Les eaux potables
Jules Rochard

Revue des Deux Mondes tome 136, 1896


LES EAUX POTABLES

L’eau et la chaleur sont les deux sources de la vie sur le globe, les deux agens d’où procède le monde organique tout entier. Il dépend de l’homme d’utiliser ces grandes forces de la nature et de les appliquer à la satisfaction de ses besoins et de ses goûts. L’eau surtout est à sa portée. Il s’en sert de mille façons ; et c’est une étude du plus haut intérêt que celle qui consiste à suivre cet élément précieux et redoutable dans ses transformations, dans ses usages économiques et industriels. Mais ces vues d’ensemble, avec leur développement, ne sauraient tenir dans les limites d’un article, et je me bornerai à envisager la question par son côté le plus étroit mais le plus pratique : je ne m’occuperai que de l’eau potable et de ses usages domestiques.

La nécessité, pour les populations, de disposer, en tout temps, d’une eau de bonne qualité et en quantité suffisante a été comprise à toutes les époques ; mais elle n’a été scientifiquement démontrée que de nos jours. On sait aujourd’hui que les maladies infectieuses que nous avons le plus à redouter, — et, en première ligne, la fièvre typhoïde et le choléra, — sont le plus souvent transmises par les eaux potables. On sait également que la santé des individus, comme celle des populations, a pour première condition la destruction immédiate de tous les foyers de fermentation putride où pullulent les microbes, et que la rigoureuse propreté que cette destruction exige ne peut être obtenue qu’en répandant l’eau à torrens dans les maisons comme dans les villes.

Ces notions nouvelles ont rendu les hygiénistes beaucoup plus sévères sur la qualité des eaux. On se contentait autrefois de leur bonne apparence et d’une analyse chimique. « Une eau peut être considérée comme bonne et potable, disait l’Annuaire des eaux de France, quand elle est fraîche, limpide, sans odeur, quand sa saveur est très faible, qu’elle n’est ni fade, ni salée, ni douceâtre, quand elle contient peu de matières étrangères, quand elle renferme suffisamment d’air en dissolution, quand elle dissout le savon sans former de grumeaux et qu’elle cuit bien les légumes. » Lorsqu’on avait constaté ces caractères physiques et qu’on avait déterminé la nature et la proportion des sels minéraux, on n’allait pas au-delà. Aujourd’hui, on se préoccupe surtout de la matière organique et des microbes contenus dans les eaux. Cette recherche est plus difficile que l’autre, mais elle est indispensable. Les Conseils d’hygiène des départemens et le Comité consultatif de France n’approuvent les projets d’amenées d’eau qu’à la condition que ces renseignemens leur soient fournis. L’enquête est du ressort des médecins et des chimistes ; mais il est intéressant pour tout le monde de savoir en quoi elle consiste.


I

Les eaux qu’on rencontre dans la nature ne sont jamais d’une pureté parfaite, et ce n’est même pas une qualité qu’on doive rechercher en elles : il est bon qu’elles renferment des gaz et des sels minéraux, mais en faible proportion. Une bonne eau doit contenir de 20 à 25 centimètres cubes de gaz formés de 50 pour 100 d’acide carbonique, de 15 à 16 pour 100 d’oxygène et de 34 à 35 pour 100 d’azote. Quant aux sels, depuis les travaux de Dupasquier et de Boussingault, on estime qu’il doit y en avoir au moins 50 centigrammes par litre. Les sels de chaux et surtout le carbonate sont les plus utiles, parce qu’ils contribuent à la formation des tissus, et en particulier des os. Les sels de magnésie rendent les eaux amères quand ils sont en excès ; les nitrates ont aussi leurs inconvéniens. Au-dessous d’un décigramme par litre, la proportion des élémens minéraux est insuffisante ; au-dessus de 5 décigrammes, les eaux deviennent crues, indigestes, et contractent une saveur saline ou terreuse.

Les matières organiques qu’on trouve dans les eaux proviennent des détritus végétaux ou des débris de matière animale qui y sont tombés depuis leur émergence du sol. Lorsqu’elles y sont en excès, elles leur donnent une saveur fade, nauséeuse, une odeur hépatique, provenant de la transformation des sulfates en sulfures ; elles les rendent indigestes, mais elles ne sauraient leur communiquer les redoutables propriétés que leur donnent les micro-organismes.

Les eaux renferment deux sortes d’êtres vivans. Les uns sont visibles à l’œil nu ou à la loupe, comme les sangsues filiformes qu’on trouve dans les eaux de l’Algérie, et qui se fixent au pharynx des soldats quand ils les avalent. D’autres parasites, comme les embryons des hématozoaires, pénètrent dans le torrent circulatoire, s’y développent et causent ces maladies étranges qui ont été l’objet d’études récentes, et dont l’énumération seule m’entraînerait trop loin. Ou bien encore ce sont des œufs d’entozoaires, comme les lombrics, les tænias, les anguillules. Les algues appartiennent à la même catégorie ; mais elles sont inoffensives. Les infusoires le sont aussi, mais ils sont toujours l’indice d’une forte proportion de matière organique et donnent à l’eau un aspect dégoûtant.

La seconde espèce d’êtres vivans que renferment les eaux potables appartient à ce monde nouveau découvert par Pasteur et elle intéresse à un bien plus haut degré la santé des populations. C’est le règne des bactéries ou des microbes, pour leur donner le nom consacré par l’usage. Ces organismes élémentaires ne sont visibles qu’au microscope et à la faveur des plus forts grossissemens. On en trouve dans toutes les eaux lorsqu’elles ont été exposées à l’air libre. Il y en a même dans l’eau distillée quand elle a subi le contact de l’atmosphère, et cela se comprend puisque celle-ci en est remplie ; mais la quantité varie dans des proportions considérables.

D’après les analyses du docteur Miquel, directeur du laboratoire bactériologique de l’Observatoire de Montsouris et qui fait autorité en cette matière, l’eau de la Vanne, à son entrée dans Paris, en renferme en moyenne 1250 par centimètre cube, celle de la Dhuys, 3 825, et l’eau de l’Avre, 2 920. On en trouve 25 000 dans l’eau de Seine puisée à Ivry, 40 000 quand on la prend à l’usine d’Austerlitz, et 106 000 en aval du pont de Sèvres. La Marne, à l’usine de Saint-Maur, en contient 58 430 ; l’eau du canal de l’Ourcq, à la gare de la Villette, 78 845. La Sprée, à Berlin, est encore plus souillée que les rivières de Paris : le professeur Koch y a trouvé 125 000 microbes par centimètre cube. Quant aux eaux d’égout, c’est par millions qu’ils y foisonnent. Celles de Paris en renferment 8 millions en arrivant à Clichy, et celles de Berlin 38 millions, d’après les observations du docteur Koch.

Les micro-organismes se développent dans les eaux avec une rapidité prodigieuse. Elles n’en contiennent pas au moment où elles émergent du sol ; mais, lorsqu’elles ont séjourné pendant quelques heures dans les conduites ou dans les réservoirs, on y en trouve des quantités considérables. Cette pullulation a pourtant ses limites : au bout d’un certain temps, les microbes se détruisent et tombent au fond du réservoir avec les matières en suspension. Ils augmentent de nombre jusqu’au quatrième jour, restent stationnantes jusqu’au dixième, puis diminuent peu à peu, et au bout de six mois il n’y en a presque plus. On connaissait depuis longtemps la propriété qu’ont les eaux de s’épurer par le repos, lorsqu’elles sont conservées dans des réservoirs couverts et dans l’obscurité : cette observation a été, comme on le voit, confirmée par la bactériologie.

Le nombre des organismes contenus dans une eau potable ne peut pas donner la mesure de sa bonne ou de sa mauvaise qualité, parce que la plupart d’entre eux sont inoffensifs. Il est certain que moins il y en a et moins il y a de chances d’en trouver de dangereux dans le nombre. Mais l’eau la plus pure, si elle recevait accidentellement la plus petite quantité de liquides cholériques, serait plus redoutable que l’eau stagnante d’une mare située loin des habitations. Il en serait de même si ces liquides provenaient d’un malade atteint de fièvre typhoïde ou de toute autre affection transmissible par les eaux.

La distinction entre les microbes inoffensifs et ceux qui ne le sont pas est assez difficile. Quelques savans pensent qu’on peut reconnaître les premiers à la facilité avec laquelle ils vivent et se multiplient dans les eaux qui sont leur véritable élément, tandis que les seconds ne s’y rencontreraient que d’une manière accidentelle et y seraient promptement détruits. MM. Chantemesse et Vidal ont prouvé le contraire. Ils ont trouvé le bacille de la fièvre typhoïde dans une borne-fontaine alimentée par la Seine ; ils ont pu le cultiver dans l’eau du canal de l’Ourcq, mais après l’avoir stérilisée ; et ils l’ont vue produire, au bout de trois mois, des colonies très vigoureuses. Frankland a obtenu en Angleterre ; des résultats semblables, en expérimentant sur l’eau de source et sur celle de la Tamise. D’après les recherches de Dubarry, on trouve encore le bacille du choléra vivant dans l’eau stérilisée au bout de 39 jours, tandis qu’il meurt au bout de 24 heures dans celle qui ne l’est pas. Celui de la fièvre typhoïde résiste 81 jours dans le premier cas et 2 seulement dans le second. Enfin, la bactéridie du charbon, le plus redoutable et le plus résistant des microbes, se retrouve au bout de 130 jours dans les eaux stérilisées, tandis qu’elle a disparu dès le quatrième dans celles qui sont encore peuplées. Si les microbes des maladies contagieuses vivent longtemps dans les eaux rendues stériles, c’est qu’ils n’y rencontrent pas d’antagonistes, tandis que dans les eaux naturelles ils y sont livrés à la concurrence vitale des microbes qui y existent normalement. Dans cette lutte pour l’existence, les organismes inoffensifs triomphent de ceux qui ne le sont pas et nous en débarrassent. Sans cette destruction incessante des microbes pathogènes, toutes les eaux en seraient tellement chargées qu’on ne pourrait plus les boire sans danger.

