Les Déportés politiques en Afrique et à la Nouvelle-Calédonie. — Un essai de colonisation sans travail

Les Déportés politiques en Afrique et à la Nouvelle-Calédonie. — Un essai de colonisation sans travail
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 104 (p. 689-710).
LES
DEPORTES POLITIQUES
EN AFRIQUE, A LA GUYANE FRANCAISE
ET A LA NOUVELLE-CALEDONIE

UN ESSAI DE COLONISATION SANS TRAVAIL.

I. Notices sur la transportation à la Guyane française et à la Nouvelle-Calédonie, publiées par les soins de M. l’amiral Rigault de Genouilly, ministre de la marine et des colonies, 1867-1869. — II. Un déporté à Cayenne, souvenirs de la Guyane, par M. Armand Jusselain, 1867. — III. De Paris à Cayenne, journal d’un déporté, par Ch. Delescluze, 1872. — IV. Une évasion de Lambèse, par A. Ranc.

La transportation est née de nos troubles politiques. A la suite des combats de juin 1848, le gouvernement se trouva dans un grand embarras. Les prisonniers étaient nombreux. Si l’on n’eût consulté que la loi existante, la plupart auraient été exposés à la peine la plus sévère. Ainsi l’article 95 du code pénal punit de mort tout individu qui aura incendié une propriété appartenant à l’état ; l’article 96 punit également de la peine capitale quiconque se sera mis à la tête de bandes armées soit pour envahir des domaines, propriétés ou deniers publics, soit pour piller ou partager des propriétés publiques, soit pour faire attaque ou résistance envers la force publique agissant contre les auteurs de ces crimes. Ces articles ne sont pas les seuls qui édictent les peines les plus rigoureuses pour des crimes inhérens à toute insurrection. Quel parti prendre, et que pouvait-on faire ? Rendre les détenus à la liberté, c’était donner une armée à l’émeute, qu’on avait eu tant de mal à réprimer. Les garder en captivité ? Les prisons n’y pouvaient suffire. La transportation vint se présenter à l’esprit comme une mesure propre à concilier le soin de la sécurité générale avec les droits de l’humanité. Elle sauvegardait l’intérêt public sans exposer les captifs aux souffrances d’une détention étroite entre les murs des prisons ; elle leur donnait le grand air et une certaine liberté de mouvemens sur de vastes espaces, enfin elle utilisait leurs bras au profit de l’état.

La loi sur la transportation, qui fut rendue à cette époque, porte les traces de cette préoccupation. On n’avait encore en vue que l’éloignement des prisonniers politiques, et cette pensée s’accentua plus encore par le décret du 8 décembre 1851, qui fut promulgué à la suite de nouvelles commotions. Il y était dit que la France avait besoin d’ordre, de travail et de sécurité, — que depuis un trop grand nombre d’années la société était profondément inquiétée par les machinations de l’anarchie et par les tentatives insurrectionnelles des affiliés aux sociétés secrètes ; en conséquence, tous les individus reconnus coupables d’avoir fait partie d’une de ces sociétés pouvaient être transportés, par mesure de sûreté générale, dans une colonie pénitentiaire, à Cayenne ou en Algérie. Ils devaient y être assujettis au travail et soumis à la juridiction militaire.

Plus tard, la transportation prit des développemens qui devaient en faire un puissant instrument de colonisation. Elle cessa de s’appliquer spécialement aux détenus politiques ; elle s’étendit aux condamnés enfermés dans les bagnes de France. D’abord leur expatriation fut libre et facultative. On obtint le consentement d’un grand nombre de forçats par la perspective d’un voyage, toujours agréable à des prisonniers, et par la promesse d’avantages réels : ils devaient cesser d’être enchaînés deux à deux ou assujettis à traîner le boulet, si ce n’est à titre de punition disciplinaire, et par-dessus tout ils pouvaient concevoir l’espérance d’échapper au mépris public dans une colonie peu peuplée. Quant au gouvernement, il ne voyait pas seulement dans cette expatriation des condamnés aux travaux forcés un moyen d’éloigner des hommes dangereux ; il y cherchait encore, comme nous venons de le dire, les élémens d’une grande colonisation. Le décret du 27 mars 1852 était fort explicite à cet égard : il disait que les transportés seraient employés aux travaux de la colonisation, de la culture, de l’exploitation des forêts ; il leur accordait, après deux années d’épreuve, la concession d’un terrain et la faculté de coloniser pour leur propre compte. La famille du condamné pouvait être autorisée à le rejoindre et à vivre avec lui. C’est dans ces conditions que la transportation des forçats cessa d’être facultative et devint la règle générale : une loi du 30 mai 1854 consacra définitivement cette mesure, et décida que la peine des travaux forcés serait subie à l’avenir dans des établissemens créés sur le territoire d’une ou de plusieurs possessions françaises « autres que l’Algérie, » car déjà, par des motifs que nous exposerons plus loin, l’Algérie avait été reconnue impropre à recevoir des transportés politiques ou autres.

Cette réforme pénale fut bien accueillie par tous les partis, à l’exception du parti radical républicain, qui vit ses coryphées exposés à subir les effets du décret de 1851. Tous étaient membres des sociétés secrètes, et, comme le gouvernement se montrait alors leur adversaire résolu, ils sentaient la nécessité de se soumettre ou d’émigrer : terrible dilemme pour un parti qui n’abdique jamais, même après les plus fortes épreuves. Aussi le décret fut-il dénoncé comme un acte de monstrueux arbitraire. Il n’aurait appartenu qu’à un seul parti, le parti constitutionnel libéral, de faire entendre des remontrances à cet égard. Quant au jacobinisme, il n’avait qu’à courber la tête pour ne pas s’exposer à s’entendre dire : patere legem quam ipse fecisti. Le directoire, en l’an V de la république, n’avait-il pas décrété la déportation sans jugement de cinquante-quatre députés, choisis dans les deux assemblées législatives ? Il n’en put arrêter que seize, les autres ayant pris la fuite. Ces victimes du radicalisme de l’époque furent conduites à la prison du Temple, et n’en sortirent que pour être dirigées sur la Guyane. Leur transport de Paris au lieu d’embarquement, à La Rochelle, s’effectua dans des cages de fer placées sur des essieux et non suspendues. Un corps de cavalerie les escortait dans ce voyage à travers la France, qu’ils parcoururent comme une ménagerie d’animaux féroces. Ces hommes comptaient cependant parmi les plus honorables ou les plus illustres : c’étaient entre autres Siméon, Barbé-Marbois, qui fut plus tard ministre des finances, le général Murinais, Pichegru, le vainqueur de la Hollande. Carnot lui-même eût été déporté, s’il ne s’était pas soustrait par la fuite à cette criminelle iniquité.

En montant à bord, un des déportés demanda du pain ; on répondit que le souper allait être servi. Un autre ayant dit qu’il se contenterait de quelques fruits, un mousse se mit à rire et promit de servir des pêches, des raisins et des oranges ; il apporta bientôt deux auges contenant des gourganes bouillies dans l’eau. Tel fut pendant la traversée l’ordinaire de ces hommes considérables, la plupart vieux ou valétudinaires. Ces alimens étaient ordinairement gâtés et toujours apportés dans des seaux où l’on puisait avec un tesson d’assiette cassée, l’autre avec un gobelet de fer-blanc. On n’avait fait aucun préparatif pour les recevoir à la Guyane. Quelques jours après leur débarquement, on les conduisit jusqu’au bourg de Sinnamarie, composé d’une douzaine de maisons ; on les y déposa presque nus, affamés, sans abris. La plupart y moururent. La déportation des seize premiers exilés fut suivie de la transportation de prêtres, de journalistes et autres réactionnaires de l’époque, au nombre de plus de cinq cents. Ils furent arrêtés, embarqués simplement parce qu’ils figuraient sur des listes de suspects. La mortalité fut effrayante. Jamais gouvernement ne fit preuve d’un dédain plus cavalier de la justice et d’un tel mépris de la vie humaine. Les successeurs de ces jacobins avaient-ils le droit de crier à l’arbitraire ?

