Les Dupourquet, mœurs de province
Revue des Deux Mondes3e période, tome 108 (p. 768-813).
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Les
Dupourquet

MŒURS DE PROVINCE.

PREMIERE PARTIE.


I.

M. Dupourquet sortit de sa chambre et s’avança sur le perron, rasé de frais, vêtu de noir, coiffé d’un très vieux chapeau de soie à larges bords en forme évasée de bolivar, qu’il portait depuis nombre d’années pour s’habiller le dimanche, faire de rares visites, suivre les processions et les enterremens, et assister aux réunions mensuelles du syndicat agricole les jours de foire.

La pelure en était hérissée, avec des tons fauves, marbrée de cassures qui cliquetaient sous la main, et le fond s’affaissait, se creusait de toutes les averses séchées sur place à la longue, par l’action du grand air et le seul coup de fer du soleil.

Après avoir épousseté les pans de sa redingote, frotté du coude quelques taches rebelles, consulté le soleil et regardé sa montre, Dupourquet appela :

— Maximi ! eh ! Maximi…

Un grand gaillard, en manches de chemise, pieds nus, qui paillait en un coin du parterre une corbeille de tulipes, se redressa lentement.

Plaît’y, moussu ?

— Voilà trois heures, il faut atteler, mon brave.

Maximi étendit une dernière brassée de paille humide au pied des fleurs, égalisa le tout d’un coup de fourche et répondit, en français cette fois :

— Oui, m’sieu.

Puis, après avoir rassemblé ses outils qu’il jeta comme un faisceau d’armes sur une épaule, et tandis qu’il se dirigeait vers l’écurie avec cette allure nonchalante du paysan que l’on dérange, il demanda :

— Quelle voiture qu’y faut prendre ?

Dupourquet sourit d’un air de pitié, et déclara non sans emphase :

— L’américaine, parbleu ! Surtout, n’oublie pas de visser la planchette derrière le capotage pour placer la malle de mademoiselle.

— Il y est.

— Parfait ! Ah ! une dernière recommandation ; brosse un peu la Grise, elle a encore aux jambes, depuis huit jours, toute la boue qu’elle prit à Mauroux ; puis, tu lui donneras une poignée d’avoine.

Et il ajouta avec l’importante gravité d’un homme qui commet sciemment des folies :

— Tu peux lui mettre le harnais neuf.

— Oui, m’sieu.

— Et toi, il faudra prendre ta casquette.

Maximi eut un geste insoucieux qui semblait dire : mon Dieu ! je me trouve aussi bien nu-tête… enfin, si vous y tenez…

Et tandis que, de la porte, il apostrophait rudement la Grise couchée de tout son long sur la litière, Dupourquet se remit à éplucher soigneusement sa redingote des dimanches, grattant de l’ongle une tache de bougie qui semblait une larme blanche ineffaçable sur la soie côtelée de la bordure.

Quelques instans plus tard, la voiture venait se ranger près du perron, au pas lentement cadencé d’une jument oreillarde et ventrue dont il eût été difficile de constater l’âge et de préciser la race.

Le véhicule, lui, très bas sur roues, massif et long, avait un vague dessin de phaéton et une importance de calèche. L’arrière-train était pourvu d’une capote, dont le cuir gaufré s’affaissait en vallonnemens sur son armature de fer, et de petits rideaux en cachemire noir, maintenus sur les côtés par des embrasses de même étoffe, pouvaient en cas de mauvais temps s’allonger sur deux tringles et plonger les coussins du fond dans une obscurité chaude de niche.

Maximi, accroupi sur son siège, le fouet entre les jambes, les rênes flottantes, assujettissait d’un geste fréquent sa casquette de livrée beaucoup trop petite, que ses cheveux drus et pointés en lances de porc-épic soulevaient sans cesse. Les jours de vent, il l’immobilisait en l’enserrant de son mouchoir à carreaux disposé en mentonnière.

— Hue donc !

La voiture s’ébranla dans un bruit de ferraille, et aussitôt entre le maître et le valet commença un de ces bavardages familiers tels qu’en autorisent la communauté d’existence, la similitude d’idées et de goûts qui créent pour tous les degrés de l’échelle sociale à la campagne comme une solidarité d’origines.

Ils roulaient et cahotaient affreusement dans un chemin étroit qui de la maison du Vignal aboutissait à la route et qu’on appelait pompeusement l’avenue.

De chaque côté s’alignaient des vignes plantées en joualles, encadrant des chaumes rasés de près à la faux, du maïs, des patates, et des choux fourragers ; et le soleil ardent de trois heures semblait concentrer toute la flamme de ses rayons sur les pampres roussis avant d’être mûrs, et dont les feuilles tachées de rouille se bosselaient, se racornissaient en une attitude frileuse et vieillotte comme lorsque les gelées d’automne ont passé par là.

Maximi déclara ;

— Nous n’en avons pas fini avec la brume ; elle brûlera tout si ça continue !

Puis, après un silence, et pour faire diversion aux idées tristes, il demanda :

— Pour lors, mademoiselle Thérèse a été reçue estitutrice ?

Dupourquet eut un haut-le-corps. Cette question naïve le froissait comme si elle eût renfermé une intention irrespectueuse.

— Les demoiselles de sa condition ne passent pas leurs examens, répliqua-t-il sèchement. Ma fille institutrice ! et à quoi lui servirait son brevet, je te le demande ; tu ne veux pas qu’elle fasse concurrence aux sœurs ?…

Maximi montra toutes ses dents en un sourire :

— En effet, elle n’a pas besoin de ça pour vivre. Dieu merci !

Puis, écrasant d’un coup de poing sur son occiput l’indocile casquette :

— C’est égal, s’écria-t-il, d’ici quelque temps, vous ne serez pas sans rien à faire !

Le visage de Dupourquet s’éclaira d’une malicieuse béatitude, et subitement radouci :

— Pourquoi cela, mon garçon ?

— Faut pas être bien sorcier pour le deviner !

— Mais encore ?

