Les Eaux souterraines
Revue des Deux Mondes3e période, tome 81 (p. 854-881).
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LES
EAUX SOUTERRAINES

I.
LEUR TRAVAIL A L’ÉPOQUE ACTUELLE.

Dès les temps les plus reculés, les sources bienfaisantes qui jaillissent de l’intérieur de la terre ont excité la gratitude et souvent l’admiration des hommes. Comme la mer et les fleuves, elles ont été divinisées chez les populations de la grande famille indo-européenne ; le culte qui leur était rendu, les fables dont la superstition les entourait, expriment à quel degré l’imagination populaire était frappée de leur origine mystérieuse, de leur cours intarissable et de leurs propriétés secrètes. Les Grecs attribuaient à la fontaine de Dodone, en Épire, la faculté de découvrir les vérités cachées et de rendre des oracles. Celle d’Egérie était supposée posséder le même pouvoir, et les Romains avaient confié sa garde, de même que celle du feu sacré, à des vestales. Les sources de Castalie, au flanc du Parnasse et d’Hippocrène, près de l’Hélicon, passaient pour communiquer l’esprit poétique.

Les Gaulois avaient une vénération particulière pour les sources thermales auxquelles ils allaient demander la santé, comme le témoignent les noms des divinités Lixo et Borvo, inscrits sur des ex-voto, étymologies évidentes de ceux de Luchon, de Bourbonne et de deux localités bien connues aussi, Bourbon-l’Archambault et Bourbon-Lancy. Nos vieux romans de chevalerie, en imaginant une fontaine de Jouvence, où pouvaient se retrouver les forces et les charmes perdus, ne faisaient que reproduire un mythe déjà très répandu aux premiers âges de la Grèce, tant était grande la confiance dans la vertu des eaux.

L’antiquité avait personnifié les sources sous la forme de naïades, jeunes femmes couronnées de plantes aquatiques, tenant en main une coquille ou appuyées sur une urne penchante. L’art moderne adopta cette : allégorie ingénieuse. Chacun connaît les gracieuses figures dont le ciseau de Jean Goujon, a décoré la fontaine des Innocens, et la Nymphe de Fontainebleau, à laquelle Benvenuto Cellini donna un cerf pour attribut, afin de rappeler la source découverte pendant une chasse royale. La fontaine des Haudriettes, à Paris, était surmontée d’une naïade dont Diderot a loué « le caractère fluide et coulant. » Parmi les œuvres de la peinture, est-il besoin de mentionner la plus séduisante de celles que le pinceau d’Ingres nous ait laissées ?

La pérennité des sources, regardée longtemps comme un mystère sacré et impénétrable, était aussi le caractère le plus frappant pour ceux qui, en dehors du domaine de la religion et de la poésie, cherchaient à expliquer ce continuel écoulement. Suivant l’idée d’Aristote, adoptée par Sénèque et très accréditée encore au XVIe siècle, « l’intérieur de la terre renferme des cavités profondes et beaucoup d’air qui doit nécessairement s’y refroidir. Immobile et stagnant, il ne tarde pas à se convertir en eau, par une métamorphose semblable à celle qui, dans l’atmosphère, produit des gouttes de pluie. Cette ombre épaisse, ce froid éternel, cette condensation qu’aucun mouvement ne trouble, sont des causes, toujours subsistantes et agissant sans cesse, de transmutation de l’air. »

Quelque simple et manifeste qu’elle nous paraisse aujourd’hui, l’origine des sources fut reconnue tardivement. Vitruve, dans son ouvrage sur l’architecture, l’avait soupçonnée ; mais ce fut Bernard Palissy qui, à la suite de longues études sur la constitution du pays qu’il habitait, renversa les anciens préjugés. D’après le traité de cet observateur de génie, publié en 1580 sous le titre de Discours admirable de la nature des eaux et fontaines, tant naturelles qu’artificielles, les sources sont engendrées par l’infiltration des eaux de pluie ou de neige fondue qui descendent dans l’intérieur de la terre, au travers des fentes, jusqu’à ce qu’elles rencontrent « quelque lieu foncé de pierre ou rocher bien contigu. » Palissy recherche, en outre ; le moyen d’établir des fontaines artificielles « à l’imitation et : le plus près approchant de la nature, en ensuyvant le formulaire du souverain fontainier ; » il ajoute cette pensée profonde, qui sert aujourd’hui de base à la géologie expérimentale : « d’autant qu’il est impossible d’imiter nature en quoi que ce soit, que premièrement l’on ne contemple les effets d’icelle, la prenant pour patron et exemplaire. » Dès lors, on comprit pourquoi les sources sont inépuisables, puisqu’elles se renouvellent sans cesse par le jeu de forces permanentes : elles résultent d’une circulation souterraine, en quelque sorte symétrique, de la grande circulation aérienne de l’eau.

Les phénomènes violens, comme les tremblemens de terre, ont assurément le privilège de frapper l’imagination ; ceux qui viennent d’ébranler une portion du littoral méditerranéen de l’Italie et de la France en sont une preuve. Mais d’autres phénomènes, bien qu’ils se produisent lentement et en silence, ne sont pas moins dignes d’intérêt : tel est le mécanisme et telle est l’action si féconde des eaux souterraines, dont les sources sont la manifestation extérieure. A part l’utilité qu’elles offrent à l’homme, l’importance de leur étude est d’autant plus grande qu’elle ne s’applique pas seulement aux temps présens. Depuis que l’écorce terrestre existe, et pendant toutes les périodes de son développement, l’eau en y circulant, avec des températures parfois très élevées, a produit des effets considérables et divers, qui s’y sont en quelque sorte enregistrés d’une manière durable, et dont l’explication ressort surtout d’expériences récentes. C’est, en effet, cette circulation incessante qui a engendré un grand nombre d’espèces minérales.

Les fonctions actuelles des eaux souterraines nous occuperont d’abord, l’examen de leur rôle minéralisateur aux époques anciennes étant réservé pour une seconde étude.


I

De même que le cours des rivières dépend des formes extérieures du sol, de même le régime des eaux souterraines est une conséquence immédiate de la nature et du mode d’agencement des masses à travers lesquelles elles se meuvent.

Abstraction faite d’une couverture très mince de terre végétale, qui en est comme l’épiderme, l’écorce du globe terrestre se compose de matériaux auxquels on applique le nom de roches, lors même que, comme le sable et l’argile, ils sont de nature très peu cohérente. Toutes ces masses ont été formées successivement, pendant des périodes de très longue durée, et au milieu de circonstances dont elles portent en elles-mêmes des marques caractéristiques. Ce sont de véritables monumens qui, par leurs traits essentiels, retracent les évolutions successives de notre globe.

Les roches constitutives de la plus grande partie des continens sont dites stratifiées, parce qu’elles sont divisées en grandes plaques parallèles, auxquelles on donne le nom de strates, de couches, et quelquefois aussi de bancs et d’assises. Il est certain que les roches de cette grande catégorie, quelle que soit leur composition, ont été formées dans la mer ou dans des lacs, par des sédimens et par des organismes : une première preuve de cette vérité est fournie par leurs cailloux et leurs sables, dont l’origine ne peut différer de celle des dépôts actuels de l’Océan ; les innombrables débris d’animaux marins, devenus fossiles, en sont un témoignage plus éloquent encore ; enfin, la disposition par couches complète l’analogie avec les sédimens contemporains. Le granit et les roches cristallines de la même famille constituent le soubassement universel des roches stratifiées. Tous les terrains dont il vient d’être question peuvent être traversés par des masses minérales, disposées en plaques irrégulières plus ou moins verticales et qui contrastent d’ordinaire avec la nature des parties encaissantes. Ayant surgi de régions très profondes, elles sont désignées sous le nom de roches éruptives.

Parmi ces divers matériaux, il en est qui refusent passage à l’eau et sont imperméables. Au premier rang se présente l’argile, silicate d’alumine hydraté très abondant, surtout à l’état de mélange avec la chaux carbonatée, c’est-à-dire de marne. Le granit et ses analogues, ainsi que les schistes, dont l’ardoise représente une variété bien connue, partagent la même propriété, à la condition que les fissures qui les traversent soient suffisamment étroites. Aussi, bien que l’invasion incessante des eaux constitue l’un des principaux obstacles au travail du mineur, il est des exploitations qui restent tout à fait sèches, par suite de l’imperméabilité des masses encaissantes. L’ancienne mine d’étain de Bottalack, en Cornouailles, s’étendant sous la mer jusqu’à 700 mètres de la falaise escarpée et pittoresque par laquelle on y descendait, ne recevait pas d’infiltrations notables ; et pourtant, le toit granitique de cette mine était assez mince, en quelques points, pour que le roulement des galets, balancés par de fortes vagues, se fît entendre dans l’intérieur des galeries. Les houillères de Whitehaven, en Cumberland, pénètrent aussi sous la mer jusqu’à une distance de 3 kilomètres du rivage. Nous avons vu les galeries préparatoires du tunnel sous la Manche rester presque étanches sur plusieurs kilomètres, même dans les parties où elles étaient séparées du fond de la mer par une paroi argileuse peu épaisse. En dépit des appréhensions d’abord soulevées par le projet du percement du Mont-Cenis, le tunnel, sur son parcoure de 12 kilomètres, n’a rencontré que peu d’eau ; souvent même il fallut en aller chercher au dehors pour les besoins des ouvriers. Il en a été de même au tunnel du Saint-Gothard, d’une longueur de 15 kilomètres ; c’est à peine si, en quelques parties, des fissures profondes, situées à proximité du fit de la Reuss, ont livré passage à des irruptions boueuses.

