisait les affaires de tout le monde civilisé. À la vérité, ce pouvoir était temporaire et ne durait qu’un an ; mais il laissait sur l’homme qui en avait été revêtu comme un rayon d’immortel éclat. Tant qu’il vivait, le consulaire semblait porter avec lui le souvenir de cette immense autorité qu’il avait une fois exercée ; il était plus respecté au forum, plus écouté au sénat, et, après sa mort, cet éclat se perpétuait sur sa race. Dans ce pays, où les traditions avaient tant de force, le consulat du père créait une sorte de droit pour ses fils d’obtenir la même dignité.

C’est ce qui suffit à expliquer le désir passionné qu’on avait d’être consul et tout ce qu’on faisait pour y parvenir. Nous pouvons nous en faire une idée très exacte, grâce à un curieux petit livre que le hasard nous a conservé. C’était un ouvrage de circonstance qui, fort heureusement pour nous, a survécu à l’occasion qui l’avait fait naître. La candidature de Cicéron au consulat causa une vive émotion et une grande attente dans sa famille, qui espérait tirer de là son illustration. Chacun de ses proches voulut le servir à sa façon, et son frère Quintus, qui lui devait déjà beaucoup, ne resta pas en arrière. On le regardait parmi les siens comme un fort habile homme : ardent dans ses opinions politiques, inquiet et agité de caractère, il s’était mêlé plus d’une fois avec succès d’intrigues électorales. Il passait pour mériter lui-même le nom qu’il donne à Aurélius Cotta, qu’il appelle un véritable artiste dans l’art de briguer les honneurs publics : in ambitione artifex. Il était naturel, quand son frère souhaita d’être consul, qu’il mît son talent à son service. Il lui écrivit donc une longue lettre qui contenait tout ce que la réflexion et l’expérience lui avaient appris sur la manière dont un candidat devait se conduire : « Je n’ai pas la prétention, lui disait-il, de rien vous enseigner de nouveau. Je veux seulement réunir ensemble, dans un ordre suivi et raisonnable, des préceptes qui dans la réalité paraissent sans liaison entre eux et multipliés à l’infini. » C’était donc comme un corps de doctrine qu’il prétendait faire de toutes ces pratiques éparses, et il élevait la stratégie électorale à la hauteur d’une science. La lettre était fort agréable; on en fut, sans doute, très content dans la famille. Cicéron la corrigea, et, comme elle pouvait servir à d’autres que lui, il la répandit dans le public. L’auteur lui avait donné un nom qui lui convient à merveille et qu’il faut lui conserver : il l’appelait «le Petit Manuel du candidat, Commentariolum petitionis. »

On ne peut se défendre, en lisant ce livre, d’éprouver d’abord un sentiment d’effroi. Les recommandations y sont si minutieuses et si multipliées, il exige des candidats tant de sacrifices, il leur impose tant de démarches pénibles, il les condamne à tant de corvées insupportables qu’on se demande comment il n’a pas découragé les gens d’être ambitieux. Voilà donc ce qu’il fallait souffrir ou faire quand on voulait devenir consul ! Est-il possible qu’il se soit trouvé tant de personnes pour courir au-devant de toutes ces misères? Comment pouvait-on, dans l’espoir d’honneurs douteux, renoncer de gaîté de cœur à des biens certains, à la tranquillité, au repos, aux plaisirs de l’intimité, aux agrémens de la vie ! Il faut vraiment que le pouvoir ait un bien grand charme pour qu’on puisse consentir à le payer de ce prix. D’ordinaire nous sommes tentés de reprocher durement à Atticus l’obstination qu’il a mise à se tenir loin des fonctions publiques. J’avoue qu’après avoir lu le Manuel du candidat, je lui deviens moins sévère. Je comprends qu’il ait reculé devant des honneurs qui coûtaient si cher, qu’au moment de mettre cette robe blanche, qui allait l’exposer à tant de fatigues et d’ennuis, le cœur lui ait manqué, et qu’au lieu de se diriger vers le champ de Mars, il se soit tenu enfermé dans sa belle maison du Quirinal, ou même qu’il ait fui jusque dans sa villa d’Épire.

Et comptez bien que la candidature ne commence pas seulement le jour où l’on revêt la robe blanche et où l’on descend au champ de Mars. Il faut la préparer longtemps à l’avance; c’est l’affaire de toute une vie, et si l’on cesse un moment d’y, travailler, on a beaucoup de chances de ne jamais réussir. On y songe dès le premier jour où l’on entre dans les fonctions publiques. Un jeune homme qui, après avoir achevé le temps de son service militaire et plaidé quelques causes au forum, vient d’être nommé questeur, n’est pas grand’ chose encore, — à peine un peu plus que rien, dit Cicéron; et déjà il a les yeux sur le consulat et cherche à prendre la route qui pourra l’y conduire. Il y a, comme. on le pense bien, plusieurs chemins pour y arriver, et chacun choisit celui qui lui convient le mieux. Le plus grand nombre s’en va servir dans les armées et administrer les provinces, pensant y trouver à la fois la renommée et la fortune. Cicéron avait d’abord fait comme eux; mais une petite mésaventure qui lui arriva, et qu’il a racontée d’une façon charmante, lui fit comprendre que les bruits du dehors ne parvenaient guère à Rome et qu’on risque fort d’y être oublié quand on s’en éloigne. Il avait été remplir la charge de questeur à Lilybée, en Sicile, et s’y était si bien conduit qu’il croyait fermement que tous les Romains ne devaient s’entretenir que de ses grandes actions, A son retour, il s’arrêta à Pouzzoles, dans la saison où le beau monde y était réuni, convaincu que tous ceux qu’il rencontrerait allaient l’accabler de complimens. « Quelle ne fut pas ma surprise, dit-il, quand j’entendis quelqu’un me demander depuis quand j’avais quitté Rome et ce qu’il y avait de nouveau ! Comme je lui répondis que je revenais de ma province : — Ah! oui, reprit-il, je m’en souviens maintenant ; vous étiez en Afrique. — Non, lui dis-je d’assez mauvaise humeur, je viens de la Sicile. — Eh! quoi, reprit un autre, qui faisait l’entendu, comment pouvez-vous ignorer que Cicéron était questeur... à Syracuse? » Il ajoute gaîment que le dépit que sa vanité ressentit de cet incident désagréable le guérit des lointains voyages. Il s’était aperçu à ses dépens « que le peuple romain a l’oreille dure. » Mais il pensait qu’au moins, s’il entend mal, il voit bien, et il s’arrangea désormais de manière à vivre toujours sous ses yeux et à ne plus perdre de vue le forum.

