Les Effrontés
Théâtre completTome 4 (p. 289-334).
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LES EFFRONTÉS




ACTE PREMIER


Un riche salon chez Charrier. Cheminée au fond, avec un feu très vif ; porte à droite conduisant au dehors ; porte à gauche conduisant à l’intérieur ; au milieu, devant la cheminée, une table en marqueterie avec une chaise dorée, de chaque côté.



Scène première

CLÉMENCE, seule, assise à gauche de la table, lisant le journal, puis HENRI, entrant par la porte de gauche ; il s’approche à pas de loup, embrasse le cou de Clémence qui pousse un petit cri.
Clémence.

Ah ! tu m’as fait peur !

Henri.

Tu ne m’avais pas entendu entrer ! C’est un peu fort de lire le journal à ce point-là… À ton âge, ô ma sœur !

Clémence.

Je parcourais…

Henri.

Attentivement. (Prenant le journal.) La Conscience publique !… beau titre pour un journal à vendre !

Clémence, se levant.

À vendre ?

Henri.

Oui ; le propriétaire a fait sa pelote et veut céder son fonds. À vendre la Conscience publique ! Au comptant et en un seul lot ! — Quelle affaire pour une bande noire !

Clémence.

Que va devenir M. de Sergine ?

Henri.

Sergine ? Est-ce que ça le regarde ?

Clémence.

Puisqu’il écrit dans ce journal.

Henri.

Si mon père vendait sa maison, qu’est-ce que ça ferait aux locataires ? L’ami Sergine peut être tranquille, le preneur ne lui donnera pas congé : c’est lui qui est la fortune du journal.

Clémence.

Ses articles sont si beaux, si honnêtes, si éloquents !

Henri.

Vous les comprenez donc, mademoiselle ?

Clémence.

Que c’est courageux de passer sa vie à chercher la vérité et à la dire sans flatter les grands ni les petits ! Sais-tu bien que M. de Sergine est un caractère ?

Henri.

Oui, car c’est un parfait honnête homme ; et il y faut une terrible volonté par les exemples qui courent les rues.

Clémence.

Je crois que cela ne coûte guère à M. de Sergine.

Henri.

Pardon ! Cela lui coûte précisément ce que lui rapporterait le contraire.

Clémence.

J’entends qu’il en fait le sacrifice sans effort. Il n’est pourtant pas riche.

Henri.

Lui ? son travail lui rapporte une vingtaine de mille francs et lui laisse à peine le temps d’en dépenser dix ! Ce qui est ruineux, c’est la fortune : je ne ferais pas un sou de dettes si je gagnais seulement la moitié de ce que me donne mon père. — À propos, quelle mine faisait-il au déjeuner ?

Clémence.

Sa mine ordinaire.

Henri.

C’est qu’il n’a pas reçu le paquet.

Clémence.

Encore des dettes ? c’est très mal, Henri !

Henri.

Il faut bien faire quelque chose.

Clémence.

À la bonne heure ; mais quand c’est fait, plutôt que de fâcher son père, on vient trouver sa sœur et comme elle connaît son panier percé de frère, elle a une petite réserve de louis d’or…

Henri.

Ô Clémence, la bien nommée !… Garde tes économies, ma chérie ; je ne veux pas dilapider l’argent des pauvres.

Clémence.

Je suis assez riche pour eux et pour toi. J’ai mes douze cents francs de notre pauvre mère…

Henri.

Comme moi.

Clémence.

Et papa ne me refuse rien.

Henri.

Mais si tu te mettais à payer mes dettes, je n’oserais plus en faire. Non, petite sœur ; j’en serai quitte pour une mercuriale, et encore ! J’ai une recette pour couper court aux sermons de mon père.

Clémence.

Je la connais : ta vocation militaire. — Mais à quoi peux-tu dépenser tant d’argent ?

Henri.

À quoi ? Parbleu… dame ! je n’en sais rien.

Clémence.

Tu ne veux pas le dire ? C’est bien, tu as des secrets pour moi, j’en aurai pour toi.

Henri.

C’est bien différent ! Tu es ma sœur, tandis que moi… je suis ton frère. D’ailleurs je n’ai pas le moindre secret.

Clémence.

Eh bien ! moi, j’en ai un.

Henri.

Un gros ?

Clémence.

Oui… que je cherche à te dire depuis une heure sans que tu viennes à mon aide.

Henri.

Tiens ! tiens ! Voyons, de quoi me parles-tu depuis une heure ? De Sergine, parbleu !… Est-ce que ? (Elle baisse la tête.) Que le diable t’emporte !

Clémence.

Ne m’as-tu pas dit vingt fois qu’il ne faut pas rechercher la fortune dans le mariage ? que le vrai luxe d’une fille riche c’est d’épouser un homme digne d’elle ?…

Henri.

Sans doute, sans doute…

Clémence.

Trouves-tu M. de Sergine indigne de moi ?

Henri.

Non, certes c’est l’homme du monde que j’aime et que j’honore le plus ; mais le hic, c’est qu’il ne pense pas à toi.

Clémence.

N’est-ce que cela ?

Henri.

C’est quelque chose.

Clémence.

Eh bien, rassure-toi : il y pense.

Henri.

Où prends-tu cela ?…

Clémence.

À mille petits riens qui font que j’en suis sûre. Tu sais si je suis avantageuse et portée à m’accorder d’autres charmes que ma dot ?

Henri.

C’est vrai ; tu es même d’un scepticisme immodéré à l’endroit de tes soupirants.

Clémence.

Tu peux donc me croire quand je te dis que M. de Sergine m’aime.

Henri.

Au fait, pourquoi pas ?

Clémence, souriant.

Sans doute, pourquoi pas ?

Henri, à part.