Ce qui se dégage de l’examen des lois et décrets sur la transportation, rendus de 1850 à 1855, c’est la règle suivante, applicable à tous les transportés sans distinction, politiques ou provenant des bagnes : l’obligation du travail leur était imposée, et ils étaient soumis à la subordination et à la discipline militaires. En cela, la loi était logique ; le but étant la colonisation, elle prescrivait le travail, et dans la prévision de la résistance des condamnés elle les soumettait aux conseils de guerre. Pourquoi ces sages prévisions n’ont-elles pas assuré le succès de la transportation ? C’est ce qu’il sera facile de faire comprendre.


I

Nous avons dit que la loi sur la déportation adoptée en 1850 avait en vue les prisonniers politiques, particulièrement ceux qui étaient restés entre les mains du gouvernement à la suite des événemens de juin 1848. On imagina de les conduire en Algérie. L’occupation de ce territoire par notre armée répondait aux craintes de ceux qui pressentaient un danger dans l’agglomération d’hommes entreprenans ; d’un autre côté, le caractère hardi de ces prisonniers semblait les rendre propres à coloniser un pays récemment conquis sur les Arabes et exposé à leurs incursions. On les distribua dans plusieurs campemens, on leur fournit les vivres, les instrumens et la terre ; mais on ne put obtenir d’eux aucun travail. Pour justifier leur oisiveté, ils se retranchaient dans leur prétendue dignité de prisonniers politiques et de conspirateurs. Les fonctionnaires et officiers préposés à la garde et à la surveillance de ces prisonniers furent promptement découragés par leur mauvaise volonté et leurs refus opiniâtres, devant lesquels on était désarmé. On ne trouva rien de mieux que d’envoyer les récalcitrans à Lambessa, dans la province de Constantine. Lambessa était un pénitencier où les détenus vivaient dans de vastes bâtimens avec toutes les aises que peut comporter une prison. Ils n’étaient pas obligés de rester dans l’enceinte des murs, ils avaient la liberté de se promener et de travailler au dehors. Les condamnés de 1848 qu’on y avait transportés les premiers étaient même autorisés à manquer aux appels lorsqu’on les savait occupés dans quelque établissement industriel ou agricole. La surveillance n’était ni stricte ni gênante ; les dortoirs étaient vastes, le climat excellent, la nourriture saine, les cours spacieuses. On fumait, on philosophait et on divaguait ; on discutait des projets d’évasion, et, comme on communiquait librement avec le dehors, les préparatifs étaient très simplifiés ; les complices de l’extérieur procuraient les déguisemens, fournissaient les bidons, les havre-sacs, les chaussures, l’eau-de-vie et le pain. Rien n’était plus facile que de franchir les murs ou les portes, tant la surveillance était débonnaire. Les portiers étaient insoucians, les sentinelles n’apercevaient jamais les fuyards ; leur danger ne commençait qu’en rase campagne. Une prime de 25 francs étant promise pour l’arrestation des prisonniers fugitifs, les Arabes se mettaient en quête sitôt qu’une évasion était signalée : aussi était-il très difficile d’atteindre la frontière la plus proche, celle de Tunisie ; avant d’y arriver, les évadés étaient presque toujours pris et livrés à l’autorité française. Ils passaient devant un conseil de guerre, qui les condamnait invariablement à deux ans de détention dans une forteresse, où ils restaient oisifs comme à Lambessa, et c’est ainsi que la déportation contribuait à coloniser l’Algérie !

Les amnisties, les grâces particulières, éclaircirent les rangs des prisonniers. Quand il n’en resta plus qu’un petit nombre à Lambessa, le décret de décembre 1851 dont nous avons parlé décida qu’ils seraient transportés à la Guyane française. Un si long voyage nécessitait des précautions particulières, non-seulement pendant la traversée, mais encore après le débarquement. Si l’on avait imité les procédés de l’an V, on se serait épargné beaucoup d’embarras et de dépenses. Loin de là, on eut pour les transportés les plus grands égards ; ils n’en furent que plus récalcitrans et plus rogues. De nouveau on les pria de vouloir bien travailler. Ils avaient bravé les ordres, ils se rirent des prières.

Il faut mentionner ici l’espèce de complicité que les prisonniers politiques ont rencontrée dans les agens ou fonctionnaires chargés de leur garde. C’est une des conséquences inévitables de nos fréquentes révolutions. Dans ce chaos de principes contraires qui gouvernent tour à tour notre malheureux pays, comment les esprits faibles ou bornés pourraient-ils discerner la vérité ? Ils sont fidèles au pouvoir existant, mais ils n’ignorent pas qu’il est précaire, et que les rebelles d’aujourd’hui pourraient bien être le gouvernement de demain : aussi s’efforcent-ils de les ménager. D’autres, moins prévoyans, agissent par un mobile différent. S’ils ont prêté serment à l’état pour la sauvegarde de leur emploi, ils sont tout disposés à jurer fidélité aux condamnés, dont la politique leur inspire plus de sympathie. Bref, les transportés ont trouvé soit dans les prisons de France, soit après leur débarquement, des complaisances exceptionnelles parmi les employés de tout ordre. Ils n’ignoraient ni la crainte des uns, ni la sympathie des autres, et ils savaient très bien s’en prévaloir. Les ouvrages publiés par les transportés sont remplis d’exemples de ces compromis avec le devoir. Le livre qu’a publié notamment M. Delescluze contient à ce sujet plusieurs anecdotes. Si tel agent, qui s’est rendu coupable de ces actes de faiblesse, avait pu prévoir le mépris qu’il a inspiré par ses avances, certes il ne s’y serait jamais exposé. On lit par exemple dans le Journal d’un déporté le récit d’une visite qu’un gardien de prison vint faire à M. Delescluze, détenu à Toulon, pour lui demander la croix d’honneur quand la république serait proclamée et qu’il reviendrait au pouvoir. Or le citoyen Delescluze était sur le point de partir pour Cayenne.