Il ne suffit pas, ai-je dit, d’avoir de bonne eau à sa disposition ; il faut encore qu’on puisse en user largement, et même la gaspiller, pour les usages de la vie domestique. La santé est à ce prix. Cette condition est aussi difficile à remplir que la première. L’hygiène a singulièrement accru ses exigences depuis qu’elle est sûre de marcher dans la bonne voie. En 1789, Paris distribuait à sa population 13 litres d’eau par jour et par tête, et personne ne se plaignait ; il en délivre 300 aujourd’hui, et nous ne trouvons pas que ce soit assez. Paris est cependant une des villes du monde les plus favorisées. M. Bechmann, dans un livre publié en 1888, a donné le tableau de l’alimentation en eaux potables des 84 plus grandes villes de France et de l’étranger. La moyenne est de 185 litres d’eau par jour et par tête. Les deux termes extrêmes de cette é numération sont deux capitales : Rome, qui distribue chaque jour 1 000 litres d’eau à chacun de ses habitans, et Madrid qui n’en donne que 15 à chacun des siens.

On admet aujourd’hui que, pour les grands travaux d’approvisionnement à entreprendre, il faut calculer sur 200 litres d’eau par jour et par tête. Ce chiffre représente une moyenne. Il est trop faible pour les grands centres de population dans lesquels l’eau est un luxe, et les petites localités sont souvent forcées de se contenter à moins. Les exigences ne sont pas les mêmes dans les deux cas. Les grandes villes doivent distribuer l’eau dans les maisons, dans les rues et dans les usines ; c’est ce qu’on appelle, en langage technique, le service privé, le service public et le service industriel. Le premier comprend l’alimentation et les usages culinaires, le lavage de la vaisselle, des vêtemens, des appartemens, des escaliers et des cours, la salle de bains, les water-closets et le jeu des ascenseurs. Le second correspond au lavage des ruisseaux et des égouts, à l’arrosage des chaussées, trottoirs, pelouses et jardins publics : à l’alimentation des fontaines, des établissemens de bains, des water-closets publics, des piscines de natation et des bouches d’incendie. Le troisième fournit l’eau à toutes les industries qui l’emploient comme dissolvant ou comme véhicule (sucreries, teintureries, etc., etc.), comme matière première (brasseries, fabriques d’eaux minérales), comme moyen de lavage ou comme force motrice. La plupart de ces usages sont inconnus des petites villes : elles ont donc besoin d’une quantité d’eau proportionnellement moindre. Elles ont aussi moins de ressources pour s’en procurer. J’estime toutefois que lorsqu’elles font les frais d’une amenée d’eau, elles ne doivent pas descendre, dans leurs prévisions, au-dessous de 100 litres par jour et par tête. Il faut, en effet, tenir compte des pertes résultant de l’étanchéité imparfaite des conduites, de l’usure des joints et des robinets. Ces pertes varient entre le quart et la moitié de la quantité d’eau dépensée. Il faut y joindre le gaspillage inévitable à l’époque des chaleurs et que le système du compteur ne prévient qu’imparfaitement.


II

Les eaux potables sont de provenance très diverse. Elles forment deux groupes nettement tranchés au point de vue de leurs propriétés hygiéniques : les eaux courantes et les eaux stagnantes. Les premières proviennent des fleuves, des rivières, des ruisseaux et des sources qui les alimentent. Les autres sont empruntées aux grands réservoirs naturels qui se forment dans les dépressions du sol, aux lacs et aux étangs. L’eau des puits rentre dans cette catégorie. Enfin, dans certaines localités, on utilise, faute de mieux, l’eau de pluie, que l’on recueille dans des citernes.

Les eaux courantes sont de beaucoup les meilleures, et, parmi elles, ce sont les eaux de source qui méritent la préférence. Elles sont limpides, fraîches, agréables à boire et d’une pureté parfaite lorsqu’elles sont captées avec soin ou puisées à leur point d’émergence. Rien n’est séduisant comme l’eau transparente des petites fontaines qu’on trouve dans les bois, qui se cachent dans le creux des rochers et à l’abri des grands arbres. Elles n’ont pourtant pas la pureté idéale de celles qui sont, recueillies dans le sol même, puisqu’elles ont subi le contact de l’air et qu’elles sont exposées aux poussières et aux insectes. La richesse des eaux de source en sels minéraux varie suivant la nature des couches géologiques qu’elles ont traversées avant d’émerger à la surface du sol. Celles qui sortent des terrains granitiques en renferment très peu. C’est à peine si l’on y trouve des traces de silicates, de chlorures, de sulfates de potasse et de soude. Les sels de chaux y font défaut, tandis qu’ils abondent dans les eaux qui ont traversé des couches calcaires. Celles-ci sont encore excellentes lorsqu’elles se maintiennent dans les limites de minéralisation que nous avons indiquées.

Toutes les eaux de source ne sont pas de bonne qualité. Celles qui sourdent dans les pays de plaine, qui ont séjourné dans les prairies, sont chargées d’un excès de matière organique : celle-ci se transforme en azotates sous l’influence des fermens nitriques que renferment tous les sols arables. Elles contiennent de plus des sulfates, des phosphates d’alumine et de fer. Celles qui ont traversé des bancs de gypse sont tellement séléniteuses qu’on ne peut pas les boire, et quand ce sont des terrains tourbeux, elles ont une odeur hépatique qui les fait instinctivement rejeter. On ne peut donc pas accepter toutes les eaux de source sans examen ; mais elles n’en conservent pas moins d’une manière générale une incontestable supériorité sur toutes les autres espèces. Elles ont sur elles l’avantage de ne pas contenir de microbes, puisqu’il suffit que l’eau ait traversé une couche de terre de deux mètres d’épaisseur pour s’en être complètement dépouillée.

Les eaux provenant des fleuves et des rivières n’ont ni la même constance, ni les mêmes qualités que les précédentes. Leur composition varie comme leur température et leur limpidité. Alimentées par les ruisseaux, les torrens, les eaux sauvages et souvent par la fonte des glaciers, elles changent de nature suivant que l’un ou l’autre de ces élémens prédomine. Coulant sur un sol de composition variable, elles lui cèdent ou lui empruntent des principes minéraux ; elles se chargent de tout ce que le vent leur apporte, de tout ce qu’y déversent les végétaux croissans sur leurs bords et les usines qu’elles font mouvoir. Enfin, en traversant les villes, elles en emportent les détritus et les déjections. Les fleuves qui ont des glaciers pour origine voient leur volume augmenter et leur richesse en principes minéraux tomber au minimum à l’époque de la fonte des neiges. A ce moment, les eaux du Rhône arrivent à ne plus renfermer que 10 centigrammes de résidu fixe par litre, tandis qu’en hiver, elles en contiennent 18 centigrammes, l’ourles rivières alimentées par de petits cours d’eau, c’est le contraire : elles sont plus riches en sels minéraux pendant les chaleurs de l’été qu’à l’époque des pluies de l’automne et de l’hiver. Il s’établit pourtant pour les grands fleuves une moyenne à peu près constante. D’après les analyses de Charles Sainte-Claire Deville, elle est de 0gr, 1801 de résidu fixe par litre pour les principaux fleuves de l’Europe, tandis que les eaux d’Arcueil, qui sont à l’extrême limite des eaux potables, en contiennent 0gr, 5436.

Les rivières sujettes à des débordemens et qui couvrent alors les campagnes voisines entraînent, en rentrant dans leur lit, des quantités considérables de terre végétale et de débris de toute sorte. Ces matières en suspension sont tellement ténues qu’elles sont lentes à se déposer. Des expériences faites à Bordeaux sur les eaux de la Gironde ont montré qu’il leur fallait plus de huit jours pour reprendre leur limpidité dans les réservoirs. Ce limon est un grand obstacle à l’épuration artificielle des eaux, parce qu’il obstrue les pores des galeries et ceux des filtres. Toutefois les matières étrangères que les fleuves peuvent entraîner dans leur cours à travers les campagnes sont loin d’être aussi dangereuses que celles qu’ils reçoivent dans les villes. Nous avons dit que la Seine après avoir traversé Paris renfermait 106 000 microbes par centimètre cube. À ce moment, bien qu’elle ait déjà reçu les déjections de toutes les localités situées en amont de la grande ville, celles de la Cité et de l’île Saint-Louis, elle a encore assez bonne apparence ; mais, à partir du point ou débouche le grand collecteur de Clichy, c’est une véritable infection. De la bouche de ce grand égout sort un courant d’eau noirâtre qui s’épanouit sur la rivière sous la forme d’une courbe parabolique et en couvre à peu près la moitié. Sur cette eau, couverte d’une couche de matière graisseuse, nagent des détritus sans nom. Une vase grise, mêlée de débris infects, s’accumule le long de la rive droite et y forme des bancs considérables. D’énormes bulles de gaz se dégagent du soin de ces eaux. Le passage d’un bateau à vapeur soulève des flots d’écume et produit une véritable ébullition dans son sillage. La rivière va ensuite en s’épurant et en se troublant de nouveau, lorsqu’elle reçoit de nouvelles immondices en traversant de nouveaux centres de population ; mais ce n’est qu’à Meulan que toute trace d’infection a disparu.

Toutes les eaux de rivière ne sont pas polluées au même degré que la Seine ; mais toutes sont suspectes. Comme eaux potables, elles ne constituent qu’un pis aller et ne doivent être bues qu’après une épuration préalable. Celles des canaux alimentés par les rivières ou par des dérivations artificielles sont encore plus impures, parce qu’elles sont presque stagnantes : aussi sont-elles, pour la plupart, impropres aux usages alimentaires.

Les eaux stagnantes ne peuvent être considérées comme potables que lorsqu’elles sont réunies en grandes masses dans des lacs, comme ceux de la Suisse et de l’Amérique du Nord. Ces vastes réservoirs sont alimentés par la fonte des neiges des glaciers et par les pluies qui tombent dans les montagnes. Les eaux qu’y déversent les torrens sont souvent bourbeuses, et cela tient à leur mode d’écoulement. Les glaciers en effet fondent par leur base ; celle-ci est réchauffée par la chaleur terrestre, par les pressions, les frottemens que provoque le poids de cette masse énorme oscillant sur les rochers qui la supportent et qu’elle écrase. Les débris pulvérisés qui résultent de ce conflit se mêlent à l’eau de fusion et la troublent ; mais, en tombant dans les lacs, ils se déposent peu à peu dans leurs profondeurs, et les eaux de ces grands réservoirs sont limpides et incolores. On ne peut leur reprocher que leur très faible minéralisation. Elles sont aussi pauvres en sels que les glaciers et les neiges qui les ont produites. Elles ne renferment également qu’une très petite quantité de matière organique ; mais elles peuvent contenir des microbes. La surface du lac est balayée par les vents ; les ruisseaux qui s’y rendent se sont souillés en chemin, et ils reçoivent les égouts des grandes villes situées sur leurs bords. Leurs eaux, quelle que soit leur masse, ne peuvent pas avoir la pureté des eaux de source ; et c’est l’objection que les hygiénistes ont faite, lorsqu’il s’est agi d’emprunter aux lacs de Neuchâtel ou de Genève l’eau nécessaire à la ville de Paris.