Mais quoiqu’on fît, qu’on tînt à rester à Rome pour n’être pas oublié du peuple ou qu’on allât chercher dans des expéditions lointaines une renommée plus retentissante, il y avait une obligation à laquelle personne ne pouvait se soustraire : chaque fois qu’on remplissait des fonctions nouvelles, il fallait donner des jeux. « Croyez-moi, disait Cicéron, tout le monde aime les jeux, même ceux qui ont l’air de les dédaigner. » Et il avait bien raison de le dire. Les sages prétendaient ne les fréquenter que pour faire comme les autres, mais ils ne manquaient pas d’y venir. Quant au peuple, il s’y portait avec frénésie. On savait qu’en général sa faveur était le prix des divertissemens qu’on lui donnait; aussi se ruinait-on pour lui plaire. Chacun voulait lui offrir les spectacles les plus riches, les plus étranges, les moins connus. Heureux celui qui pouvait trouver dans les pays éloignés quelque phénomène extraordinaire, des géans ou des nains comme on n’en avait jamais vu, quelque animal qui n’eût pas encore paru dans l’arène, des léopards, des panthères, des rhinocéros, des girafes! il s’empressait de les faire venir à tout prix. S’il avait eu le bonheur d’amuser le peuple, de piquer un moment sa curiosité, il était sûr d’en recevoir la récompense aux prochains comices. C’était entre tous les candidats une rivalité de magnificence où venaient s’engloutir les plus brillantes fortunes. Æmilius Scaurus, le gendre de Sylla, pendant qu’il était édile, fit construire un théâtre à trois étages, qui pouvait contenir quatre-vingt mille spectateurs[7]. Le premier étage était en marbre, le second en verre ; il était orné de trois cent soixante colonnes, dont quelques-unes avaient trente-huit pieds de haut, avec trois mille statues dans les intervalles. Partout s’étalaient des objets précieux, des tableaux et des tapis d’Orient. Cette coûteuse merveille n’était pourtant faite que pour durer quelques jours; les jeux achevés, le théâtre fut démoli, et l’on en transporta les restes dans une villa de Tusculum, où plus tard les esclaves mirent le feu. On calcula que la perte, dans cet incendie, dépassait 100 millions de sesterces (20 millions de francs). Qu’on juge ce qu’avait dû coûter le théâtre, quand il était entier ! Il était difficile de faire mieux que Scaurus ; Curion voulut au moins faire autrement. Il imagina de bâtir deux grands théâtres en bois, voisins l’un de l’autre et qui tournaient sur des pivots. Le matin, on jouait dans chacun d’eux le drame et la comédie; ils étaient alors adossés et disposés de façon que les spectateurs ne pouvaient pas se voir ni les acteurs s’entendre. Le soir, à un signal donné et sans que personne quittât sa place, les deux lourdes machines tournaient tout d’un coup sur leurs gonds et se trouvaient face à face. Les planches du fond disparaissaient, les angles étaient réunis et les deux théâtres rapprochés formaient un amphithéâtre immense où l’on lâchait les gladiateurs et les bêtes. Voilà par quelles prodigalités effrayantes on cherchait à gagner la bienveillance du peuple et l’on travaillait à devenir édile et préteur pour être plus tard consul.

Le temps passe cependant, et le moment solennel avance. Chaque pas qu’on fait rapproche du but; quand on est préteur, on y touche. La préture n’est séparée du consulat que par les deux années d’intervalle que la loi met entre toutes les fonctions publiques. Ces deux ans, succédant à de longues fatigues, ne sont pas un temps de repos ; au contraire, le moment est venu « de tendre plus que jamais son esprit et de préparer toutes ses forces : contendere omnibus nervis et facultatibus. » Si l’on veut réussir, on n’a plus une heure à perdre. Le jour même où le préteur quitte sa charge, la candidature consulaire commence.

C’est ici que le livre de Quintus va surtout nous servir. Supposons notre candidat placé dans la situation même de Cicéron. C’est un « homme nouveau, » c’est-à-dire le premier de sa famille qui arrive aux grandes dignités de l’état. Le succès est plus difficile pour lui que pour les autres. Cicéron dit quelque part des grands seigneurs « que les honneurs leur arrivent en dormant. » Il est sûr qu’ils ont moins de peine à se donner pour les obtenir ; leurs ancêtres ont travaillé pour eux, et le consulat semble faire partie de leur héritage. On comprend donc qu’ils n’aiment pas à voir ce domaine, qui leur appartient, envahi par des étrangers et qu’ils unissent leurs efforts pour leur en fermer l’accès. Il n’y a rien là que de très naturel. Ce qui est plus surprenant, c’est que « les hommes nouveaux » ne peuvent pas beaucoup compter sur les gens de leur ordre. Autour d’eux on est moins fier que jaloux de leur élévation subite. Un riche plébéien s’accommode à la rigueur d’obéir à un noble de vieille race, mais il lui déplaît de voir au-dessus de lui l’homme qui était la veille à ses côtés. Quelque intérêt qu’il ait à le servir pour se frayer la route à lui-même ou à ses enfans, d’ordinaire la jalousie l’emporte. Il le sert mal ou même en cachette il travaille à lui nuire. Enfin, ce qui est plus fort que le reste, c’est que les gens des dernières classes ne sont pas toujours aussi dévoués qu’ils devraient l’être aux candidatures populaires. L’aristocratie a été si longtemps maîtresse à Rome qu’elle en conserve pour tout le monde une sorte de prestige auquel il est difficile d’échapper. La plèbe déteste les grandes familles, et en même temps elle subit leur ascendant. N’est-ce pas un fait curieux que ceux qui sont parvenus à la dominer, comme les Gracques et César, qui l’ont menée au combat contre les nobles, en général n’étaient pas sortis de ses rangs, qu’ils appartenaient eux-mêmes à la noblesse et portaient les noms les plus glorieux? Ils ne se croyaient pas obligés de le dissimuler; au contraire, ils restaient grands seigneurs au milieu de la foule, parce qu’ils savaient bien qu’une partie de leur autorité sur elle venait de leur naissance même. On peut donc dire que les nobles, la bourgeoisie et le peuple étaient à la fois mal disposés pour les « hommes nouveaux. » Voilà les obstacles qu’ils rencontraient devant eux, et c’est ce qui explique que de Marius à Cicéron il n’y en ait eu que deux qui soient arrivés au consulat.

Je suppose donc que notre candidat est un «homme nouveau, » ce qui rend sa situation difficile. J’ajoute qu’il est honnête, c’est-à-dire qu’il refuse d’employer, pour réussir, les moyens que condamnent la conscience et la loi. Je ne veux pourtant pas qu’il pousse les scrupules trop loin, comme faisait Caton. Cet homme vertueux, mais chimérique, avait l’idée singulière que notre mérite seul doit solliciter pour nous, et sous ce prétexte il refusait obstinément de faire aucune démarche. Aussi, malgré sa vertu et ses talens, n’arriva-t-il jamais à être consul. Il ne faut pas non plus qu’il soit d’un naturel morose et ennuyé, qu’il paraisse ne se plier que de mauvaise grâce aux exigences de la candidature, qu’il ait l’air dédaigneux et mécontent, qu’on sente qu’il fait effort sur lui-même quand il tend la main à quelque homme du peuple, qu’il demande leurs voix aux électeurs comme s’il avait droit à l’exiger. C’est ainsi qu’agissait le grand jurisconsulte Servius Sulpitius, et voilà pourquoi le peuple lui fit attendre dix ans le consulat, dont il était le plus digne, et ne le lui donna à la fin que comme un prix de sa persévérance. Notre candidat sera un honnête homme, mais d’une honnêteté qui n’ait rien de farouche. Tout en refusant de dire ce qu’il ne pense pas, il ne se croira pas obligé de dire tout ce qu’il pense; il poussera les concessions et les ménagemens très loin ; il aura une de ces consciences larges et tolérantes qui ne se révoltent pas trop vite. Je suppose de plus qu’il est de sa nature bienveillant, affable pour tout le monde, d’humeur gaie et vive, comme était Cicéron, capable de supporter au besoin les ennuyeux, ce qui est une grande et rare vertu, et de faire bonne figure même aux gens qu’il n’aime guère. C’est en un mot un candidat modèle et qui possède toutes les qualités par lesquelles on plaît au peuple. Voyons les moyens qu’il emploiera pour réussir.

Quintus veut d’abord qu’il se rende un compte exact de ses forces. En général habile, au moment de commencer la campagne, il faut qu’il passe ses troupes en revue. De qui se composeront-elles? quels sont les gens dont l’appui va le soutenir? Un grand seigneur de naissance possède beaucoup de cliens et de protégés, qui sont attachés depuis des siècles à sa famille et viennent voter pour lui presque sans le connaître, sur le nom seul qu’il porte. Un « homme nouveau » n’a que les amis qu’il s’est faits lui-même. Quintus les divise en trois catégories : 1° ceux auxquels on a rendu quelque service; 2° ceux qui comptent sur un service qu’on pourra leur rendre; 3° ceux enfin qui vous servent par une sorte d’affection désintéressée. Ces derniers sont les amis les plus précieux et les plus méritans, mais ils sont aussi les plus rares : il ne faut pas compter qu’il s’en présentera beaucoup. Restent les deux autres catégories, c’est-à-dire les gens qu’on a aidés et ceux qui ont besoin qu’on les aide : c’est parmi eux qu’un candidat doit chercher ses plus fermes soutiens.