— Pour lors, quand vous avez une jolie paire de bœufs bien avenans en foire, qu’arrive-t-il ? Tout le monde se précipite, les entoure, et chacun les voudrait pour soi. Eh bien, sans comparaison, il en est de même pour les fameux partis comme voilà Mlle Thérèse ;… il y a toujours des amateurs, voyez-vous,… les héritières, ça se sent de loin comme le pain au four, et vous ne saurez bientôt à qui répondre…

Cette fois Dupourquet ne songea pas à s’offusquer de cette hardiesse de langage, il rayonnait :

— Mon Dieu ! oui, confessa-t-il avec une timide bonhomie, ma fille sera à son aise plus tard…

Puis, dans une explosion d’orgueil :

— Tu sais, Maximi, je lui compterai cent mille francs en espèces le jour du contrat !

Pour exprimer son enthousiasme, Maximi enveloppa la Grise d’un coup de fouet et dit gravement :

— Un joli sou, tout de même ! C’est pas l’horloger du Cingle qui en fera autant à sa boiteuse.

Sur cette jolie route en ligne droite qui coupe en deux la plaine de Vire et dessert la rive gauche du Lot de Puy-l’Évêque à Touzac, ils rencontraient à chaque instant des fillettes noiraudes gardant des moutons ou des oies, des bouviers qui revenaient au labour le grand coup de la chaleur passé, des sulfateurs, leur pompe de cuivre rouge sanglée aux épaules, et tous s’inclinaient respectueux au passage de la voiture.

Dupourquet saluait à son tour, avec une bonne grâce engageante où il entrait le souci constant de plaire à tout le monde, d’être considéré, proclamé partout l’homme le plus affable et le plus populaire :

— Bonjour, mes amis, bonjour !

Et derrière lui, sur la route, parmi les paysans arrêtés montait un concert de louanges.

À la gare de Puy-l’Évêque, en attendant l’arrivée du train, et tandis que Maximi, descendu de son siège, chassait avec une branche feuillue les mouches de la Grise, monsieur Dupourquet prodiguait ses poignées de mains et ses sourires, frappait sur l’épaule de l’homme d’équipe, avait un mot aimable pour le facteur enregistrant, et finalement envahissait le bureau du chef de gare qui le reçut plié en deux avec les égards dus au plus important des actionnaires de la compagnie, dans la contrée.

Ils se demandèrent tous deux en même temps des nouvelles de leur famille, et se répondirent à la fois en bredouillant les formules ; puis, rappelé soudain à l’exercice de ses fonctions, pressé par l’heure, l’employé questionna doucement :

— Une troisième, aller et retour, pour Cahors, n’est-ce pas, monsieur Dupourquet ?

— Merci, cher monsieur, pas aujourd’hui, je viens au-devant de ma fille, que Mme Dupourquet est allée chercher aux Feuillans de Bordeaux.

— Ah ! très bien.

— Oui, elle a fini son éducation.

Sa joie, son orgueil de père, éclataient dans cette phrase ; puis, avec un malin sourire :

— Ces dames auraient bien voulu la garder là-bas ; vous savez, elles cherchent toujours un peu à accaparer, ces dames. Heureusement, sa mère et moi…

— Comprends ça, quand on n’a qu’une enfant !..

À ce moment, un coup de sifflet déchira l’air avec la ténuité vibrante d’un cri lointain.

— Voilà le train ! annonça l’homme d’équipe en se précipitant pour renverser le disque.

Et tandis que les voyageurs passaient sur la seconde voie, Dupourquet, les mains en visière, parcourait des yeux la ligne noire des wagons d’où émergeaient des têtes.

Il ne reconnaissait personne encore, la distance étant trop grande ; mais, à tout hasard, dans son impatience, il se haussa sur la pointe des pieds et agita frénétiquement son chapeau, dont les bords se disloquaient d’une inquiétante façon.

Tout aussitôt, des flancs du convoi, deux mouchoirs s’envolèrent flottant, bondissant l’un près de l’autre en de capricieux zigzags, comme deux colombes qui se poursuivent ; et tandis que le train s’avançait avec une majestueuse lenteur, Dupourquet, les joues sabrées jusqu’aux oreilles par un rire silencieux, songeait à part lui :

— Elles ont eu tort de prendre des troisièmes ; moi, ça se comprend, je dois parler à tout le monde ; mais, de ma femme et de ma fille, les gens vont trouver ça petit… J’avais pourtant bien recommandé à Zulma de voyager en secondes !

Puis, au moment où le wagon de ces dames passait devant lui, malgré les discrètes remontrances du chef de gare, il sauta lestement sur le marchepied, ouvrit la portière toute grande ; et, sous une avalanche de paquets de toute sorte qui rebondissaient en tombant, ce fut pendant quelques minutes une de ces étreintes brutales où l’on se meurtrit de tendresse, et que l’on prendrait aisément pour une lutte implacable, n’étaient les exclamations joyeuses dont on s’assourdit et le bruit rythmique des baisers que, dans la précipitation, on se plante un peu au hasard sur le nez et sur les oreilles.


II.

Dupourquet avouait la soixantaine, qu’il portait gaillardement, du reste, avec ses joues pleines, luisantes de santé et fibrillées de rouge aux pommettes, sa taille épaisse mais droite, ses membres robustes conservant, grâce à la vie au plein air, comme une agilité de jeunesse.

La vulgarité de ses traits racontait son origine.

Il avait les cheveux ras, plantés bas sur un front têtu, de petits yeux gris voilant à demi leurs lueurs vives sous la broussaille des sourcils, un grand nez, de rapace cambrure, où des physiologistes eussent démêlé tout à la fois l’avidité mesquine du paysan et l’instinct jouisseur du bourgeois ; et, dans le débordement des bajoues, un menton qui se gardait large et ferme, sans grâce, comme sans faiblesse, mettant bien le sceau de la volonté dans ce masque de bonhomie.

Dupourquet était issu, en effet, d’une famille de terriens dont l’aisance datait de loin, s’était accrue peu à peu à la façon des tirelires qu’on alimente sou par sou, et dont trois générations laborieuses et patientes avaient fait une fortune.