Il y a assez longtemps qu’il aime la marquise. (Haut.) Ma foi, ma petite Clémence, tu ne pourrais me donner un beau-frère qui me plût davantage.

Clémence.

Cher Henri !…

Henri.

Mais j’ai peur que le père ne se fasse tirer l’oreille.

Clémence.

Nous lui en tirerons chacun une. D’ailleurs il m’a toujours dit que je choisirais mon mari.

Henri.

Je sais bien, mais dire et faire !… Enfin, nous verrons. Il faut d’abord sonder Sergine, et m’assurer que tu ne te trompes pas. Je m’y prendrai adroitement.

Clémence.

Adroitement ?… Dis-lui : Ma sœur vous aime…

Henri.

Hein ?

Clémence.

Et je vous autorise à demander sa main.

Henri.

Comme tu y vas !

Clémence.

Comme une honnête fille riche avec un honnête homme pauvre.

Henri.

Chut !… Le père !



Scène II

HENRI, CLÉMENCE, CHARRIER.
Clémence, bas.

Voici l’orage.

Henri, de même.

Gare là-dessous !

Charrier.

Ma chère Clémence, j’ai à causer avec ton frère, laisse-nous. (Clémence sort.) Asseyez-vous, monsieur. (Henri s’assied à gauche de la table et Charrier reste adossé à la cheminée.) Votre grand-père était un pauvre petit percepteur à Saint-Valery…

Henri.

En Caux.

Charrier.

Veuillez ne pas m’interrompre. Quand j’eus achevé mes études au collège de Rouen, il m’embarqua pour Paris avec quinze louis dans ma bourse et une lettre de recommandation pour Laffitte. Savez-vous ce qu’il me dit en me quittant ?

Henri.

Parfaitement. Tu me le répètes chaque fois que tu…

Charrier.

Je vous prie de remarquer que je ne vous tutoie pas.

Henri.

Parbleu ! tu es fâché contre moi qui ai fait des lettres de change ; mais moi, je ne le suis pas contre toi qui les as payées. Je n’ai aucun motif de te parler sévèrement.

Charrier.

Et croyez-vous que ce soit en faisant des lettres de change que, parti de rien, je suis arrivé où j’en suis ? Non, monsieur ; c’est par le travail, la conduite, l’économie ! À votre âge, je vivais avec douze cents francs par an et je ne faisais pas de dettes !

Henri.

Je crois bien, c’est toi qui les aurais payées.

Charrier.

Et aujourd’hui même, monsieur, je ne dépense pas autant que vous !

Henri.

Il ne manquerait plus que cela.

Charrier.

Comment ?

Henri.

Vas-tu comparer le fils d’un pauvre diable de percepteur avec celui du premier banquier de l’époque ?

Charrier.

Oh ! le premier…

Henri.

D’un maire de Paris ?

Charrier.

Cela, c’est exact.

Henri.

D’un futur pair de France ?

Charrier.

Pas si vite ! nous n’en sommes pas là !

Henri.

Ne fais pas le modeste ; la pairie ne peut pas te manquer. Eh bien ! je m’y prépare. Le fils d’un pair de France ne peut pas vivre comme un clerc d’huissier ; tu ne le voudrais pas !

Charrier.

Mais il y a une juste limite.

Henri.

L’ai-je dépassée ? Voilà bien du bruit pour un méchant billet de deux cents louis !

Charrier.

Si c’était le premier… ou le dernier !

Henri.

Ce n’est ni l’un ni l’autre, j’en conviens. Mais soyons de bon compte : tu me l’as dit souvent : l’oisiveté est la mère de tous les vices ; or, je suis oisif.

Charrier.

C’est justement ce que je vous reproche !

Henri.

À qui la faute ? J’avais une vocation pour l’état militaire ; tu m’as défendu de la suivre !… M’y autorises-tu maintenant ?

Charrier.

Non, diable !

Henri.

Je te promets que je ne ferais plus de dettes.

Charrier.

J’aime encore mieux payer ! Je n’ai pas amassé des millions pour envoyer mon unique héritier se faire casser la tête en Afrique !

Henri.

Unique héritier ?

Charrier.

Du nom.

Henri.

Oh ! tu t’appelles Charrier.

Charrier.

Eh bien ! méprisez-vous le nom de votre père, à présent ?

Henri.

Non, certes ! Je n’en sache pas de plus honorable, et je te remercie de me l’avoir gardé sans tache. C’est une partie de l’héritage dont les pères se préoccupent médiocrement par le temps qui court, et je ne te suis pas peu reconnaissant d’y avoir songé.

Charrier, lui prenant les mains.

Voilà ma récompense, mon cher enfant ! — Mais, sapristi ! je ne suis pas venu pour te dire des tendresses ! Où en étions-nous ?

Henri.

Tu tiens à reprendre ?

Charrier.

Oui, morbleu ! Tu as fait des sottises, et je veux, non plus te gronder, tu m’as tait perdre le fil de ma colère, mais te parler raison.

Henri.

Reprenons donc. Je te disais qu’en me fermant la carrière militaire, tu m’avais condamné à l’oisiveté, et que, l’oisiveté étant la mère de tous les vices, tu devais avoir des bontés pour sa petite famille.

Charrier.

Mais il y a d’autres carrières.

Henri.

Permets ! Si je suis trop riche pour faire ce qui me plaît, à plus forte raison pour faire ce qui ne me plaît pas. Concession pour concession : je consens à ne pas être soldat ; mais tu me permettras, en retour, de n’être rien du tout, et, partant, de faire quelques folies pour passer le temps, jusqu’au jour où il te plaira me marier. Elles coûtent un peu cher, mais tu es millionnaire.

Charrier.

Aussi n’est-ce pas ta dépense qui me contrarie le plus… j’aimerais mieux te voir dépenser le double à autre chose.