Cicéron, qui était le plus obligeant des hommes, avait eu l’occasion de se faire beaucoup d’amis; il les devait surtout à son talent d’orateur. A Rome, où des lois sévères défendaient de payer les avocats, la seule façon de témoigner sa reconnaissance à celui qui vous avait sauvé la fortune, la réputation, ou la vie, était de voter ou de faire voter pour lui, quand il briguait quelque fonction publique. De là, pour l’avocat qui voulait être un jour consul, la nécessité de défendre tous les gens de quelque importance qui s’adressaient à lui. Malheureusement les plus puissans ne sont pas toujours les plus justes , et Cicéron , pour se ménager des appuis dont il avait grand besoin, fut souvent obligé de défendre de très mauvaises causes. Le moyen de refuser un tribun séditieux comme Cornélius, un assassin comme Varenus, ou des pillards de province comme Fonteius et tant d’autres, s’ils avaient quelque influence dans leur tribu et pouvaient à l’occasion être utiles ! Pour tous ces grands personnages, qu’on avait tirés de méchantes affaires, c’était un devoir impérieux de vous prouver leur reconnaissance en favorisant de toutes leurs forces votre élection. Pourtant Quintus, qui connaît les hommes, et qui compte moins sur la reconnaissance que sur l’intérêt, croit que, si le candidat fait bien de s’adresser à ceux auxquels il a rendu des services, il fera mieux de se fier surtout à ceux qui attendent quelque service de lui. C’est un de ses principes que nous n’avons pas d’amis plus zélés et plus sûrs que les gens qui ont besoin de nous : Quod genus hominum multo etiam est diligentius atque officiosius. Pour en augmenter le nombre, dit Quintus, vous avez un moyen bien simple : quoi qu’on vous demande, promettez toujours. Mais est-il loyal de promettre plus qu’on ne peut tenir? Un avocat occupé, comme Cicéron, doit-il se charger de causes qu’évidemment il ne pourra jamais défendre? Quintus paraît ici embarrassé de répondre; il n’ose exprimer sa propre pensée de peur de révolter un platonicien comme son frère. Il va chercher Aurelius Cotta, cet artiste, ce maître dans l’art de bien mener une candidature, in ambitione artifex, et le fait parler. Cotta, sur ce point délicat, n’hésite pas; il est d’avis qu’un candidat qui sait son métier ne doit jamais rien refuser à personne, et voici les raisons qu’il donne de son opinion : « Vous ne voulez pas accepter une cause parce que vous croyez que vous ne pourrez pas la plaider; mais qui sait si l’affaire ne s’arrangera pas avant de venir à l’audience? Etes-vous sûr d’ailleurs que, par quelque événement imprévu, vous ne vous trouverez pas plus libre que vous ne croyez l’être? Enfin, ce qui peut vous arriver de pis, c’est qu’au dernier moment, le client que vous avez trompé se fâche contre vous; mais ne se serait -il pas fâché si vous aviez tout d’abord refusé de le défendre? La grande affaire est de gagner du temps et d’acquérir, en promettant toujours, une réputation si bien établie d’obligeance que les réclamations de quelques mécontens ne puissent plus l’entamer. »

Voilà le corps d’armée dont un candidat dispose, quelques amis sincères, beaucoup de gens qu’il a obligés, plus encore qui comptent sur son obligeance. Pour se servir convenablement de chacun d’eux, il doit d’abord chercher à les bien connaître. — Le candidat est tenu d’être un moraliste; il faut qu’il lise dans le cœur de ses partisans, qu’il démêle leurs intentions secrètes, qu’il devine leurs sentimens les plus cachés. — Il s’en trouve parmi eux de plus zélés et de plus tièdes, de plus sûrs et de plus légers; il y en a même qui sont prêts à vous abandonner, s’ils peuvent en tirer quelque avantage. Tenez-vous sur vos gardes, dit Quintus ; soyez pleins d’une sage méfiance, mais surtout gardez-vous d’en rien laisser paraître. Si quelqu’un de ces amis douteux, pensant à bon droit qu’il vous est suspect, tente de se justifier, affirmez que vous n’avez jamais eu, que vous n’aurez jamais de doute sur son affection, car celui qui se croit soupçonné n’a plus de scrupule à vous trahir. Cependant ayez l’œil sur lui, et que votre confiance soit proportionnée aux garanties qu’il vous donne. Sachez aussi reconnaître à quoi chacun d’eux est propre. Tel nuira dans le poste qu’on lui confie qui, employé d’une autre manière, aurait pu rendre service. Cherchez surtout à vous faire des amis dans tous les rangs : un homme adroit trouve moyen de tirer parti de tout le monde. Les grands, les riches, les personnages connus vous seront fort utiles : ils donnent bonne apparence à une candidature. On est heureux aussi d’avoir pour soi quelques-uns de ces élégans du grand monde qui font partie des centuries de chevaliers ; ces jeunes gens, quand ils vous aident, le font avec toute l’ardeur de leur âge et tout l’éclat de leur situation ; ils sont toujours en mouvement, ils vont et viennent de tout côté pour porter les ordres et annoncer les nouvelles, comme de brillans officiers d’ordonnance ; ce sont des auxiliaires précieux. Mais il ne faut pas négliger non plus les petits, les humbles. Il s’en trouve, parmi ces gens obscurs, qui ont su acquérir une grande influence sur leurs voisins. Ils vous apporteront les suffrages de toute une rue, de tout un quartier ; ils sont les maîtres dans les associations dont ils font partie, et tous leurs confrères votent comme eux. « Songez-y bien, dit Quintus, il ne faut laisser aucun coin de Rome où vous n’ayez quelque appui. » Les esclaves eux-mêmes doivent être fort ménagés. Ils sont très bavards de leur nature, et c’est par eux que se répandent au dehors les bruits de la vie privée. Si les vôtres vous aiment, on saura par eux que vous êtes bon, compatissant, affable, ce qui touche beaucoup le cœur des pauvres gens. Enfin on ne doit pas se contenter des amis qu’on peut avoir à Rome et dans les environs ; il faut s’en faire dans toute l’Italie. Les gens des municipes italiens ont le droit de suffrage. À la vérité, ils se dérangent rarement pour aller voter, mais il est possible qu’ils s’y décident au dernier moment, et dans tous les cas il est bon de les avoir pour soi. De là cette recommandation vraiment effrayante de Quintus : « Songez à tous les hameaux, à tous les bourgs, au moindre village. Ayez dans votre esprit et dans votre mémoire l’Italie tout entière avec toutes ses parties et ses divisions. » Peut-être obtiendrez -vous que les Italiens viennent voter, malgré les distances, si vous avez su leur inspirer un grand intérêt pour vous. On fut fort étonné, à l’élection de Cicéron, de voir arriver au champ de Mars beaucoup de gens d’Arpinum qu’on n’attendait guère. La gloire de leur illustre compatriote rejaillissait sur eux, ils en prenaient leur part, et ils mirent tant de passion à le faire réussir qu’il a pu dire « que les champs eux-mêmes et les montagnes de son pays ont travaillé à son succès : Nostris honoribus agri, prope dicam, ipsique montes faverunt. » Il sera donc utile au candidat de faire quelque tournées électorales dans les villes ou les villages bien disposés pour lui. Ces voyages du reste n’ont rien de pénible. Les paysans, selon Quintus, sont de bonnes gens, et il est aisé de les contenter. Pourvu qu’on ait l’air de les connaître et de savoir leur nom, ils vous sont entièrement dévoués.