Les eaux des étangs et des mares sont les plus insalubres des eaux potables, si tant est qu’on puisse leur donner ce nom. Il faut être dans l’impossibilité absolue de s’en procurer de meilleure pour les faire servir à la boisson. C’est malheureusement le cas d’un grand nombre de localités : en Sologne, dans le pays de Caux, la Bresse, la Camargue, on n’en a pas d’autre à sa disposition ; les étangs creusés sous Louis XIV servent encore à l’alimentation de Versailles ; au Sénégal, on boit l’eau des marigots ; au Bengale on consomme celle des lacs artificiels qu’on trouve à chaque pas ; en Tunisie, les indigènes boivent l’eau des mares dans lesquelles viennent s’abreuver leurs troupeaux, où les femmes bavent leur linge et jettent souvent leurs eaux ménagères. Dans ces eaux croupissantes, la matière organique se putréfie ; les infusoires et les microbes pullulent, se développent et meurent sous l’action d’un soleil de feu. Lorsqu’on est réduit à boire de pareilles eaux, il est de rigueur de les filtrer ou de les faire bouillir. En Chine et en Cochinchine, les indigènes se préservent des maladies que les eaux de leurs rivières leur communiqueraient infailliblement, en ne buvant que du thé, dont l’infusion implique une ébullition préalable.

Les mêmes précautions sont indispensables, lorsqu’on est forcé de consommer de l’eau des puits, ainsi que cela se pratique encore dans la plupart des campagnes. En Afrique, les puits constituent le seul moyen de se procurer de l’eau, et chacun sait l’importance qu’ils prennent dans le désert. L’eau des puits est dangereuse dans les villes, parce qu’ils reçoivent le plus souvent des infiltrations provenant des fosses d’aisances creusées dans le voisinage, et plongeant dans la même nappe souterraine. Pour peu que le sous-sol soit perméable, il s’y fait de dangereux mélanges. A la campagne, les puits sont forés dans les cours des fermes, auprès des fumiers sur lesquels on jette toutes les déjections et reçoivent directement tout ce qui s’en écoule. L’eau des puits est en général trop chargée de sels minéraux et de matière organique ; on doit toujours la considérer comme suspecte et la rejeter pour peu qu’elle présente de l’odeur.

Les puits artésiens n’ont avec les puits ordinaires qu’une analogie de nom, et leurs eaux ne se ressemblent pas davantage. Elles proviennent de sources profondes auxquelles on donne issue par un forage artificiel. Elles sont rarement potables. Leur température élevée, leur minéralisation, les rapprochent des eaux thermales. Elles ont comme elles pour origine les grandes nappes souterraines qui courent à travers des couches géologiques, qu’on ne peut atteindre qu’en pénétrant à des profondeurs de 500 à 600 mètres. Le puits de Grenelle peut servir de type ; c’est le plus ancien[1]. Il a été foré il y a un demi-siècle et provient d’une source qui coule dans les grès verts, à 548 mètres au-dessous de la surface du sol. La température de l’eau est de 28 degrés ; elle renferme 0gr, 132 de résidu fixe et ne contient que des traces de matière organique. On pourrait à la rigueur la boire après l’avoir fait refroidir, mais on ne s’en sert que pour le service public.

L’eau de pluie est la seule ressource d’un grand nombre de localités. On n’en buvait pas d’autre à Venise, avant qu’on y amenât les eaux de la Brenta. Dans le nord de l’Afrique, c’est encore le principal moyen d’alimentation qu’on possède. On connaît les anciennes citernes de Carthage, celles de Constantinople[2] et les magnifiques travaux que les Anglais ont faits à Aden, pour recueillir les pluies, si rares dans ce pays. L’eau qu’on se procure ainsi n’est pas aussi pure qu’on pourrait le croire. En tombant, la pluie lave l’atmosphère ; elle entraîne les gaz, les poussières, les microbes et les moisissures que contient celle-ci ; elle lui emprunte de très petites quantités de carbonate et de sulfate d’ammoniaque, des traces de sel marin, de sulfate de soude ; enfin, après les orages, on y trouve un peu d’acide azotique libre. Au Sénégal, après les tornades, l’eau, qui tombe à flots, rougit les chapeaux de paille. Lorsqu’on recueille la pluie qui a coulé sur les toits, elle entraîne avec elle toutes les souillures qui s’y rencontrent, et parfois des germes infectieux provenant des liquides que les habitans des mansardes déversent trop souvent dans les gouttières. On cite des épidémies de fièvre typhoïde qui sont nées de cette façon : c’est pour cela qu’il est de règle de laisser perdre l’eau qui tombe pendant les premières minutes.

Malgré ces causes possibles de contamination, lorsque les citernes sont bien construites, profondément enfouies dans le sol et toujours couvertes, l’eau s’y conserve et peut, à la longue, devenir de bonne qualité, parce que les micro-organismes meurent, comme nous l’avons dit, dans la fraîcheur et l’obscurité des réservoirs. C’est ainsi que s’épurait autrefois l’eau des barriques qu’on embarquait à bord des navires. Dans les premiers temps, elle était infecte et nauséeuse ; mais, à la fin des campagnes, elle redevenait claire et sans odeur. Les matelots avaient coutume de dire qu’à bord pour que l’eau fût bonne, il fallait qu’elle eût pourri trois fois. Dans Unis les cas, il est prudent de faire bouillir ou de filtrer l’eau de citerne avant de la boire, même quand elle a les apparences de la pureté.

Je ne parlerai pas des eaux minérales, dites de table, auxquelles on a parfois recours quand les eaux d’alimentation sont suspectes, ni de celle qui provient de la distillation de l’eau de mer, et qu’on boit à bord des navires ainsi que dans certaines localités maritimes qui ne peuvent pas s’en procurer d’autre, parce que ce ne sont pas là des eaux potables dans l’acception qu’il convient de donner à ce mot.

On comprend, d’après ce qui précède, qu’il est indispensable de bien connaître les qualités et la composition d’une eau destinée à l’approvisionnement d’une ville avant d’entreprendre des travaux dispendieux pour l’y amener. L’analyse complète à laquelle il faut procéder en pareil cas ne peut être faite que par des chimistes et des micrographes ; mais il est possible à tout le monde de reconnaître approximativement la pureté d’une source, avant de l’appliquer aux usages domestiques. C’est toujours une présomption en faveur de sa bonne qualité, et c’est souvent la seule qu’on puisse se procurer dans les petites villes et à la campagne.

Les qualités physiques de l’eau potable sont faciles à constater. Sa limpidité s’apprécie en la regardant par transparence dans une carafe soigneusement nettoyée. Pour obtenir une précision plus grande, il suffit d’examiner comparativement une surface blanche à travers deux éprouvettes de forme et de dimensions égales remplies l’une d’eau distillée et l’autre de l’eau suspecte. La mauvaise odeur se reconnaît de la façon suivante : on fait chauffer l’eau à 40°, on y ajoute un peu de lessive de potasse ; on lave à plusieurs reprises, avec cette eau, l’intérieur d’une éprouvette cylindrique ; puis, on flaire la vapeur qui s’en dégage. On perçoit ainsi très nettement de minimes quantités d’hydrogène sulfuré. La saveur de l’eau n’est appréciable que lorsqu’elle renferme de 50 centigrammes à 1 gramme de sels par litre ; exceptons toutefois les sels de cuivre et de fer qui impressionnent le goût à la dose de 5 à 6 centigrammes.

Nous avons dit plus haut que, pour être considérée comme potable, l’eau devait dissoudre le savon. Lorsqu’elle contient trop de sels de magnésie et de chaux, ceux-ci se décomposent. Leurs bases forment, avec les acides gras du savon, des sels insolubles qui apparaissent sous forme de grumeaux persistans. On a fondé sur cette propriété un mode d’analyse très simple et auquel tout le monde peut recourir. Cette méthode porte le nom d’hydrotymétrie. Elle a été imaginée par Clark en Angleterre, et perfectionnée en France par Boutron et Boudet. Il suffit, pour y recourir, d’avoir à sa disposition une éprouvette graduée et une solution titrée de savon de Marseille dans l’eau alcoolisée. On verse dans l’éprouvette une quantité déterminée de l’eau à examiner, et on y ajoute la solution de savon, peu à peu, jusqu’à ce que le mélange commence à mousser. La quantité de liqueur d’épreuve qui a été nécessaire pour arriver à ce résultat, ayant servi à saturer les sels de chaux et de magnésie, indique par conséquent la proportion de ceux-ci. La recherche des autres principes minéraux nécessite une série d’opérations plus délicates ; mais elle a moins d’intérêt. Celle de la matière organique est plus importante : on calcule sa quantité d’après celle du permanganate de potasse que l’eau décolore en lui enlevant son oxygène.

L’examen microscopique est de nos jours le complément indispensable d’une analyse îles eaux. Mais comme l’examen direct n’apprend rien sur la nature des microbes, il faut pour la déterminer, recourir à la méthode des cultures. Elle consiste à ensemencer, avec l’eau suspecte, des plaques de gélatine pure ou peptonisée et à les placer dans une étuve. Ces plaques ne tardent pas à se couvrir de colonies dont les caractères ne sont pas les mêmes. Celles qui fluidifient la gélatine sont généralement des microbes de la putréfaction, ou saprophytes, ainsi qu’on les appelle, tandis que celles qui ne la liquéfient pas appartiennent, pour la plupart, au groupe des microbes susceptibles de déterminer des maladies infectieuses. Ce premier caractère se constate à l’œil nu ou à la loupe. On examine ensuite les colonies à l’aide de grossissement de plus en plus forts et en les colorant avec des réactifs. On peut aussi les trier et les mettre séparément en culture sur des plaques nouvelles.