Henri.

Oui, à autre chose qui ne m’amuserait pas.

Charrier.

Qui ne t’afficherait pas, malheureux ! Comment veux-tu que je marie un pilier de coulisses ?

Henri.

Où veux-tu donc que j’exerce ? où veux-tu que j’aille ? Parle ! j’irai.

Charrier.

Je n’ai pas besoin de savoir où tu vas ; je ne te le demande pas… mais s’il faut absolument que tu ailles quelque part, il est certain qu’une liaison avec une femme… comment dirai-je ?

Henri.

Mariée ?

Charrier.

Non ! mais enfin… avec une femme qui aurait des ménagements à garder… Il est certain, dis-je, qu’une telle liaison te coûterait moins cher et ne nuirait pas à ton établissement.

Henri.

À la bonne heure ; un peu de morale ne gâte rien.

Charrier.

Mon Dieu, je sais bien que ce n’est pas la morale de l’Évangile, mais c’est celle du monde ; que veux-tu que j’y fasse ?

Henri.

Bah ! je parie que toi, tout le premier, tu refuserais ta fille à un homme dans cette position.

Charrier.

Pas du tout.

Henri.

Voyons, je suppose que mon ami Sergine, par exemple…

Charrier.

C’est autre chose : sa liaison est publique.

Henri.

Publique ? Ni lui ni la marquise ne l’avouent, et personne n’a l’air de s’en douter.

Charrier.

C’est le secret de Polichinelle.

Henri.

Alors Polichinelle est bon enfant, car la marquise est reçue partout et tout le monde va chez elle.

Charrier.

Du moment qu’elle sauve les apparences…

Henri.

Tout est sauvé… fors l’honneur ! — J’admire ta facilité à l’endroit des femmes légères… Je la partage ; mais je suis très collet monté quand il s’agit de ma sœur, et je m’étonne que tu lui laisses voir sa marraine, si sa liaison avec Sergine est en effet publique.

Charrier.

Quand je dis qu’elle est publique, je veux dire…

Henri.

Qu’elle ne l’est pas.

Charrier.

Tu m’ennuies. La marquise fréquente la meilleure compagnie, elle y est très bien vue, et je n’ai pas de motif pour rompre avec elle.

Henri.

Je ne dis pas le contraire, mais il serait piquant qu’elle ne fût pas compromise et que Sergine le fût au point de ne plus trouver à se marier.

Charrier.

Il l’est, marié ! Sa liaison est acceptée comme un mariage morganatique. D’ailleurs, qu’est-ce que tu me chantes avec ton Sergine ? Crois-tu que je mènerais ta sœur chez la marquise si cette relation était de nature à lui faire tort ?

Henri.

Loin de moi…

Charrier.

J’honore la marquise ! je la considère comme un ange…

Henri.

Un ange déchu, en tout cas.

Charrier.

Va, la pauvre femme est plus à plaindre qu’à blâmer.

Henri.

Je veux bien ne pas la blâmer du tout, mais je demande à ne pas être obligé de la plaindre. Il me semble que tout lui a assez bien réussi ; orpheline et sans le sou, elle a épousé un vieux mari pour sa fortune…

Charrier.

Ce n’est pas vrai. Elle a épousé son oncle par raison de famille et non par intérêt. Elle a été angélique pour lui, ce qui n’est pas un petit mérite, car le bonhomme est un braque des mieux conditionnés ; je ne pense pas que ton goût pour la contradiction aille jusqu’à le défendre ?

Henri.

Non, oh ! non ! Il me donne sur les nerfs, ce petit vieux paradoxal, pointu et pointilleux, cet ennemi personnel de l’égalité, ce détracteur narquois de notre révolution ! Je suis enchanté que sa femme ait eu l’esprit de le mettre dans son tort et de se séparer en lui tirant une pension de 50 000 francs ; je ne suis pas fâché qu’elle ait, depuis, accommodé de toutes pièces ce voltigeur de Louis XIV, et que le monde lui ait passé cette petite douceur, à la pauvre femme. Mais quant à la trouver malheureuse, non, non, non !

Un Domestique, annonçant à droite.

M. le marquis d’Auberive !



Scène III

HENRI, CHARRIER, LE MARQUIS.
Charrier.

Ah ! monsieur le marquis, pourquoi avez-vous pris la peine de vous déranger ?

Le Marquis.

Comment donc, monsieur, rien ne saurait moins me déranger que de venir chez vous.

Charrier, s’inclinant.

Monsieur le marquis !

Le Marquis.

Sans doute : vous êtes sur le chemin de mon cercle. — Vous m’aviez fait l’honneur de m’écrire pour me demander un rendez-vous chez moi, il fallait vous répondre et, en passant devant votre porte, je me suis dit : Parbleu ! économisons une course à ce bon M. Charrier, et une lettre à moi. Vous n’imaginez pas mon horreur pour les plumes.

Henri.

Horreur que ce bon M. Charrier doit bénir, puisqu’elle lui vaut l’honneur inappréciable de votre visite.

Charrier.

Henri !

Le Marquis.

Je vous ai choqué, jeune homme ? Ce n’était pas mon intention ; mais si vous n’êtes pas content…

Charrier.

Il l’est.

Henri.

Pas trop.

Charrier.

Fais-moi le plaisir de t’en aller ; j’ai à parler d’affaires avec monsieur.

Henri, à part.

Au fait, ce serait ridicule. (Haut.) Votre serviteur, monsieur.

Il sort par la gauche.



Scène IV

CHARRIER, LE MARQUIS.
Le Marquis.

Il est gentil votre garçon ; il a du sang.

Charrier.

Il n’en a que trop. — Je suis chargé…

Le Marquis.

À quoi le destinez-vous ?