A Rome, on est plus difficile, et le succès coûte plus cher. Nous venons de voir comment on s’y prenait pour préparer de loin une candidature : voici ce qu’il fallait faire quand le moment de la déclarer approchait. Pour que le peuple pût savoir quels étaient les candidats et choisir entre eux, on avait imaginé la cérémonie singulière de la prensatio. Nous touchons ici à l’un des points les plus curieux et les plus originaux des élections romaines. Ce peuple, il ne faut pas l’oublier, est le plus formaliste des peuples; il a créé une jurisprudence compliquée, toute hérissée de formules, et c’est la science qui convient le mieux à son génie. Il fait des lois pour tout, il met tout sous le joug de la règle, il asservit à la tyrannie de l’usage les sentimens même qui ne devraient être que l’élan spontané du cœur. La religion n’est pour lui qu’une série de pratiques minutieuses, où il est défendu de rien changer, où l’on prévoit, où l’on fixe d’avance non-seulement les paroles que doit prononcer celui qui prie, mais l’habit qu’il doit mettre, l’attitude qu’il lui faut prendre et jusqu’aux moindres gestes qu’il doit faire. Le même esprit se retrouve dans certaines obligations étranges imposées à ceux qui demandent les fonctions publiques. Là aussi, ce qui était d’abord l’expression d’un sentiment personnel, un simple mouvement du cœur, dont la liberté fait le prix, est devenu bientôt une habitude, puis une règle, un devoir impérieux auquel on ne peut plus se soustraire. Par exemple, il est naturel de serrer la main à une personne qu’on veut mettre dans ses intérêts; c’est un témoignage d’affection qu’on lui donne et qu’elle aime à recevoir. Cette action si simple, si ordinaire, est devenue à Rome une cérémonie officielle : on en a fait la prensatio. A certains jours, où le peuple est réuni sur le champ de Mars, les candidats circulent entre ces rangs pressés, prenant la main de tout le monde. La promenade est longue, monotone, pénible; mais le candidat doit conserver jusqu’à la fin sa bonne humeur. Si l’on saisit sur ses traits le moindre ennui, il est perdu. Ce n’est pas tout : lorsqu’il aborde quelqu’un, il est tenu de joindre à la poignée de mains d’usage quelques paroles caressantes. Si le personnage en vaut la peine, il faut qu’il n’épargne ni protestations ni flatteries. L’orateur Crassus avouait que, toutes les fois qu’il parcourait ainsi la foule, il ne reculait devant aucun des moyens qui pouvaient lui gagner quelques vois de plus ; seulement il avait soin d’éloigner son beau-père, le grave Scævola, pour n’avoir pas à rougir devant lui des mensonges qu’il était obligé de faire[8]. — Il faut surtout que le candidat sache d’une manière imperturbable le nom de celui auquel il s’adresse. Il n’y a rien qui flatte tant les électeurs que d’être interpellés par leur nom et d’avoir l’air ainsi d’être connus de gens d’importance. Mais comme il n’est pas possible qu’un candidat sache comment s’appellent tous les habitans de Rome et de la banlieue, il se fait accompagner par un esclave spécial (nomenclator), dont c’est le métier de connaître tout le monde. Le nomenclator suit le candidat comme son ombre ; du plus loin qu’il voit venir quelqu’un, il le lui nomme, et ajoute quelques détails sur sa situation ou sa famille. « Celui-ci est très puissant dans la tribu Fabia ; en voilà un autre qui dispose de la tribu Velia. Appelle-le : mon père, ou ; mon frère. » Et le candidat s’empresse, en distribuant au nouveau venu une vigoureuse poignée de mains, de répéter la leçon qu’on vient de lui faire. Assurément aucune illusion n’est possible. La présence assidue du nomenclator n’indique que trop d’où vient toute la science du candidat. Il faudrait être un sot pour croire, quand il vous salue de votre nom, qu’on est personnellement connu de lui. Et pourtant cette comédie ne laisse pas de charmer le bon peuple, qui s’y laisse toujours prendre, et il n’y a pas d’usage auquel il soit plus attaché. La prensatio commençait de bonne heure et se renouvelait souvent dans le cours d’une candidature. Cicéron écrivait à Atticus, le 17 juillet 689 : « Je vais profiter de l’élection des tribuns pour commencer à serrer la main au peuple dans le champ de Mars. » C’était juste un an avant qu’il fût nommé consul.

La publicité des journaux dispense aujourd’hui le candidat de toutes ces pratiques ; il peut se contenter de parler aux citoyens par la presse ; et s’il continue à les visiter, à se présenter à eux en personne et à aller leur serrer la main, c’est qu’il s’est aperçu qu’en France comme à Rome, ces politesses ne laissent pas l’électeur insensible. Chez les Romains, non-seulement il n’y avait pas de vrai journal, au moins au sens où nous entendons ce mot, mais ils ne s’étaient pas avisés d’inventer les circulaires et les réunions électorales. Je crois que les circulaires n’auraient pas été du goût de Quintus. A moins qu’on n’écrive pour ne rien dire, on s’engage toujours un peu en écrivant. Quelque réserve qu’on mette dans un manifeste, il faut bien qu’on y expose quelques opinions, qu’on y affiche des principes, qu’on se décide pour un parti; or Quintus exige qu’on n’en adopte aucun et qu’on donne à tous des espérances. « Faites en sorte, dit-il à son fière, que le sénat, le peuple, les chevaliers aient tous des raisons de vous regarder comme un défenseur de leurs privilèges. » C’est ce qui ne lui arrivera que s’il a soin de s’adresser à chacun d’eux isolément, sans être entendu des autres, s’il leur distribue de ces bonnes paroles qui n’affirment rien et promettent tout, s’il se garde de rien écrire qui puisse les détromper. Quant aux réunions électorales, elles étaient remplacées avec avantage par les assemblées mêmes du forum. Il est de règle à Rome qu’un candidat, s’il se sait écouté favorablement du peuple, ne manque pas une occasion de lui recommander ses intérêts. Il peut le faire naturellement soit à propos des causes qu’il plaide, soit en intervenant dans la discussion des lois. Si par hasard l’occasion qu’il cherche ne se présente pas, il lui est facile de la faire naître ; il n’a qu’à prier un tribun de ses amis, qui lui veut du bien, de convoquer le peuple et de lui donner la parole. Une fois à la tribune, il parle de lui et des autres avec cette audacieuse liberté qui est le caractère de l’éloquence antique. Un galant homme aujourd’hui n’aime guère à se vanter lui-même, et il garde volontiers le silence sur ses rivaux. Les candidats d’autrefois ne connaissaient pas ces délicatesses; ils se décernaient sans rougir toute sorte d’éloges et n’avaient aucun scrupule à accabler d’outrages leurs adversaires. Nous avons conservé quelques fragmens d’un discours prononcé par Cicéron pendant sa candidature (In toga candida) ; rien n’est plus curieux que de voir comment il parle des deux personnages qu’on lui opposait, et dont l’un devait devenir son collègue. Antoine est un fripon et Catilina un assassin : « Il a porté de ses mains, depuis le Janicule jusqu’au temple d’Apollon, et jeté aux pieds de Sylla, la tête sanglante d’un proscrit qu’il venait de tuer. » Sa vie privée est aussi infâme que sa conduite publique : « Il a spéculé, pour s’enrichir, sur les désordres de sa femme, et il a fini par épouser sa propre fille. » — Quand Cicéron, un homme de bonne compagnie, un modéré, osait s’exprimer ainsi, qu’on juge de ce que devaient dire les autres!