La nature des microbes étant ainsi reconnue, il reste à en évaluer la proportion, et à reconnaître les espèces auxquelles ils appartiennent. Pour se procurer ce complément d’information, on injecte à des animaux les liquides suspects ou les cultures qu’on en a obtenues. Si le résultat est négatif, on est autorisé à en conclure que les microbes injectés étaient inoffensifs. Si les animaux succombent, on compare les phénomènes qu’ils ont présentés à ceux des maladies analogues de l’espèce humaine, et l’on en tire des conclusions qui sans doute ne sont pas rigoureuses, mais qui valent mieux que rien. C’est déjà quelque chose que de pouvoir se diriger d’après des présomptions raisonnées dans un sujet aussi obscur, et la bactériologie est une science encore trop récente pour qu’on soit en droit de se montrer très exigeant à son égard.

Ai-je besoin de dire qu’en exposant d’une façon très sommaire la marche que suivent les hommes spéciaux, lorsqu’ils sont appelés à se prononcer sur les qualités d’une eau potable, je n’ai pas eu la pensée de donner, aux personnes qui liront cet article, des connaissances suffisantes pour leur permettre de procéder elles-mêmes à des recherches aussi délicates ? mais il est toujours utile de savoir comment se font les choses qui intéressent tout le monde ; et on en retire toujours quelque profit.

C’est dans la même intention que je vais indiquer, avec la même brièveté, les moyens auxquels on a recours pour procurer aux villes les eaux nécessaires à leur alimentation.


III

Les villes comprennent aujourd’hui la nécessité de fournir à leurs habitans de l’eau de bonne qualité et en quantité suffisante : aussi n’hésitent-elles pas à s’imposer pour cela des sacrifices souvent considérables. Les amenées d’eau sont au nombre des questions qui tiennent le plus de place dans les délibérations du Comité consultatif d’hygiène publique de France. C’est lui qui statue, en dernier ressort, sur les projets soumis au ministre, après avoir été préalablement examinés par les Conseils d’hygiène des départemens. Il les repousse souvent, soit à cause de la mauvaise qualité des eaux, soit à cause de l’insuffisance des sources. De 1884 à 1892, il a statué sur 455 projets de ce genre. Il reste pourtant beaucoup à faire encore pour satisfaire aux besoins des populations. M. Bechmann a publié en 1892, — dans la Revue d’hygiène et de police sanitaire, — les résultats d’une enquête qu’il a faite à cette époque et de laquelle il résulte que, sur 588 villes au sujet desquelles il a pu se procurer des renseignemens, il n’y en avait alors que 308 qui possédassent une distribution d’eau quelconque. Cette négligence, quelque regrettable qu’elle soit, s’explique par le chiffre très élevé de la dépense qu’entraînent les travaux à effectuer. La plupart des villes ne peuvent y faire face qu’à la faveur d’un emprunt qui obère pour longtemps leurs finances. Lorsqu’il s’agit d’eaux de source, — et c’est presque toujours le cas, puisque ce sont les seules qui offrent des garanties complètes de pureté, — lorsqu’il faut en fournir 200 litres par jour à chaque habitant, il est très difficile de trouver, dans le voisinage, des sources d’un débit suffisant : il faut le plus souvent aller les chercher au loin et les frais sont naturellement en raison directe de la distance à leur faire franchir. Les conduites à l’aide desquelles l’eau de la Vanne est amenée à Paris ont 173 kilomètres de longueur ; celles de la Dhuys en ont 131 ; celles de l’Avre, 102. Ces travaux ont coûté des sommes considérables. Il n’y a pas beaucoup de villes qui puissent se permettre de pareilles dépenses.

Les travaux que nécessitent les amenées d’eau ne sont pas seulement dispendieux : ils sont difficiles et demandent une expérience toute spéciale. Il s’agit d’abord de trouver des sources d’un débit convenable. C’était un métier chez les anciens ; et, jusque de nos jours, l’hydroscopie compte encore de nombreux adeptes. Un abbé Paramelle, curé de Saint-Céré, s’était fait, à cet égard, une réputation, voilà tantôt quarante ans. Mais aux procédés divinatoires des « découvreurs de sources » nos ingénieurs en préfèrent de plus sûrs. Les terrains imperméables ne présentent que peu de ressources : la pluie les ravine, se creuse un petit lit dans chaque pli de terrain et va se jeter dans le ruisseau le plus voisin. Les terrains perméables au contraire absorbent l’eau comme des éponges et la transmettent à la nappe souterraine, dont la crue est lente et le débit régulier. On reconnaît les premiers à la fréquence des ruisseaux et au nombre des ponts qui permettent de les traverser ; les autres se signalent par des caractères opposés. Lorsque l’examen des eaux apparentes ne donne pas de renseignemens suffisamment précis, on s’éclaire par l’examen des puits, des travaux souterrains qu’on a pu faire dans la région, par la présence des grenouilles, des insectes qui fréquentent les cours d’eau, par la nature de la végétation qui croît dans les parties déclives du sol. Quand la source est découverte, on a recours pour la jauger à des procédés trop techniques pour que je puisse les exposer ici. Ils conduisent à déterminer le minimum du débit de la source, lequel doit être suffisant pour répondre aux besoins de la localité qu’elle doit alimenter. Il est indispensable pour cela d’en observer le régime pendant une année entière. Quelque soin qu’on apporte dans cette détermination, elle est toujours approximative : le rendement des sources est bipartie conjecturale de l’opération, celle qui donne lieu aux plus grands mécomptes.

Pour être rigoureusement sûr de la pureté d’une eau de source, il faut la poursuivre jusqu’au de la de son point d’émergence et la capter dans le sol même. On est guidé dans cette recherche par les filets d’eau qui courent à la surface. On les dégage en creusant des tranchées au fond desquelles on pose des drains qui viennent se réunir dans des galeries en maçonnerie dont le fond est en ciment. Ces galeries, en nombre variable, viennent se déverser dans un réservoir voûté d’où partent les conduites de l’amenée d’eau. Ces travaux sont recouverts de dalles par-dessus lesquelles on dépose une couche de cailloux concassés, et on étend sur le tout du gazon ou de la terre pilonnée.

Lorsque la source a un débit suffisant à son point d’émergence, on y plonge une conduite de prise d’eau, sans rien changer aux dispositions naturelles. S’il s’agit d’un ruisseau, on le barre à l’aide d’une digue de retenue dont la hauteur est réglée par la quantité d’eau qu’on veut conserver dans le réservoir. On y puise l’eau à l’aide d’une conduite en fonte ou en poterie qui l’amené à sa destination ; le trop-plein s’écoule par-dessus le barrage. On n’obtient ainsi qu’un étang artificiel, qu’une eau exposée aux souillures de l’atmosphère et du sol. Elle s’altère rapidement lorsqu’on n’a pas la précaution de curer de temps en temps le réservoir dans toute son étendue.

Ce système est simple et peu coûteux, quand il s’agit d’alimenter un village ; mais lorsqu’on veut se procurer de cette façon la quantité d’eau nécessaire aux besoins d’une ville de quelque importance, il faut établir des barrages d’une grande dimension et d’une résistance proportionnelle à la masse énorme des eaux qu’elles doivent retenir. Ou exécute fréquemment des travaux de ce genre en Algérie, dans l’Inde, en Amérique et en Angleterre. En France ils sont rares, mais on en trouve encore des exemples. Les Américains n’hésitent pas à barrer de véritables rivières : New-York a établi ses réserves à la faveur du Croton ; Washington emprunte l’eau du Potomac ; Philadelphie celle du Tohickon ; Memphis utilise la rivière Wolff. Ces réserves constituent une menace permanente pour les villes dont elles assurent l’alimentation. Quelque soin qu’on apporte dans la construction des digues, elles finissent quelquefois par céder sous la pression des eaux, en entraînant tout ce qui se rencontre sur leur passage. On se souvient encore en Espagne de la rupture du barrage de Fuentès, qui détruisit 89 maisons et noya 608 personnes ; l’Angleterre n’a pas oublié l’effondrement de la digue de Sheffield qui fit 238 victimes ; et la France a été profondément émue, l’année dernière, par la catastrophe de Bouzey à la suite de laquelle la vallée de l’Avière a été inondée sur une longueur de vingt kilomètres. Le réservoir destiné à alimenter le canal de l’Est était formé par un barrage en maçonnerie de 500 mètres de longueur, haut de 22 mètres et large de 20. Il renfermait 7 millions de mètres cubes d’eau, lorsque la digue se rompit tout à coup sûr une longueur de 200 mètres. Cette énorme masse de liquide se précipita dans le petit vallon où coule la rivière, renversant les maisons, déracinant les arbres, emportant les habitans et les bestiaux. Ces désastres ne sont rien à côté de celui qui est arrivé en Amérique en 1889, lorsque l’importante ville de Jackson fut détruite en quelques instans, avec sa population tout entière, par la rupture de la digue qui retenait ses réserves d’eau.

Quand, au lieu de ruisseaux et de petites rivières, il s’agit d’un fleuve, qu’on ne peut songer à barrer et auquel on se borne à faire un emprunt, on dispose, sur un point de son cours, un ouvrage partiteur de manière à diviser le courant et à en détourner la partie qu’on veut utiliser. Dans tous les cas où on recueille des eaux courantes, il faut, autant que faire se peut, établir la prise au-dessus des principaux foyers de contamination. Quand il s’agit d’une rivière qui a déjà reçu des impuretés de toute sorte, on place à l’ouverture des conduites des grilles fixes ou mobiles, pour arrêter les corps étrangers.

L’eau des lacs est fréquemment utilisée dans l’Amérique du Nord, en Suisse et en Angleterre. Chicago boit l’eau du Michigan ; Boston celle du Cochituate ; Zurich celle du lac qui porte son nom, et Glascow celle du lac Katrin. On a parlé à diverses reprises de faire venir à Paris celle des lacs de Neuchâtel, du Bourget ou de Genève. Ce dernier a même été l’objet, en 1890, d’un projet très étudié de la part de M. Duvillard, ingénieur du Creusot. Il consistait à prendre dans le Léman, en amont du village d’Hermance, à 400 mètres de la rive et par un fond de 35 mètres, un volume d’eau de 24 mètres cubes par seconde, soit 2 073 600 mètres par jour. L’eau serait amenée à Paris par une conduite maîtresse contournant la frontière de Suisse et les derniers contreforts du Jura, traversant l’Arve, le Rhône, la Saône, les canaux du Centre et du Nivernais, l’Yonne et le Loing, pour atteindre, après un trajet de 540 kilomètres, un réservoir situé sur le coteau de Châtillon, à une altitude de 118 mètres. Les deux conduites seraient en acier laminé et présenteraient un diamètre de 3m, 60, avec une épaisseur de 5 à 9 millimètres. La dépense était évaluée à 489 320 000 francs. Il n’a pas été donné suite à ce premier projet, soit qu’on l’ait trouvé trop dispendieux, ou d’une exécution trop difficile, soit que cette eau, malgré son admirable limpidité, ne présentât pas des garanties de pureté suffisantes, par suite des nombreuses souillures auxquelles le Léman est exposé[3].