Les transportés ne couraient donc aucun risque en refusant tout travail. Ils n’y manquèrent pas. Quelles furent les conséquences de la faiblesse de l’autorité et de l’obstination des condamnés ? On a vu qu’ils étaient restés oisifs en Algérie, et qu’ils n’avaient apporté aucun secours à la colonisation. En Guyane, on avait réservé pour leur résidence l’une des trois îles du Salut, nommée l’Ilet-au-Diable. Avant leur arrivée, ce rocher était couvert d’une végétation abondante ; il offrait l’aspect d’une corbeille sortie du sein de la mer. Les premiers transportés politiques y furent débarqués. Ils y trouvèrent une sorte de caserne en planches très habitable ; on leur apporta régulièrement des vivres de la terre ferme. On leur offrit des instrumens de travail ; mais ils ne voulurent pas s’en servir, et quelque temps après voici le tableau que présentait leur île. Les bosquets avaient disparu, les arbres avaient été coupés ; restaient quelques broussailles, quelques carrés de verdure, jetés comme des lambeaux de vêtemens sur le roc nu, Çà et là des huttes formées de pierres et de boue, percées de trous en forme de portes et de fenêtres, et plus misérables que les plus pauvres demeures de nos paysans des contrées stériles ; à l’intérieur, quelque table grossière et un tabouret boiteux : les Esquimaux sont mieux logés. Quant aux habitans de l’île, aux constructeurs et locataires de ces huttes, ils erraient les pieds nus, la barbe longue, le teint brûlé, à peine couverts de haillons sordides, l’air hagard et farouche, en vrais sauvages. Les déportés avaient abattu les arbres, afin de construire des goélettes et tenter des évasions. Sur un terrain naturellement fécond, ils ne daignaient même pas cultiver quelques légumes, préférant s’en priver plutôt que de travailler. Lorsqu’on apportait des viandes de Cayenne, de honteuses discussions éclataient au moment du partage. Ensuite il fallait préparer les alimens ; or dans cette petite société, image de celle dont on nous menace après le triomphe du radicalisme, tous les rangs étant confondus, personne ne mettait ses services professionnels à la disposition des autres. Point de travail, c’était la règle : salarié, il eût blessé l’égalité ; gratuit, il portait atteinte à la liberté. Qu’on se représente l’embarras d’un avocat en possession d’un morceau de bœuf cru ! Il faut vivre pourtant, et beaucoup de déportés se voyaient réduits à payer de leur portion de tafia les services des citoyens versés dans l’art culinaire.

A quelque distance de l’Ilet-au-Diable surgit de la surface des eaux une autre petite île qui servait de dépôt aux déportés des bagnes. Ceux-ci étaient assujettis au travail, et ils en avaient facilement contracté l’habitude ; d’ailleurs ils savaient bien qu’on les y obligerait par tous les moyens. Aussi les détenus politiques avouaient-ils eux-mêmes que l’île voisine se distinguait par une végétation luxuriante, par des arbres aux bras gigantesques, aux feuillages toujours épanouis. On y voyait des maisons soigneusement blanchies, reflétant gaîment la lumière et bâties sur le bord de chemins « qui serpentaient mollement aux flancs arrondis des collines et qui semblaient appeler le pas joyeux du libre travailleur. » Pourquoi donc les politiques, qui étaient libres de travailler, ne donnaient-ils pas à leur résidence le même aspect riant ? Pourquoi au contraire avaient-ils transformé l’Ilet-au-Diable en un véritable enfer ? Il est temps d’opposer à la misère et à la désolation du pays appauvri par l’oisiveté des déportés politiques la situation alors florissante des pénitenciers fondés sur le sol continental, cultivés et enrichis par le travail des forçats. Sans aucun doute, ces intéressans essais auraient eu tout le succès qu’on avait le droit d’en attendre, si l’insalubrité du climat n’avait détruit les plus belles et les plus légitimes espérances.

La Guyane française est l’estuaire des eaux d’un grand continent. Lorsqu’un pays tel que l’Afrique, où des chefs inquiets de l’intrusion européenne interceptent le passage, lorsque le pôle nord, dont l’accès est interdit par une nature implacable, sont chaque jour visités par de nouveaux voyageurs, on s’étonne que l’intérieur de la Guyane, un pays français, soit encore à peu près inconnu. Quelques missionnaires jésuites ont seuls essayé de remonter le cours de certains fleuves. Leurs récits constatent l’existence sur toute la surface du littoral, à partir des montagnes, d’innombrables cours d’eau qui forment comme un réseau jeté entre de grandes rivières, depuis l’Oyapock, au sud, jusqu’au Maroni, à l’autre extrémité de la colonie. Cette partie du pays n’est qu’un vaste marécage entretenu par les débordemens des rivières et par les torrens qui tombent du ciel pendant l’hivernage. De novembre en avril, c’est-à-dire pendant la saison froide en Europe, la Guyane est sujette à des ondées diluviennes qui, vingt fois par jour, alternent brusquement avec la sécheresse d’un soleil ardent. Ces pluies pénètrent un sol couvert de détritus végétaux et forment sous cette couche en putréfaction des nappes humides sans cesse renouvelées. Viennent les mois d’été : le soleil exerce alors une puissance terrible ; il aspire l’humidité de la terre et la répand en miasmes pestilentiels. Pendant les premières semaines de cet empoisonnement périodique éclatent les fièvres pernicieuses : elles frappent de préférence les plus grands et les plus robustes et les emportent en quelques heures. Ensuite, quand les eaux ont été absorbées, la terre devient non-seulement sèche, mais brûlée, et passe à l’état de cendres. C’est le bon temps de l’année. Les fièvres ne disparaissent pas, mais elles sont relativement bénignes, et peuvent être combattues. Revient l’hivernage ; c’est l’époque de la grande humidité, c’est aussi celle où les dyssenteries deviennent une cause sérieuse de mortalité.

Les Africains et les Indiens indigènes résistent seuls à ces redoutables influences ; les Européens, même acclimatés, en sont tous affectés. Les créoles ne les bravent pas impunément, et, s’ils ne se retrempent pas en Europe, on les voit souvent languir, victimes d’un appauvrissement du sang. Ils sont faciles à reconnaître : pâles, amaigris, la langueur de leur démarche et le feu sombre de leur regard trahissent la maladie qui les mine. Quant aux nouveau-venus, aux étrangers de passage, tels qu’officiers, soldats, fonctionnaires civils, ouvriers de toute sorte et de toute origine, leur sort est fatal. La fièvre les décime, et l’unique remède est la fuite vers un ciel clément. Or ce changement de climat était la seule faveur qu’il fût impossible d’accorder aux transportés, car d’après les lois la libération des condamnés n’entraînait pas toujours leur retour en Europe ; ils étaient tenus de séjourner comme colons et concessionnaires libres dans le pays au moins pendant un certain nombre d’années. Aussi s’explique-t-on difficilement le choix de la Guyane française, à moins qu’il n’ait été dicté par la nécessité, nos îles des Antilles et celles de la mer des Indes étant des centres d’industrie fort restreints et trop riches pour qu’on y transportât nos bagnes, et la Nouvelle-Calédonie n’étant pas encore complètement conquise sur les indigènes. Écoutons un narrateur intelligent et fidèle, M. Armand Jusselain, officier d’infanterie de marine :


« Le soir, lorsque l’ombre commençait à couvrir la forêt, nous vîmes descendre de tous les points du ciel de longues colonnes de vapeur ; elles s’étendirent peu à peu en une immense nappe horizontale, sous laquelle la terre entière fut comme ensevelie. Les nègres, toujours superstitieux, soutiennent que ce sont de grands zombies (fantômes) blancs, qui viennent la nuit s’accroupir sur la coupole de la forêt et y semer le poison de la fièvre. Pour nous, il nous semblait voir notre campagne de France dormant une nuit d’hiver sous son manteau de neige ; mais ce manteau, si sain là-bas, porte ici la mort dans ses plis. Savez-vous comment on l’appelle dans le pays ? Le linceul des Européens. Du sommet de la colline, on voit surgir de cette blanche surface, comme des rochers sur la mer, les cimes noires de quelques grands arbres. Au-dessus brille dans toute sa splendeur et sa sérénité le ciel étincelant des tropiques ; mais bientôt tout cet océan, immobile d’abord, s’ébranle, les flots montent comme une marée battant les flancs de notre colline. Les cases à nègres, les palmiers jusqu’à la cime, notre plateau où nous semblons les naufragés d’un déluge universel, tout est submergé. Une à une, les étoiles s’éteignent, et la contrée tout entière est plongée au fond de cet océan pestiféré. Le lendemain, on aperçoit à travers ces brouillards, qui ont quelquefois une odeur fétide, un soleil blafard, tel qu’il dut apparaître à Noé à la fin du quarantième jour. »