Une autre façon d’agir sur le peuple et d’enlever son suffrage, c’est de l’éblouir par le nombre de ses partisans, par l’éclat de son cortège, en traînant toujours une multitude d’amis et d’obligés après soi. « Faites surtout, disait Quintus, que votre candidature ait grand air : Tota petitio cura ut pompœ plena sît, ut habeat summam speciem ac dignitatem. » C’était l’usage à Rome, comme on sait, que les cliens vinssent tous les matins saluer le patron à son réveil. Le nombre de ces visiteurs était très considérable dans les grandes maisons, et Virgile les compare à un fleuve qui se précipite à flots pressés. Les candidats recevaient toute la ville. Quintus exige que leur maison soit ouverte avant le jour; il fait encore une nuit profonde que déjà les amis zélés se pressent à leur porte. Un peu plus tard arrivent les oisifs, les curieux, les politiques, ceux qui cherchent à savoir des nouvelles qu’ils pourront répéter ensuite au forum. Cicéron raconte que la mode s’était établie de son temps d’aller saluer chacun des candidats tour à tour, pour voir s’il avait beaucoup de monde chez lui, pour essayer de lire sur son visage ses sentimens et ses espérances. Si les visiteurs le trouvaient triste, ennuyé, ils allaient dire partout que ses chances baissaient et qu’il perdait courage. Aussi était-ce un devoir pour lui, quoi qu’il arrivât, de rester toujours de bonne humeur ; il lui fallait prendre dès le saut du lit cet air affable et souriant qu’il gardait toute la journée. La salutation finie, vers la troisième heure (huit heures du matin), une cérémonie nouvelle commençait. Le candidat se rendait à ses affaires; il allait au forum ou dans les basiliques voisines remplir son devoir d’avocat ou de juge. Il était de règle que tous ses amis devaient l’accompagner : c’étaient des cortèges interminables qui suspendaient la circulation sur les voies publiques. Chacun voulait montrer qu’il avait plus de partisans que les autres et faire croire par là que son succès était certain, afin de frapper les indécis et d’entraîner ceux qui se tournent toujours vers la fortune. Tous ceux qui accompagnent le candidat ne sont pas tenus aux mêmes obligations : quelques-uns, les plus illustres, les plus grands personnages, qui eux-mêmes ont beaucoup à faire, se contentent de le conduire de sa maison au forum : c’est peu de chose, et pourtant il faut qu’il leur en témoigne toute sa reconnaissance et paraisse pénétré de l’honneur qu’ils lui font. S’ils veulent bien mettre le comble à leur bonté, en faisant avec lui quelques tours de promenade dans la basilique, il doit se confondre en remercîmens. On appelait ceux-là deductores ; en général, c’étaient des gens d’importance qu’on aimait à montrer et dont l’appui honorait les candidats pour qui ils s’étaient déclarés. Il y en avait d’autres auxquels on donnait le nom d’assectatores, qui ne devaient jamais quitter le candidat. Ils s’attachaient à ses pas toute la journée, marchaient ou s’arrêtaient avec lui, le ramenaient à sa maison quand les affaires étaient finies, pour venir le reprendre le lendemain et recommencer ainsi jusqu’à l’élection. Ces fonctions ne laissaient pas que d’être fort pénibles à la longue; aussi ne les imposait-on qu’à ceux à qui l’on avait rendu de grands services et qui ne possédaient pas d’autre moyen de le reconnaître. Quintus veut qu’on exige d’eux qu’ils viennent tous les jours, ou, s’ils sont empêchés, qu’ils envoient quelqu’un à leur place. Dans un pays où l’on mesure l’importance des gens au nombre de ceux qui les suivent, il est indispensable qu’un candidat, qui veut donner une bonne opinion de lui, traîne toujours la foule sur ses pas.

On arrive ainsi aux derniers jours, et l’élection approche. Voilà plus d’un an que le candidat s’agite, qu’il noue mille intrigues, qu’il serre la main des électeurs, qu’il promène son cortège d’amis et de partisans à travers les rues et les places, et pourtant sa candidature n’est pas encore légalement déclarée. Tout ce qu’il a fait jusqu’ici, tout ce que nous venons de raconter, ce n’est pas la loi qui le lui impose, c’est l’usage, mais un usage impérieux qu’on n’aurait pu braver sans péril. La loi était moins exigeante. Ce qu’on appelait legitimi dies, la période électorale, comme on dirait aujourd’hui, ne commençait que trois semaines avant le vote[9] ; mais on peut dire que, lorsqu’elle s’ouvrait, l’élection était déjà faite. À ce moment, un édit de l’autorité annonçait le jour des comices. Le candidat allait alors faire sa déclaration au consul, et si le consul trouvait qu’il remplissait toutes les conditions exigées, il l’inscrivait sur la liste. Puis, pendant les trois derniers jours de marché, il allait se placer sur un endroit élevé, d’où tout le monde pouvait le voir. Il portait la fameuse robe blanche (toga candida), d’où lui venait son nom (candidatus), et qu’il avait soin de faire blanchir avec de la craie, afin qu’elle fût plus éclatante et attirât davantage les yeux sur lui. Quoiqu’il se fût beaucoup montré depuis un an, tout le monde ne le connaissait pas encore, et, dans ces trois derniers jours, il arrivait des endroits éloignés beaucoup de paysans qui ne l’avaient jamais vu. Il lui fallait donc se remettre en frais de coquetterie pour ces nouveaux venus; il distribuait ses dernières poignées de mains, prodiguait ses derniers sourires, et, cet effort suprême accompli, il ne lui restait plus qu’à attendre le sort de l’élection.


III.

L’élection des consuls se faisait d’ordinaire au mois de juillet ; ils avaient ensuite près de six mois à attendre avant d’entrer en charge, mais on s’y prenait de bonne heure pour être sûr que, quelque événement qui pût survenir, le choix fût fait au 1er janvier et que la république ne fût jamais prise au dépourvu. L’assemblée électorale était présidée par l’un des consuls en exercice, ou, s’ils étaient absens tous deux et ne pouvaient pas venir, par un dictateur qu’on nommait tout exprès pour l’élection et qui devait abdiquer quand elle était faite.

On se réunissait au champ de Mars. — C’était une vaste plaine située hors de l’enceinte de Rome, le long du Tibre, en face du Janicule et des collines du Vatican. Elle est occupée aujourd’hui par les quartiers populeux de la ville moderne; les maisons s’y pressent, s’y entassent, à peine séparées par quelques rues étroites et tortueuses. Du temps de la république, l’espace était vide et servait aux divertissemens et aux exercices de la jeunesse romaine. Les curieux y venaient aussi pour voir les jeunes gens lutter entre eux, monter à cheval, courir, jouer à la balle, puis se jeter tout suans dans le Tibre. Avec le grand cirque, où se tenaient les baladins et les diseurs de bonne aventure, le forum, rendez-vous des oisifs et des nouvellistes, le champ de Mars était un des lieux qu’Horace fréquentait de préférence. On commençait déjà à y bâtir de beaux édifices; des colonnes, des autels, des temples, se détachaient. çà et là sur la verdure du gazon, et Pompée venait d’y construire son beau théâtre avec les portiques qui l’entouraient. L’empire allait accroître beaucoup cette magnificence, et remplir l’ancien champ des Tarquins de monumens admirables dont quelques-uns, comme le Panthéon d’Agrippa et le mausolée d’Auguste, existent encore. Quant à ceux qui servaient à tenir les comices consulaires, il n’en reste plus rien. Comme il était naturel qu’ils fussent le plus près possible de la ville, on pense qu’ils étaient situés le long de la voie Flaminienne, le Corso d’aujourd’hui, dans les environs de la place de Venise.