D’autres matériaux, au contraire, se laissent facilement pénétrer par l’eau. Chaque jour nous avons occasion de voir combien le sable et le gravier sont perméables. Il en est de même de roches qui, sans être aussi poreuses, sont coupées et recoupées de fentes plus ou moins larges. Beaucoup de calcaires compactes se laissent instantanément traverser par l’eau, qui est drainée par leurs crevasses comme par des conduits artificiels.

Le régime des eaux souterraines se montre avec des caractères simples et clairs dans les dépôts connus sous le nom d’alluvions anciennes, de diluvium, de dépôts quaternaires, qui couvrent comme un tapis la plus grande partie des continens. Leurs graviers et leurs sables, associés ordinairement à des limons, absorbent avec une sorte d’avidité l’eau, à travers des interstices qui représentent une fraction notable, quelquefois un tiers du volume total. Arrêtée dans sa descente par des masses imperméables, elle s’accumule en formant une nappe, d’où on la voit exsuder par toutes les entailles qu’on y pratique. Cette nappe, presque superficielle, a reçu différens noms vulgaires : on l’appelle chez nous nappe des puits, nappe d’infiltration ; en Allemagne, grundwasser ; en Angleterre, groundwater ; en Italie, acqua di suolo, acqua di livello. Une dénomination empruntée à la langue grecque, par conséquent cosmopolite, est préférable : celle de phréatique exprime bien sa relation avec les puits ordinaires. Dans le sens horizontal, les nappes phréatiques peuvent occuper de grandes surfaces, même des pays entiers, comme les dépôts arénacés qui leur servent de réceptacles : elles se déploient, presque sans discontinuité, dans la plaine du Rhin, de Bâle à Mayence, et ensuite reprennent au-delà de Coblentz, à la hauteur de Strasbourg ; sur la rive gauche du fleuve seulement, leur largeur dépasse 20 kilomètres.

Il n’est pas toujours besoin d’une excavation artificielle pour que l’existence de la nappe des puits se manifeste. Des échancrures naturelles du sol la font apparaître, par exemple aux environs de Berlin et dans les plaines sablonneuses de la Baltique, où elle alimente de très nombreux étangs et petits lacs. Ailleurs, elle profite de rigoles peu profondes pour sortir en sources limpides, parfois impétueuses et d’un volume tel qu’elles forment, dès leur sortie, de véritables rivières. La grande nappe de la plaine de la Lombardie s’épanche ainsi dans le fit des rivières qui la sillonnent, de sorte que ces dernières, après avoir été mises à sec par les prises d’eau de nombreux canaux d’irrigation, renaissent spontanément plus bas et sans recevoir, en apparence, aucune nouvelle alimentation. L’inépuisable abondance de cette nappe intérieure trouve d’ailleurs là une application agricole, peut-être unique jusqu’à présent : l’eau qu’on en extrait, à l’aide de puits peu profonds nommés fontanili, est éminemment propre à l’irrigation, à cause de sa température à peu près constante et très supérieure en hiver à celle de l’air ambiant ; en la forçant à s’écouler sans cesse en une couche : mince, malgré un climat aussi froid en hiver que celui du nord de la France., on coupe de l’herbe en janvier comme, en été. Ces fontaines artificielles d’eau réchauffée dans le sous-sol sont au nombre de plus d’un millier, et occupent une zone d’environ 200 kilomètres de longueur, depuis le Tessin jusqu’à Vérone.

Toutes les roches qui, à raison de leurs fissures, se laissent facilement pénétrer par l’eau, peuvent aussi receler une nappe phréatique. A Paris et aux environs, celle des alluvions se prolonge dans les bancs calcaires du terrain tertiaire voisin. Avant le développement de la nouvelle distribution d’eau, cette nappe fournissait presque toutes les maisons par des puits aujourd’hui abandonnés : on n’en comptait pas moins de trente mille, quand on les a recensés au moment du siège. La craie blanche, coupée par de nombreuses fentes ou diaclases, emmagasine aussi de l’eau, que les populations des plateaux secs de la Champagne pouilleuse utilisent au moyen de puits souvent très profonds. De même que la nappe du gravier, elle se déverse naturellement en sources dans les vallons on les dépressions dont le fond est assez bas pour l’atteindre, par exemple, au-dessous du camp de Châlons, à Mourmelon. Les sources de la Vanne, dont les principales sont amenées à Paris après un trajet de 130 kilomètres, prennent naissance dans les mêmes conditions. Le fait se reproduit dans une foule d’autres localités où le sol est également constitué par des couches fissurées.

L’eau de ces nappes phréatiques ne reste pas stagnante ; elle est animée d’un mouvement lent et continu. Parmi les faits qui le prouvent, on peut citer la propagation dans le sous-sol d’impuretés telles que le goudron, avec une même direction, sur plusieurs centaines de mètres et dans une série de puits, dont l’alignement marquait le sens du courant. Ce : mouvement est dû à une pente générale de la nappe : aux abords de l’Arc de l’Étoile, son niveau est plus élevé d’environ 8 mètres que celui de la Seine, où elle s’écoule comme dans un canal d’assèchement. Ce sont, en quelque sorte, des rivières intérieures, mais qui se meuvent avec une très faible vitesse.

Dans les massifs des volcans, les déjections scoriacées et les coulées de laves, avec leurs cavités de toutes dimensions, offrent non moins de facilité aux infiltrations. Les eaux pluviales y pénètrent et reparaissent plus bas. Parmi les coulées des cinquante volcans d’Auvergne, celle qui sort du Puy de Gravenoire, près Clermont, laisse échapper de très belles sources : d’abord à Fontanat, puis à Royat, où elles jaillissent d’une grotte ouverte dans des scories surmontées de lave prismée ; enfin, à l’extrémité inférieure de la coulée, l’eau s’épanche dans les mêmes conditions, pour le bien-être de la ville de Clermont. De même, après avoir formé à Murols ces cônes scoriacés auxquels George Sand prête un aspect infernal, la longue coulée du Tartaret débite sur son trajet une série de sources, autour desquelles sont venues se grouper plusieurs villages. C’est ainsi que le feu se trouve avoir préparé à l’eau ses voies, en lui créant des conduites souterraines.


II

Le jeu naturel des eaux, que nous venons d’étudier dans les dépôts superficiels, se montre avec la même clarté à une profondeur plus grande, dans l’épaisseur des roches stratifiées. Dans ces dernières, en effet, certaines couches, très pénétrables à l’eau, alternent avec d’autres qui l’arrêtent au passage. Que les couches soient horizontales ou inclinées, le relief du sol est fréquemment découpé, de telle manière que le support imperméable de l’assise filtrante et aquifère vient apparaître au jour et détermine un écoulement au dehors, en vertu des lois de la pesanteur et des pressions hydrostatiques. Ces réservoirs naturels produisent alors des sources qui sont permanentes, dans le cas où les pluies successives forment un approvisionnement suffisant ; parfois aussi, ils donnent lieu à de simples suintemens irréguliers. Les épanchemens dont il s’agit ne se font pas seulement sur les continens, mais aussi sous le bassin des mers.

Dans leur puissante série, les roches sédimentaires possèdent une succession de nappes ou niveaux d’eau occupant des étages distincts qui s’étendent, avec des caractères uniformes, sous des pays entiers, comme les couches auxquelles elles sont subordonnées. Plusieurs de ces niveaux se présentent dans les couches tertiaires des environs de Paris, dont l’épaisseur totale est de 200 mètres : l’un d’eux donne naissance aux sources de la Dhuys. Il importe toutefois de remarquer qu’il ne s’agit pas là, ainsi que le nom de nappe peut le faire supposer, d’une véritable couche d’eau, logée dans une cavité, entre des masses solides qui lui serviraient de parois, mais d’une eau remplissant les menus interstices ou les crevasses d’une roche. Continues et régulières dans les couches sableuses, ces nappes sont ordinairement discontinues et irrégulières dans les calcaires et les grès, où l’eau n’occupe que des fissures plus ou moins espacées.

A défaut d’issues naturelles, l’industrie de l’homme peut, au moyen de forages, en ouvrir aux nappes souterraines, qu’elle fait ainsi jaillir vers la surface, souvent même bien au-dessus du sol. L’idée de tels travaux remonte à l’antiquité ; déjà, il y a plus de quarante siècles, les Égyptiens y ont eu recours, et, en France, dès l’année 1126, on en pratiquait dans l’Artois, d’où le nom de puits artésiens qui leur est ordinairement donné. Considéré dans son ensemble, le bassin tertiaire de Paris, comme ceux de Londres, de Bruxelles et de Vienne, est très favorable à la création de puits artésiens.