Les villes situées sur les bords des lacs ont une tendance naturelle à y puiser leurs eaux d’alimentation ; mais il faut placer la prise assez loin du bord pour qu’elle ne soit pas souillée par les immondices qui s’y déversent. Chicago, dont les égouts se déversent dans le Michigan, a dû faire la sienne à plus de trois kilomètres de la rive, au moyen d’un tunnel aboutissant à une énorme tour située au milieu du lac et munie de vannes à différentes hauteurs ; mais, depuis cette époque, la population a augmenté dans de telles proportions que la souillure a gagné la prise d’eau, et la ville fait exécuter, en ce moment, un canal à grand débit, pour déverser ses eaux vannes dans le Mississipi, par l’intermédiaire de la rivière des Plaines et de l’Illinois. L’eau des lacs, comme celle des rivières, est toujours suspecte et demande à être épurée.

Lorsqu’une ville se résigne à s’alimenter avec l’eau de la rivière qui la traverse ou du lac sur le bord duquel elle est située, la dépense est beaucoup moindre que quanti il faut aller la chercher au loin : il suffit d’une machine élévatoire pour la faire monter jusqu’au réservoir d’où partent les conduites de distribution. On n’emploie plus aujourd’hui, pour cela, que des machines à vapeur ou des appareils hydrauliques. Quand il s’agit, au contraire, d’amener en ville des sources éloignées, les travaux à effectuer sont considérables et demandent beaucoup de temps. En revanche, comme le point où les sources sont captées est en général plus élevé que celui du réservoir dans lequel il faut les amener, la pesanteur suffit pour leur faire parcourir la distance. C’est ainsi que les eaux de l’Avre, dont les sources émergent à une altitude de 140 à 150 mètres, arrivent par une pente naturelle sur le plateau de Montretout, qui n’a que 100 mètres de hauteur. Lorsque le point de départ est plus bas que celui d’arrivée, il est bien entendu qu’il faut recourir à des machines élévatoires.

On désigne sous le nom de dérivations les conduites à l’aide desquelles on amène l’eau dans une ville par la simple pesanteur. Le type primitif de la dérivation, c’est la rigole en terre, analogue au lit naturel des rivières. L’exécution en est facile ; mais les rigoles ont l’inconvénient de perdre beaucoup d’eau par les infiltrations et de ne pas la protéger contre les souillures et les températures extrêmes. Elle y croupit l’été et y glace l’hiver. Les inconvéniens s’atténuent quand les rigoles sont larges, profondes et que le cours en est rapide. Ce sont alors des rivières artificielles, comme celle qui amène à Marseille les eaux de la Durance par un parcours de 81 754 mètres. On peut prévenir les infiltrations, en construisant les rigoles en maçonnerie, et la stagnation, en leur donnant une pente convenable. Cette pente ne doit, dans aucun cas, être moindre de dix centimètres par kilomètre.

Les eaux qui cheminent ainsi à ciel ouvert n’ont jamais la pureté et la fraîcheur de celles qui sont amenées dans des aqueducs couverts et qui conservent, à un ou deux degrés près, leur température initiale. Les aqueducs sont construits en maçonnerie et cimentés avec le plus grand soin. Lorsque les enduits sont de mauvaise qualité, il s’y produit des fissures où l’eau se perd et à travers lesquelles se glissent des herbes qui s’y développent en longs filamens. Si le terrain formait un plan incliné depuis le départ jusqu’à l’arrivée, l’aqueduc pourrait être en entier construit à fleur de sol ; mais, pour peu que la distance soit considérable, il rencontre sur sa route des vallées et des collines. Pour franchir les premières, il faut bâtir un pont ou des arcades ; il faut creuser un tunnel pour traverser les secondes.

Les arcades constituaient le moyen de nivellement le plus usité chez les anciens. La campagne de Rome en est sillonnée ; on en trouve dans tous les pays soumis à la domination romaine et le pont du Gard est un des plus beaux spécimens de ces monumens gigantesques. On n’a pas renoncé à ces grands travaux. Les innombrables arcades de la dérivation de la Vanne n’ont pas moins de seize kilomètres de longueur ; mais les progrès de la métallurgie ont permis d’éviter le plus souvent ces constructions dispendieuses. On les remplace par des siphons métalliques qui suivent les inflexions du terrain. Ce sont des conduites forcées dans lesquelles l’eau est toujours en pression et qui doivent offrir une résistance proportionnelle à l’effort qu’elles ont à supporter. Elles sont en fonte de fer. Les tuyaux qui les constituent ont de 2m, 50 à 4 mètres de longueur et sont unis par emboîtement. Leur diamètre peut aller jusqu’à 1m, 30.

Les siphons, en raison de la pression qu’ils supportent, sont exposés à des ruptures et, comme ces accidens arrêtent immédiatement le service, on a coutume, aujourd’hui, de composer la conduite de plusieurs files de tuyaux parallèles et indépendans. La distribution de Naples, qui remonte à une dizaine d’années tout au plus, et qui est l’œuvre de la Compagnie générale des eaux pour l’étranger, est un exemple remarquable de ce genre de travail. Les conduites forcées permettent également de traverser un marais, un fleuve, une lagune, sans y construire de pont. On les pose en tranchée dans le lit du cours d’eau. C’est ainsi que la même Compagnie française est parvenue récemment à faire arriver, à Venise, les eaux de la Brenta, à l’aide d’une conduite en fonte de 6 400 mètres de longueur et de 0m, 80 de diamètre placée à 1m, 50 de profondeur au-dessous du fond des lagunes et du canal Donena dans lequel il y a 7 mètres d’eau.

Lorsque le tracé d’une amenée d’eau rencontre une colline, il faut la tourner ou passer au travers. Les ingénieurs préfèrent aujourd’hui ce dernier procédé. La dérivation de la Durance a 48 kilomètres de souterrain, celle de la Dhuys 12, colle de la Vanne 42. La section des tunnels doit avoir, au minimum, 1m, 80 de hauteur sur 0m, 80 de large. La forme ovoïde s’impose et le revêtement en maçonnerie est indispensable, si le terrain est friable.


IV

Lorsque les eaux sont arrivées sur la colline qu’on a choisie pour le point de départ de la distribution, elles sont reçues dans des réservoirs destinés à régulariser la dépense, en permettant d’emmagasiner l’eau, quand la consommation est réduite au minimum, comme cela arrive pendant la nuit. Il faut que ces réservoirs soient assez vastes pour contenir la consommation d’une journée. Ceux de Paris vont au-delà. Le réservoir de Montmartre, à lui seul, peut contenir 250 000 mètres cubes d’eau. Il a quatre hectares de superficie et se compose de deux étages. Le supérieur fait le service courant avec 100 000 mètres cubes ; et l’inférieur, qui en contient 150 000, est destiné à recevoir son trop-plein et à le suppléer à l’époque des grandes consommations. Les réservoirs doivent être couverts et construits de façon à ne pas présenter de parties stagnantes et à pouvoir être nettoyés à fond. Ils sont munis de bâches de distribution, de vannes, de robinets, de flotteurs, pour faciliter la répartition de l’eau dans les conduites de la ville.

Quand l’eau coule incessamment dans la canalisation, que celle-ci est toujours sous pression, le service est dit constant ; quand l’eau n’y est lancée qu’à certaines heures, il est dit intermittent. Le premier système est sans contredit le meilleur : c’est le seul usité en France ; il n’a qu’un inconvénient, qui est de perdre beaucoup d’eau, par suite de la pression continue à laquelle elle est soumise, et de permettre le gaspillage par la facilité de se procurer de l’eau à tout moment. Le système intermittent, qui est en usage dans quelques villes d’Angleterre, a de bien plus grands désavantages. Lorsque l’eau n’est distribuée que pendant un certain nombre d’heures chaque jour — et a fortiori quand elle ne coule pas tous les jours de la semaine — il faut avoir, dans chaque appartement, un réservoir où l’eau s’échauffe et s’altère ; tout service régulier de lavage ou d’arrosage de la voie, publique est impossible dans ces conditions. Il est admis en principe aujourd’hui que, dans les distributions à créer, il faut fonder ses prévisions sur le service constant ; il faut également s’arranger de façon à obtenir une pression suffisante pour que l’eau monte à tous les étages. On ne peut plus se contenter d’un service de rez-de-chaussée.

Le réseau de canalisation se compose de conduites maîtresses, de conduites accessoires, et de conduites de service sur lesquelles se font les branchemens qui aboutissent aux orifices de puisage. Tantôt ce réseau est constitué par un tronc commun qui se divise en branches régulièrement décroissantes : il porte alors le nom de réseau ramifié, tantôt il se compose de conduites périphériques dites de ceinture et de conduites transversales. Leur ensemble forme un réseau maillé dans lequel l’eau n’a pas de sens déterminé. Cette dernière disposition est généralement préférée parce qu’elle répartit plus également la pression, et qu’elle n’expose pas, en cas d’accident, à l’interruption du service dans tout un quartier.