C’est là qu’au jour désigné le consul qui devait présider l’assemblée se rendait de très bonne heure, au lever du soleil, et aussitôt qu’il avait pris place sur son tribunal, les opérations électorales commençaient. Suivant l’usage, elle s’ouvraient par des sacrifices et des prières : toute la vie civile, tous les actes politiques des Romains étaient sous l’invocation des dieux. Puis le consul, s’adressant à son appariteur, avec de vieilles formules auxquelles on n’avait jamais rien changé depuis des siècles et que Varron nous a conservées, lui ordonnait d’appeler le peuple et de le faire ranger par tribus et par classes. On tirait ensuite au sort la centurie qui devait voter la première, et qu’on appelait centuria prœrogativa. Cette étrange coutume de faire voter une centurie toute seule et avant les autres tenait à une vieille superstition dont le temps n’avait pas pu guérir les Romains : ils regardaient ce vote comme une sorte de désignation ou d’ordre du ciel; tous les indécis allaient de ce côté, et on avait remarqué qu’il était rare que celui qui était élu par la première centurie ne fut pas confirmé par les suivantes. Dans la constitution primitive de Servius, c’était aux nobles qu’appartenait ce droit important de préjuger ainsi de l’élection définitive, et la prœrogativa était toujours prise parmi les dix-huit centuries de chevaliers. Quand cette constitution fut réformée dans un sens plus libéral, il fut établi que le choix en serait laissé au sort. Celle que le sort avait désignée donnait donc seule son suffrage, et ce n’est qu’après qu’on avait proclamé le nom de ses élus qu’on appelait les autres à voter.

Il y aurait un certain intérêt à connaître d’une façon précise et dans le détail comment s’accomplissait l’élection. C’est toujours une machine compliquée et assez embarrassante à manœuvrer que le suffrage universel. On n’a pas oublié que de difficultés on éprouva chez nous, en 1848, quand on s’en servit pour la première fois. Depuis lors, on est parvenu à supprimer les longueurs en multipliant les bureaux de vote, mais les Romains ne connaissaient pas cet expédient, qui rend tout simple et rapide ; ils faisaient voter tous les électeurs ensemble, et cependant l’élection était presque toujours finie et le résultat connu avant le soir. Comment s’y prenaient-ils pour aller si vite? Nous ne le savons pas aussi exactement que nous le voudrions, et c’est un sujet sur lequel il reste encore quelques légères obscurités. Aucun des écrivains de l’ancienne Rome ne nous a laissé le tableau complet d’une élection. Les événemens qui reviennent à époque fixe, qui font pour ainsi dire partie de la vie ordinaire sont quelquefois ceux dont le souvenir est le plus exposé à se perdre. Ils sont si connus, si familiers à tout le monde, qu’il ne vient à l’esprit de personne qu’on pourra un jour les ignorer et qu’on souhaitera les savoir; il est donc naturel qu’on ne songe pas à les décrire. Mais comme les historiens et les orateurs de Rome ont été amenés à nous parler souvent des scènes électorales qui agitaient la cité, on peut arriver, en recueillant et en comparant les renseignemens épars qu’on rencontre chez eux, à se faire une idée de la manière dont on donnait et dont on recueillait les suffrages.

Dans la partie du champ de Mars réservée aux élections se trouvait un très vaste espace entouré par des barrières qui étaient probablement en planches. Il ressemblait assez à un grand parc à bestiaux, et on lui en avait donné le nom : on l’appelait ovile ou sœpta. C’était une construction fort simple, tout à fait modeste, dont on s’était contenté pendant des siècles. César, qui voulait éblouir ses concitoyens par sa magnificence, eut l’idée de remplacer les planches par des colonnes de marbre, de couvrir l’espace où se tenaient les électeurs pour les mettre à l’abri de la pluie et du soleil, et de tout entourer de superbes portiques. Ce bel ouvrage, que sans doute il ne fit que commencer, fut achevé par Auguste ; mais, hélas ! il ne servit guère. À peine était-il fini, qu’on ôta au peuple le droit d’élire ses magistrats. Les sœpta marmorea de César n’ont donc jamais été qu’une décoration pour le champ de Mars. Les étrangers les admiraient beaucoup ; mais les bons citoyens, quand ils passaient près de ce monument somptueux et inutile, ont dû quelquefois regretter le pauvre parc à moutons de la république, avec ses barrières de planches, où, pendant cinq siècles, on avait nommé les consuls.

L’ovile contenait un grand nombre d’entrées auxquelles on arrivait par des passages étroits qu’on appelait des ponts. Les citoyens de chaque centurie se tenaient en face de la porte par où ils devaient pénétrer dans l’ovile. À un signal donné, pour toutes les centuries à la fois, sauf la . prœrogativa, qui avait déjà voté, le vote commençait. Les électeurs passaient l’un après l’autre, et probablement dans un ordre convenu ; à l’entrée du pont, ils recevaient une petite tablette, ou, comme nous dirions aujourd’hui, un bulletin, sur lequel ils écrivaient ou faisaient écrire le nom de leurs deux candidats. À l’autre extrémité, qui donnait accès à l’ovile, ils déposaient leur tablette dans une corbeille. Une fois entrés dans l’ovile, ils n’en pouvaient plus sortir que tout ne fût fini, et par conséquent il leur était impossible de voter deux fois. Longtemps le vote avait été public : les citoyens en passant sur les ponts disaient de vive voix les noms de ceux auxquels ils voulaient donner leurs suffrages, et on les inscrivait sur des registres. Mais les tribuns du peuple réclamèrent et finirent par obtenir le scrutin secret. Ce fut une grande victoire pour la plèbe, et Cicéron déclare qu’elle porta un coup mortel à l’aristocratie. Les pauvres gens n’osaient pas braver les nobles en face ; la certitude que leur vote ne serait pas connu leur rendit leur liberté. Après avoir établi la liberté du vote par le secret, il fallut assurer la sincérité de l’élection en prévenant toutes les fraudes. C’est ce qui devint avec le temps fort difficile. À mesure que s’altérait la moralité publique, les divers partis, de plus en plus animés les uns contre les autres, de moins en moins scrupuleux, n’hésitaient pas à recourir à des moyens coupables pour faire triompher leurs candidats. On fut obligé de prendre toute sorte de précautions pour déjouer leurs ruses. Les ponts furent rendus plus étroits afin que la surveillance fût plus facile : il fallait qu’on pût voir de près chaque électeur, les reconnaître et empêcher qu’il ne se glissât parmi eux des personnes qui n’avaient pas le droit de voter. En même temps, on multiplia les gardiens autour des corbeilles. Des gens honorables, choisis tout exprès dans la centurie, étaient chargés de veiller sur elles, tant que durait le vote. De plus, on permit aux candidats d’envoyer quelques-uns de leurs amis, qui devaient avoir l’œil sur tout le monde et empêcher qu’on fit rien qui fût contraire à leurs intérêts.

Le scrutin fini, on emportait les corbeilles dans un édifice voisin qu’on appelait diribitorium, où l’on comptait les suffrages. Les électeurs pouvaient alors sortir de l’ovile et se répandre dans le champ de Mars. Beaucoup allaient chercher un peu de fraîcheur sous les ombrages de la Villa publica, vieille et vaste maison où la république logeait les généraux qui attendaient le triomphe, les ambassadeurs étrangers, avant que le sénat les eût reçus, enfin tous les personnages d’importance qui n’avaient pas encore le droit d’entrer dans l’enceinte de la ville. Pendant ce temps on dépouillait le scrutin. C’était une affaire très importante, et qui demandait plus d’attention et de vigilance que tout le reste. Il n’y avait rien de plus facile que de marquer à un candidat plus de points qu’il n’en avait réellement, et Varron raconte qu’on saisissait quelquefois des gens qui jetaient des bulletins dans les corbeilles. Pour empêcher les fraudes, on avait fini par charger neuf cents chevaliers romains, d’une honnêteté éprouvée, de faire le recensement des votes. Ici encore, les candidats avaient le droit d’envoyer un certain nombre de leurs partisans pour surveiller l’opération. Il ne restait plus, quand elle était finie, qu’à proclamer solennellement le nom des élus. C’est ce que faisait le président de l’assemblée, en ajoutant, d’après la formule consacrée, qu’il souhaitait que le choix fût heureux et favorable à la république : quod bonum, felix faustumque sit[10] ! Les applaudissemens retentissaient alors de tous les côtés, et les amis des nouveaux consuls les reconduisaient en triomphe à leur demeure.