Charrier.

Au mariage.

Le Marquis.

Vous êtes sévère. Est-ce qu’il n’a pas d’autre vocation ?

Charrier.

Il voulait être militaire ; mais vous comprenez que je ne m’en soucie pas.

Le Marquis.

Vous ne voulez pas que votre nom périsse, je conçois cela. Encore un trait de l’aristocratie financière. Je les recueille religieusement. Les travers du vainqueur sont la consolation du vaincu : consolation bien innocente. Vous nous avez renversés, et je me gaudis à voir ce que vous avez mis à notre place.

Charrier.

L’égalité.

Le Marquis.

Elle est jolie votre égalité, parlons-en ! vous avez substitué une caste à une autre, voilà tout.

Charrier.

Il y aurait beaucoup à répondre, mais ce serait long et nous n’avons pas de temps à perdre, dans cette caste où l’on travaille. — Je suis chargé par madame la marquise, votre femme…

Le Marquis.

Ma nièce, s’il vous plaît.

Charrier.

Votre nièce, soit, m’a chargé auprès de vous d’une négociation délicate.

Le Marquis.

Rien de plus simple entre gens délicats. Parlez.

Charrier.

En deux mots elle s’est laissée gagner par la fièvre de spéculation qui tient Paris…

Le Marquis.

Et elle a perdu. C’est à moi de payer : j’ai bon dos.

Charrier.

D’abord, vous n’êtes pas obligé de payer les engagements contractés par la femme…

Le Marquis.

Passons. — Combien doit-elle ?

Charrier.

Cent mille francs.

Le Marquis.

Peste !

Charrier.

Elle ne vous les demande pas. Elle vous propose seulement de lui avancer la somme, et de lui retenir la moitié de sa pension jusqu’à l’entier payement de sa dette, capital et intérêts.

Le Marquis.

La proposition n’est pas acceptable ; mais ce sont là des arrangements de famille qui se régleront mieux d’elle à moi que par intermédiaire. Je pense qu’elle ne fera pas difficulté de me recevoir : si son mari a eu des torts envers elle, son oncle n’en a pas eu. — Dans quelle escroquerie s’est-elle laissée prendre ?

Charrier.

Dans la Banque territoriale de M. Vernouillet. Elle a souscrit deux cents actions, sans me consulter…

Le Marquis.

Elle ne figurait pourtant pas au procès intenté par les actionnaires.

Charrier.

Elle n’a pas cru devoir mêler votre nom aux débats de cette sale affaire.

Le Marquis.

Je lui en sais bon gré.

Charrier.

D’ailleurs, il était probable que les actionnaires seraient déboutés de leur demande ; Vernouillet est trop roué pour se laisser prendre sans vert.

Le Marquis.

C’est un garçon d’esprit.

Charrier.

Vous le connaissez ?

Le Marquis.

Pour l’avoir vu dans les salons de la haute finance, où je mets quelquefois les pieds.

Charrier.

Vous ne l’y verrez plus.

Le Marquis.

Et pourquoi ? Il a gagné son procès.

Charrier.

Vous n’avez donc pas lu les considérants de l’arrêt ? Ils sont terribles contre lui, même celui qui lui donne gain de cause. « Attendu, toutefois, que les manœuvres dudit Vernouillet ne constituent point un délit prévu par la loi… »

Le Marquis.

Du moment qu’il est en règle avec la loi, qu’avez-vous à dire ? Vous serez le premier à lui donner la main.

Charrier.

Moi !

Le Marquis.

Vous la donnez tous les jours à des gens qui ne valent pas mieux que lui.

Charrier.

Jamais !

Le Marquis, lui prenant la main.

Homme vertueux ! — Je suis moins puritain que vous. (Il lui lâche la main et secoue ses doigts, après avoir passé à gauche, où il s’assied.) Mais permettez-moi d’admirer votre inconséquence. Vous êtes dans les meilleurs termes avec M. Barbançon, qui est une lourde bête…

Charrier.

C’est un honnête homme.

Le Marquis.

Le salueriez-vous s’il était pauvre ?

Charrier.

S’il était pauvre, je ne le connaîtrais pas.

Le Marquis.

C’est donc uniquement sa position que vous connaissez et son argent que vous saluez. Eh bien, croyez-vous qu’il y ait bien loin de saluer l’argent d’un imbécile à saluer l’argent d’un fripon ? — Contredisez-moi si vous pouvez, mais ne haussez pas les épaules. — Quant à moi, j’adore l’argent partout où je le rencontre ; les souillures humaines n’atteignent pas sa divinité ; il est parce qu’il est.

Charrier.

Mais saprelotte, il a toujours été, de votre temps comme du nôtre !

Le Marquis.

Permettez ! de notre temps ce n’était qu’un demi-dieu. Ce qui m’amuse dans votre admirable révolution, c’est qu’elle ne s’est pas aperçue qu’en abattant la noblesse, elle abattait la seule chose qui pût primer la richesse. — Vous avez une réponse piquante à me faire ?

Charrier.

Non, monsieur, non.

Le Marquis.

Si fait ; je le vois à vos mouvements nerveux. Ne vous gênez pas, mon cher. (Tirant sa montre.) J’ai encore un quart d’heure à vous donner.

Charrier.

Vous êtes trop bon.

Le Domestique, venant de la droite.

M. Vernouillet demande si monsieur peut le recevoir.

Charrier.

Non.

Le Marquis.

Avez-vous peur d’être obligé de lui donner la main devant moi ?

Charrier, fièrement au domestique.

Faites entrer !



Scène V

LE MARQUIS, assis ; CHARRIER, VERNOUILLET.
Charrier, très hautain.

Si vous avez à me parler, monsieur, je suis désolé de ne pas être disponible pour le moment : je suis en affaire avec monsieur.