Autrefois tous les tuyaux de conduite étaient en plomb ; on n’y a plus recours aujourd’hui que pour les branchemens de prise qui vont aux maisons, pour les colonnes montantes et la distribution intérieure. C’est le seul métal qui soit assez flexible pour s’accommoder à toutes les courbures. Il est précieux pour les raccordemens et les soudures, parce qu’il fond à une température plus basse que les autres ; mais il est toujours suspect aux hygiénistes. On redoute surtout les conduites mixtes de fer et de plomb parce que les deux métaux juxtaposés forment un couple hydro-électrique qui facilite la décomposition de l’eau. Il se forme alors, avec le concours de l’acide carbonique de l’air, un hydro-carbonate de plomb légèrement soluble et très dangereux. De petites épidémies de coliques saturnines se sont maintes fois produites de cette façon et cependant partout on a des conduites en fonte de fer et des branchemens en plomb. Tout le réseau de la ville de Paris est constitué de cette façon ; il en est de même de la plupart des villes qui ont développé leur canalisation depuis une cinquantaine d’années ; on n’y entend pourtant pas parler d’intoxication saturnine. Cela tient vraisemblablement à ce que les eaux, charriées par ces conduites mixtes, contiennent des quantités notables de carbonate ou de sulfate de chaux, qui se déposent sur les conduites et dont les incrustations préservent le métal. Toutefois, il est prudent, lorsqu’on a affaire à des tuyaux de plomb qui n’ont pas encore servi, d’y laisser couler l’eau pendant quelque temps avant de la boire. La même précaution est bonne à prendre, quand on s’est absenté de son appartement pendant un certain temps.

Les tuyaux de fonte sont également attaqués par les eaux ; mais il n’en résulte le plus souvent que la formation d’un peu de rouille complètement inoffensive. La pression du liquide, les coups de bélier sont plus dangereux par la rupture qu’ils peuvent provoquer, par les fissures qu’ils occasionnent à la longue. La mise en valeur d’un organisme aussi délicat, aussi compliqué qu’une distribution d’eau, exige une surveillance constante, l’emploi d’un personnel nombreux et bien exercé. La moindre erreur, la moindre négligence cause des dégâts, entraîne des réparations coûteuses, entrave le service ; mais quelque précaution qu’on prenne, il y a toujours, dans la meilleure distribution, des fuites imperceptibles qui se font par des joints incomplètement étanches, par des robinets mal rodés. Comme elles se produisent dans toute la longueur du réseau, elles amènent des pertes considérables. Les ingénieurs américains estiment que ces pertes dépassent toujours le quart de l’eau versée dans la canalisation et atteignent parfois la moitié. En Angleterre, on va plus loin et on admet qu’il n’y a guère que 30 pour 100 de l’eau utilisée. Il faut tenir compte de ce déchet dans les évaluations, lorsqu’il s’agit d’une amenée d’eau à établir.

Le réseau de canalisation d’une ville se compose, comme nous l’avons vu, d’une série décroissante de conduites dont les dernières servent de point de départ aux branchemens en plomb qui aboutissent aux orifices de puisage. Dans les villes où la même eau sert à tous les usages, les branchemens du service privé et ceux du service public partent des mêmes conduites. La prise se fait au moyen de colliers en fer dits colliers à lunettes. Le raccord ainsi établi, le tuyau de plomb pénètre dans la maison en traversant horizontalement le mur de façade à un mètre environ au-dessous du niveau du sol. Il continue son trajet, soit au fond d’une tranchée, soit en passant par la cave, jusqu’au moment où il prend la direction verticale et devient la colonne montante, qui porte l’eau à tous les étages. Le compteur, petit moteur hydraulique qui enregistre automatiquement l’eau consommée, est placé sur la colonne montante. Celle-ci s’élève jusqu’au sommet de l’édifice et est fermée, à son extrémité supérieure. Sur son parcours sont greffés les branchemens qui portent l’eau sur tous les points de l’appartement.

L’hygiène a le plus grand intérêt à ce qu’on use de l’eau avec prodigalité. La propreté de la maison et celle des habitans est en rapport direct avec la quantité d’eau consommée. Il faut qu’on l’ait partout sous la main et, pour cela, il est nécessaire de multiplier les points de puisage. Ils doivent être établis dans la cour, dans le vestibule du rez-de-chaussée, et, à chaque étage, dans la cuisine, l’office, la salle de bain, les cabinets de toilette et les water-closets. Quel que soit le point de puisage, les appareils doivent être disposés de façon à éviter la perte de l’eau. Les robinets doivent être é tanches et se fermer automatiquement. Ceux dits à repoussoir présentent ce double avantage.

J’ai parlé plus haut de la difficulté qu’on éprouvait à procurer aux grandes villes de l’eau de source en quantité suffisante. Paris, malgré les dépenses énormes qu’il s’est imposées pour amener dans ses murs les eaux de la Vanne, de la Dhuys et de l’Avre, peut à peine en donner chaque jour 100 litres à chacun de ses habitans, cela suffit habituellement pour les usages domestiques, encore est-on obligé parfois, dans les grandes chaleurs, de verser de l’eau de Seine, puisée à Ivry, dans les conduites du service privé.

Pour assurer le service public, il faut emprunter une quantité d’eau presque double à la Seine, à la Marne et au canal de l’Ourcq. Il a été nécessaire, pour cette alimentation mixte, de créer une double canalisation. Celle du service privé comporte trois zones de distribution. La Vanne alimente la rive gauche et le centre de la rive droite ; la Dhuys se répand dans les quartiers du nord-est, l’Avre dans les arrondissemens situés à l’ouest. Elle vient joindre ses eaux à celles des deux précédentes, de manière à former, avec elles, un réseau maillé. Le service public a trois distributions comme l’autre. Les quartiers élevés sont desservis par l’eau de la Marne ; les quartiers de moyenne altitude par la Seine et les plus bas par le canal de l’Ourcq.

Dans tous les arrondissemens, l’eau de source est réservée aux maisons, aux fontaines Wallaco et à quelques bornes-fontaines. Elle est aussi consacrée, à cause de sa forte pression, à la manœuvre des ascenseurs et aux bouches d’incendie. Les eaux de rivière sont consacrées à l’arrosage, servent à l’alimentation des fontaines d’ornement et de puisage, aux lavoirs, aux bains publics, aux piscines et aux établissemens industriels.


V

Les amenées d’eau de source nécessitent, comme nous venons de le montrer, des travaux trop dispendieux pour que toutes les villes puissent se les permettre. En France, il n’y en a pas le tiers qui en délivre, pour tous les usages, à sa population[4]. Plus de la moitié se contente d’eau de rivière ou s’alimente dans sa nappe souterraine et celles-là sont dans la nécessité de les épurer avant de les lancer dans leur distribution, sous peine de faire courir de sérieux dangers à leurs habitans.

L’épuration en grand des eaux potables est donc un expédient auquel on est trop souvent forcé de recourir. Elle ne s’obtient, dans la pratique, que par deux moyens : la décantation et la filtration. On a depuis longtemps renoncé aux agens chimiques, parce que leur emploi est trop incertain et trop dispendieux. On est forcé d’y recourir parfois encore dans des circonstances exceptionnelles, telles que les campagnes de guerre ou d’exploration, les expéditions coloniales, etc. ; mais, pour l’alimentation des villes, on n’emploie que les deux procédés précédemment indiqués.

La décantation est en usage dans 18 villes de France. Marseille est la plus importante. Avant d’arriver aux réservoirs de Longchamps, l’eau de la Durance laisse déposer ses impuretés dans six grands bassins de 180 mètres de long sur 82 de large et sur om, 70 de profondeur. On les nettoie trois fois par an et le dépôt, qui a de 30 à 40 centimètres d’épaisseur, est entraîné par une chasse puissante. La décantation est également en usage à Londres pour clarifier les eaux de la Tamise[5]. On a creusé sur les bords du fleuve d’immenses bassins qui suffisent pour emmagasiner l’eau nécessaire à l’alimentation de la ville, afin de n’en pas puiser à la rivière pendant les crues qui durent de 15 à 20 jours. L’épuration par le repos est très lente à s’opérer. Il faut de sept à dix jours pour qu’elle soit complète, ce qui force à donner aux réservoirs de très grandes proportions. De plus, ces grandes masses d’eau s’altèrent par l’immobilité prolongée sous l’action de l’air, de la chaleur et des poussières qui y tombent ; aussi n’y a-t-on recours généralement qu’à titre d’opération préliminaire, comme moyen de débarrasser les eaux des matières les plus louches avant de les filtrer. C’est ce qu’on fait à Londres.

La filtration est un procédé plus prompt et plus efficace, c’est aussi le plus employé. Il est en usage dans 65 des 95 villes de France qui épurent leurs eaux. Il peut s’opérer à l’aide de bassins, de galeries, de puits filtrans ou par des procédés mixtes. Les bassins filtrans sont semblables à ceux qui servent à la décantation, mais le fond en est couvert de couches superposées de sable fin, de gros gravier, de cailloux et de moellons. Tous ces élémens ne sont pas employés à la fois. Les bassins filtrans de Londres, — qui reçoivent les eaux lorsqu’elles sortent de ceux dont nous avons parlé tout à l’heure, et qui sont cités partout comme modèles depuis 1839, époque à laquelle ils ont été construits par M. Simpton, ingénieur de la Compagnie de Chelsea, — ces bassins n’ont que quatre couches filtrantes ; et cela suffit pour épurer de 2 à 3 mètres cubes d’eau par mètre carré de surface et par jour. Ce procédé s’est répandu depuis lors en Europe et en Amérique. Il en a été fait récemment une application ingénieuse à Venise.

Lorsque la Compagnie générale des eaux pour l’étranger conduisit, en 1889, les eaux de la Brenta, à Venise, il lui fallut les filtrer, avant de les admettre dans la canalisation sublagunaire. Elle creusa pour cela, à Moranzani, quatre grands bassins contigus, ayant 1224 mètres de surface totale, et garnit leur fond de deux couches filtrantes. La première était de sable très pur, provenant des dunes du Lido. C’est celui dont on se servait auparavant pour les citernes qui avaient jusqu’alors alimenté Venise. La seconde couche était formée de gravier de rivière. Ces bassins font depuis six ans le service. Les eaux, après avoir traversé les deux couches filtrantes, se rendent, par des barbacanes, dans un collecteur où elles sont reprises par des pompes et versées dans une cuve de départ ou introduites directement dans la conduite sublagunaire.