Tout est-il fini? et notre candidat, une fois qu’il est élu, est-il enfin au bout de ses peines ? Pas encore : il peut lui rester, même après son succès, des épreuves à braver, des périls à courir. Ses adversaires, comme on pense, sont furieux; quand on s’est donné tant de mal pendant deux ans, on ne se résigne pas du premier coup à sa défaite. Cicéron fait d’ailleurs remarquer que, de la meilleure foi du monde, les gens qui n’ont pas réussi dans une élection ne peuvent jamais comprendre comment il se fait qu’un autre l’ait emporté sur eux, et que, pour expliquer ce qui souvent s’explique tout seul, ils vont chercher les raisons les plus extraordinaires. La première qui se présente à leur esprit et qui sauve leur amour-propre, c’est que leur rival ne doit son succès qu’à la fraude, qu’il a corrompu les électeurs et payé leur vote. Pour le prouver, ils se mettent à étudier, avec une malveillance perspicace, tous les actes de sa candidature; ils excitent les curieux, ils font parler les bavards, ils interrogent tous ceux qui croient avoir quelque motif de s’en plaindre, et quand ils sont arrivés à réunir contre lui un certain nombre de témoignages, ils l’accusent de brigue. S’ils persuadent les juges qu’il a violé la loi, son élection est cassée, et la campagne électorale recommence.

Les lois contre la brigue étaient fort nombreuses à Rome. M. Gentile en a compté sept ou huit qui furent faites en quelques années. Leur nombre prouve leur impuissance: c’est seulement quand la maladie persiste qu’on éprouve le besoin de multiplier les remèdes. Le mal était donc très grand et la guérison fort difficile. Dans tous les états libres, les délits de ce genre sont ce qu’il y a de plus malaisé à constater et à punir. Il est naturel qu’un candidat soit obligeant pour ses électeurs, qu’il les caresse, qu’il les flatte, qu’il les serve, qu’il cherche tous les moyens de leur être agréable ou utile : où finit la complaisance permise? où commence la complaisance coupable? C’est une question à laquelle il est partout embarrassant de répondre; mais à Rome la difficulté était plus grande qu’ailleurs. Dans un pays où la coutume rendait les rapports entre les cliens et les patrons si étroits, où l’homme riche était condamné à se montrer généreux pour ses concitoyens, où il se faisait gloire de leur offrir des jeux, des repas, des fêtes, où il devait accueillir, tous les matins, ses amis pauvres dans sa demeure et leur donner quelques secours en échange de leur visite, comment pouvait-on imaginer soi-même et faire comprendre aux autres que la munificence, qu’on regardai!, en temps ordinaire comme la première des vertus, devenait le plus noir des crimes dès qu’on était candidat? Aussi les lois sur la brigue n’osèrent-elles jamais attaquer le mal en face, parce qu’il aurait fallu, pour le supprimer tout à fait, abolir des usages respectés et changer la vie romaine. Quand par hasard on essaya de le faire, les lois ne furent pas exécutées à la lettre et l’on trouva toujours quelque moyen habile de les tourner. Il n’était pas possible de défendre aux amis d’un candidat de l’accompagner quand il allait au forum; on voulut au moins, pour restreindre ces immenses cortèges, déterminer de combien de personnes ils devaient se composer : mais qui s’avisa jamais de les compter? On eut l’idée d’interdire à celui qui demandait des fonctions publiques de donner des spectacles de gladiateurs ou d’offrir des repas au peuple ; il les fit donner par ses amis, et personne ne songea à s’en plaindre. Le peuple d’ailleurs était hostile à toutes ces lois qui gênaient ses plaisirs ou contrariaient ses caprices; Cicéron comprend ses résistances et ne le blâme pas de vouloir être maître, ou même tyran, dans les comices. Il dit en termes exprès, dans son plaidoyer pour Plancius, qu’il est inutile d’essayer de lui faire des leçons qu’il n’écoute pas. « Il n’est pas juge du mérite, et ne tient pas à l’être ; il peut ne pas choisir les plus dignes, et se permet souvent de le faire, c’est son droit après tout. Il aime qu’on le sollicite, il cède aux prières, il préfère les gens qui l’ont le plus flatté. Quoi qu’on pense, il faut se soumettre à ses volontés. C’est le privilège des peuples libres, et surtout du premier peuple du monde, de celui qui a soumis et gouverne tous les autres, de donner ses suffrages comme il l’entend. »

Voilà d’étranges paroles, et pourtant Cicéron n’ose pas tout dire. Ce n’était pas seulement par des caresses et des flatteries qu’on gagnait alors le peuple, mais par de l’argent. On s’était longtemps contenté de lui plaire en le priant et le suppliant, en se faisant humble devant lui, mais, vers la fin de la république, il fallait le payer. Il commençait à s’habituer à vendre son vote et à vivre du prix qu’on lui en donnait. Rien n’est plus curieux que de voir de quelle façon ce trafic était alors pratiqué. Il était dans le génie de ce peuple, qui avait l’instinct du gouvernement, de tout organiser chez lui, le mal comme le bien, et d’établir une apparence d’ordre jusque dans le désordre même. C’est ainsi qu’on avait fini par créer une sorte d’entreprise générale et d’administration régulière de la corruption électorale. Ceux qui menaient cette grande affaire savaient bien que, dans un pays où tout le monde vote, il ne faut pas s’amuser à marchander les électeurs homme par homme : c’est perdre son temps et entrer dans un détail qui ne finit pas. Si l’on veut que tout marche plus sûrement et plus vite, il convient de s’adresser à des groupes déjà formés. Ils profitaient donc des divisions mêmes que la constitution avait établies dans l’état. Ils achetaient dans chaque tribu, dans chaque centurie, quelques meneurs qui se chargeaient d’entraîner le reste. Le marché souvent était facile, car, dans les centuries et les tribus, on tenait à voter ensemble, à ne pas se séparer les uns des autres, et l’on subissait aisément l’influence de quelques personnages importans. Ce qui pouvait être encore plus facile, c’était d’acheter ces associations appelées collèges ou sodalités, qui comptaient tant d’adhérens à Rome. On y parvenait sans trop de peine, ni de dépense : les associés s’entendaient d’ordinaire si bien entre eux qu’il suffisait d’en gagner un pour avoir les autres. Parmi ces associations, les plus nombreuses, les plus connues, étaient celles qu’on appelait des collèges de carrefour (collegia compitalicia), composées des pauvres gens d’un quartier qui se réunissaient pour s’amuser ensemble, célébrer en plein air un festin frugal, ou regarder quelques gladiateurs de village qu’on faisait combattre dans la rue. Ils ne se faisaient pas payer cher et rendaient beaucoup de services. Un candidat pouvait compter sur eux un jour d’émeute; ils lui fournissaient, en temps ordinaire, des mains vigoureuses pour l’applaudir au forum, quand il parlait, des voix stridentes pour imposer silence à ses rivaux. Les collèges de carrefour finirent par commettre tant de violences et causer tant de désordres qu’ils furent supprimés par une loi de Crassus. On fut bien forcé alors de s’y prendre d’une autre façon : il y eut des gens qu’on chargea de faire une sorte de recensement général du peuple (descriptio populi). Ils mettaient à part les citoyens qu’on savait disposés à se vendre, — c’était la majorité, — puis ils en formaient des groupes, subordonnés entre eux, avec des chefs qui menaient le reste ; c’est ce qu’on appelait decuriare et centuriare urbem. Il y avait donc alors, en face l’un de l’autre, deux gouvernemens, l’un légal, l’autre occulte, qui fonctionnaient à peu près de la même façon. Le premier partageait les citoyens en tribus et en classes pour les mener voter au champ de Mars ; le second les divisait en décuries ou en centuries pour arriver plus facilement à les corrompre. Ils avaient tous les deux une hiérarchie de fonctionnaires importans. Les chefs de l’armée de la brigue étaient les divisores, qui se chargeaient de distribuer l’argent du candidat. Ils faisaient assurément un vilain métier, mais, comme à la fin on ne pouvait plus se passer de leurs services, les plus grands personnages les ménageaient, et l’on vit un jour sans trop de surprise les consuls recevoir dans leur maison tous les divisores de Rome et traiter directement avec eux. Au-dessous il y avait ceux qu’on appelait interpretes, qui faisaient les contrats avec les collèges et les centuries. Tous ces gens-là, on le comprend, se méfiaient avec raison les uns des autres, et ils avaient pris leurs précautions pour n’être pas dupés. Les divisores ne commençaient leurs opérations que lorsque le candidat avait tiré de sa bourse la somme convenue; mais, de son côté, le candidat exigeait qu’elle ne fût pas remise aux électeurs avant le vote. On la déposait donc en attendant chez une personne riche et connue, à laquelle on donnait le nom de sequester, et qui en répondait. Cette somme, qui devait varier selon les difficultés de l’entreprise, était d’ordinaire très considérable. Pour le consulat, il fallait dépenser des millions[11]. Aussi arrivait-il que, les candidats empruntant à tout prix et prenant de toute main, l’argent devenait rare aux approches de l’élection et que l’intérêt montait de 4 à 8 pour 100.