Vernouillet, très humble.

Il suffit, monsieur. Je repasserai.

Le Marquis.

Mais non, je n’entends déranger personne. D’ailleurs nous avons terminé. Si je suis de trop…

Vernouillet.

Non, monsieur.

Charrier.

Alors, monsieur, faites vite, car je suis attendu.

Vernouillet.

C’est bien simple, monsieur ; je m’occupe de réaliser ma fortune ; j’ai des fonds chez vous, et je venais vous prier…

Charrier.

Je vais donner l’ordre qu’on règle votre compte ; vous l’aurez dans un instant. Monsieur le marquis, je suis votre serviteur.

Il sort par la gauche.



Scène VI

LE MARQUIS, assis, VERNOUILLET.
Le Marquis, à part.

Tu lui donneras la main, faquin, c’est moi qui te le dis. (Tirant sa montre.) Bah ! le cercle aura tort. J’ai ici de quoi m’amuser. (À Vernouillet, qui examine les tableaux par contenance.) Vous ne me reconnaissez pas, monsieur Vernouillet ?

Vernouillet.

Pardon, monsieur le marquis, mais je craignais de ne pas être reconnu moi-même.

Le Marquis.

À cause de votre procès ? Il paraît bien que le cas n’était pas pendable puisqu’on ne vous a pas pendu… et d’ailleurs l’accueil rogue de ce bon M. Charrier m’a tout disposé en votre faveur.

Vernouillet.

Ah ! monsieur, je vous jure que mon seul but dans cette malheureuse spéculation était de faire un coup qui me mît à même de rester honnête homme.

Le Marquis.

En effet, cela ne vaut-il pas mieux pour un garçon de cœur que de passer sa vie à carotter, pour parler la langue de vos salons ? On s’exécute une bonne fois, c’est pénible, mais on n’a pas à y revenir : voilà comme je comprends la probité.

Vernouillet.

Moi aussi. Malheureusement j’ai échoué au port.

Le Marquis.

En somme, de quoi vous plaignez-vous ? Vous avez fait le saut périlleux : vous pouviez vous casser les reins, et vous en êtes quitte pour une entorse, ce qui prouve que vous êtes retombé sur vos pieds ! — Voyons, je suis quelquefois de bon conseil ; ouvrez-moi votre cœur : quel est votre actif ?

Vernouillet.

Huit cent mille francs.

Le Marquis.

Huit cent mille francs ! Que parliez-vous d’honnêteté ? Vous êtes de plain-pied avec la délicatesse… Quel est votre plan ?

Vernouillet.

Je vais quitter la France.

Le Marquis.

Et pourquoi ?

Vernouillet.

Vous avez vu l’accueil de M. Charrier. Eh bien, cet accueil je le trouve partout depuis huit jours !

Le Marquis.

Parbleu ! vous vous présentez avec une mine penaude qui invite. Vous avez l’air en train d’avaler votre condamnation. Le niais l’avale, l’homme fort la crache. Il faut se faire un front qui ne rougisse plus. L’effronterie, voyez-vous, il n’y a que cela dans une société qui repose tout entière sur deux conventions tacites : primo, accepter les gens pour ce qu’ils paraissent ; secundo, ne pas voir à travers les vitres tant qu’elles ne sont pas cassées.

Vernouillet.

Mais, monsieur le marquis, est-ce que les miennes ne le sont pas, cassées ?

Le Marquis.

Fêlées seulement. Mais ne vous abandonnez pas, morbleu ! L’œil provocant, la voix haute ! N’attendez pas les gens, ils ne viendraient pas à vous : n’allez pas au-devant d’eux, ils vous tourneraient le dos ; marchez sur eux en leur tendant une main menaçante, et ils la prendront : Charrier tout le premier, ce qui m’amusera.

Vernouillet.

Vous croyez véritablement ?…

Le Marquis.

J’en suis sûr. Vous rencontrerez peut-être quelque tempérament sanguin, quelque don Quichotte qui regimbera ; mais vous ferez un exemple, et tout sera fini.

Vernouillet.

Je tire assez bien l’épée.

Le Marquis.

Fi donc ! Mettez-vous tout bonnement sous la protection de la loi. Elle est admirable, la loi ! Elle n’admet pas le diffamateur à la preuve du fait… et voyez en effet où nous en serions, si, pour vilipender impunément un honnête homme comme vous, il suffisait de prouver son dire.

Vernouillet.

Il n’y aurait plus de sécurité pour personne.

Le Marquis.

Que pour les imbéciles.

Vernouillet.

Et vous êtes sûr qu’on oubliera tout à fait ?…

Le Marquis.

Parbleu ! regardez Charrier : ne jouit-il pas de l’estime générale ?

Vernouillet.

Comment, Charrier ? Est-ce que ?…

Le Marquis.

Vous ne le saviez pas ? Vous voyez bien que cela s’oublie. Oui, il a gagné son procès, il y a quelque quinze ans, un procès qui est le pendant du vôtre. Qui s’en souvient aujourd’hui ? Personne… pas même lui !

Vernouillet.

Et le voilà maire de son arrondissement !

Le Marquis.

Bientôt pair de France, dit-on !… cela doit vous encourager.

Vernouillet.

Merci, monsieur le marquis ! J’avais perdu mes étriers, vous me remettez en selle ! Je me retrouve, et morbleu !…

Le Marquis.

Vous saurez encore dominer la situation.

Vernouillet.

Rapportez-vous-en à moi. Le trajet que Charrier a fait en quinze ans, je le ferai, moi, en quinze jours.

Le Marquis.

Comment cela ?

Vernouillet.

Par le droit chemin.

Le Marquis.

C’est-à-dire par le plus court, c’est tout un… en mathématiques.