Les bassins filtrans ont l’inconvénient de s’encrasser. L’eau, arrivant par la partie supérieure avec lenteur et sous une faible pression, s’écoule à travers le sable et dépose à sa surface les corps qu’elle tient en suspension. Ils forment, au bout de quelques jours, une trame mince, glutineuse, semblable à une toile à mailles très fines par laquelle les microbes sont arrêtés ; mais, au bout d’un mois ou cinq semaines, cette trame est devenue tellement épaisse, les couches superficielles du sable sont tellement chargées d’impuretés, que l’eau n’y passe plus qu’avec une extrême difficulté. Si, pour accroître la pression, on augmente l’épaisseur de la couche d’eau, elle triomphe de la résistance, mais en creusant dans le sable des tissures appelées renards, par lesquelles l’eau s’écoule sans se filtrer. Il faut alors enlever le sable et le remplacer, ce qui nécessite des bassins de rechange. On peut aussi faire traverser le filtre par un courant en sens inverse qui opère une chasse dans les interstices obstrués par les dépôts. Le premier moyen est le plus usité : c’est celui dont on se sert à Londres. Le second est appliqué à Dunkerque et à Zurich. On est parvenu, en Allemagne, à diminuer ces inconvéniens, en se servant de bassins voûtés d’une grande surface et d’une faible profondeur, dans lesquels l’écoulement est réglé de façon à ce que chaque mètre carré de surface fournisse de 1 à 3 mètres cubes d’eau par jour ; mais quoi qu’on fasse, il est impossible de remédier au vice radical de ce moyen d’épuration : l’inégalité de l’écoulement et l’incertitude de la filtration au commencement et à la fin.

Nous allons retrouver les mêmes défauts dans les galeries filtrantes. Elles ont été imaginées, en 1817, par M. d’Aubuisson des Voisins, ingénieur en chef des mines, pour alimenter la ville de Toulouse ; , à l’aide d’eau prise dans la Garonne, près du faubourg de Saint-Cyprien. Lyon et Nancy ont depuis adopté ce système qui consiste à creuser, le long du fleuve auquel on veut faire un emprunt, une galerie parallèle à son cours, inférieure à son lit, et à petite distance de ce dernier. L’eau filtre, par son propre poids, à travers la tranche de terrain intermédiaire, lorsqu’il est perméable, et s’y débarrasse de ses impuretés. A Lyon, l’eau est prise dans le Rhône. La galerie, de 5 mètres de largeur, est située en amont du fleuve ; pour y arriver, l’eau traverse une épaisseur de 15 mètres de sable et de galets. Mais les galeries filtrantes constituent un mode d’opération plus défectueux encore que les bassins parce qu’on ne peut pas les nettoyer. La couche de sable et de galets est bientôt minée par les eaux ; il s’y creuse des fissures par lesquelles tout passe, ainsi que cela est arrivé à Lyon. L’eau du Rhône, en sortant des galeries, laisse déposer sur les filtres Chamberland un limon glaireux dans lequel MM. Lortet et Despeignes ont trouvé de nombreux microbes. Le dépôt a fait périr les cobayes auxquels on l’a injecté. Dans d’autres cas, la boue et les matières organiques obstruent les pores du terrain, et il faut abandonner les galeries pour en creuser d’autres. Celles de Nancy sont remplies de vase ainsi que les réservoirs dans lesquels des turbines les font monter. Les galeries, comme les bassins filtrans, laissent passer les champignons et les microbes. C. Frakel et Fiefke ont trouvé le bacille de la fièvre typhoïde dans les eaux de Berlin.

Pour toutes ces raisons, le comité consultatif d’hygiène publique a refusé, en 1888, de donner son approbation à un projet consistant à creuser de nouvelles galeries, à Toulouse, pour filtrer 10 000 mètres cubes de plus d’eau de la Garonne.

Les puits filtrans sont de date plus récente. L’essai le plus satisfaisant est celui qui fut fait à Nantes, en 1891, par M. l’ingénieur Lefort, pour filtrer les eaux de la Loire avant de les introduire dans la distribution. Il eut l’idée d’utiliser, pour cette épuration, un banc de sable situé à deux kilomètres en amont de la ville et au milieu du cours du fleuve. Il disposa d’abord, sur cette base, une ceinture de rochers, en conservant un espace circulaire de quinze mètres de diamètre. Au milieu de ce cercle, il construisit une tour-puits bien étanche depuis sa base jusqu’à un mètre environ au-dessous du niveau des basses eaux. De ce point jusqu’à son sommet, la tour était percée de barbacanes. L’intervalle compris entre elle et la ceinture rocheuse fut rempli d’une couche bien uniforme de sable demi-fin, disposée en tronc de cône, et le fond du puits fut mis en communication avec une pompe aspirante et foulante. Les résultats de cet essai ont été satisfaisans. En sortant de ce grand filtre, l’eau s’est montrée limpide, débarrassée de sa matière organique, et ne renfermant plus que 73 bactéries par centimètre cube au lieu de 9530 qu’elle contenait auparavant. Il reste à savoir si l’encrassement ne se produira pas à la longue, si l’eau du fleuve, poussée par le courant, ne finira pas par creuser des fissures dans le sable, ainsi que cela arrive dans les galeries filtrantes.

En résumé, aucun de ces procédés n’a résolu le problème de l’épuration en grand des eaux destinées à l’alimentation des villes. On en cherche aujourd’hui la solution dans une autre voie. On a recours à des moyens plus compliqués. De ce nombre est le système Anderson, qui a été adopté à Anvers pour le traitement des eaux de la Nèthe, qui a été mis à l’essai à Boulogne, en 1892, et qu’on applique aujourd’hui, sur une grande échelle, pour la banlieue de Paris. Ce système consiste à faire passer lentement l’eau à épurer par un cylindre horizontal, tournant sur son axe et contenant de petits fragmens de fonte de fer. L’eau se charge d’une certaine quantité de ce métal à l’état de protosel, formé à la faveur de l’oxygène dissous dans l’eau ; elle tombe en nappe dans un conduit large et peu profond, où le fer peroxyde par l’oxygène de l’air se dépose à l’état d’hydrate ferrique, en entraînant une partie de la matière organique. Elle passe de là dans un bassin où elle se filtre en traversant des couches de sable. Après ce traitement, la proportion des élémens minéraux n’a pas changé : la matière organique a notablement diminué, les micro-organismes également, mais ceux qui restent sont de même nature, et ce mode de filtration ne fait pas disparaître plus radicalement que les autres les germes des maladies infectieuses. Il produit, toutefois, une amélioration notable, et la Compagnie des eaux de Paris vient de l’adopter pour l’alimentation de la banlieue Nord-Ouest qui n’avait bu jusqu’ici que de l’eau de Seine prise au pont de Sèvres. Ce système fonctionne depuis le 1er janvier 1896.

Le Conseil municipal, dans sa séance du 11 avril dernier, vient également de voter un crédit de 550 000 francs pour établir, à l’usine de Saint-Maur, des bassins de décantation et de filtration pouvant produire 20 000 mètres cubes d’eau par jour, afin de pouvoir donner à la population de l’eau de rivière rendue potable, lorsque les sources ne suffisent pas à la consommation, par suite de sécheresses prolongées ou d’accidens survenus dans les conduites. Le rendement quotidien des trois sources dont le service des eaux dispose aujourd’hui ne dépasse pas, pendant l’été, 220 000 mètres cubes, ce qui ne constitue qu’un excédent de 20 000 mètres cubes sur la consommation ordinaire. On se trouve donc à court, lorsque celle-ci vient à augmenter tout à coup, pour peu que la situation se prolonge. La dérivation des sources du Loing et du Lunain viendra, dans l’avenir, ajouter à notre approvisionnement quotidien 50 000 mètres cubes d’une eau excellente ; mais, bien que les crédits soient votés, il y a encore nombre de formalités à remplir. Il faut d’abord qu’une loi d’utilité publique vienne autoriser ces travaux ; ceux-ci, d’après les évaluations les plus modérées, ne dureront pas moins de trois ans et on ne compte pas sur cette augmentation de ressources avant l’année 1899. Ce sera pour le siècle prochain. Le conseil municipal a donc fait acte de prudence, en décidant la création de bassins filtrans, pour suppléer à l’insuffisance des eaux de source lorsqu’elle viendra à se produire de nouveau. L’eau épurée de cette façon vaudra toujours mieux que celle qu’on a fait boire au mois de septembre de l’an dernier à quelques arrondissemens.

On voit, d’après tout ce qui précède, qu’il n’y a pas en France une ville sur trois qui délivre à ses habitans une eau assez pure pour qu’ils puissent la boire telle qu’elle leur est donnée. L’épuration à domicile s’impose donc dans la grande majorité des cas. On peut l’obtenir par trois moyens différens : l’ébullition, la filtration et les agens chimiques.

L’ébullition est le procédé le plus simple et le plus sûr. C’est celui qu’on recommande dans toutes les épidémies et le seul qui soit à la portée des classes pauvres. On trouve en effet, dans les ménages les plus modestes, un petit fourneau sur lequel on peut faire bouillir, presque sans frais, les quelques litres d’eau nécessaires pour la boisson de la famille. En faisant cette petite opération le soir, l’eau est refroidie le lendemain et elle se conserve pure, si l’on a soin de recouvrir le vase qui la contient. L’ébullition prolongée pendant un quart d’heure fait périr à coup sûr les microbes. Elle a de plus l’avantage de décomposer la matière organique, en coagulant les élémens albuminoïdes qui la composent, mais elle a l’inconvénient de faire perdre à l’eau les gaz et spécialement l’acide carbonique ; elle précipite quelques-uns des sels minéraux ; elle rend l’eau insipide et les personnes délicates la trouvent d’une digestion difficile.

La filtration n’a aucun de ces inconvéniens. C’est le mode d’épuration par excellence, celui que toutes les familles aisées emploient aujourd’hui. L’industrie a imaginé une foule d’appareils ingénieux, mais il en est deux qu’on trouve en usage d’une manière presque exclusive. C’est d’abord la vieille fontaine filtrante qu’un grand nombre de ménages conservent encore. Elle clarifie l’eau, mais elle ne la stérilise pas, parce que les microbes passent facilement à travers les larges pores de la cloison de pierre. Aussi a-t-elle été remplacée, dans la majeure partie des maisons, par le filtre Chamberland, dont la supériorité a été reconnue dans le laboratoire Pasteur. C’est le seul qui soit employé pour les recherches bactériologiques et il a été rendu réglementaire, dans les casernes, par une décision du ministre de la guerre en date du 28 juillet 1889.