Dans la vallée du Lot, de Luzech à Fumel, le père a survécu à lui-même et laissé comme une gloire impérissable le prestige d’un sobriquet.

Ses contemporains l’appelaient le Terrible, et cette épithète qui, dans les gosiers gascons, roule avec un bruit de pierres, résumait tout ce que l’on avait reconnu en lui de courage, de force, de résistance et de raison.

Il avait à lui seul, pendant longtemps, satisfait aux exigences de sa terre, accompli journellement, au dire des vieux, la besogne de quatre hommes d’aujourd’hui, mangeant peu, dormant à peine, et continuant aux étoiles, par les nuits claires, son interminable tâche.

Longtemps on l’avait pris pour un de ces loups-garous que les imaginations naïves de la campagne se représentent galopant par monts et par vaux leur destinée, sans se reposer jamais ; mais, à plusieurs reprises, des gens attardés au retour des foires et blottis dans les buissons de quelque chemin creux, avaient pu constater qu’il ne portait sur ses épaules aucune peau de bête, et, qu’au lieu de danser aux endroits que blêmit la lune, il labourait simplement son maïs, tauchait ses luzernes, mettait son blé en gerbes ou binait ses vignes.

Dès lors, on l’entoura d’une respectueuse estime, d’une admiration qui reculait sans cesse ses bornes au tur et à mesure que sa réputation grandissait, passait le seuil des fermes, s’asseyait aux foyers côte à côte avec les légendes pendant les longues soirées d’hiver.

11 était grand et large, sans un pouce de chair inutile sur les os ; très maigre, au contraire, n’ayant que de la charpente et des muscles, et l’on racontait de lui d’athlétiques prouesses.

Dans les foires, où les rixes, en ce temps-là, étaient fréquentes, où deux paysans, en désaccord de vingt sous, se ruant l’un sur l’autre, provoquaient aussitôt une mêlée furieuse, le Terrible était, pour le camp dans lequel il s’engageait, le secours triomphant, le gage assuré de la victoire. Il s’armait indifféremment d’un essieu de charrette ou d’un joug de six pieds ; et avec un beau calme, sans colère, au seul effet de dépenser ses forces, il fauchait les hommes autour de lui d’un moulinet infatigable qui avait la régularité puissante d’un engin de guerre.

De son mariage avec une fille unique, qui n’avait de son sexe que les jupes, et pouvait hardiment suppléer son homme à la charrue et à la bêche, il était résulté un garçon que, par l’inexplicable caprice d’un frère du Terrible, curé à Gassagnes, on affubla du nom étrange de Génulphe.

Alors il arriva ce qui toujours arrive. Ces deux rustres à l’esprit obtus, qui avaient toujours parlé patois, vécu le plus sobrement du monde ; ces deux ignorans, qui n’avaient jamais su aligner au bas d’un acte les dix lettres de leur nom, rêvèrent pour leur fils le bien-être, et cette supériorité inestimable que donne à la campagne un semblant d’instruction.

11 ne leur vint même pas à l’idée qu’il pût être un paysan comme eux, marcher nu-pieds et haleter toute une vie. Bien au contraire, ils voulaient faire de lui un « monsieur, » c’est-a-dire quelqu’un qui eût à la fois plus de fond que l’instituteur, autant de morgue que le gabelou, et infiniment plus d’influence que le notaire.

Pourquoi pas, après tout ? N’avaient-ils pas derrière eux une fortune composée non —seulement de champs, bien placés au soleil, mais encore d’argent improductif, d’écus à toutes les effigies dormant depuis une éternité dans des pots de grès au fin fond de la cave… Génulphe avait donc été élevé à Prayssac chez des prêtres, et plus tard au collège deCahors où il était allé péniblement jusqu’en troisième, faisant toujours partie de ce groupe de traînards qui flâne à l’arrière-garde de chaque classe, et qu’un professeur en veine de barbarismes avait un jour baptisé au milieu de l’hilarité générale : la gens cancrina.

À l’époque de la conscription on cassa un pot de grès pour lui acheter un remplaçant, et plus tard, quand vint pour lui l’âge de s’établir, après avoir soulevé comme Asmodée le voile des intimités familiales, flairé les intentions et soupesé les dots, le Terrible lui assigna la fille d’un riche marchand de bœufs, M"° Zulma Bissol, autour de laquelle une nuée de bourgeoisillons anxieux montaient la garde.

11 l’épousa, et alors la fortune des Dupourquet prit véritablement son essor, les cruches se vidèrent, et leur contenu s’éparpilla sur le pays en une pluie d’or qui se fécondait elle-même. — Le personnel d’exploitation fut triplé, la maison, une bâtisse trapue et noire où l’on entrait de plain-pied et qui ne contenait que quatre pièces, reçut des modifications importantes et s’appela le Château du Vignal, et, à la naissance de Thérèse, un horticulteur de Cahors vint dessiner un parc longé de charmilles et planté d’arbres verts que l’on appela le « jardin anglais. »

À cette occasion, dans un bel élan d’aïeul satisfait, le Terrible abdiqua entre les mains de son fils. Il était engourdi par les rhumatismes du reste, ne se sentait plus la force d’être le chef, puis la mort de sa lemme, emportée quelques années auparavant par un chaud et froid, l’avait frappé, rendu craintif et prudent pour lui-même : il se contenta désormais de se promener tout le jour en donnant des conseils, et de dormir le soir dans la cuisine au coin du feu, après avoir conté aux valets ensommeillés ses hauts faits de jadis.

De par cette tendance des générations modernes à s’affiner, à s’aristocratiser selon la loi du bien-être devenu un besoin social, Thérèse fut élevée en demoiselle, avec l’obsession jalouse chez le père et la mère, de faire de leur fille une personne exceptionnelle, qui eût un ton de duchesse, des talens variés, une modestie de sœur converse, et grasseyât un peu en pinçant les lèvres, ce qui dans le midi, où l’on vibre à pleine gorge, est le signe d’une éducation parfaite.