Voilà le spectacle d’une nuit à la Guyane. Le jour offre un tableau bien différent. Le soleil paraît et chasse les vapeurs nocturnes ; il règne bientôt sur la forêt qui couvre le pays. Devant cette majesté, la nature entière se tait ; les créatures animées, depuis l’insecte jusqu’à l’énorme serpent de ces contrées, restent blotties sous les feuilles et au bord des marais ; le sol et l’atmosphère sont purifiés par les rayons de l’éclatante lumière. Le voyageur n’aperçoit devant lui d’un immense horizon de feuillage sombre ; à ses pieds se déroule le ruban argenté d’une rivière ; çà et là il rencontre des vestiges d’habitation et de culture.

Il n’y a pas plus de trente ans que ces lieux étaient habités. La crête du coteau portait la demeure du maître avec ses, balcons et ses vérandahs ; au-dessous les cases à nègres, ombragées de palmiers, d’orangers, de calebassiers, de manguiers et d’ambres à pain ; puis tout en bas de la colline, sur la rive même et encadrés de bambous, les hangars où s’exerçait l’industrie des colons, plus loin des champs interminables de girofliers. Ces habitations, autrefois prospères, ont été abandonnées depuis l’abolition de l’esclavage, que les nègres ont comprise comme l’abolition du travail. Les maître ont dû quitter leurs domaines en friche et fleurs ateliers sans ouvriers, et ils sont partis, ne daignant même pas, tant était grand leur découragement, fermer les portes derrière eux. La nature a donc accompli rapidement et sans obstacle son œuvre ordinaire : elle a lézardé les bâtimens, disjoint les planchers, détruit les toitures par la double action de l’extrême chaleur et de l’extrême humidité, percé les cuves à cuire le sucre, rongé par la rouille les machines à vapeur, renversé les chaudières, qu’on voit gisant à terre.

Généralement les sites étaient admirablement choisis. Au bon temps du travail et de la prospérité, il n’y avait rien de plus riant que ces oasis. Puisque des habitans d’origine européenne y avaient vécu, puisque des Africains y avaient défriché et cultivé le sol, n’était-il pas permis d’en conclure que le climat était vaincu dans ces limites ? Le séjour prolongé des hommes, le voisinage d’une rivière aux eaux limpides et courantes, avaient sans doute assaini ces coins de terre favorisés, véritable paradis terrestre au sein du chaos. Telle fut l’illusion d’un des meilleurs gouverneurs de la Guyane, administrée successivement par plusieurs officiers-généraux de la marine, qui ont fait preuve d’un grand dévoûment et d’une activité sans égale. Cette illusion fut aussi partagée au ministère, où l’on résolut de créer des pénitenciers au bord de la rivière la Comté, précisément sur le terrain d’anciennes habitations. L’administration et ses agens montrèrent dans la poursuite de cette entreprise une sollicitude et une fertilité d’invention bien dignes d’un meilleur sort. Plusieurs succombèrent, plusieurs y laissèrent leur santé, et se ressentirent toute leur vie des années passées dans les marais de la Guyane. Si jamais tentative mérita le succès par la persistance et par l’intelligence des efforts, ce fut réellement cet essai de transportation utile. Dans tous les cas, on dut à ces soins éclairés d’éviter une épouvantable catastrophe.

Deux pénitentiers furent construits sur les bords de la Comté, l’un et l’autre avaient été conçus à peu près sur le même modèle. Qu’on se représente plusieurs groupes de bâtimens en bois et de cabanes occupées autrefois par les Africains. Voici le quartier de l’état-major, « petites maisons blanches aux volets verte, d’un aspect réjouissant. » On accède au premier et unique étage par un escalier extérieur en forme d’échelle. Les chambres, parfaitement closes, sont saines, et les fenêtres s’ouvrent de plain-pied sur une galerie ; à mi-côte sont les anciens ateliers de la sucrerie transformés en magasins, puis la caserne. Les vols sont rares, mais il faut surveiller le tafia. Dans ces camps, l’ivresse des forçats va jusqu’à la folie furieuse ; on en a vu dans cet état qui, s’emparant d’un outil, frappaient de coups mortels, sans choix et sans motifs, officiers, soldats et même leurs camarades. Les provisions sont abritées sous les cases, et les basses-cours y sont également installées. Les anciennes cases à nègres sont dispersées irrégulièrement sous les ombrages. On les a restaurées dans leur site pittoresque. C’est la demeure des habitans soigneux de leur bien-être, des fonctionnaires à qui leurs spécialités donnent une sorte d’indépendance, tels que les chirurgiens, le chef du service administratif, l’aumônier. L’hôpital est fréquenté par les sœurs de charité ; c’est un vaste bâtiment construit avec grand soin et tenu dans un état de propreté minutieux. Voici plus loin le camp même des transportés. Voyez cette double rangée de cases uniformes. Chacune a 16 mètres de long sur 6 de large, chacune contient 32 hommes. Toutes sont portées sur des patins ou piliers, précaution nécessaire contre l’humidité. Dans le sens de la longueur, deux fortes barres de bois ont été assujetties, laissant entre elles l’espace d’un couloir pour la circulation et la surveillance. Ces rampes servent à dresser les hamacs ; ils y sont attachés solidement du côté des pieds, tandis que la tête du lit est suspendue au mur. Chaque prisonnier a sa planchette également fixée à la cloison extérieure. Il y place ses effets, un numéro d’ordre désigne le propriétaire.

Si le camp des transportés est destiné à recevoir des condamnés non libérés qui achèvent leur temps de bagne, on l’entoure quelquefois de murs crénelés, on élève aux quatre angles des blockaus en bois dur à l’épreuve de la balle et percés de meurtrières. Ces blockaus sont une prison et un corps de garde, mais la surveillance ainsi armée n’a jamais empêché l’évasion d’aucun prisonnier. Ils sont mieux gardés par l’immensité même du désert qui les étreint et les étouffe, à peine livrés à eux-mêmes. A peu d’exceptions près, les évadés périssent en quelques jours, épuisés par la fatigue, par la maladie et par la faim. D’horribles exemples, des scènes de cannibalisme, des débris de cadavres de fugitifs rapportés aux pénitenciers, préviennent les tentatives d’évasion mieux que les plus solides barrières.