C’est ainsi que, suivant le mot de Lucain, le champ de Mars était devenu ouvertement un marché. M. Gentile a montré, par un récit rapide, que, dans les vingt dernières années de la république, il n’y eut presque pas d’élection qui ne fût contestée ou qui ne méritât de l’être. Les procès de brigue se succèdent alors les uns aux autres. En 637, les deux consuls furent convaincus d’avoir acheté les suffrages, et déposés. Ce fut bien pis en 701 : on ne parvint pas à s’entendre, et la république resta sept mois sans magistrats. Ce n’étaient plus seulement les mauvais citoyens qui avaient recours à ces pratiques coupables; les plus honnêtes gens étaient forcés de se faire leurs complices et de prendre part eux-mêmes à ces honteux trafics. Caton, le sévère Caton, voyant que César allait être consul, voulut empêcher au moins qu’il ne le fût avec une de ses créatures, et consentit à donner de l’argent pour faire réussir Bibulus. La conscience de Cicéron était plus complaisante encore. En 699, il fallut remettre les élections, les candidats au consulat étant tous accusés de brigue. Cicéron savait bien qu’ils étaient coupables ; mais il consentit à les défendre pour faire plaisir à Pompée. « Vous me demanderez peut-être, disait-il, ce que je pourrai dire pour eux : je veux mourir si je le sais. » Il plaida pourtant si bien qu’il les fit absoudre. Il est vrai qu’il écrivait en même temps à son ami Atticus ces paroles si profondes et si tristes : « Nous avons perdu, mon cher ami, non-seulement ce qui faisait la force et la réalité des lois, mais jusqu’à leur apparence et leur ombre. Il n’y a plus de gouvernement, il n’y a plus de république. » Il avait raison : quand un peuple abdique à ce point le respect de lui-même, qu’il trafique des fonctions publiques et met sa faveur à l’encan, il ne mérite plus d’être libre. On est disposé à moins reprocher aux Césars de lui avoir enlevé le droit de suffrage lorsqu’on voit la façon dont il en usait.


GASTON BOISSIER.

  1. Le conseil supérieur de l’instruction publique a décidé, dans sa dernière session, qu’on demanderait désormais aux candidats à la licence ès-lettres de connaître les institutions de Rome et d’Athènes. Il est sûr que, si on les ignore, on ne peut pas comprendre à fond les auteurs anciens et rendre leurs récits vivans pour les élèves. Un professeur qui ne saurait pas de quelle manière se faisaient les élections à Rome serait incapable d’intéresser ceux qui l’écoutent à certains discours de Cicéron et à certaines narrations de Tite-Live.
  2. Elle perd même alors ce qu’elle avait d’abord possédé, l’égalité devant la loi. On sait que les codes impériaux contiennent des peines différentes pour les mêmes crimes, selon la condition de l’accusé. Dans la répression, les honestiores et les humiliores sont soigneusement distingués. La même faute qu’on punit chez un décurion d’un simple éloignement temporaire de la cité ou de la curie entraîne pour un humilior une condamnation aux travaux forcés. On peut voir, sur cette question, un travail intéressant de M. Duruy dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions.
  3. Il est bien entendu que je ne vais pas entrer ici dans le détail des discussions et des controverses que toute cette vieille histoire soulève. Les savans sont divisés sur presque chacun des points que je vais traiter. Je me contenterai de développer l’opinion la plus vraisemblable et la plus généralement acceptée, sans tenir compte des objections qu’on a élevées contre elle. On peut voir, pour de plus amples renseignemens, le Droit public romain de M. Willems, professeur à l’université de Louvain, ou, si l’on veut un ouvrage plus développé et plus savant, le Römisches Staatsrecht, de M. Mommsen. L’illustre professeur de Copenhague, M. Madvig, prépare, sur toutes ces questions, un livre important qui va bientôt paraître en danois et en allemand.
  4. Cicéron fait très finement remarquer que, lorsqu’on est réuni aux gens de son âge, de son rang, on se permet moins d’incartades que lorsqu’on est confondu pêle-mêle avec tous les gens de son quartier. Descriptus populus censu, ordinibus, œtatibus, plus adhibet ad suffragium consitii quam fuse in tribus convocatus. (De Leg., III, 19.) Tous les gens sages préféraient les assemblées des centuries à celles des tribus.
  5. Ne nous scandalisons pas trop vite de ces injustices. Ne voit-on pas, aujourd’hui même, que, par exemple, dans certaines élections municipales, grâce à des sectionnemens habiles, c’est la liste du puni le moins nombreux qui l’emporte quelquefois sur l’autre?
  6. Tous ces détails sont tirés des Ménippées de Varron.
  7. Le théâtre de Pompée, le premier qui fut construit en pierres et fait pour durer, n’en contenait que trente mille.
  8. On peut se permettre les flatteries les plus exorbitantes, mais il faut bien se garder de faire de l’esprit hors de propos. L’élégant Scipion Nasica, quand il voulait être édile, ayant serré la main d’un paysan et la trouvant très calleuse, eut l’imprudence de lui demander s’il avait l’habitude de marcher sur les mains. Le paysan prit mal la plaisanterie, et Scipion ne fut pas élu.
  9. Ou plutôt l’espace de trois nundines (trinundinum),ce qui ne fait pas tout à fait trois semaines. Les nundines, ou jours de marché, revenaient tous les huit jours. Entre trois nundines, il ne s’écoulait en réalité que dix-sept jours. C’était la véritable durée de la période électorale.
  10. Il faut faire remarquer que le président de l’assemblée avait à la rigueur le droit de ne pas proclamer le résultat du vote, s’il le trouvait contraire à l’intérêt de la république, et d’annuler ainsi l’élection. Assurément, il n’usait guère de ce pouvoir exorbitant, mais il menaçait quelquefois d’en user, ce qui exerçait une certaine pression sur les électeurs. C’était un des nombreux moyens imaginés par les conservateurs de Rome pour corriger les erreurs du suffrage universel.
  11. Un des traités les plus curieux conclus avec les divisores fut celui d’un candidat qui, indépendamment de la somme qu’il avait versée pour son élection, s’engageait à servir, pendant toute sa vie, une pension viagère de 3,000 sesterces à chaque tribu, ce qui faisait un peu plus de 50,000 francs par an.