La régularité et l’étendue considérable que peuvent acquérir les nappes des terrains stratifiés se manifestent, avec une clarté démonstrative, dans celle qui entretient les puits artésiens de notre capitale. Comme l’ont montré Élie de Beaumont et Dufrénoy, l’emplacement de Paris a été comme préparé par la nature. Cette ville n’a pris naissance et surtout n’a grandi que par l’effet de circonstances résultant en principe de la constitution intérieure du sol. Les couches y sont superposées, sur une grande épaisseur, en forme de bassins ou cuvettes concentriques, s’emboîtant les unes dans les autres. La craie blanche placée au-dessous des étages tertiaires est supportée elle-même par des strates argileuses appelées gault, où sont interposés des lits de sables verts. Ces sables se montrent au jour, depuis les Ardennes, à travers la Champagne et la Bourgogne, jusque dans la vallée de la Loire, et ils conservent dans cette zone continue d’affleurement des altitudes bien supérieures à celle de Paris, point vers lequel, presque surtout le pourtour, plonge la stratification. De plus, les couches sableuses sont essentiellement perméables, et partout où elles arrivent à la surface, elles absorbent en partie les eaux pluviales et les cours d’eau. Cet ensemble de faits amena à conclure que le terrain devait receler une grande nappe aquifère, atteignant vers son milieu une profondeur d’environ 500 mètres et susceptible, à raison de l’altitude de l’alimentation, de remonter à un niveau plus élevé que le sol de Paris. Sur cette induction géologique, l’administration municipale entreprit, en 1833, dans la cour de l’abattoir de Grenelle, un sondage dépassant de beaucoup tous ceux qui avaient été exécutés jusque alors. Après bien des accidens et des péripéties, à la suite d’un travail de sept années, le 20 février 1841, à deux heures après midi, la couche des sables verts était percée à une profondeur de 547 mètres, égale à plus de huit fois la hauteur des tours de Notre-Dame. Au même instant jaillissait l’eau si longtemps et si impatiemment attendue. Comme on l’avait d’ailleurs prévu, elle était chaude par suite de la grande profondeur dont elle émanait. Ainsi se trouvaient vérifiées les prédictions basées simplement sur l’étude attentive de carrières et de tranchées presque superficielles. Par une juste réciprocité, cette profonde entaille révélait, avec des documens précis relatifs à la constitution du sous-sol, des notions non moins intéressantes sur le régime des nappes profondes et des sources. Un peu plus tard, la grande quantité d’eau nécessaire au service du bois de Boulogne que l’on venait de créer fit penser à réclamer un nouveau tribut aux sables verts. Un puits foré à Passy atteignit deux nappes jaillissantes à 577 et 586 mètres, mais au prix d’un travail prolongé pendant onze années et d’une dépense de plus d’un million (1,064,000 francs). Le puits de Grenelle, après avoir donné 1,100 mètres cubes par jour, se réduisit en septembre 1861, vingt-deux heures après le jaillissement de la seconde nappe du puits de Passy, à 346 mètres, preuve de la solidarité des deux réservoirs d’alimentation. Depuis lors, un troisième puits pratiqué sur la même nappe, à l’usine Constant Say, boulevard de la Gare, fonctionne avec non moins d’abondance.

C’est également dans la craie inférieure que des puits forés à Tours, à Rouen, à Elbeuf, ont atteint des eaux jaillissantes ; Ce même étage géologique renferme à Londres, à une profondeur inférieure à 65 mètres, la principale ressource en eaux souterraines ; il ne donne pas moins de 30,000 mètres cubes par jour.

Loin d’être toujours utiles, ces nappes du terrain crétacé constituent parfois les plus grands obstacles contre lesquels le mineur ait à lutter, lorsque, dans le nord de la France et la partie voisine de la Belgique, il doit la traverser pour atteindre le terrain houiller. Elles ont souvent causé d’énormes dépenses et complètement empêché l’achèvement de certains puits, malgré le concours de machines d’épuisement extrêmement puissantes.

Une confirmation frappante du mode d’alimentation des nappes artésiennes a été jadis observée à Tours et mérite d’être mentionnée. L’eau, en jaillissant avec une grande vitesse d’un puits de 110 mètres de profondeur, apporta, au milieu de sable fin, des coquillages d’eau douce et terrestres et des graines de plantes ; leur état de conservation démontrait que ces corps n’avaient pas mis plus de trois à quatre mois pour faire leur trajet. Quelques-uns des puits artésiens de l’Oued-Rir ont même rejeté des mollusques, poissons et crabes d’eau douce encore vivans : le parcours souterrain avait donc été des plus rapides.

Dans les régions constituées par des massifs calcaires, les cavités, cavernes ou grottes, jouent pour le mouvement des eaux intérieures un rôle de premier ordre. Ce sont tantôt des chambres plus ou moins spacieuses, tantôt des boyaux étroits et des couloirs qui peuvent avoir des centaines et des milliers de mètres. Leur existence se manifeste souvent, jusqu’à la surface, par des effondremens de configurations diverses, portant les noms populaires de gouffres, d’abîmes, de bétoires, et appelés en Provence scialets, ragagés, avens, tindouls ; dans le Jura, emposieux ; dollines dans les montagnes de la Carniole, de la Croatie, de la Dalmatie, où elles sont innombrables ; chasmata chez les anciens Grecs, et katavothra chez les modernes ; swallow holes dans le nord de l’Angleterre. De telles cavités exercent un véritable appel sur les eaux de la surface et les font disparaître, pour les ramener quelquefois au jour en sources exceptionnellement volumineuses. On pourrait les signaler par centaines dans beaucoup de régions de la France, quoiqu’un nombre relativement très petit se trahisse par un affleurement apparent. Ces vides intérieurs s’alignent souvent avec les dislocations du sol, auxquelles ils se rattachent comme des effets de fractures, corrodées et arrondies ultérieurement par les eaux. Dans la chaîne du Jura, les grottes de la Baume correspondent à une série d’entonnoirs et d’enfoncemens, sur le prolongement desquels naît la rivière la Seille. Il en est de même du Lison du Jura, du Lison du Doubs et de bien d’autres.

Le calcaire jurassique de la Charente montre des gouffres plus ou moins profonds, dont les bouches sont béantes et où la Tardoüere et le Bandiat disparaissent à la hauteur de La Rochefoucauld pour ressortir plus loin en bouillonnant et donner naissance à la Touvre. Dans les départemens du Var et des Alpes-Maritimes, de nombreux scialets alimentent, par des dérivations cachées, de très fortes sources surgissant du fond de la mer, non loin du littoral. Le calcaire qui circonscrit le Mont-Ventoux est criblé, sur une bande de 70 kilomètres, de puits naturels et d’abîmes souvent insondables, dont beaucoup portent des noms connus dans les légendes locales. Les eaux que ces roches ont emmagasinées se déversent au point le plus bas et donnent naissance, dans une grotte pittoresque, à la volumineuse fontaine de Vaucluse, considérée autrefois comme une divinité bienfaisante. Comparé à la hauteur des pluies en diverses stations du bassin, le débit moyen de la source fait ressortir un volume d’infiltration égal aux six dixièmes environ de la quantité d’eau pluviale. Le calcaire situé sous la vallée de la Loire, à la hauteur d’Orléans, est sillonné par des courans internes, auxquels sont directement empruntées les eaux qui alimentent aujourd’hui ce chef-lieu. Le point où commencent les pertes souterraines est à 40 kilomètres en amont de la ville ; à 30 kilomètres en aval, les eaux perdues sont intégralement rentrées dans le fleuve. Citons encore, dans le département de l’Eure, l’Iton, qui, sur plusieurs kilomètres, cesse de couler à la surface, et prend le nom de Sec-Iton ; des excavations ont fait retrouver ses eaux dans leur cours souterrain, à la profondeur d’une vingtaine de mètres. Des faits du même genre se remarquent dans toutes les parties du globe. Aux États-Unis, dans le Kentucky et l’Indiana, des chambres souterraines, d’un développement de plusieurs milliers de kilomètres, présentent de véritables rivières, où l’on peut naviguer jusqu’à ce qu’on soit arrêté par des cascades.

C’est aussi par une sorte de drainage que le calcaire caverneux des Apennins donne naissance à l’Aqua-Marcia, amenée à Rome, en l’art 608 avant Jésus-Christ, par le consul Quintus Marcius, et qui demeure encore de la première importance pour cette ville, « eau, dit Pline avec enthousiasme, la plus célèbre de l’univers, privilège de salubrité, l’un des bienfaits accordés à Rome par la faveur des dieux. »

Un fonds de vérité a souvent inspiré les fictions poétiques des anciens : la vue des cours d’eau qui s’engouffrent pour reparaître n’est-elle pas l’origine de la fable de la fontaine d’Aréthuse, que les Grecs considéraient comme une réapparition du fleuve Alphée ? Après une poursuite, depuis le Péloponèse et à travers la mer d’Ionie, il était censé atteindre enfin la nymphe personnifiée dans cette source, au moment où elle jaillissait près de Syracuse.