À cet effet, les Dupourquet, imbus de cette idée que plus loin on va et plus on doit s’instruire, l’avaient tenue cinq ans aux Feuillans de Bordeaux, la « maison » par excellence, où à côté de principes religieux inébranlables on donne le langage, le ton et les usages du monde.

Ses professeurs avaient trouvé en elle une de ces intelligences rebelles qui, de même que certaines particularités physiques, se transmettent de génération en génération, et sont comme la marque distinctive de tous les membres d’une famille.

Elle s’était montrée pourtant d’une docilité sans égale, d’un bon vouloir évident ; mais derrière ce front étroit et bas qu’elle tenait de son père, le cerveau n’avait pu que recevoir et garder de superficielles empreintes, des points de repère retenus machinalement, par un eflbrt de mémoire, et qui laissaient tout le reste dans l’ombre, comme si, dans un précis quelconque de littérature ou d’histoire, elle eût appris seulement l’en-tête des chapitres.

Après de nombreux et stériles efforts, sans s’occuper du fond davantage, on soigna l’enveloppe ; et la tâche sembla aux religieuses des Feuillans moins difficile et moins ingrate.

Grâce à cette merveilleuse faculté d’assimilation que possèdent les femmes, Thérèse sut cacher sous des dehors aimables et une tenue irréprochable de modestie, sa nullité intellectuelle, se frotter du vernis trompe-l’œil de quelques talens secondaires ; et lorsque, son éducation finie, elle reprit en compagnie de sa mère le chemin du Vignal, elle pouvait passer à juste titre, aux yeux des plus difficiles, pour une de ces jeunes filles dont on dit couramment qu’elles sont tout à fait comme il faut, avec un caractère d’ange.


III.

Dans la voiture qui les ramenait au château, ils s’étaient casés tant bien que mal, ces dames sur les coussins du fond, Dupourquet en équilibre sur une étroite banquette servant de strapontin et leur faisant face.

II avait voulu se charger de tous les paquets, qui, de ses genoux s’étageaient jusqu’à son menton, et supportaient ses deux bras étendus dans un écartèlement de crucifié, — malgré cela, il cherchait à se dévouer encore, ne savait à quelle crampe s’offrir pour laisser à sa fille qu’il considérait dans un sourire d’extase le plus de place possible.

— Voyons, Minette, prends tes aises, étends tes jambes, que diable ! Là… parfait ! tu ne me gênes pas le moins du monde.

— Merci, petit père, je ne suis pas fatiguée ; c’est toi qui es mal !..

Elle dit cela avec une douceur si touchante, une telle pureté d’accent que Dupourquet en resta confondu d’admiration :

— Moi ? par exemple ! mais je suis très bien au contraire. Puis, clignant vers sa femme un œil voilé d’attendrissement :

— Hein ! quel ton on leur donne aux Feuillans, et comme elle parle bien ! on dirait qu’elle a été élevée à Tours, ma parole !…

La modestie de Thérèse ne broncha pas. Elle dissimulait sa joie du retour sous des apparences guindées, tout entière à la fierté d’éblouir son père avec cette distinction qu’elle pouvait prendre et laisser tour à tour ainsi qu’une pose avantageuse chez le photographe.

Mme Dupourquet, elle, rayonnante, expansive comme au retour d’un lointain voyage, racontait son arrivée à Bordeaux, sa descente à l’hôtel des Quatre saisons où il ne venait que des prêtres ; puis son entrée aux Feuillans, la longue conversation qu’elle avait eue avec la supérieure, une charmeuse qui parlait comme une reine et souriait comme une sainte ; et l’affectueux empressement de toutes ces dames, leurs regrets de voir partir Thérèse, leurs instances pour la garder quelque temps encore.

— C’est ça ! pardi, s’exclama Génulphe, elles sont impayables !… eh bien ! et nous alors ?

— Père, il ne faut pas leur en vouloir, répliqua la jeune fille, de sa voix précieuse, elles s’étaient attachées à moi, comme je m’étais attachée à elles ; si tu savais, elles sont si parfaitement bonnes !

— Sans doute ; je ne dis pas ; mais pourtant… alors, ça t’a fait de la peine de les quitter ?

— Oh ! oui, beaucoup de peine.

— Et tu serais volontiers restée avec elles ?

Thérèse courba la tête sans répondre ; alors, le père s’agita péniblement sous ses paquets ; sa figure était devenue sérieuse avec un pli de jalousie au front.

— Eh bien ! qu’est-ce que je disais, murmura-t-il, des accapareuses, pas autre chose ; on n’a qu’une fille, c’est pour qu’elles vous la prennent…

Mme Dupourquet crut devoir intervenir :

— Voyons, Zénuffe (elle n’avait jamais pu prononcer autrement le nom de son mari), tu ne vas pas te faire de bile là-dessus ; c’est si naturel que la petite regrette ces dames ; songe donc, elle leur doit tant !

— Tout ce qu’on voudra, riposta Dupourquet froissé du silence de sa fille ; en tout cas, qu’elle ne me parle jamais de retourner là-bas,… je m’y opposerais formellement, entendez-vous ! Je n’admets pas les vocations quand on est destiné à avoir de la fortune.

Après cet ultimatum, il rentra dignement dans sa carapace de cartons et de caisses, se félicitant à part lui d’avoir « coupé le mal dans sa racine ; » et pendant quelques instans, on n’entendit plus, rythmés par le trot de la Grise, que des claquemens de ressorts et des sifllemens de charnières.

Génulphe boudait, le chapeau sur les yeux. Mme Dupourquet cherchait dans son sac de voyage une mandarine qu’elle rapportait de Bordeaux. Thérèse, oubliant son rôle, les yeux ravis, contemplait le paysage.

Devant elle, la plaine que les rayons obliques du couchant baignaient d’une lueur éblouissante. À sa gauche, défrichés à leur base, boisés à leur cime, les coteaux qui vont en cercle de Lafaurie jusqu’à la combe de Filhol. À sa droite, le Lot coulant invisible entre deux berges hautes plantées de peupliers de distance en distance, et plus loin, assis au pied de sombres collines abruptes couronnées de masses granitiques, le village de Duravel de glorieuse mémoire où, sous le règne de Charles V, la garnison de Cahors, qui s’y était réfugiée, repoussa les assauts multiples des forces anglaises.