Vernouillet.

On m’a offert hier la Conscience publique. Qu’avais-je à faire d’une arme ? Je me croyais perdu sans ressource, j’étais ahuri, j’ai refusé. Mais elle n’est pas encore vendue, il ne tient qu’à moi de l’avoir… Je l’aurai ! Et, morbleu ! mes petits messieurs, les rôles vont changer !

Le Marquis.

C’est une idée de génie que vous avez là ! (À part.) Ils achètent un journal comme nous achetions un régiment. (À Vernouillet.) Ah ! ah ! vous allez bien vous venger !

Vernouillet.

Me venger ? Allons donc ! la vengeance est un enfantillage de vaincu, et moi, je serai demain le maître du monde ! Je m’empare, avec mon argent, de la seule force dont l’argent ne disposât pas encore, de l’opinion ; je réunis dans ma main les deux pouvoirs qui se disputaient l’empire, la finance et la presse ! Je les décuple l’une par l’autre, je leur ouvre une ère nouvelle, je fais tout simplement une révolution.

Le Marquis.

Et moi qui vous donnais des conseils ! C’est le pigeon qui couve un épervier !

Vernouillet.

Non pas ! Sans vous je me laissais étouffer ; aussi ma reconnaissance…

Le Marquis.

Vous ne m’en devez pas. Je serai payé par votre grandeur. J’aime à voir au pinacle les honnêtes gens comme vous qui se sont enrichis par leur travail et leur intelligence : c’est de bon exemple ; c’est l’honneur de notre temps et la consolation de ma vieillesse.



Scène VII

LE MARQUIS, CHARRIER, VERNOUILLET.
Charrier, à Vernouillet.

Voici votre compte, monsieur ; vous pouvez vous présenter à la caisse.

Vernouillet.

Merci.

Charrier.

Vous êtes encore là, monsieur le marquis ?

Le Marquis.

Ma foi, oui. Je me suis attardé à faire ma cour à M. Vernouillet.

Charrier.

Votre cour ?

Le Marquis.

Tel que vous le voyez, M. Vernouillet va devenir une puissance.

Vernouillet, à Charrier.

M. le marquis plaisante ; mais, véritablement, si je puis vous être utile, j’en serai charmé.

Charrier.

Ah çà ! messieurs, que signifie ?…

Le Marquis, allant à Vernouillet.

Cela signifie que vous voyez l’acquéreur de la Conscience publique.

Charrier.

Bah !

Vernouillet.

Oui, mon cher monsieur Charrier ; c’est pour payer que je réalise ma fortune.

Le Marquis, à Charrier.

Vous honoriez en lui la vertu toute nue, vous en serez récompensé. Adieu, messieurs ; je suis en retard d’une heure sur mon rendez-vous, mais je n’ai pas perdu mon temps. (À part, en sortant.) Crève donc, société !



Scène VIII

VERNOUILLET, CHARRIER.
Vernouillet.

J’ai été fort attaqué dans ces derniers temps ; mais je sais que vous m’avez toujours défendu, et je vous en suis profondément reconnaissant.

Charrier.

Mon Dieu, je n’ai pas eu beaucoup d’occasions de vous défendre…

Vernouillet.

Mais vous n’en avez pas laissé échapper une, j’en suis sûr ; et un mot de votre bouche a plus d’autorité que toutes les calomnies. (Lui tendant la main.) C’est entre nous à la vie, à la mort. (Charrier lui donne la main, en regardant instinctivement la porte par où est serti le marquis.) Ah çà ! mon cher, je ne suis pas un faiseur de vaines protestations : en quoi puis-je vous servir ?

Charrier.

Non, mon cher… ma conduite envers vous a été ce qu’elle devait être, et je n’en veux pas de récompense.

Vernouillet.

Pas d’enfantillage, mon ami ;… vous ajouterez à ma reconnaissance en m’offrant une occasion de vous la témoigner.

Il s’assied à gauche de la table.
Charrier, à part.

Il est plein de cœur !

Vernouillet.

Parlez. J’ai quelques fidèles à servir, mais je veux commencer par vous.

Charrier.

C’est que je ne vois pas trop…

Vernouillet.

Je sais de bonne source qu’il est question de vous pour la pairie. Le roi résiste, mais nous lui forcerons la main.

Charrier.

Comment cela ?

Vernouillet.

En lui assénant un bon article contre la Chambre des pairs où l’on ne fourre que des hommes hors d’âge et de service, au détriment des gens comme vous qui unissent l’expérience à l’activité. Cela vous va-t-il ?

Charrier.

Il n’en faudrait peut-être pas davantage…

Vernouillet.

Eh bien, c’est dit. Ne me remerciez pas, c’est encore moi qui serai votre obligé, je vous le répète.

Ils se lèvent.
Charrier, à part.

Plein de cœur !

Vernouillet.

Je vous quitte ; il faut que je passe à la caisse.

Charrier.

N’en prenez pas la peine, je vous enverrai la somme chez vous.

Vernouillet.

Non, non. Je vais la prendre en sortant.

Un Domestique, annonçant de la droite.

M. le vicomte et madame la vicomtesse d’Isigny.

Vernouillet.

Candidats perpétuels à l’Académie française.



Scène IX

CHARRIER, VERNOUILLET, LA VICOMTESSE, LE VICOMTE.
Vernouillet.

Désolé, madame, de sortir quand vous entrez, mais les affaires commandent et je pars…

La Vicomtesse.

Pour la Belgique ? (Allant à Charrier.) Vous êtes étonné de ma visite, cher monsieur ? Voilà ce que c’est : M. d’Isigny avait à vous parler de je ne sais quoi et je suis montée avec lui pour vous inviter à mon bal du trois.

Charrier.

C’est trop d’honneur, belle dame.