Il est cinq heures du matin ; c’est l’heure du lever général. Un quart d’heure pour la toilette ; ensuite distribution d’un peu de soupe et d’un morceau de pain. A cinq heures et demie, l’appel et la répartition des hommes par chantiers. Le travail commence à six heures et finit à dix heures. Déjà, il n’est plus permis de braver le soleil. A dix heures et demies le déjeuner : du lard, du bœuf frais ou salé et des légumes. Chaque pensionnaire a droit à 25 centilitres de vin par jour, quelquefois cette ration est remplacée par le tafia. Après le déjeuner, les transportés ont trois heures de liberté, qu’ils emploient les uns à faire la sieste, d’autres à fabriquer ces bibelots qu’on vend dans les prisons. À deux heures, les condamnés se réunissent au son de la cloche et reprennent le travail jusque six heures du soir, c’est l’instant du dîner, dont le menu ressemble au déjeuner. Jusqu’à huit heures, liberté complète ; à ce moment, on fait l’appel dans les dortoirs, mais les condamnés sont généralement autorisés, surtout dans la belle saison, à profiter de la fraîcheur comparative du soir jusqu’à onze heures. Les Allemands chantent, les Français causent et rient, il y a toujours quelque bel esprit qui tient le dé de la conversation.

Telle est la journée des forçats. Ce régime serait fort doux, et le travail ainsi organisé produirait des merveilles, si le climat était de ceux où l’on peut vivre. Généralement les transportés arrivaient pleins d’espoir dans ces charmans villages préparés pour eux, mais cela durait peu. M. Jusselain raconte qu’un jour 75 transportés furent débarqués en sa présence. « On les aurait pris, dit-il, à leur bonne mine, à leur air satisfait, pour des colons venant volontairement s’établir sur les rives de ce fleuve et non pour des hommes qui avaient traîné la chaîne des bagnes. Il me semble les voir encore avec leurs vestes légères, leurs pantalons de toile grise, leurs chapeaux de paille à larges bords, gravissant le raidillon de la berge, et jetant autour d’eux un regard de curiosité… Ils portaient tous sur le dos un sac de toile renfermant leur hamac, leurs effets d’habillement et la couverture de laine destinée à les protéger contre l’humidité des nuits. » Mais ses beautés naturelles font de la Guyane française une sirène dont les séductions sont mortelles. La peinture suivante est à peine exagérée : « dans l’eau salée, les requins, — dans l’eau douce, les torpilles et les gymnotes, — dans l’eau saumâtre, les caïmans, — sur terre, les serpens, les scorpions, les mille-pattes, — dans l’air, les vampires, les maringouins, les moustiques. » N’importe, le travail avait lutté contre cette nature ennemie et l’avait un instant domptée. Malheureusement la fièvre et la dyssenterie interrompirent cette intéressante expérience. Après quelques accès de cette terrible maladie, les hommes dont la constitution était robuste tombaient dans le marasme, et les faibles mouraient. Il fallut abandonner le pays ; c’est alors qu’on conduisit les transportés à la Nouvelle-Calédonie. On n’eut d’ailleurs affaire qu’aux condamnés sortis des bagnes ; depuis longtemps, l’amnistie avait purgé le pays de tous ceux qui y subissaient la peine de la transportation pour cause politique : ils étaient revenus en France. L’évacuation de la Guyane clôt la première phase de la transportation, qui donne les résultats suivans : les transportés politiques refusent tout travail et laissent tomber dans la misère et la dégradation les pays de leur résidence. Les transportés de droit commun, les criminels ordinaires, se livrent sans résistance au travail et transforment la colonie qu’ils habitent ; mais l’insalubrité de cette colonie détruit leurs forces, et l’œuvre heureusement commencée est abandonnée.


II

Cette épreuve aurait dû nous instruire. Le travail étant reconnu indispensable à tout essai de colonisation, et la loi l’ayant imposé à tous les déportés sans exception, il fallait la faire exécuter ; mais cette loi, les condamnés avaient pu la braver impunément. Il suffisait donc, en maintenant la loi du travail, de prévoir les moyens d’y assujettir tous les déportés sans exception. Qu’a-t-on fait ? Précisément le contraire. On a rayé de la loi nouvelle, celle du 23 mars 1872, l’obligation de travailler, que l’ancienne imposait. Cette loi dit « que les condamnés à la déportation dans une enceinte fortifiée jouiront de toute la liberté compatible avec la nécessité d’assurer la garde de leur personne et le maintien de l’ordre, et que les condamnés à la déportation simple jouiront d’une liberté qui n’aura pour limite que les précautions indispensables pour empêcher les évasions et assurer la sécurité et le bon ordre. » Et pour qu’on ne puisse se méprendre sur la signification et la portée de ces deux articles, le rapporteur de la loi a pris soin de rappeler « qu’au lieu et place de la déportation le transporté n’est soumis à aucun travail. » Ainsi la loi de l’empire était insuffisante pour obliger les déportés au travail : on la réforme, — et quelle est la disposition qu’on adopte ? On supprime l’obligation de travailler.

Pourquoi cette inconséquence ? Pourquoi la loi est-elle ainsi timide et prend-elle mille ménagemens ? L’esprit public, si mobile en France, s’est d’abord ému d’horreur à la vue des bandes d’incendiaires et d’assassins d’otages qui traversaient Paris, au mois de juin 1871, entre deux rangées de soldats. Il y avait des femmes n’ayant de leur sexe que le nom. Tous les mauvais instincts et particulièrement la méchanceté et l’envie étaient peints sur leur figure. Les hommes formaient des groupes qui rappelaient ceux de Callot ou les recrues de Falstaff. Un grand nombre de ces gens-là étaient non pas de vrais ouvriers, mais ce qu’on appelle des rôdeurs de barrières, ces hommes qui font leurs galeries des boulevards extérieurs et résident principalement dans les boutiques de marchands de vin. Les têtes intelligentes étaient dans cette cohue en infime minorité. On la vit passer avec dégoût ; on ne plaignit dans le premier moment ni les dégradés, ni les inintelligens, ni les déclassés. On avait encore devant les yeux la tyrannie populacière, les vols à domicile, les monumens en flammes, les meurtres d’innocens, avec raffinemens de cruautés, sur les places publiques et dans les prisons. À ce moment, il semblait que la répression fût à peine assez sévère. Une année a suffi pour changer tout cela. Les peureux ont oublié leurs craintes, l’insurrection d’hier est déjà de l’histoire ancienne, l’horreur des exécutions sans jugement est presque effacée, on s’habitue aux ruines des édifices encore noirs de pétrole, et la colonne Vendôme semble n’avoir jamais été qu’un piédestal. La répulsion qu’inspirait d’abord cette île de Paris, qu’on vit s’écouler vers nos ports, a fait place à l’indifférence. Des journaux demandent l’amnistie ; ils trouvent au palais législatif de Versailles des échos empressés. La complicité tacite des uns, la crainte dissimulée des autres, l’indulgence aveugle de l’opinion, les aberrations de l’esprit de parti, maintiennent devant les yeux des transportés la perspective d’un prochain rappel qui suffirait à rendre illusoires les projets de colonisation si chèrement subventionnés.

Les déportés politiques sentent bien la crainte qu’ils inspirent, et qui se révèle si souvent par des manifestations de sympathie. Ils savent que, sous prétexte de respecter l’humanité et la liberté, on a pour eux des prévenances et une sollicitude extrêmes. Précautions et ménagemens perdus ! bien simples sont ceux qui compteraient sur leur reconnaissance. La révolution ne dissimule pas ses desseins : elle les publie dans de gros livres ; elle les expose dans les harangues, elle les produit dans ses journaux ; tant pis pour ceux qui ne voudront pas l’entendre ! Les transportés n’ignorent donc pas les causes des égards qu’on leur montre et des privilèges qu’on leur accorde ; ils savent qu’à moins de révolte ouverte, on ne leur imposera aucune contrainte ; aussi ont-ils été et seront-ils ingouvernables, et, bon gré, mal gré, il faudra bien finir par les abandonner à eux-mêmes. Comment diriger des gens qui sont à l’état de protestation permanente, qui protestent par leurs discours, par leur silence, par leurs gestes, par leur apathie calculée ? Tout en eux, jusqu’à l’apparente résignation, proteste.