Elle regardait tout cela, et sa froideur de petite pensionnaire poseuse se fondait au charme infini de ce coucher de soleil, si lumineux et si calme, où flottait dans l’air, s’épandait sur la terre, comme une poussière d’or.

À chaque détour de la route, elle retrouvait un souvenir, mettait un nom sur tous ces visages hâlés qui la saluaient d’un bon sourire, reconnaissait avec une sorte d’attendrissement jusqu’aux bêtes que l’on rencontrait, les chevaux du meunier de Lacroze qui paissaient entravés dans un champ de luzerne, les deux labrits du moutonnel qui sautaient d’un air féroce aux naseaux de la Grise et aboyaient après les roues.

Un peu de tous côtés dans la plaine, aux limites des pièces nouvellement travaillées, des colonnes de fumée montaient épaisses, verticales ; puis, à une certaine hauteur, comme empêchées par l’air trop dense, elles se ployaient, s’élargissaient en un panache de vapeurs diaphanes qui planaient comme un brouillard.

Thérèse se disait : « On est en train de faire les labours d’été ; ce sont des feux de chiendent. »

Et elle aspirait à pleines narines frémissantes cette odeur acre des herbes brûlées. Elle se rappelait qu’étant petite, malgré la défense de son père, elle suivait les journaliers, les aidait à porter le chiendent, à rassembler la pile que l’on allumait avec une poignée de pailles arrachées au chaume voisin ; puis, quand la flamme pointait en jets brusques, impuissans, au travers de la terre encore fraîche, elle dansait autour du feu, le stimulait à grands coups de ses petits pieds comme une bête paresseuse.

Elle était revenue souvent au Vignal depuis son départ pour Bordeaux, mais jamais elle n’avait éprouvé cela comme aujourd’hui. Ces chers souvenirs de sa prime jeunesse, elle les revivait délicieusement à cette minute. Une sensation de bien-être l’amollissait, la renversait au fond de la voiture, le cœur gonflé, les yeux humides, incapable de reprendre son attitude raidc de nonnette.

Les Feuillans, ses regrets d’en partir, son désir d’y retourner. Ah ! bien oui, tout cela était loin !…

D’un joli geste irréfléchi, comme elle lui eût sauté au cou, elle saisit les mains de Dupourquet, les porta à ses lèvres, et très naturellement cette fois :

— Tu sais, papa, je suis bien heureuse d’être revenue, ne sois pas fâché… Là-bas, j’aurais sans doute été contente ; ici je suis heureuse, entends-tu, heureuse !

Comme le soleil émergeant d’un voile épais de nuages, le visage de Dupourquet resplendit.

— À la bonne heure ! Je me disais aussi, il faut qu’on lui ait tourné la tête, pas possible !…

La distribution en trois portions égales de la mandarine enfin retrouvée acheva de dissiper tout malentendu ; la conversation reprit plus intime. Thérèse demanda :

— Et grand-père, comment va-t-il ?

Elle venait seulement de songer à lui et questionnait plutôt par politesse, n’ayant jamais eu qu’une tendresse modérée, et depuis qu’elle était grande, une pitié un peu hautaine, pour cet aïeul à la rude écorce qui s’habillait de cotonnade, ne s’exprimait qu’en patois, et puait l’ail éternellement.

— Il va comme un vieux, le pauvre ! Bon estomac quand même, mais pas de jambes ; obligé maintenant de marcher avec deux cannes.

— Et Julien ?

Elle prononça ce nom avec une hésitation craintive en détournant les yeux, tandis qu’un peu de rose montait à ses joues.

— Oh ! celui-là, solide au poste toujours, et brave, et vaillant ! un vrai trésor pour une exploitation comme la nôtre, où il faut non-seulement exercer une surveillance active, mais encore prêcher d’exemple et payer parfois de sa personne.

— En effet, approuva Mme Dupourquet en jetant au loin ses pépins de mandarine ; il est bien aux intérêts de la maison et nous vaut à coup sûr un bon maître valet.


IV.

La voiture entrait dans l’avenue au bout de laquelle se dressait le Vignal, une maison basse toute en façade, écrasée par un monumental perron et flanquée de deux tours que Dupourquet avait fait bâtir sans nécessité aucune, pour le coup d’œil seulement et aussi afin de pouvoir mettre en tête de ses lettres et au bas de ses cartes :

CHATEAU DU VIGNAL, PRÈS SALVIAC.

De chaque côté du portail, à l’entrée du parc, deux hommes se tenaient impatiens, prêts à happer la voiture au passage. Le Terrible appuyé sur ses deux bâtons, tremblant de joie plus encore que de vieillesse ; et ce Julien dont on venait de parler, un gas superbe, au teint chaud, à l’œil vif qui, sous son débraillé de paysan, avait cette élégance mâle, cette distinction toute spéciale que donne l’harmonie parfaite des formes.

Eh ! t’é bagni Pitchouno[1] !

Thérèse était déjà dans les bras de l’aïeul qui lui piquait les joues avec sa barbe de huit jours. Et elle lui donnait l’accolade distraitement, ses lèvres éloignées de cette peau rugueuse de vieillard et ne baisant que le vide.

Puis quand elle se retrouva devant Julien, avec une dignité froide, elle lui tendit la main.

Elle semblait vouloir créer un précédent, fixer une ligne de démarcation, renier quelque chose ou quelqu’un ; et lui, la regardait, très étonné, croyant à une espièglerie de sa part, ne songeant même pas à prendre cette main qu’elle lui offrait.

— Comment ! Thérèse, tu ne m’embrasses pas ?

Elle feignit de ne pas entendre, prit sa course vers la maison comme si elle n’eût pu maîtriser plus longtemps son impatience de se retrouver chez elle, et tandis que le jeune gars, soudainement pâli sous son hâle, restait là, cloué sur place, le regard trouble, Dupourquet passa doucement son bras sous le sien, l’entraîna du côté des champs comme pour inspecter en sa compagnie les travaux de la journée.