Nous venons de montrer que l’eau se trouve et se meut dans les interstices, fissures et cavités de l’écorce du globe. Mais en outre, elle existe partout sous un autre état, où, pour être tout à fait invisible, elle n’est guère moins importante. Toutes les roches, même les plus compactes, le granité et le quartz, en renferment dans leurs pores, malgré l’extrême petitesse de ceux-ci, qui les soustrait à nos instrumens grossissans ; retenue qu’elle est par l’attraction capillaire, elle n’est aucunement apparente. Mais la dessiccation, à la suite de laquelle elle parvient à se dégager, fait perdre à la roche une fraction sensible de son poids, au moins quelques dix-millièmes. En même temps, certaines qualités physiques de cette-dernière se modifient ; car les ouvriers, habitués à tailler l’ardoise, le silex et la plupart des pierres, trouvent une grande différence, pour la facilité de la tâche, entre ces substances encore pourvues de leur eau de carrière ou privées de cette eau par une exposition à l’air. Déjà les Romains profitaient de la porosité des onyx pour y faire pénétrer certains liquides et aviver la coloration de ces agates destinées à leurs camées. Sous cette forme latente d’imprégnation intime, et quelque faible qu’en soit la proportion relative, l’eau est incorporée dans les profondeurs de l’écorce terrestre en quantités immenses, peut-être comparables au volume qu’elle occupe à la surface du globe, dans le vaste bassin des mers.


III

Diverses circonstances physiques, telles que la configuration du sol, le voisinage des fleuves ou de la mer, ont, en tout temps, beaucoup influé sur le mode de groupement et sur les destinées des populations. La présence dans le sol de certaines substances minérales, par exemple de matériaux particuliers de construction, a déterminé des effets du même genre. Nous voyons Athènes bâtie près des marbres précieux du Pentélique et non loin de l’Ile de Paros, qui devaient fournir à des artistes de génie la matière de temples admirables et des chefs-d’œuvre de la statuaire. Ailleurs, les métaux utiles, la houille ou le pétrole, ont amené la création et le développement de villes importantes. Est-il besoin de citer les États-Unis, où, sous l’excitation produite par la découverte de mines précieuses, ont surgi tout à coup des villes populeuses, comme Virginia City, qui n’a pas trente ans d’existence, Leadville, bien plus jeune encore, avec ses 15,000 habitans, Eurêka, Orocity, Oil City et Petrolia ?

Une substance plus vulgaire, qui n’a pas attiré au même degré l’attention des observateurs, quoiqu’elle ait exercé une action générale et bien autrement puissante, l’eau souterraine, mérite surtout d’être prise en considération, quand on remonte aux causes naturelles qui ont contribué à produire les grandes agglomérations humaines. Pline l’Ancien remarquait déjà que les eaux minérales ont peuplé la terre de villes nouvelles, et l’Olympe de nouveaux dieux. Dans un certain, nombre de bourgades de la Gaule, le sol a mis au jour, grâce à des fouilles récentes, de vastes piscines, des monumens en marbre, des théâtres, des statues, des mosaïques et d’autres vestiges irrécusables d’un luxe évanoui. Telles sont, parmi beaucoup d’autres, Néris, Vichy, Plombières, Bagnères-de-Luchon, Aix en Provence. On sait quelle était la célébrité de Baies (Baiœ), où chaque Romain ambitionnait d’avoir sa maison de campagne, et dont les temples et les palais en ruine attestent l’ancienne splendeur. Le mot bain (balneum) et ses équivalens en diverses langues, bath, baden, bânos, hammam, forment la racine du nom de beaucoup de localités. Autour des sources dont on extrayait le sel marin se sont nécessairement groupés ceux qui vivaient de cette exploitation ; elles ont donné leur nom aux localités de Salins, Château-Salins, Salivai, Marsal, Salies, Salat, Saleons, Saltz, ]Saltzbronn, Salzhausen, Salzungen, Salzbourg, Hall, Reichenhall, etc.

Les sources d’eau potable, dont la limpidité et la température constante apportaient un élément fondamental de salubrité, ont partagé bien souvent le privilège des sources minérales. Des villages sont venus se poser sur des affleuremens aquifères, laissant autour d’eux des étendues considérables dépourvues d’habitans. Ces contrastes, en apparence capricieux et fortuits, sont des conséquences immédiates de la constitution du sol. Une des principales nappes du terrain jurassique traverse le calcaire de l’oolithe ; elle est soutenue par les argiles imperméables du lias, de sorte que la jonction de ces deux assises est marquée par un alignement de sources, jaillissant souvent sur le flanc des coteaux et entourées d’habitations, sortes de signaux pour le spectateur placé à distance. À ce niveau, le pays messin nous offre, par exemple, les sources et les villages de Gorze, de Novéant, de Vaux, de Mance, de Montvaux, de Jussy, de Scy, de Lessy, de Plappeville, de Saulny, de Pierrevillers, de Rombas ; les eaux de Gorze ont été conduites par les Romains à Metz dans d’élégans aqueducs, et on les y a ramenées récemment, ne pouvant mieux faire que d’imiter le peuple-roi. Sauf de rares exceptions motivées, comme à Longwy, par la nécessité de la défense, l’absence d’agglomération se fait, au contraire, remarquer sur les plateaux calcaires, où les puits ne peuvent atteindre l’eau qu’à de grandes profondeurs. Cette nappe abondante et régulière se retrouve exactement au même niveau et avec des caractères semblables dans beaucoup de parties de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre ; partout son affleurement a constitué une cause d’attraction réelle pour les populations.

Tandis que les plateaux crayeux de la Champagne manquent de sources, il en jaillit de fort abondantes au pied de leurs escarpemens. Beaucoup d’entre elles portent le nom générique de Somme, parce qu’elles sont l’origine ou le sommet d’un ruisseau, comme Somme-Suippe, Somme-Vesle, Somme-Tourbe, Somme-Bionne et au moins une quinzaine d’autres. Autour de ces sources, non loin de régions arides et presque désertes, se sont établis des villages, empruntant, comme par reconnaissance, leurs noms aux eaux qui leur ont donné la vie. Cette sorte de paternité n’est pas rare. En France, un grand nombre de localités, telles que Fontainebleau, Fontanat, Fontanille, Fontvannes, Fontoy, tirent leurs dénominations des mots latins fons et fontanetum, et quelques-unes, comme Fontenoy et Fontenay, se répètent un grand nombre de fois. Le fait se reproduit en Italie et en Espagne, où plus de huit cents noms ont la même origine. Il en est encore ainsi en Allemagne pour Brunn, Bronn, Born ; la ville de Paderborn s’est établie sur quarante sources qui donnent naissance à la Pader. Non loin se trouve Lippspring, mot qui exprime le jaillissement de la Lippe. Cette racine spring, en Angleterre et aux États-Unis, comme celle d’Aïn au nord de l’Afrique, rappelle la même idée. Eau, Aix, Aiguës, Acqua, Agua, Water, figurent également dans bien des vocables, avec la signification d’eau de source.

L’influence des couches imperméables se manifeste par d’autres bienfaits. Aux environs de Paris, les marnes vertes de l’étage à gypse, avec leurs frais ombrages qui les font reconnaître de loin, invitent à la villégiature. Elles ont décidé de la sorte la création de Saint-Germain-en-Laye, des charmans villages de Ville-d’Avray, Meudon, Bellevue, Louveciennes, Montmorency, Brunoy, Chevreuse et de plusieurs châteaux en renom.

Rien ne prouve avec plus d’évidence la force attractive des eaux souterraines que ces assemblages de cultures et d’habitations clairsemées au milieu dii désert, auxquelles, en Égypte d’abord, on a donné le nom d’oasis. Strabon compare le Sahara à une peau de panthère, dont le fond est le désert et dont les taches noires correspondent à la sombre verdure des oasis. Celles-ci sont pressées par groupes, comme en archipels, dans une zone comprise : entre les 36e et 27e degrés de latitude ; l’Algérie en possède plus de trois cents. Certaines régions à pluies, telles que l’Atlas, leur envoient de l’eau par des routes souterraines : cette eau arrive à travers des lits sableux, contenue entre des couches imperméables d’argile, et soustraite ainsi à l’évaporation. Quelquefois la nappe restant à une faible profondeur, on l’utilise en creusant des cavités où les racines des palmiers vont la chercher. Sur beaucoup de points, au contraire, grâce à la pression hydrostatique qui la pousse, elle se fraie un passage jusqu’à la surface du sol, et produit de véritables sources, sortes de puits artésiens naturels. Ces apparitions d’eau, au milieu de steppes arides et désertes, constituent des centres autour desquels la vie s’est développée, sous des palmiers et des arbres fruitiers, à l’abri du soleil et du simoun. Dès une époque très reculée, les indigènes eurent l’idée d’imiter la nature en ouvrant des issues à la nappe intérieure ; mais le travail périlleux du creusement ne trouvait plus d’ouvriers, et beaucoup d’anciens puits étaient obstrués. Faute d’eau, des villages se dépeuplaient, des oasis se rétrécissaient, et, peu à peu, le désert reprenait possession du sol que l’homme lui avait péniblement disputé. A la suite de l’occupation française, un premier coup de sonde fut donné à Tamerna, au commencement de mai 1856, et, le 19 juin, une forte gerbe, plus volumineuse encore que celle du puits de Grenelle, s’élançait de l’intérieur de la terre. La joie des indigènes fut immense ; la nouvelle se répandit dans le sud avec une surprenante rapidité, et l’on vint de très loin contempler l’apparition de cette source artificielle. Bénie dans une solennité par un marabout, elle reçut le nom de fontaine de la Paix. Dès lors se succédèrent de nombreux sondages, qui firent reconnaître, sous les bas fonds de l’Oued-Rir, une sorte de rivière sous terre d’une longueur de 130 kilomètres. Aujourd’hui, cent dix-sept forages, joints aux cinq cents puits indigènes, font jaillir, d’une profondeur moyenne de 70 mètres, un volume d’eau sensiblement égal au débit de la Seine, à Paris, dans son plus faible débit. Des cultures ont été créées, la population indigène a doublé et la valeur des oasis plus que quintuplé. C’est une véritable transformation de cette partie du Sahara, opérée en trente ans, grâce à l’eau souterraine.