Ce qu’il y a de pire, c’est qu’ils croient en conscience que leur protestation est juste, qu’ils ont reçu dans la rue, derrière les pavés amoncelés, un baptême d’innocence. Nous laissons à penser si cette conviction est compatible avec le repentir, qui est la première condition de la colonisation qu’on se propose. Parler d’une expatriation volontaire et prolongée, d’un établissement colonial de longue haleine, à des hommes qui comptent recevoir bientôt dans la mère-patrie des récompense, nationales et prendre part au gouvernement du pays, n’est-ce pas perdre son temps ? Ce que nous appelons justice, ils l’appellent vengeance ; leur tour de condamner leurs juges leur semble d’ailleurs imminent, et ils interrogent chaque jour l’horizon pour y chercher le navire qui va leur apporter des couronnes civiques. Billaud-Varennes et Collot-d’Herbois, proscrits par la convention et embarqués pour la Guyane, se croyaient tellement sûrs de leur prochain rappel qu’ils demandaient au capitaine si un bâtiment partant derrière eux pour les ramener en France pourrait les devancer à Cayenne !

Que peut-on espérer des transportés politiques dans les îles où la loi les envoie ? Cette loi dit que la presqu’île Ducos, en Nouvelle-Calédonie, « est déclarée lieu de déportation dans une enceinte fortifiée, » que l’île des plus et, en cas d’insuffisance, l’île Maré, « sont déclarées lieux de déportation simple. » La fertilité est grande aujourd’hui dans certaines parties de ce pays. Moins luxuriante peut-être et plus sévère qu’à la Guyane française, la végétation y est pourtant vigoureuse, et le climat est sain ; mais en certains endroits la roche ferrugineuse affleure le sol. Les arbres disparaissant comme à l’Ilet-au-Diable, la couche de terre où ils croissent pourrait être bien vite balayée par les vents, et laisserait apparaître le rocher nu, qui signalerait au loin les progrès de la civilisation importés par nos soins et à grands frais dans l’archipel néo-calédonien.

La presqu’île Ducos est un espace étroit de terrain qui forme un des côtés de la baie de Nouméa, chef-lieu de la colonie. Elle est sous le canon de la garnison et reliée à la grande terre par un banc de sable. Là vient se perdre dans la mer, par une succession de collines, un contre-fort de la grande chaîne principale de l’île. Des vallées qui pourraient devenir productives s’ouvrent entre les hauteurs ; on les distribuera aux condamnés, et l’on verra s’ils consentiront à cultiver des légumes loin de la banlieue de Paris.

L’île des Pins n’est pas moins fertile. C’est une pointe de rocher d’un diamètre de 3 lieues, dont le centre, dominé par un sommet assez élevée est à peu près stérile. Il y poussait spontanément ce genre de plus à tiges droites et très élevées qu’on appelle « pin colonnaire, » d’où le nom de l’île ; mais elle est déjà dépouillée en grande partie de ses panaches de verdure sombre. Exploitée sans règle ni prévoyance par les indigènes pour l’approvisionnement des navires troqueurs, l’espèce a déjà presque, disparu. Reste un anneau de terre végétale qui contourne le pied de la montagne ; couvert d’herbages, il forme un vert tapis le long du littoral. Il est bien arrosé et propre à nourrir les bestiaux. Que deviendrait cette ceinture de prairies sous les pas de transportés oisifs ? L’île des plus est entourée de récifs dont les cavités sont habitées par un grand nombre de langoustes. Ces crustacés varieront agréablement l’ordinaire des transportés jusqu’au jour où la dilapidation et la paresse auront chassé les bestiaux de l’île, épuisé les ressources de la pêche et remplacé la verdure par le sable rouge des montagnes. Quant à l’île Maré, elle est située à 15 lieues environ de la grande terre, et fait partie d’un groupe de trois îles principales découvertes par les Anglais vers l’année 1800 et nommées groupe des îles Loyalty. Elle rentre néanmoins dans notre sphère d’action ; nous y avons étendu notre souveraineté, réprimé certaines révoltes et laissé un poste. L’île Maré est la moins importante des trois ; la population de 3,000 habitans est moitié protestante, moitié catholique. Les missionnaires catholiques, comme leurs rivaux des missions évangéliques, ont entrepris la conversion des idolâtres. Leur dévoûment était assez mal récompensé, lorsqu’en 1869 l’un des pères ayant creusé un puits, auquel une pompe fut adaptée, l’eau douce se répandit en ruisseaux pour arroser les terres : précieuse acquisition sur un rocher où n’existe pas une seule source. Les habitans, qui étaient réduits pour se désaltérer à l’eau de pluie, recueillie dans des citernes et souvent insuffisante, ont été sensibles à ce bienfait. On a profité de leurs bonnes dispositions pour les baptiser. Les missionnaires ne feraient-ils qu’abolir l’abominable pratique de l’anthropophagie, qu’ils rendraient un grand service.

En résumé, il n’est pas difficile de prévoir quels seront sur ces rochers éloignés les résultats de la transportation des condamnés de la catégorie dite politique : la dévastation du sol, la stérilité et la misère, dont le stigmate a été laissé par eux à l’Ilet-au-Diable, — des conflits avec les indigènes, — la destruction de l’œuvre des missionnaires, — un détestable exemple donné aux populations océaniennes. La transportation nous attirera l’étonnement et les dédains des marins étrangers, qui, passant à l’occasion devant des îlots sans végétation, des ruines de bâtiment et des terres désertes, y reconnaîtront les traces de l’inconséquence et de l’instabilité françaises, et cela dans des parages où l’Angleterre, en moins d’un siècle, a su fonder la colonisation d’un continent.

Il est évident qu’il faut contraindre les transportés politiques au travail, ou renoncer à leur transportation. Peut-on les contraindre à travailler ? Posons d’abord en fait que les bandes de transportés dont nous avons décrit l’aspect et le caractère n’ont absolument rien de commun avec des journalistes ou des pamphlétaires plus ou moins distingués, un bon nombre ont pu subir des condamnations sans que leurs travaux soient complètement oubliés de leur pays, tandis que les autres par leurs crimes l’ont couvert de honte. Ces derniers sont dans la force de l’âge et sortent des rangs de la population habituée aux travaux manuels ; on les a condamnés pour crimes de droit commun, punissables des galères, et ces hommes, on se ferait un scrupule de les employer soit à des ouvrages de leurs métiers, soit à des travaux de terrassemens ! L’état les nourrit, les habille, les loge, et n’exigerait rien d’eux en échange !