Et il l’exhortait d’une voix onctueuse et basse où l’on sentait son désir de le convaincre sans le froisser :

— Il ne faut pas faire attention, vois-tu !.. C’est que les situations sont bien changées… Thérèse a toujours de l’affection pour toi, c’est sûr, mais la voilà grande fille à présent, — elle a fini son éducation ! — alors, tu comprends, elle est tenue à une certaine réserve ; parce qu’enfin d’un jour à l’autre, , , et les prétendans pourraient trouver à redire à ces familiarités entre vous deux,… aussi tu dois faire semblant de la traiter en demoiselle… Je crois même qu’il sera bon que tu ne la tutoies plus.

De pâle qu’il était, Julien devint pourpre ; sous les bosses velues de ses sourcils rejoints ses yeux flambèrent :

— Nous sommes cependant de la même famille,… murmura-t-il.

— Oui, si on veut, cousins à la mode de Bretagne ; et c’est bien pour cela du reste que j’ai consenti à me charger de toi. À dix ans, tu étais déjà tout seulet dans la vie ; ta mère, morte d’un « sang glacé, » plus tard ton père enseveli sous un éboulement aux carrières de Meïme ; et quand je suis arrivé chez vous à l’annonce du malheur, je t’ai trouvé tapi dans un coin du grenier, ramassé en boule comme un mulot pris au piège ; tu ne voulais pas me suivre, il a fallu t’emmener de force,… depuis, je ne crois pas que tu aies jamais eu à te plaindre de nous ?…

Dupourquet parlait avec un affectueux abandon, le sourire aux lèvres, son bras imprimant de légères saccades à celui de Julien comme pour l’engagera se souvenir ; alors le jeune gars radouci, un peu honteux, déclara :

— Oh ! pour ça non ; même que je vous dois bien de la reconnaissance.

— Parlons pas de ça, mon garçon ; j’ai fait mon devoir, voilà tout ; puis, il faut dire aussi… j’y trouvais mon compte. Julien redressa la tête :

— Votre compte ? fit-il, je ne vois pas…

— Bien simple pourtant. Malgré ta sauvagerie, je t’avais jugé en un clin d’œil. Je te devinais intelligent, dégourdi, et pas boudeur à la besogne. J’ai compris que tu deviendrais avec moi « un quelqu’un » de capable à qui je pourrais plus tard, quand je serais trop vieux, confier la direction du bien… Je me suis dit encore autre chose : Thérèse épousera à coup sûr un homme sortant du commun, sa situation le lui permet, un avocat, un médecin ou un fils de famille qui aura été élevé dans les villes, et ne connaîtra rien à la terre ; que feront-ils alors du Vignal s’ils n’ont pas sous la main une personne entendue et sûre, comme qui dirait un intendant ?


— Ou un premier domestique, n’est-ce pas ? conclut Julien avec un amer sourire.

Puis se dégageant brusquement dans une explosion de révolte :

— Ça, jamais, entendez-vous, ils pourront en chercher un autre que moi ou que le diable me brûle ! J’accepte bien de vous rendre à vous tout ce que je vous dois ; commandez, de nuit et de jour, vous me trouverez prêt à vous rendre service ; mais quand il viendra au Vignal un étranger qui aura le droit de se dire le maître, de me donner des ordres et d’exiger des comptes, celui-là, je ne le gênerai pas longtemps, je vous le jure !

Dupourquet sursauta. Cette sortie lui causait une stupéfaction pénible : il était désorienté, abasourdi comme un pion qui se verrait défier sans motifs par le plus soumis des élèves.

— Et pourquoi cela, s’il te plaît ? Tu ne comptes pas cependant que pour te faire plaisir Thérèse va rester fille : il faudra bien qu’il y ait un jour ou l’autre un gendre à la maison, que ce soit ou non ta volonté, à moins que…

Un soupçon lui venait tout d’un coup, qu’il voulait éclaircir sur l’heure. Sa voix si doucereuse d’ordinaire se fit méprisante et dure, cinglante comme un coup de fouet :

— À moins que tu n’aies rêvé pour toi cette chance et que tu ne réserves à ma fille la surprise et l’honneur de demander sa main.

Julien haussa les épaules.

— Pouvez-vous dire cela ! — Mais sa voix tremblait, la sueur perlait à son front.

Après l’avoir dévisagé en dessous, Dupourquet reprit :

— Dame ! on a vu plus fort que ça, tu sais. C’est égal, tu n’aurais pas trop mal choisi ta place, mon garçon ; tu pourrais porter du linge fin et des lévites, espérer après moi la présidence de la fabrique et l’écharpe de maire à Salviac.

— Mais bon sang de bon Dieu ! puisque je vous dis que vous vous trompez.

Le jeune homme s’emballait, agacé par cette ironie qui le blessait au vif dans sa fierté et dans son cœur.

— Et puis quand vous m’aurez bien fait sentir que je suis pauvre, que c’est grâce à votre charité ou à vos calculs, si je ne suis pas devenu un mendiant ou un voleur, si je n’ai pas crevé la faim comme un chien sans maître…

— Là, là ! doucement, je te prie ; je n’aime pas qu’on me parle sur ce ton. Ça me chauffe les oreilles, entends-tu, petit ? Alors par un violent effort Julien s’apaisa, se contraignit à sourire :

— C’est vrai, j’ai tort, balbutia-t-il, mais aussi vous me dites des choses… puis faut m’excuser, voyez-vous ; j’ai été contrarié tout à l’heure ; ces façons de Thérèse, je ne m’y attendais pas, vous ne m’aviez rien dit ; alors comme ça, tout d’un coup, ça m’a été sensible…


V.

Maintenant, sur la campagne silencieuse aux lointains ombreux, tombait en voile impalpable la grisaille du crépuscule.

Au couchant, un reflet mourant du soleil disparu, tombé de l’autre côté de la terre, un blanchissement qui tenait tout ce côté du ciel, en faisait une large nappe à la lois lumineuse et terne qu’on eût dit éclairée de loin à travers d’immenses glaces dépolies.