Ce n’est pas seulement quand elle jaillit que l’eau groupe autour d’elle des populations, mais aussi lorsqu’elle reste confinée à une faible profondeur dans le sol, constituant la nappe où plongent les puits. Même alors elle provoque des agglomérations de beaucoup plus importantes que les sources les plus volumineuses. Chaque maison peut, en effet, y puiser directement, et pour elle seule, l’eau dont elle a besoin.

La plupart des villes manufacturières du centre et du nord de l’Angleterre, comme Liverpool, Birmingham, Wolwerhampton et d’autres, s’élèvent sur l’étage du grès bigarré (new red sandstone). Elles jouissent ainsi de belles et solides pierres de construction et de la proximité du terrain houiller, mais surtout de la présence d’inépuisables réservoirs d’une eau épurée par filtration naturelle et de facile extraction. En Irlande, le centre industriel de Belfast offre une situation analogue.

À ce point de vue, les dépôts de graviers aquifères sont particulièrement dignes d’attention, par suite des grandes étendues horizontales qu’ils occupent. Avec les provisions d’eau intarissables et très accessibles qu’ils contiennent, ils permettent à l’homme une expansion presque indéfinie. C’est pourquoi on a vu se fonder sur ces dépôts, dès les temps les plus anciens, un grand nombre de cités importantes et de capitales, telles que Paris, Berlin et Londres. Toutefois, dans cette dernière ville, la nappe arénacée et phréatique présente des limites qui se sont opposées, durant des siècles, à un agrandissement dans certaines directions. Longtemps, d’après les intéressantes observations de M. Prestwich, la population de cette capitale, par un instinct facile à comprendre, est restée strictement concentrée sur la principale nappe et sur quelques lambeaux isolés de gravier, tels que Islington et Highbury. Il en était de même dans les environs : la population s’agglomérait sur de larges bancs de gravier riches en eau, tandis qu’en la même région, dans un espace d’environ 20 kilomètres carrés, bien que le sol y fût partout cultivé et productif, on rencontrait à peine une maison. Mais, depuis soixante-dix ans, la situation a bien changé ; de grandes compagnies sont allées chercher au loin un large supplément d’eau, et la ville a rapidement débordé sur les sols argileux.

De nombreuses populations sont encore réduites à ne boire que de l’eau de puits : citons la Lombardie et la Vénétie, habitées par environ 2 millions d’hommes ; les plaines plus étendues encore de la Hongrie ; la moitié au moins, de l’empire d’Allemagne, soit 275,000 kilomètres carrés ; une partie de l’empire russe, sept fois grande comme la France et peuplée d’environ 12 millions d’âmes ; enfin, d’après une communication que nous devons au savant explorateur de la Chine, l’abbé David, toute la grande plaine septentrionale de cet empire, où plus de 100 millions d’hommes s’abreuvent exclusivement de la nappe des puits. Outre ces vastes plaines, qui représentent plus du tiers des continens, d’innombrables vallées et vallons, dont le fond contient aussi du gravier aquifère, ont eux-mêmes tout particulièrement appelé des aggrégations d’hommes. Nous pouvons donc affirmer qu’une fraction très notable du genre humain n’a pour principale boisson qu’une eau fournie par les nappes phréatiques des alluvions anciennes ou modernes.

On ne rencontre jamais de telles concentrations d’habitans dans les pays dont le sol est formé de roches granitiques ou schisteuses, sans être recouvert de matériaux désagrégés. Ces roches, ne permettent que fort difficilement aux eaux de pénétrer dans leur intérieur ; aussi les sources y sont-elles très faibles, mais en grand nombre, et la population se dissémine forcément dans de simples maisons isolées et constitue tout au plus de petits hameaux, comme en Morvan, en Limousin, en Vendée et en Bretagne. Les habitans, ainsi dispersés, diffèrent par leurs mœurs et par leur caractère de ceux que l’abondance indéfinie de l’eau souterraine a réunis et pour ainsi dire condensés en larges groupes.

Telles sont quelques-unes des influences sociales des eaux souterraines, dont l’importance n’a pas été toujours appréciée à sa valeur.


IV

Si l’on veut maintenant s’expliquer la composition chimique des eaux souterraines, il faut interroger de nouveau la constitution géologique du pays, qui souvent répond avec précision et certitude.

Les eaux n’ont pas besoin de rester longtemps dans le sol pour dissoudre et enlever aux roches des substances variées. L’analyse chimique en constate déjà des proportions très notables dans les nappes des alluvions, comparativement aux rivières voisines. Cette différence suffirait à expliquer pourquoi, en Hongrie, en Égypte, dans l’Inde, en Chine, l’eau des fleuves est préférée à celle des puits pour les usages culinaires, et pourquoi les riches habitans de Pékin envoient chaque jour, à 10 kilomètres, chercher à la rivière l’eau pour leur thé. Dans le sous-sol des localités habitées, l’eau ne se charge pas seulement de substances minérales ; les liquides des fumiers et d’autres élémens de corruption lui sont transmis par les égouts, les fosses d’aisances, les fabriques et même les cimetières. L’effet, funeste pour la santé, des substances organiques et organisées, ainsi reçues par la nappe des puits, a été maintes fois reconnu, et il y a lieu d’être surpris que, sous un sol habité depuis des siècles, où elle a été si longtemps viciée par des infiltrations pernicieuses, la couche en soit assez peu imprégnée pour que son eau soit encore potable.

Parmi les corps simples ou composés que peuvent renfermer les eaux, souterraines, les plus communs sont les gaz oxygène, azote et acide carbonique, des chlorures, des carbonates, des sulfates, des silicates, sels à base de chaux, de magnésie et de soude, ainsi que : des substances organiques. Par suite de ces dissolutions, elles peuvent cesser d’être buvables et même propres aux usages domestiques.

Mais l’eau fait parfois aussi dans son parcours souterrain des acquisitions utiles. Quand les sources méritent d’être employées comme agens thérapeutiques, elles sont qualifiées de minérales. On étend quelquefois ce nom à d’autres, que leur température élevée rend susceptibles d’applications analogues, lors même qu’elles contiennent seulement, une quantité de matières étrangères très faible et inférieure à celles de beaucoup d’eaux potables. Ce dernier cas se présente dans les localités si fréquentées de Plombières, Gastein, Pfeffers et Barèges. D’après leur composition chimique, les sources minérales se rangent en plusieurs groupes et sous-groupes, dont la connaissance importe beaucoup, mais qui ne sauraient cependant nous occuper ici.

Le chlorure de sodium ou sel marin est fréquemment en quantités si faibles qu’il ne se laisse pas reconnaître à sa saveur, pourtant si caractéristique. Ce corps provient de roches très répandues, qui en renferment des traces. Il est d’autres sources où la dose de sel est beaucoup plus forte, comme à Salins, Salies, Kissingen et beaucoup d’autres qualifiées salées. Celles-ci empruntent leur salure élevée à des bancs de sel gemme, que l’on trouve aujourd’hui avantageux d’aller chercher directement, au moyen de forages et de puits.

C’est dans des conditions analogues que le sulfate de chaux (gypse, pierre à plâtre) se dissout dans les nappes d’eau. Déjà Lavoisier remarquait sa fréquence, lors de son étude sur les eaux d’une partie de la France. De son côté, Belgrand, dès ses premières recherches sur les moyens d’approvisionner les fontaines de Paris dans les meilleures conditions, avait été frappé, de voir apparaître le sulfate de chaux dans tous les cours d’eau, aussitôt qu’ils quittent la craie pour passer sur les couches tertiaires. Le gypse est, en effet, répandu dans celles-ci, parfois en masses considérables et toujours à l’état très divisé ; sa solubilité rend compte de sa forte proportion dans beaucoup de sources, telles que celle de Belleville. Parfois le sulfate de chaux est associé À d’autres substances, qui donnent aux eaux des qualités thérapeutiques. C’est le cas pour les sources froides de Contrexeville et de Vittel dans les Vosges, et pour les sources chaudes de Baden en Argovie et de Schinznach. La minéralisation est due ici à la présence de substances solubles, sulfate de soude et de magnésie, que fournissent les assises gypseuses et dolomitiques du trias. A Birmenstorf, on imite artificiellement ce lessivage naturel des roches de gypse : suivant les couches sur lesquelles il s’opère, il dissout, en quantité prédominante, l’un ou l’autre sel, de manière à constituer deux sortes d’eaux médicales. Les sources purgatives de Sedlitz, Seidschütz, Püllna en Bohême, très employées surtout avant qu’un forage en eût fait découvrir d’analogues à Buda-Pesth (Hunyady-Janos), tirent leur sulfate de magnésie de la marne, tertiaire qu’elles ont traversée, et cette corrélation une fois reconnue, on est parvenu, il y a plus d’un demi-siècle, à obtenir un résultat tout à fait semblable par le lavage de la roche. Cette expérience a été le point de départ de l’industrie des eaux minérales artificielles.