La loi sur la transportation ne comporte pas, dit-on, le travail forcé. Et pourquoi ne le comporterait-elle pas ? La loi n’est pas toujours si discrète. Voyez celle qui régit l’armée : les soldats et les marins ne sont pas moins intéressans que les transportés sans doute ; la loi hésite-t-elle pourtant à leur imposer les travaux utiles ? Elle exige bien plus ; elle leur demande de s’exposer à des dangers d’où peuvent résulter la mutilation, les opérations de chirurgie les plus cruelles, les douleurs renouvelées de longs pansemens et souvent la mort. Les incendiaires, les pillards, les assassins d’otages, vivront, s’ils le veulent, en rentiers, tandis que les soldats seront souvent assujettis, entre les heures d’exercice et l’accomplissement des corvées journalières, à construire des routes, à creuser des canaux ? Qui donc oserait dire que leur dignité en sera atteinte ? Ce qui est digne, c’est de travailler, et ce qui est indigne, c’est de vivre à rien faire aux dépens d’autrui. Le respect de la « liberté » des transportés politiques qui va jusqu’à les maintenir dans l’oisiveté est un non-sens. La loi votée le 23 mars 1872 ne contribuera donc pas à rendre les transportés meilleurs ; elle aidera plutôt à développer leurs appétits malsains, leur audace criminelle et la stupidité malfaisante de leurs idées politiques par la conscience de l’indulgente faiblesse de la société.

Comment forcer les transportés au travail, lorsque les uns opposent un refus violent, les autres une inertie systématique ? C’est une question que nous n’avons pas à résoudre. L’état a mille moyens de se faire obéir : le premier est de le vouloir fermement ; il dispense en général de tous les autres ; il suffit à l’Angleterre, qui n’a pas nos scrupules et nos délicatesses, ce qui n’empêche pas qu’elle soit le pays du monde où l’on respecte le plus la liberté individuelle. Les Anglais regardent la révolte contre les lois comme un crime, et ils traitent les criminels comme des criminels, tout en ayant soin de ne pas confondre les écrits avec la rébellion à main armée ; mais comme les révolutions nous ont blasés, comme elles ont émoussé notre sens moral à ce point que les révoltes et les conspirations nous paraissent l’effet d’ambitions bien naturelles, dont le pouvoir est souvent le prix, comme nous confondons les simples écrits avec les voies de fait, nous sommes obligés d’élever les vulgaires émeutiers à la hauteur d’hommes politiques, et voilà pourquoi nous sommes désarmés devant eux. L’Angleterre ne fait pas de pareilles confusions. Elle ne poursuit guère les écrits, mais quand sa police ramasse à Dublin quelque rioter dans une échauffourée en l’honneur de la vieille indépendance de l’Irlande, elle l’embarque pour les colonies, où l’on reçoit encore des transportés, et le soumet au régime commun de ses compagnons, sans privilège ni faveur. Les rioters cassent les pierres sur les routes en vêtemens jaunes, ce qui fait que le peuple anglais, peu tendre de sa nature pour les misères méritées, les appelle des serins.

Toutefois notre loi semble avoir quelque remords d’autoriser ainsi une oisiveté qui lèse les intérêts de l’état tout en favorisant parmi les condamnés les progrès de la dégradation morale. Elle a prévu le cas où le transporté commettrait un délit, où par exemple il utiliserait ses loisirs pour préparer des moyens d’évasion. Dans ce cas, le conseil de guerre intervient ; s’il prononce une peine, c’est celle du travail obligatoire. Ainsi le travail, qui devrait être la loi ordinaire et commune, devient une exception et une peine ; mais à quoi bon même cette exception, si l’on n’a pas les moyens de l’imposer aux transportés ? Et si l’on a ces moyens, pourquoi ne pas les employer ?

Il y a certainement des déportés âgés, valétudinaires ou peu propres au labeur de chaque jour : ils peuvent être exemptés des travaux manuels ; c’est une affaire de règlement. Qu’on les emploie selon leurs forces et leurs facultés, rien de plus juste ; mais qu’on ne les entretienne pas dans une paresse malsaine. Les transportés ont la prétention de diriger la politique et le gouvernement de l’état ; il serait bon avant tout qu’ils apprissent à lire. Un grand nombre sont illettrés ; que leurs compagnons moins ignorans les instruisent. Astreindre les uns à professer, les autres à étudier, ne serait-ce pas faire une première et très bonne application du principe de l’instruction obligatoire ?

Il est certain que la transportation politique ne colonisera jamais nos établissemens éloignés ; il n’est pas moins incontestable qu’elle coûte fort cher. Le rapporteur de la loi estimait à plus de 700 fr. par tête le prix de la nourriture et de l’entretien annuel d’un transporté à la Nouvelle-Calédonie. Il faut ajouter à cette dépense celle de la traversée, soit 1,100 francs pour aller, autant pour revenir. Dix années de transportation sous le précédent gouvernement ont coûté à l’état de 50 à 55 millions. Qu’ont-elles produit ? Rien. — Pourquoi continuer un tel régime ?

III

Cette étude ne serait pas complète, si nous omettions d’y joindre quelques renseignemens sur le personnel et les élémens de la transportation actuelle. Après l’entrée de l’armée dans Paris, de nombreux prisonniers furent dirigés sur Versailles. On les conduisait d’abord à l’Orangerie, où ils subissaient un premier interrogatoire qui servait à les classer en trois divisions : les intéressans, les compromis et les dangereux. Les uns allaient ensuite à Satory ; les autres étaient répartis dans les prisons des Grandes-Écuries de Noailles, des Chantiers ou autres établissemens et magasins transformés en maisons de détention. La justice militaire, immédiatement saisie, ne tarda pas à commencer son œuvre. Sa tâche était lourde : plus de 40,000 prisonniers ! Autant de dossiers, plus ceux des contumaces ! Jamais enquête ne fut plus complète. Vingt conseils de guerre y prirent part. Malheureusement ils n’avaient sous la main que le servum pecus ; ceux qui représentaient la pensée de l’insurrection, ceux qui en avaient le secret, si tant est qu’elle ait jamais eu une pensée et un secret, s’étaient soustraits aux investigations de la justice, Dans les derniers jours de mai, ils avaient pris la fuite, laissant la foule de leurs adhérens couvrir leur retraite en retenant l’armée devant les barricades. D’autres restaient cachés dans Paris et déjouaient toutes les recherches avec l’habileté de conspirateurs émérites. Quelques-uns seulement étaient tombés les armes à la main, comme Delescluze, aussi dégoûté de son propre parti qu’hostile à tous les autres.

Les tribunaux militaires n’avaient donc en leur présence que des physionomies insignifiantes et des accusés inconnus qui, comme de juste, devaient payer pour les autres. L’attitude de ces gens fut écœurante. On devait attendre d’eux l’affirmation éclatante de principes, la protestation de consciences se disant opprimées, la glorification des actes. Loin de là, à part une ou deux exceptions, on n’eut que des chicanes. Les accusés ergotèrent, ils nièrent l’évidence, ils invoquèrent des alibis ridicules ; ils cherchèrent, comme la foule vulgaire des malfaiteurs, leur salut dans le mensonge. Aussi les juges, qui avaient d’abord pu croire à un vaste complot politique, finirent par se borner à des condamnations pour crimes de droit commun. Le vol, l’assassinat, l’incendie, furent seuls atteints ; on dédaigna de juger l’insurrection.