À l’orient, au contraire, l’azur se plombait, se brouillait en s’obscurcissant toujours, puis se fixait nettement en un bleu sombre, où de distance en distance, comme desbrillans sur du velours, scintillaient les premières étoiles.

Bien qu’il ftt presque nuit, la chaleur était accablante encore. Des cigales enragées depuis midi continuaient leur stridente musique dans les arbres comme si elles eussent toujours reçu sur leurs ailes l’excitant baiser du soleil. Au bord des mares, dans les profondeurs herbeuses des fossés, enhardies par le grand silence des champs déserts, des grenouilles échangeaient leurs croassemens courts ; et de la plaine, comme quelque chose de formidable et de très doux, montait en crescendo la chanson des insectes.

Au sortir du parc, Dupourquet et Julien avaient pris à droite par un chemin charretier qui desservait toute cette portion des terres, bifurquant, se ramifiant pour les besoins de l’exploitation dans les talveres qui sont le cadre obligé des pièces en labour, et soudain ils se trouvèrent face à face avec les journaliers qui, leur râteau de fer sur l’épaule, rentraient au Vignal.

Alors par la force de l’habitude, le visage de Dupourquet se détendit, s’harmonisa en ces lignes bienveillantes, en ce sourire poli et bon, qui lui donnaient l’air d’un prêtre bénisseur dont la sainteté est surtout faite d’indulgence.

Les paysans saluèrent gauchement, la main au béret :

Aditias, moussu Dupourquet et la compagno[2].

Et lui toujours sa même phrase flatteuse, aux intonations cordiales :

— Bonjour, mes amis, bonjour ! Eh bien ! en avez-vous beaucoup secoué de ce maudit chiendent aujourd’hui ?

L’un d’eux se hasarda à répondre en français au nom de tous :

— Cette couçonnerie ! n’en reste bien assez encore, mais n’avons fini tout de même au clos du Cérigier.

— Ah ! tant mieux ! un bon tiers du travail de fait alors. Puisque le temps pare, il faudra vous attaquer demain aux « cances » de Mazot.

Et les congédiant d’un geste large :

— Allons, bonjour, mes amis, bonjour !

Mais ils restaient là plantés comme des bornes, l’air gêné et béat tout à la fois. Celui qui avait déjà parlé reprit :

— Comme ça mademoiselle Thérèse est dé rétour.

— Oui, mon brave, la voilà revenue près de nous, et pour toujours s’il plaît à Dieu.

— Est en bonne santé, bien fiérotte ?

— Oh ! pour ça oui, par exemple, une raine superbe.

Ta miliou pécaïre[3] ! Que le bon Dieu y fasse la grâce de se maintenir dans ce biais-là pendant longtemps.

Ils s’éloignaient maintenant à pas lents et lourds, leurs sabots grinçant sur le cailloutis du chemin, écorchant la terre, et ils échangeaient à voix haute des réflexions élogieuses sur Thérèse, la proclamant :

Jolie, comme il faut, « charmantoune, » avec des jurons enthousiastes qui vibraient comme des malédictions.

Alors Dupourquet, redevenu très froid, se tourna vers Julien, et brusquement, le regardant de près dans les yeux :

— Donc, je m’étais trompé, demanda-t-il, tu ne songes pas à ma fille ?

Le gars eut un mouvement d’impatience :

— Mais puisque je vous dis que non ; c’est un peu tort ! je vous ai expliqué…

— Pour lors, voilà qui est bien, touche là, et n’en parlons plus.

Et tandis qu’ils se serraient la main :

— C’est que, vois-tu, mon garçon, nous nous serions brouillés ; tu es plein de bonnes qualités, je le reconnais ; vaillant, avisé, honnête ; tu connais le travail comme pas un, et tu ne ferais pas tort d’un centime à personne, mais tu seras toujours pour moi comme pour tous l’orphelin de la Grèze, le petit paysan sans feu ni lieu que j’ai recueilli chez moi, et tu as beau être un peu notre parent, je n’aime pas les mésalliances.

Ils reprirent à leur tour le chemin de Vignal, appelés par la cloche qui sonnait pour les maîtres le repas du soir.

Et ils causaient maintenant avec une indifférence affectée de l’ordre à observer dans les travaux, du nettoyage des terres à finir tout d’abord tant que la saison y était, du binage des vignes, et des dépiquaisons qui gagnaient toujours à être retardées, le blé achevant de se durcir, et de prendre son poids dans le tassement chaud des gerbières.


VI.

On ne pouvait pas dire de Thérèse qu’elle fût jolie ; belle fille tout au plus, bien campée, les épaules tombantes, la taille droite et suffisamment longue, mais tout d’un bloc, pas débourrée encore, la gorge et les hanches aplaties par un corset de couvent.

Les extrémités étaient lourdes, des pieds larges et courts aux chevilles trop grosses, des mains très soignées toujours et très blanches, mais d’une masculine ossature, rappelant de loin l’énorme patte, la redoutable poigne du Terrible.

Elle était paysanne de lignes et paysanne d’allures, bien plutôt faite, semblait-il, pour porter le caraco d’indienne et la jupe d’étoffe que son costume à pèlerine— éteignoir des Feuillans, ou ses toilettes par trop panachées et voyantes de demoiselle endimanchée.

La tête seule avait du charme : un front dont on ne pouvait au juste deviner l’étroitesse, envahi, débordé qu’il était par un flot de cheveux bruns mousseux qui papillotaient aux tempes, dévalaient jusqu’aux sourcils en boucles légères. Des yeux largement fendus et très noirs sur un teint d’une pâleur inhabituelle, passagère, où le séjour des Feuillans avait plaqué un peu de la cire blanche des anémies claustrales. Un nez proéminent, bien charpenté et de courbe aquiline, le nez du père, mais en très affiné, perdant son caractère de sensualité bonasse, donnant au contraire à ce visage trop large un certain cachet de distinction altière qui pouvait de loin passer pour de la race. La bouche était grande, bien meublée, avec des lèvres amincies par l’habitude qu’elle avait prise de les pincer en parlant. Mais quand elle s’oubliait un instant, redevenait elle-même, l’enfant qu’elle avait été jadis pour bavarder et sourire, c’était comme deux branches massives de corail enchâssant des perles, un éclatement rouge de fruit mûr sur le blanc laiteux d’une amande.