La qualité maîtresse de l’eau fournie par le filtre Chamberland est sa pureté. Lorsqu’elle est neuve ou convenablement nettoyée, la bougie en porcelaine ne laisse passer aucun germe. On s’en assure tous les jours à l’institut Pasteur. A cet égard, il n’y a pas de doutes ; mais cette propriété a une durée limitée. Lorsque la bougie commence à s’encrasser, il se développe des micro-organismes dans la boue qui se dépose sur sa paroi extérieure. Ce mucus vaseux, très putrescible, constitue un excellent milieu de culture pour les microbes. Ils y forment des colonies qui s’infiltrent à travers les pores de la porcelaine, sous l’influence de la pression de l’eau. Elles augmentent de nombre de jour en jour et il finit par arriver un moment où l’eau qui a traversé la bougie en renferme plus qu’auparavant. Le passage des microbes est d’autant plus rapide que la pression est plus forte, l’eau plus impure et la température plus élevée. Ainsi, tandis que l’eau de la Vanne peut être stérilisée par la bougie en porcelaine, pendant l’espace d’un mois, l’eau de Seine, quand elle est claire, n’est privée de germes que pendant huit jours et pendant quatre jours seulement, quand elle est trouble. Quant à l’eau de l’Ourcq, elle est très difficile à épurer pendant plus de deux jours, quelle que soit la pâte de la porcelaine employée.

Ces faits, pressentis par M. A. Gautier au début de ses recherches sur la filtration des eaux, confirmés par MM. Gallipe, Bourquelot, Villejean, ont été bien étudiés par M. E. Lacour[6], et plus complètement encore par M. Miquel[7] ; mais, comme le fait observer ce savant, les expériences faites dans les laboratoires ne sont pas de nature à discréditer le filtre en porcelaine. « La bougie Chamberland, dit-il, a fait faire un pas immense à la question de la filtration des eaux à basse température ; elle a encore quelques défauts, on peut les atténuer, les enlever même complètement, si l’on se met sérieusement à l’œuvre. » Des essais ont été déjà faits dans ce sens. La porcelaine d’amiante, qu’on a proposée, il y a deux ans, de substituer à la porcelaine dégourdie, a paru donner de bons résultats. MM. Girard et Miquel ont reconnu sa supériorité et M. Jungfleisch l’a attestée à l’Académie de médecine ; mais ces avantages, s’ils sont bien réels, n’ont encore été constatés que dans les laboratoires et, comme le filtre Chamberland est en usage partout, qu’il continue à jouir d’une confiance méritée, il faut connaître les précautions qu’exige son emploi.

Il est indispensable de le nettoyer d’autant plus fréquemment que l’eau est plus souillée, la pression plus forte et la température de l’air plus élevée. Nous avons déjà dit qu’il suffit de quatre jours pour que les micro-organismes de l’eau de Seine traversent les pores de la porcelaine dégourdie et que, quand il s’agit de l’eau de l’Ourcq, ils passent au bout de quarante-huit heures. En ce qui a trait à la pression, il ne faut pas, avons-nous dit, dépasser dix mètres si l’on veut obtenir une bonne épuration et, plus l’eau est impure, plus il y a d’intérêt à filtrer lentement. Enfin, il est nécessaire de nettoyer plus souvent les filtres en été qu’en hiver. Pour prendre une moyenne, ce qui est indispensable dans les ménages, et en tenant compte de ce qu’on ne fait pas marcher le filtre tous les jours, il suffit de le nettoyer une fois par semaine.

Pour le faire convenablement et sans s’exposer à briser la bougie, on commence par dévisser l’appareil ; on retire le tube en porcelaine ; on le brosse fortement pour enlever la couche jaunâtre qui le recouvre, puis on le couche dans un vase plat et rempli d’eau qu’on fait bouillir pendant un quart d’heure. Cela fait, on remet tout en place et l’appareil peut fonctionner immédiatement. Je préfère ce procédé à celui que conseille M. A. Gautier et qui consiste à plonger la bougie dans une solution d’acide chlorhydrique au dixième. Le moyen peut être excellent dans un laboratoire ; mais, dans un ménage, je trouverais imprudent de laisser un acide aussi violent entre les mains des domestiques. Et puis, il est nécessaire de laisser couler l’eau, pendant quelque temps, avant de la boire, lorsque la bougie a séjourné dans une solution acide et cette précaution serait trop souvent omise dans la pratique. Rien n’est plus facile au contraire que de la faire bouillir un quart d’heure, dans un de ces récipiens métalliques qu’on trouve dans toutes les cuisines.

Je n’ai parlé jusqu’ici de la filtration de l’eau qu’au point de vue des ménages ; là, il suffit d’une seule bougie et le nettoyage ne présente pas de difficultés ; mais lorsqu’il s’agit d’épurer les grandes quantités d’eau nécessaires pour une caserne, un lycée ou un hôpital, la question se complique. Dans les casernes, où tout est soumis à une réglementation uniforme et précise, les bougies en porcelaine sont branchées par séries de cinq sur une même conduite et renfermées dans une caisse en bois dont la paroi postérieure est constituée par le mur lui-même. L’inférieure est percée de trous correspondant aux tétines des bougies, et sous chacune d’elles se trouve une cruche en grès pour recevoir l’eau filtrée. Toutes les cruches sont rangées sur un évier. On filtre sous une pression de deux atmosphères environ. Lorsque l’eau dont on dispose n’est pas dans ces conditions, on se sert d’accumulateurs de pression ; ce sont des récipiens cylindriques en tôle galvanisée, dans lesquels on refoule de l’air avec une pompe jusqu’à ce que le manomètre marque deux atmosphères. Le nettoyage de ces filtres à nombreuses bougies n’est pas facile. On ne peut pas démonter les appareils à chaque fois, parce qu’on briserait un trop grand nombre de tubes ; aussi a-t-on adopté, dans la plupart des casernes, le nettoyeur mécanique du système O. André qu’on a pu voir fonctionner dans la section d’hygiène, à l’Exposition universelle de 1889. Cet appareil n’enlève pas assez complètement le dépôt limoneux qui se forme sur les bougies pour qu’on soit certain de la destruction de tous les micro-organismes. Aussi, la dépêche ministérielle du 24 mars 1892 qui en a prescrit l’emploi à titre d’essai, enjoint-elle de stériliser les filtres tous les six mois, en faisant bouillir pendant un quart d’heure l’eau qu’ils contiennent à l’aide d’un réchaud placé au-dessous. Au dire de M. Lacour-Eymard, pharmacien militaire, cette opération, pour donner des garanties suffisantes, devrait être renouvelée tous les dix jours.

Le troisième moyen d’épurer les eaux suspectes consiste, avons-nous dit, à les traiter par des agens chimiques. L’un des plus utiles est l’alun auquel les Chinois ont recours depuis un temps immémorial. Lorsque l’alumine et le carbonate de chaux dominent dans les dépôts, ainsi que cela se voit dans l’eau de Seine, à l’époque des crues, l’addition d’une petite quantité d’alun opère rapidement la clarification du liquide. Il suffit d’un décigramme d’alun par litre pour précipiter les sels en excès, et on ne trouve plus de trace du réactif dans l’eau clarifiée. Toutes les matières en suspension, telles que le sable fin et la glaise, sont précipitées en même temps que les sels insolubles formés par l’addition de l’alun. L’alun clarifie l’eau, mais il ne la stérilise pas complètement. On peut en dire autant du carbonate de soude, de la lessive de cendres, du lait de chaux dont on se sert également pour épurer les eaux trop séléniteuses.

Le permanganate de potasse qu’on a préconisé plus récemment paraît au contraire avoir une action stérilisante réelle. D’après des expériences communiquées l’an dernier à la Société de physique et d’histoire naturelle de Genève, il suffit d’un ou deux centigrammes de ce sel par litre pour tuer tous les microorganismes d’une eau de fleuve aussi souillée que celle de la Seine. En quelques minutes, le permanganate est décomposé ; l’oxygène brûle la matière organique et il se forme un dépôt brun de bioxyde de manganèse, avec un peu de potasse et de soude qui se combinent à l’acide carbonique de l’eau, Je ne sais quel est l’avenir réservé à ce nouveau réactif, mais les agens chimiques ne seront jamais que des expédiens qu’on peut être heureux d’avoir à sa disposition, dans des campagnes de guerre, et surtout dans les expéditions coloniales, où les hommes ne peuvent pas toujours emporter avec eux le pesant bagage des filtres ; mais, dans les conditions ordinaires de la vie, il faut s’en tenir à ces derniers et, lorsqu’on ne peut pas se les procurer, se résoudre à faire bouillir l’eau avant de la boire.


JULES ROCHARD.


  1. Paris possède aujourd’hui quatre puits artésiens : ceux de Grenelle, de Passy, de la barrière de Fontainebleau et de la Chapelle.
  2. Les citernes de Constantinople sont les plus belles qu’on connaisse. L’une d’elles est couverte d’une voûte soutenue par 424 colonnes et peut contenir 1 288 000 mètres cubes d’eau.
  3. Le projet de M. Duvillard n’en a pas moins été repris par un autre ingénieur, M. Badois, à la suite de la longue sécheresse qui a forcé le service des eaux de verser encore de l’eau de Seine dans la canalisation du service privé. Une campagne très active en sa faveur a commencé dans la presse et M. Lazies s’en est fait l’interprète près du Conseil municipal à la séance du 14 octobre dernier, en demandant qu’un crédit de 10 000 francs fût mis à la disposition de l’Administration pour commencer les études.
  4. M. Bechmann, directeur de l’assainissement de Paris, a fait, en 1892, une enquête sur le mode d’alimentation en eaux potables de 691 villes de France, et il est arrivé aux résultats suivans : 219 villes boivent de l’eau de source. 113 de l’eau de rivière, 215 de l’eau de nappe, et 144 ont une alimentation mixte. La ville de Paris est dans ce dernier cas.
  5. La population de Londres ne boit que de l’eau de rivière. Les machines élévatoires qui la puisent dans la Tamise remontent à 1582. Huit grandes compagnies distribuent à la ville 681 000 mètres cubes d’eau par jour. Les plus anciennes sont Chelsea, qui date de 1724 ; Lambeth, de 1785 ; Grand-Junction, de 1798. Depuis une dizaine d’années, toutefois, la Compagnie Kent distribue de l’eau prise à Deptford, dans des puits très profonds.
  6. E. Lacour, Recherches chimiques et bactériologiques sur les boues du filtre Chamberland (Revue d’hygiène, 20 juin 1892).
  7. Miquel, Du pouvoir stérilisant des filtres en biscuit (Annales de micrographie, mars 1893, p. 138).