L’origine de la plupart des eaux sulfureuses ou, pour mieux dire, celle de leur sulfure de calcium, s’explique par la facilité avec laquelle les sulfates peuvent céder leur oxygène aux substances organiques ; ce qui arrive notamment lorsque des matières charbonneuses, lignite, houille ou bitume, se trouvent associées au gypse. Le type des eaux de cette catégorie est fourni par les sources d’Enghien, qui sont supportées par une marne contenant à la fois du sulfate de chaux et des résidus végétaux. La réaction est d’ailleurs saisie sur le fait dans les mines de Manosque (Basses-Alpes), où le lignite avoisine des bancs gypseux ; l’hydrogène sulfuré se dégage des eaux d’infiltration assez abondamment pour que, malgré l’activité de l’aérage, il affecte parfois douloureusement les yeux des ouvriers.

Constituant une des familles les plus importantes pour l’hygiène, les sources gazeuses ou acidulés se rattachent par leur origine aux exhalaisons d’acide carbonique, l’un des phénomènes les plus remarquables de l’économie interne du globe. Le plus ordinairement, c’est à proximité de volcans actifs ou éteints et d’anciennes roches volcaniques, basaltes et trachytes, que sont groupées les émanations d’acide carbonique, ainsi que les sources qu’il caractérise. Le plateau granitique de la France centrale, dans la chaîne des Puys, comme dans les massifs du Mont-Dore, du Cantal et du Vivarais, en exhale chaque jour des torrens, soit à sec, soit en dissolution, dans plus de cinq cents sources. On peut signaler Royat avec ses bouillonnemens tumultueux, Saint-Allyre à Clermont, Saint-Nectaire, où tous les suintemens du sol, même les fossés des routes, bouillonnent également de gaz. Des dégagemens d’acide carbonique sont fréquens dans les mines de Pontgibaud, situées à côté d’un cratère et d’une ancienne coulée de lave ; les filons de plomb argentifère offrent des conduits d’écoulement à ce gaz asphyxiant. Les exhalaisons connues ne donnent d’ailleurs qu’une faible idée de la quantité d’acide carbonique qui est emprisonné dans certaines régions. En fonçant un puits pour l’exploitation de la houille, non loin de Brassac, en 1855, on fut arrêté à la profondeur de 200 mètres par une explosion soudaine de ce gaz, qui arracha les boisages, en s’échappant sous une très forte pression, à proximité d’une grande faille.

Le Taunus, la Vétéravie et d’autres parties des bords du Rhin ne sont pas moins riches que l’Auvergne en sources gazeuses et en jets d’acide carbonique. Sur la rive gauche du fleuve, la contrée de l’Eifel, avec ses volcans éteints, est privilégiée à cet égard ; le solitaire et pittoresque lac de Laach et diverses localités de la vallée de Brohl méritent d’être cités. Ces dégagemens, tout invisibles qu’ils soient, sont signalés par les cadavres de souris, d’oiseaux et d’autres petits animaux qu’ils ont asphyxiés. Sur la rive droite du Rhin, Ems et Selters sont dans le prolongement de cette ligne d’émanations.

Des contrées où l’on ne voit pas affleurer de roches éruptives, mais qui sont brisées par des dislocations profondes, peuvent être aussi le siège d’exhalaisons d’acide carbonique : les sources gazeuses de Pougues et quelques autres de la Nièvre sont situées sur de simples failles. Dans le nord de l’Allemagne, sur la rive gauche du Weser, la contrée est criblée de fractures, livrant passage à d’abondans dégagemens d’acide carbonique, notamment sur le plateau de Paderborn, et aux environs de Pyrmont, de Dribourg et de Meinsberg. Leur volume annuel, dans ces trois localités, a été estimé à plus de 600,000 mètres cubes.

Les sources acidules se rencontrent à peu près dans les mêmes conditions de gisement que les sources thermales dont il va être question. De même que celles-ci, elles peuvent profiter déifiions quartzeux ou autres pour arriver au jour, par exemple à Vals, dans l’Ardèche, et à Marienbad, en Bohême.

Quelquefois l’acide carbonique est assez abondant pour faire jaillir violemment au dehors les eaux dans lesquelles il est incorporé. Un sondage exécuté récemment dans le département de la Loire, à Montrond, pour la recherche du terrain houiller, a provoqué, en pénétrant à la profondeur de 500 mètres, des éruptions intermittentes atteignant une grande hauteur. Il y a quarante ans, une semblable poussée gazeuse sortit d’un forage à Nauheim, en Vétéravie, lançant dans l’air une colonne ou sprudel d’eau salée, qui persiste depuis lors.

Comme contre-partie des phénomènes de dissolution, les eaux produisent des dépôts intéressans à plus d’un titre. En revenant au jour, les sources thermales et gazeuses rencontrent des conditions de pression et de température différentes de celles qui régnaient dans les profondeurs ; par suite, elles subissent des réactions auxquelles contribue quelquefois l’oxygène de l’atmosphère. C’est principalement à la surface du sol qu’on peut observer ces dépôts.

La chaux, si abondante à l’état de carbonate, se dissout toujours, au moins en petite quantité, comme dans l’eau de la Vanne, qui en contient 19 centigrammes par litre. A la faveur de l’acide carbonique, la dose peut être beaucoup plus forte ; les circonstances qui provoquent le dégagement du gaz déterminent en même temps la précipitation du sel calcaire ; c’est pourquoi les eaux carbonatées calciques donnent lieu à des dépôts souvent importans. L’attention des anciens avait été frappée par les stalactites des cavernes et par les fontaines pétrifiantes, qui recouvrent d’un précipité pierreux les végétaux et autres corps immergés dans leurs bassins. L’industrie en profite et obtient des bas-reliefs et des simulacres de pétrifications d’un moulage très délicat. A Hammam-Meskoutin, en Algérie, il se produit des cascades pétrifiées et des cônes abrupts dont l’aspect bizarre a donné naissance à de curieuses légendes. Dans bien des localités, le dépôt a pris un développement assez considérable pour constituer une véritable roche : qui ne connaît le calcaire dit travertin, ou pierre de Tivoli, si utile jadis pour la construction de Rome ?

Bien que réputée insoluble dans l’eau, la silice s’y associe cependant à l’aide d’intermédiaires, et ses combinaisons sont même l’élément prédominant de certaines sources, comme celles de Plombières, de Bagnères-de-Luchon, d’Ax, de Saint-Sauveur, d’Amélie-les-Bains. Quelquefois ce corps abonde assez pour que, arrivant au contact de l’air, il s’isole à l’état d’opale ; les bassins de beaucoup de geysers en sont tapissés.

Le minerai de fer, ou limonite, se forme journellement aussi en quantité telle qu’on peut l’exploiter. Selon les conditions où il s’est déposé, il est connu sous les noms de minerai des marais, minerai des prairies ou minerai des lacs. Le plus souvent, comme dans les plaines du nord de l’Allemagne, il est enfoui à une faible profondeur, constituant des couches à peu près continues et peu épaisses. Son origine moderne est démontrée par la présence de produits de l’industrie humaine, tels que fragmens de poterie et outils rencontrés dans des blocs massifs ; d’ailleurs, il se renouvelle quelquefois dans des points récemment exploités. Plus d’un millier de lacs de la Suède, de la Norvège et de la Finlande fournissent ce minerai en petits globules arrondis et séparés. Bien que sa formation continue chaque jour ; la cause en a été longtemps méconnue : elle est la conséquence de dissolutions lentes que l’on peut fréquemment constater dans des limons sableux. Les eaux de pluie qui les traversent, après avoir suinté le long de racines de plantes en décomposition, leur enlèvent un principe acide et acquièrent ainsi le pouvoir de dissoudre, sur leur trajet, l’oxyde de fer. En reparaissant à l’air, elles abandonnent l’hydrate de peroxyde de fer, à l’état de précipité brun et gélatineux. Des substances organisées contribuent ainsi à la formation de matières minérales.

D’après des recherches récentes, les sources presque bouillantes de Steamboat, aux États-Unis, précipitent non-seulement du soufre, mais de petites quantités d’or, de mercure, d’argent, de plomb, de cuivre, de zinc, qu’elles tiennent en dissolution, à la faveur de certains sels et de leur haute température. Ces dépôts paraissent être la continuation de ceux qui, dans la contrée, notamment à Sulphur-Bank, ont autrefois formé des gîtes qu’on exploite pour le mercure.


V

Ce que nous pouvons observer en nous tenant à la surface du sol ne donne qu’une idée restreinte et incomplète des actions que nous décèlent les travaux exécutés pour le captage de quelques sources thermales.

A Bourbonne-les-Bains, le fond du bassin de la principale source, dont la température atteint 68 degrés, nous a révélé des faits très remarquables au point de vue de la formation des minéraux. Cette station était florissante à l’époque de l’occupation romaine. En asséchant un puits antique, on rencontra une boue noirâtre qui contenait des débris de bois, des glands, des milliers de noisettes, tous devenus noirâtres comme du lignite, et, ce qui est plus intéressant, de nombreuses médailles. Le lavage de 4 mètres cubes de cette boue a fourni plus de cinq mille pièces de monnaie ; la plupart en bronze ou en laiton, quelques-unes d’argent et d’or. Ces dernières, au nombre de quatre, étaient aux effigies de Néron, Adrien, Faustine la Jeune et Honorius. Une vingtaine des pièces d’argent remontaient à l’époque gallo-romaine ; les autres étaient des monnaies consulaires au impériales, pour la plupart des premiers siècles de l’empire ; quelques-unes descendaient jusqu’au bas-empire. Les monnaies de bronze, de moyen et de petit module, dataient également d’époques fort différentes ; mais trois types d’Auguste y prédominaient. Beaucoup d’entre elles avaient été coupées en deux morceaux, sans doute afin qu’on ne retirât pas, pour s’en servir, ces offrandes faites aux sources salutaires. La fouille a rencontré aussi des ex-voto, tels que la statuette en bronze d’un homme blessé à la jambe.