La Vicomtesse.

Ne vous pressez pas d’en tirer vanité ! Ce n’est pas à vous spécialement que je tiens, — on a toujours assez de whisteurs, — mais à votre charmante fille et à votre mauvais sujet de fils, un des derniers jeunes gens qui dansent encore.

Charrier.

Il vous remerciera lui-même, madame.

Il va tirer un cordon de sonnette à la cheminée.
Vernouillet, à part.

Son mari est vicomte comme moi… Je te remettrai au pas !

Charrier, à un domestique qui entre de la gauche.

Priez M. Henri et mademoiselle de venir.

Vernouillet, à Charrier.

Adieu, mon ami. (Il lui serre la main. — Au vicomte en lui tendant la main.) Au revoir, cher vicomte. (Le vicomte lui serre la main.) Madame. (Elle lui rend à peine son salut. — À part.) Pimbêche, va !

Il sort.



Scène X

CHARRIER, LA VICOMTESSE, assise ; LE VICOMTE.
La Vicomtesse, au vicomte.

Comment osez-vous donner la main à cette espèce ?

Le Vicomte.

Dame ! j’ai vu que M. Charrier la lui donnait…

La Vicomtesse.

Les hommes sont plats !

Charrier.

Mon Dieu ! madame, à tout péché miséricorde.

La Vicomtesse.

Eh bien, moi, je suis moins pitoyable. C’est avec ces indulgences-là, messieurs, que les honnêtes gens se laissent déborder par les fripons.

Le Vicomte.

Il est certain que si nous ne serrons pas les rangs, nous finirons par marcher pêle-mêle avec les maraudeurs et les goujats.

Charrier.

Permettez. Vernouillet n’est pas un homme ordinaire.

La Vicomtesse.

Cartouche non plus.

Le Vicomte.

Très juste !

Charrier.

S’il y a quelques petites choses à dire sur la source de sa fortune, je parierais qu’il en fera du moins un bon usage… Il a déjà commencé… Il vient d’acheter la Conscience publique.

Le Vicomte.

Le journal ?

Charrier.

Oui.

Le Vicomte, bas, à sa femme.

Ah ! mais, ça devient un homme à ménager.

La Vicomtesse, de même.

Certainement.

Un Domestique, de la droite.

M. de Sergine.


Scène XI

CHARRIER, SERGINE, LA VICOMTESSE, LE VICOMTE.
Charrier.

Bonjour, Sergine. Est-ce pour moi que vous venez, ou pour mon fils ?

Sergine.

Aujourd’hui c’est pour Henri.

Charrier.

Je viens justement de le faire appeler.

La Vicomtesse.

Monsieur de Sergine… Que dites-vous de la grande nouvelle ?

Sergine.

Je dis que je ne la sais pas.

La Vicomtesse.

Votre journal est vendu.

Sergine.

Ah ! ce pauvre Deschamps a donc enfin trouvé un acquéreur ? J’en suis bien aise. Le nom de mon nouveau chef ?

Charrier.

Vernouillet.

Sergine.

Vernouillet !

Le Vicomte.

Eh bien, qu’en dites-vous, cette fois ?

Sergine.

Je dis que Deschamps a fait une mauvaise action et donné un exemple funeste. Comment ! voilà un homme qui ne vendrait pas sa maison à un teneur de tripot et qui vend son journal à un Vernouillet !

Le Vicomte, bas, à sa femme.

Compromettant, ce monsieur.

Sergine.

Ce Vernouillet ! Croit-il par hasard avoir aussi acheté les rédacteurs ?

La Vicomtesse, froidement à Sergine.

Avez-vous reçu notre invitation pour le trois ?

Sergine.

Oui, madame, je vous remercie.

La Vicomtesse, au vicomte.

Venez, mon ami.

Le Vicomte.

Oui, mon amie.

La Vicomtesse.

Adieu, messieurs.

Le Vicomte.

Adieu, messieurs.

Ils sortent.



Scène XII

CHARRIER, SERGINE.
Sergine.

On dirait que je fais fuir la vicomtesse. Est-ce que M. Vernouillet serait de ses amis ?

Charrier.

Vous avez la parole légère, mon cher.

Sergine.

Je l’ai franche.

Charrier.

Ce n’est pas moi qui vous détournerai de la franchise, j’en fais profession moi-même ; mais, que diable ! il y a des occasions où il faut se borner à être franc in petto. Quoi que vous pensiez de Vernouillet, vous allez vous trouver avec lui dans des relations forcées et, disons-le, inégales…

Sergine.

Mon cher monsieur Charrier, je n’ai jamais été dans la dépendance de personne, et je n’y serai jamais. Je ne mets pas ma plume au service d’un journal, je mets un journal au service de mes idées. Le jour où ce Vernouillet voudra déshonorer la Conscience publique, je chercherai l’hospitalité ailleurs.

Charrier.

Rien de mieux, mais d’ici là ?

Sergine.

D’ici là, soyez tranquille, je le tiendrai poliment à distance.



Scène XIII

CHARRIER, HENRI, SERGINE.
Henri, à Sergine.

Bonjour, mon cher. — Tu m’as fait appeler, père ?

Charrier.

Oui, mais tu viens trop tard ; la vicomtesse voulait t’inviter elle-même à son bal : elle est partie.

Henri.

J’en suis au désespoir. M. le vicomte était avec elle ?

Charrier.

Sans doute.

Henri.

Mon désespoir redouble. J’ai manqué la fleur de l’aristocratie. Tu sais, Sergine, qu’on leur a contesté leur noblesse… des envieux ! Mais on a été aux sources, et l’on a reconnu que le vicomte est bien réellement d’Isigny, à preuve que son grand-père y vendait du beurre.

Charrier.