De l’ensemble des procès ne résulta donc aucun éclaircissement sur les principes qui avaient dirigé cette levée de boucliers. Le conseil de la commune poursuivait-il un but clair, précis, unanime ? Non certes. Chaque membre avait ses idées personnelles ; la plupart s’attachaient au mot de république sans être en état de le définir. Le commun des insurgés y voyait un régime où chacun serait salarié par l’état sans autre travail que le vote aux élections, la présence aux clubs, les longues stations devant les comptoirs de marchands de vin, et quelques heures de garde aux mairies pour la conservation d’un état social si satisfaisant. C’était le résumé du socialisme pour la masse des combattans. Les autres, fins renards, comprenaient le socialisme comme devant amener la distribution des biens entre tous les habitans, et ils commençaient naturellement à se faire leur part au moyen des réquisitions dans les établissemens publics ou chez les particuliers. Il y avait aussi de purs jacobins, rêvant le despotisme d’un comité de salut public, dont ils auraient fait partie ; d’autres haïssaient simplement tout gouvernement régulier, peut-être parce qu’un gouvernement régulier ne marche pas sans gendarmes, sans juges et sans prisons. Bref, ni le comité central qui a précédé la commune, ni la commune, à qui le comité de salut public a succédé, n’ont laissé un corps de doctrines, un symbole de foi quelconque. Les nombreux dossiers consultés, les interrogatoires des prévenus, n’ont rien révélé que l’inanité de ce mouvement. On y a vu des parodistes de 1793, cerveaux honnêtes à leur manière, mais vides d’idées, et au-dessous l’ignorance absolue ou bien des appétits qui, pour s’assouvir, n’ont pas reculé devant le crime. En un mot, cette enquête judiciaire a prouvé que, si par surprise ou par faiblesse le gouvernement de notre pays pouvait encore tomber en de telles mains, ces mains seraient incapables de le garder, même quelques mois, tant est grande leur impéritie.

Les deux tiers des prévenus, soit 23,000 environ, furent relâchés par acquittement ou par ordonnance de non-lieu. Dans le nombre des condamnations prononcées et qui ont varié depuis la peine de mort jusqu’aux trois mois de prison du peintre Courbet, on compta quatre mille sentences de déportation. Tel est le contingent que l’insurrection du 18 mars fournit aux rêves de colonisation par les déportés ! Quoi qu’il en soit, notre assemblée nationale, émue d’une grande pitié pour ces transportés, a pris la peine de faire tout un code de lois à leur usage, et chacun de ces actes législatifs a été caractérisé par un nouveau progrès dans la voie de la timidité et de la faiblesse. Il semble en vérité que ces lois s’attachent à détruire par avance le but que la majorité des législateurs veut atteindre. Leur intention est d’améliorer le régime de la déportation tel qu’il fonctionnait sous l’empire, et, pour remplacer des lois inefficaces, ils en ont adopté de plus insuffisantes encore. Voici que ces jours derniers l’assemblée a consacré quatre séances consécutives à régler les conditions des concessions de terres, et, qui le croirait ? à déterminer les droits de succession des veuves des déportés aux biens que ceux-ci pourront acquérir à la Nouvelle-Calédonie. A quoi sert donc l’expérience ? Avant que les déportés aient défriché un arpent de terrain, on s’occupe de déterminer les conditions de l’héritage qu’ils pourront laisser un jour, non pas en France, remarquez-le bien, mais dans la colonie, par les produits d’une culture qui n’est pas même ébauchée ! Les éminens agriculteurs de la chambre ne savent-ils pas combien il est difficile de gagner seulement des moyens d’existence par la petite culture ? Ignore-t-on qu’il n’y a pas de petits agriculteurs en Australie, et que les plus chétifs colons de ce pays, quand ils ne se bornent pas à exercer dans les villes les industries à salaires journaliers, n’ont pas moins de dix mille moutons dans des pâturages naturels sans limites ? Lorsque les déportés de la Nouvelle-Calédonie auront consacré des années à la culture de petits champs, et qu’il y croîtra des légumes, ces produits serviront à la consommation de la famille, et pendant longtemps l’excédant, vendu à Nouméa, ne suffira pas pour la vêtir. Pour que la spéculation s’exerce utilement dans un pays, pour que l’industrie s’y développe, un élément principal est nécessaire, une population. Il n’en existe pas en Nouvelle-Calédonie, et avant qu’elle s’y forme, un long espace de temps s’écoulera, car, en admettant même de nouvelles révolutions qui amèneraient d’autres contingens de déportés, ceux-ci n’apporteraient dans la colonie que la misère. A lire les correspondances déjà parvenues de la presqu’île Ducos et publiées dans plusieurs journaux de Paris, on voit que les déportés ne se font pas d’illusion, et que si quelques-uns consentent, — ce qui est peut-être peu sérieux, — à s’adonner à la culture, la généralité ne partage pas ces idées, et se propose au contraire d’attendre dans le far niente l’époque de la délivrance ! Le motif qu’ils donnent est spécieux, c’est qu’ils ne sont pas agriculteurs, qu’ils sont pour la plupart des artisans de Paris, dont le métier ne peut s’exercer dans une ville rudimentaire comme Nouméa. Il n’en est pas moins vrai que, d’après les paroles de M. le ministre de la marine, 170 femmes ont demandé à rejoindre leurs maris. Cela fera 170 ménages. Dieu le veuille ! mais cela ne fera pas que la colonisation ait des bases solides. Chacun sympathisera bien volontiers avec ces personnes, sans doute dignes d’estime, que l’affection entraîne vers leurs maris à des milliers de lieues ; cependant fallait-il pour ce nombre infime et pour des intérêts fort problématiques se livrer, comme on l’a fait, à une consultation judiciaire en quatre ou cinq discours, où les « grands principes » qui président au règlement des successions dans le code civil ont été longuement discutés, et dans laquelle on a fait intervenir, selon l’usage, « les larmes de la veuve et de l’orphelin ? » Il s’agissait de savoir si l’on accorderait aux femmes des déportés la moitié, le tiers ou la totalité des successions. Attendez donc qu’il s’en crée ! Où il n’y a rien, dit-on, le roi lui-même perd ses droits. Que la loi accorde aux veuves, par dérogation expresse a aux grands principes, » même la totalité de la fortune acquise par leur mari en Nouvelle-Calédonie, tant mieux ; mais, hélas ! cela ne déchargera pas l’état de l’obligation où il se trouvera quelque jour soit de subvenir aux besoins de ces expatriées volontaires dans la colonie même, soit après leur retour en France de les utiliser dans quelque atelier national. En attendant, toutes les belles paroles qui ont été dites ne feront pas avancer l’édifice de la colonisation d’un pouce ni d’une pierre. Aussi croyons-nous devoir engager les représentans du pays à se débarrasser promptement de la responsabilité d’une entreprise ingrate et sans espoir de succès dans les conditions où elle s’accomplit, — non que nous joignions notre voix à celles qui demandent l’amnistie. L’amnistie jetterait en France des milliers de bras qui sont déshabitués du travail et qui ne peuvent servir qu’aux insurrections. Ce que nous voudrions, c’est que notre pays renonçât à des essais de déportation qui n’ont jamais réussi et qui ne peuvent pas réussir, non-seulement parce que les transportés ont toujours refusé le travail, mais encore parce que les grandes colonisations ne se font pas par la petite culture. Interdisons aux condamnés le sol de la France ; c’est déjà une punition cruelle ! Comme il ne manque pas de pays étrangers où leur radicalisme rencontre de nombreux adhérens, ils seront certains d’y trouver, avec de la sympathie, des moyens de travail, et ils cesseront ainsi d’imposer à nos budgets d’énormes charges. Nous bénéficierons de tout ce qu’ils coûtent, nous éviterons la disgrâce d’un nouvel avortement, et ils n’augmenteront pas beaucoup les dangers de l’ordre social, car l’armée du désordre n’a malheureusement pas été désorganisée par l’éloignement de quelques milliers d’hommes.


PAUL MERRUAU.