Certaines monnaies avaient été tellement corrodées par l’action de l’eau thermale que la figure en était indiscernable. D’autres, plus complètement atteintes encore, étaient percées et déchiquetées. Beaucoup enfin avaient été complètement dissoutes ; mais elles avaient engendré, aux dépens de leur bronze, des combinaisons nouvelles et solidement agglutinées. C’étaient des espèces minérales identiques à celles de la nature, par leurs formes cristallines et tout l’ensemble de leurs caractères du cuivre sulfuré, du cuivre pyriteux, du cuivre panaché. Les cristaux les plus abondans sont des tétraèdres réguliers, comme ceux du minéral appelé cuivre gris antimonial, dont ils ont la composition, l’éclat et les autres propriétés. Pour diverses médailles, l’étain du bronze était passé à l’état d’oxyde, et formait une croûte blanche à la surface de la pièce. Un véritable départ s’était donc opéré entre les élémens de l’alliage, en raison de la différence de leurs affinités chimiques. Dans toutes ces transformations, il semble que la nature, revendiquant ses droits sur ce que l’industrie humaine avait enlevé à son domaine, se soit plu, avec l’aide de l’eau minérale, à reprendre son bien et à reconstituer exactement les minerais de cuivre et d’étain que l’exploitation du mineur lui avait ravis, et d’où les fourneaux des métallurgistes avaient laborieusement extrait les deux métaux du bronze.

De plus, des tuyaux de plomb, placés en grand nombre dans le voisinage d’une somptueuse piscine en marbre blanc, avaient eux-mêmes subi une altération non moins énergique. Ils étaient profondément rongés, perforés, et, comme conséquence de leur dissolution, il s’était formé des minéraux à base de plomb, tels que le sulfure ou galène, et le chloro-carbonate ou phosgénite.

Parmi les composés fournis par le fer, la pyrite ou bisulfure de ce métal offre un intérêt particulier, à raison de son abondance dans l’écorce terrestre. A Bourbonne, comme dans le bassin de quelques autres sources thermales, à Aix-la-Chapelle, Bourbon-Lancy, Bourbon-l’Archambault, Saint-Nectaire, la pyrite a été saisie en voie de formation actuelle dans le bassin de la source, mais seulement dans les parties profondes et soustraites à l’oxygène atmosphérique ; ce qui explique pourquoi aujourd’hui l’observation de faits semblables est très rare, en comparaison des innombrables gisemens de pyrite qui existent dans les roches anciennes.

En raison des changemens que l’eau thermale fait subir aux corps inorganiques, il n’y a pas à s’étonner qu’elle agisse aussi sur les corps organisés. Des bois de pilotis servant de support à une maçonnerie, tout en ayant parfaitement conservé leur texture, sont devenus durs et lourds, par suite de la matière minérale qu’ils ont absorbée et qui forme la presque totalité de leur poids. La substance originelle a presque disparu pour céder la place au carbonate de chaux, qui, par une sorte de sélection, a pénétré, comme le montre l’examen microscopique, jusque dans les moindres interstices des cellules végétales.

Le nombre des espèces cristallines auxquelles les sources minérales de Bourbonne ont donné naissance, dans un espace très restreint, n’est pas moindre de vingt-quatre. Ces combinaisons, ainsi accumulées et groupées, rappellent complètement leurs analogues des gîtes métallifères anciens. La ressemblance est frappante dans le détail comme pour l’ensemble.

On est parvenu à surprendre d’autres témoignages encore de la puissance minéralisatrice dont jouissent les sources thermales, lorsqu’elles peuvent opérer à quelque distance de la surface du sol. Dans le sous-sol qu’elles imbibent à Plombières, elles ont engendré, depuis l’époque romaine, une série d’espèces, non moins remarquables que les précédentes, bien qu’elles n’aient pas comme elles un éclat métallique pour attirer l’attention : ce sont des silicates du groupe des zéolithes, de l’opale et du quartz calcédoine.

Lorsqu’on cherche à introduire la méthode expérimentale dans la reproduction des phénomènes géologiques, on rencontre, entre autres difficultés, la brièveté de l’existence de l’homme, si courte en comparaison des immenses périodes de temps qui ont présidé à la formation de l’écorce terrestre. Heureusement, des faits tels que ceux qui viennent d’être exposés suppléent à cette impuissance et nous font assister à des expériences interdites à nos laboratoires, en nous apprenant ce que peuvent des actions très faibles, prolongées à travers les siècles. Par ces démonstrations synthétiques, poursuivies pendant vingt fois la durée de la vie humaine, la nature nous enseigne qu’elle continue à employer aujourd’hui des procédés semblables à ceux dont elle s’est servie déjà à des époques extrêmement reculées.


VI.

Voyons enfin comment les eaux souterraines s’approprient une chaleur qui en fait des sources thermales et qui les rattache, par des intermédiaires, aux phénomènes volcaniques, cependant si différens et presque opposés à première vue.

Généralement, la température des sources est à très peu près égale à la température moyenne du sol dont elles sortent. Toutefois, il en est qui sont en dehors de cet état habituel et que l’on appelle thermales. Ce nom ne doit pas seulement s’appliquer aux eaux manifestement chaudes ou tièdes, mais même à celles qui, d’après l’indication du thermomètre, ne diffèrent de la chaleur habituelle que par deux ou trois degrés. Donc, les sources thermales ne se séparent pas toujours avec netteté des sources ordinaires.

Les variations extrêmes de température que nous ressentons si vivement, suivant les saisons, ne pénètrent qu’avec lenteur dans le sol et s’y amortissent graduellement ; elles deviennent insensibles à une très faible profondeur, qui, à Paris, est d’environ 25 mètres. Au-dessous de cette couche à température invariable, la chaleur augmente peu à peu, à mesure qu’on descend. Ce fait capital n’est pas particulier à nos régions ; il a été constaté aussi bien dans les contrées voisines de l’équateur que dans les pays froids rapprochés des pôles. Des observations démonstratives ont été pour la plupart faites dans les mines, et avec des précautions destinées à écarter plusieurs causes d’erreur qui, pendant longtemps, avaient laissé du doute sur la réalité de cet accroissement. Les grands percemens de montagnes récemment exécutés, ceux du Mont-Cenis, du Saint-Gothard et de l’Arlberg, n’ont fait que confirmer la généralité du fait. Il en est de même des eaux des puits artésiens, lesquelles apportent la température des couches qui les fournissent. Le forage de Grenelle, profond de 548 mètres, donne de l’eau à 27°,4, nombre resté absolument constant depuis son origine ; l’accroissement de chaleur du sous-sol de Paris s’écarte donc peu de la moyenne générale, 1 degré par 30 mètres.

Évidemment cette chaleur interne ne peut émaner ni du soleil ni d’aucune cause extérieure à notre globe ; car, s’il en était ainsi, cette chaleur ne pourrait pas augmenter à mesure qu’on pénètre plus bas. Elle parait être le résultat et la continuation de la chaleur par laquelle notre planète a autrefois passé. En rayonnant vers les espaces célestes, dont la température est plus froide que tout ce que nous connaissons, les masses externes se sont nécessairement refroidies les premières, tandis que la chaleur se conservait intense dans les parties centrales. A raison de cet accroissement général, l’intérieur du globe présente de toutes parts, même loin des volcans actifs, des roches au contact desquelles l’eau peut s’échauffer plus ou moins.

Il reste donc à voir comment, dans certaines circonstances exceptionnelles, la structure du sol permet à l’eau, après être descendue très bas, de remonter au jour. Il y a pour cela plusieurs types de disposition.

Le plus simple consiste dans un redressement des couches. Comme on l’a vu, l’eau qui jaillit abondamment par les puits artésiens de Paris a été préalablement forcée, à partir des affleuremens où elle pénètre, de descendre de plus en plus bas, entre des couches imperméables, jusqu’à une profondeur dont elle a nécessairement pris la température. L’existence, sous-une partie du nord de la France, d’une vaste nappe thermale, ne se serait pas révélée, sans les forages qui lui ont ouvert un conduit de retour. Mais, si les strates dont il s’agit, au lieu d’être disposées sous la forme d’un vaste bassin concave, subissaient vers leur milieu un redressement les ramenant au jour, elles contraindraient leur eau thermale à revenir avec elles à la surface, comme par un véritable siphon. Or, c’est une disposition toute semblable que la nature a réalisée, dans des contrées où la stratification s’est fortement relevée, sous l’étreinte de puissantes actions mécaniques. Une telle structure se reconnaît aux sources de Barbotan et dans quelques autres du département du Gers, et, mieux encore, à celles de Baden et de Schinznach, en Argovie ; cette dernière apparaît dans une vallée échancrée au milieu d’une protubérance des couches. Il en est de même pour celles qui, plus chaudes encore, s’épanchenut à Aix-la-Chapelle et à Borcette, au sommet de deux plis voisins et très aigus des couches devoniennes. Dans la chaîne des Apalaches de l’état de Virginie, quarante-six groupes de sources thermales se présentent dans une situation analogue, toujours sur les axes anticlinaux de strates contournées.