Tu ne te plais qu’à critiquer les gens que je reçois chez moi.

Henri.

Reçois-en d’autres. — À propos, j’oubliais… on te demande à la caisse.

Charrier.

Que ne le disais-tu tout de suite ! Bonjour, Sergine. (En s’en allant.) Il faut que ce garçon-là dise des sottises quand il n’en fait pas.

Il sort par la gauche.



Scène XIV

HENRI, SERGINE.
Henri, à demi voix.

Eh bien ?

Sergine.

Je quitte Villefort ; il déclare qu’en parlant des banquiers il ne faisait pas la moindre allusion à ton père, pour qui d’ailleurs il professe le plus grand respect, et il te le répètera lui-même ce soir au cercle, devant témoins.

Henri.

Allons, tout est pour le mieux. Je regrettais presque la démarche que je t’avais demandée ; la réputation d’un honnête homme ressemble à celle d’une honnête femme : on la compromet en se battant pour elle. Je ne t’en remercie pas moins.

Sergine.

Tu sais à quel point je suis à ton service.

Henri.

Ah ! pardieu, pas plus que moi au tien. Je n’aime pas les phrases sentimentales, mais j’éprouve le besoin de te dire…

Sergine.

Quoi ?

Henri.

Non, c’est bête comme une romance. Enfin je suis flatté d’être ton ami, cela me donne une bonne idée de moi-même.

Sergine.

Il paraît que tu t’en fais une de moi exorbitante.

Henri.

J’ai même un projet dont il faut que je te parte, un projet que je caresse depuis quelque temps dans la solitude du cigare. — Comment trouves-tu ma sœur ? Tu rougis ! Bravo ! Je m’en doutais ! Le mot devant lequel je reculais tout à l’heure, grâce à ce mariage-là, ne sera plus ridicule… mon frère !

Sergine.

Mon brave Henri ! Je suis touché au fond du cœur de ce que ton amitié rêve pour moi, mais c’est impossible !

Henri.

Pourquoi donc ?

Sergine.

J’aime ta sœur, je ne m’en défends pas, et j’avais besoin de cette explication, car je ne savais sous quel prétexte cesser mes visites ici sans affliger ton amitié.

Henri.

Mais, morbleu pourquoi les cesser ?

Sergine.

Parce que je dois oublier ta sœur, mon ami… je ne suis pas libre.

Henri.

Mais, du moment que tu aimes Clémence, tu n’aimes plus la marquise, et dès lors je ne vois pas…

Sergine.

Le lien n’en subsiste pas moins. La marquise n’est pas une femme que j’aie rencontrée libre et qui n’ait rien eu à sacrifier pour se donner à moi.

Henri.

Comment ?

Sergine.

Après ton ouverture fraternelle, je te dois toute la vérité. Mon intimité avec la marquise est antérieure à sa séparation ; elle en est la seule cause.

Henri.

Bah !

Sergine.

Le marquis avait des soupçons depuis quelque temps : il surveilla, et bientôt il eut des preuves.

Henri.

Et il ne t’a pas tué, ce bretteur ?

Sergine.

Il fit mieux. — Il entra chez moi un matin, très pâle et vieilli de dix ans. « Monsieur, me dit-il, vous êtes l’amant de ma nièce ; ne niez pas ! Je ne peux pas vous tuer sans déshonorer une d’Auberive ; c’est ce qui vous sauve la vie. J’ai droit de disposer de vous : partez et faites un voyage de trois mois. » C’est alors que j’allai à Florence où je te rencontrai. À mon retour la marquise était séparée de son mari ; il lui avait manqué devant témoins, et avait exigé qu’elle lui intentât un procès en séparation. L’honneur était sauf.

Henri.

Tiens, tiens ! Le voltigeur de Louis XIV remonte dans mon estime.

Sergine.

Oui, mais tu comprends que le monde, en nous amnistiant, a créé entre nous un lien plus indissoluble que le mariage même. La condition tacite de sa tolérance, c’est la perpétuité de notre liaison : le jour où en se rompant elle deviendrait une aventure vulgaire, tout le scandale en suspens sur la tête de la pauvre femme tomberait tout à coup sur elle et t’écraserait. — Et maintenant, crois-tu que j’aie le droit de l’abandonner ?

Henri.

Non.

Sergine.

Ne parlons plus de cela, n’en reparlons jamais. Il ne faut pas toucher à une plaie quand on veut qu’elle se cicatrise. Je ne viendrai plus ici, viens chez moi… viens souvent… (La porte de gauche s’ouvre.) Ta sœur ! adieu.

Clémence, en voyant Sergine, s’arrête sur la porte ; Sergine la salue froidement et sort.



Scène XV

CLÉMENCE, HENRI.
Clémence.

Eh bien ?

Henri, à part.

Tranchons dans le vif. (Haut.) Ma pauvre enfant, c’est moi qui avais raison ; il ne songe pas à toi. Il en aime une autre.

Clémence, après un silence.

Qui ?

Henri.

Il ne me l’a pas nommée. C’est une jeune fille du faubourg Saint-Germain qu’il ne peut épouser. (Clémence s’assied sur la chaise auprès de la table, et pleure silencieusement dans son mouchoir. Henri s’agenouille devant elle et l’entoure de ses bras.) Voyons, ma chérie, ne pleure pas… tu me fends le cœur. Nous te trouverons un mari digne de toi, quand je devrais l’aller chercher au bout du monde. Mais ne pleure pas, petite sœur, je t’en prie. (Pleurant à moitié.) Je t’aime bien, moi ! (Clémence l’embrasse au front, se lève et sort lentement par la gauche. Henri la suit des yeux.) S’il ne peut pas quitter la marquise, c’est la marquise qui le quittera.

Il prend son chapeau et sort.