La nature présente un autre mécanisme qui imite encore mieux le siphon ; il est fourni par ces importantes fractures, à peu près verticales, que l’on nomme paraclases ou failles, et qui se prolongent indéfiniment dans la profondeur, c’est-à-dire au-dessous des parties qu’il nous est possible d’atteindre. D’ordinaire celles-ci servent uniquement à la descente directe des eaux qui, après s’y être engouffrées, trouvent un peu plus bas une issue par laquelle elles ressortent encore froides. Mais il arrive aussi, et c’est ce qu’il importe de faire ressortir nettement, qu’une faille offre la branche de retour à de l’eau qui est allée s’échauffer dans la profondeur. Il en est ainsi à Bourbonne-les-Bains. Dans les Alpes, suivant M. Lory, une même faille alimente les sources thermales du Monestier, de Briançon, de Brides et de Salins, près Moutiers. Celle qui coupe et termine la chaîne des Alpes, près de Vienne en Autriche, est l’émissaire de nombreuses sources ; la plupart sont froides ; quelques-unes chaudes, comme Baden et Vöslau, s’échelonnent sur 11 kilomètres de distance.

La branche de retour de ces siphons naturels a fréquemment été remplie et obstruée par des incrustations produites jadis par l’eau, et constitue des filons métallifères. Si l’obstruction n’est pas complète, ou que des excavations de mines viennent à la déboucher, ces filons peuvent encore servir aujourd’hui de conduite ascendante. A Plombières, une galerie percée, il y a trente ans, dans le flanc granitique de la vallée, en vue d’aménager les eaux tièdes, coupa plusieurs filons de quartz et de fluorine, le long des parois desquels on voyait ces sources surgir avec force. Un incident absolument semblable s’est montré à Lamalou (Hérault) : il fallut arrêter l’exploitation des filons de cuivre et de plomb pour ne pas compromettre l’existence de l’établissement thermal, dont la mine était distante de quelques dizaines de mètres seulement. Dans le célèbre filon d’argent et d’or de Comstock, aux États-Unis, de véritables torrens d’eau chaude à 70 degrés apportent une chaleur si forte que chaque ouvrier doit être muni de blocs de glace pour rafraîchir son chantier ; aussi, après avoir fourni, en vingt ans, pour plus de 1,600 millions de métaux, ces mines célèbres sont-elles devenues d’une exploitation très dispendieuse.

C’est surtout à proximité de volcans éteints et de roches de nature volcanique, comme les basaltes et les trachytes, que les failles produisent des jaillissemens thermaux. Tandis qu’ils font généralement défaut dans la plus grande partie du plateau granitique central de la France, ils abondent dans les localités de ce même plateau que traversent les roches volcaniques. Celles de Clermont-Ferrand (Saint-Allyre et autres), du Mont-Dore, de la Bourboule, de Chaudes-Aigues, qui atteignent 81°,5, témoignent de cette parenté.

Il n’y a pas lien de s’étonner si le domaine des volcans actifs est lui-même riche en émanations de ce genre. Pouzzoles, Baies, les étuves de Néron, sont situées à proximité de la solfatare de Pourzoles et des anciens cratères d’Agnano et du lac Averne. A l’île d’Ischia, comme à la Guadeloupe, d’abondantes eaux chaudes jaillissent du flanc de volcans.

Au voisinage des roches volcaniques, on voit aussi des eaux bouillantes violemment projetées en l’air par des torrens de vapeur. Leur bruit, comparable à celui d’une chaudière, a valu le nom de steamboat à un groupe de ce genre, situé dans l’état de Nevada. De telles sources ont de grandes analogies avec d’autres où l’eau est poussée, sous forme d’une haute gerbe, par éruptions intermittentes. Ces dernières ont reçu le nom générique de geyser, du mot islandais qui veut dire jaillir. Lors des éruptions du Grand-Geyser, à la suite de bruits souterrains et d’ébranlemens du sol, l’eau s’élance verticalement jusqu’à une hauteur de 50 mètres. Au bout de dix minutes, et après quelques oscillations, tout rentre dans l’état normal. Le thermomètre, plongé à une vingtaine de mètres dans le canal vertical qui amène l’eau, accuse une température supérieure à celle de l’ébullition. A l’ouest des États-Unis, sur les confins du Wyoming, se trouve une des régions les plus remarquables en geysers, auxquels sont associées plus de deux mille sources très chaudes qu’on pourrait croire engendrées par un vaste foyer à vapeur. Ces émanations grandioses sont d’un caractère si extraordinaire et si imposant qu’une loi les a prises sous sa sauvegarde et a fait du lieu où elles se produisent une très vaste propriété publique, sous le nom de parc national de Yellowstone.

Ainsi, chaque mode de gisement des sources thermales fait comprendre comment la chaleur interne du globe intervient pour les échauffer. Toutefois, sans pénétrer aussi bas que le ferait supposer leur degré de chaleur, comparé au taux normal d’accroissement, les eaux peuvent acquérir une température élevée, en l’empruntant à certaines roches éruptives, poussées des profondeurs vers la surface de la terre et qui conservent encore une partie de leur primitive chaleur. En général, elles remontent par l’effet d’une pression hydrostatique, comme dans les puits artésiens ; quelquefois intervient la force expansive de la vapeur.

Les volcans, dont les éruptions n’évoquent à l’esprit que l’idée de feu, constituent cependant de gigantesques sources intermittentes d’une eau dont la haute température surpasse tout ce que nous connaissons.

Partout, en effet, la vapeur d’eau forme non-seulement le produit le plus abondant et le plus constant des éruptions, mais elle parait en être même le moteur, grâce à son énorme tension. Dès le commencement de la crise, elle jaillit par d’énormes bouffées, arrachant des débris de toute sorte au conduit souterrain ; cette vapeur donne bientôt naissance à une colonne verticale qui s’épanouit dans les hautes régions de l’atmosphère, sous la forme d’un pin d’Italie, suivant la comparaison de Pline. Elle est souvent noircie, surtout au commencement de l’éruption, par des déjections solides, cendres ou lapillis. La hauteur de cette colonne aqueuse peut être considérable, si elle n’est pas emportée ou dissoute par les courans aériens. On l’a estimée à 3,000 mètres, lors de l’éruption du Vésuve de 1822, et à 8,000 mètres au moins au Cotopaxi. Le 26 juin 1877, six cratères ouverts sur les flancs de l’Etna fournissaient chacun des jets de vapeur qui, d’après M. Fouqué, correspondaient à 22,000 mètres cubes d’eau par jour, et cela pendant cent jours. Des pluies torrentielles résultent fréquemment des nuages engendrés par ces exhalaisons.

Quelque invraisemblable que le fait paraisse, l’eau est incorporée dans les laves fondues et incandescentes, et, par conséquent, participe à une température qui excède 1,000 degrés. Mais, dès qu’elle se vaporise, sa haute température tombe tout à coup et descend à celle de l’eau bouillante.

L’eau expulsée des volcans nous donne seulement une idée bien restreinte de l’importance de son domaine dans les profondeurs de la terre. Si l’on considère la possibilité qu’elle trouve de pénétrer, par capillarité et par d’autres moyens, dans des régions internes d’une très haute température, on ne peut douter que ces régions ne recèlent de l’eau surchauffée. Emprisonnée entre des parois rocheuses d’une énorme résistance, elle peut acquérir une tension que certaines expériences récentes montrent comme étonnamment puissante.

Ce n’est donc pas à des émissions ostensibles que l’eau souterraine borne son rôle ; sans se montrer, elle doit contribuer aussi à des actions mécaniques. En présence de l’immense force employée par elle lors des éruptions, quand elle pousse la lave à l’altitude de l’Etna, on peut admettre que, dans les régions où elle ne trouve pas d’issue, animée de cette énorme pression, elle soit aussi une cause efficace des tremblemens de terre, même des plus formidables[1]. Ces derniers seraient des éruptions volcaniques qui ne peuvent aboutir. Les agitations se produisent tout particulièrement dans les contrées dont le sol est disloqué et qui a le plus récemment acquis son dernier relief. Cette constitution géologique, reconnue comme spécialement en rapport avec les tremblemens de terre, aurait précisément pour effet de favoriser, par de grandes cassures, l’alimentation en eau des régions profondes et chaudes. De telles conditions sont réalisées dans toutes les parties du bassin de la Méditerranée, si fréquemment et si violemment agitées depuis les temps historiques, et, tout récemment encore, dans la région dépendant de la Ligurie et du département des Alpes-Maritimes.

Les faits que les eaux souterraines viennent de nous apprendre, pour l’époque actuelle, aident à se faire une idée de ce qu’elles ont produit dans des temps très reculés, aux époques géologiques. Les minéraux, qui sont leur œuvre et dont nous parlerons prochainement, permettent de suivre, comme à la piste, le chemin qu’elles ont parcouru, il y a des milliers de siècles.


DAUBREE.

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1885.