Dès le lendemain de son arrivée au Vignal, Thérèse fut prise d’une fièvre d’activité qui émerveillait tout le monde, fixait à jamais dans le sens d’une admiration sans bornes l’opinion toute de contradictions et d’incertitudes, et toujours excessive, que Dupourquet avait gardée jusque-là de ces dames des Feuillans.

Aujourd’hui, il s’avouait à lui-même et proclamait bien haut qu’elles étaient les seules capables de comprendre et de parfaire ainsi une éducation, développant à un égal degré chez leurs élèves et les usages du monde et les qualités de foyer, les seules capables de réserver aux parens cette récompense ineffable de se sentir un jour, devant leurs enfans grandis, d’une intelligence et d’un esprit bien secondaires, d’une essence bien inférieure.

Par le fait, Thérèse semblait avoir pris à cœur de mettre en pratique, pour la plus grande édification de ceux qui l’approchaient, tout ce qu’on lui avait appris.

Elle continuait au Vignal sa vie de la pension, ayant prévu dans un tableau de travail sévèrement compris, et calligraphié sur une ardoise accrochée à la tête de son lit, l’emploi de toutes les heures de la journée, depuis la prière du matin jusqu’à la lecture spirituelle dans laquelle elle donnait le soir, avant de s’endormir, sa dernière pensée à Dieu.

Elle avait disposé sa chambre en cellule, multipliant autour d’elle sur les murs des images de piété qui semblaient le triomphal cortège de deux grandes gravures se faisant lace et représentant, l’une la nativité de Notre-Seigneur, l’autre les saintes femmes au pied de la croix ; la première entourée du cordon bleu des enfans de Marie, la seconde d’un chapelet de Lourdes dont les grains fouillés d’un jaune ivoirin ressemblaient à de petites têtes de mort représentant les dizaines.

À la grande satisfaction de Mme Dupourquet, dont l’embonpoint avait amolli les forces, et qui maintenant se laissait vivre, n’ayant plus qu’à balancer affirmativement sa tête, souriante à la façon des magots d’étalage, Thérèse avait pris en mains le gouvernement de la maison, commandait les repas, rangeait les armoires, tenait la correspondance, et inscrivait toutes les opérations au grand livre.

Autour d’elle ce n’était plus de l’admiration, mais du respect. Les domestiques, matés par ses exigences, désarmés par sa douceur, allaient partout chantant ses louanges, les sœurs de Salviac la comparaient à leur mère supérieure du couvent de Saint-Lié, et l’abbé Roussillhes, curé de la paroisse, en parlait à ses confrères dans les dîners de conférence, la citait comme la pénitente la plus remarquable, l’âme la plus blanche qu’il eût jamais été appelé à diriger.

— Un ange véritablement, messieurs ! modeste et simple malgré sa fortune, comme une de ces prédestinées très humbles qui sont un jour devenues des saintes. Elle fait plus de bien par son exemple que moi avec mes sermons de toute une année !

Pieuse, elle l’était à coup sûr et sincèrement, mais par éducation, d’une façon presque machinale ; ne voyant dans la religion que l’asservissement des pratiques, l’observance fidèle des lois ecclésiastiques, incapable de comprendre la sublimité des enseignemens, d’avoir vers Dieu un de ces élans de cœur, un de ces embrasemens d’âme qui sont la vraie foi.

On l’avait élevée ainsi à courber la tête et à murmurer des prières auxquelles elle ne s’était jamais avisée de changer un iota, les récitant par habitude ; des mots ajoutés à des mots, et qu’elle bredouillait à la longue dans un recueillement qui ne soupçonnait rien de l’extase.

Seulement, depuis qu’elle était revenue des Feuillans, elle courbait la tête davantage, se pliait en une prostration qui durait tout le temps des offices. Et les éloges, les bénédictions montaient autour d’elle comme autour d’une statue de la Vierge des vapeurs d’encens. Son imagination ne rêvait que bonnes œuvres retentissantes, la création d’un ouvroir à Salviac sous la présidence de l’abbé Roussillhes, la fondation d’une société dite de Bon secours pour les veuves chargées d’enfans et les petits infirmes, des distributions de pain le dimanche à l’issue de la première messe, des visites à domicile, où, tandis qu’elle se penchait avec des douceurs d’ange descendu du ciel sur les grabats puans où râlaient des soulfrances, la famille se précipitait en rond à ses pieds, et baisait le bas de sa robe.

Elle ne songeait pas à entraver cet élan d’adoration, le trouvant naturel en somme, parfaitement justifié par la grandeur si touchante de sa conduite.

Le frôlement de ces mains rudes, le bruit de ces baisers goulus qui mordaient l’étofle lui allaient au cœur délicieusement, et elle savourait ces démonstrations reconnaissantes avec une majesté aimable, faisant le bien comme elle priait, par ostentation surtout et par pose, pour attirer l’attention de Dieu et forcer l’estime publique.


VII.

Un soir, comme elle rentrait au Vignal, après une longue tournée de bienfaisance du côté de Vire, Julien, qui, sous prétexte de surveiller les gens qui fauchaient la bruyère, s’était embusqué dans un bois taillis bordant la route, se dressa soudain devant elle.

Depuis son retour, il y avait quinze jours déjà, elle le fuyait, détournait les yeux quand il passait près d’elle, ne lui adressait la parole qu’à de rares intervalles pendant les repas, et pour des détails de service qui se rapportaient à sa gestion intérieure. Selon les désirs de Dupourquet, ils ne se tutoyaient plus. Elle l’appelait Julien tout court avec une nuance d’autorité, une intonation brève de femme qui s’adresse à un domestique, et lui, la bouche crispée, le rouge au front, comme un pauvre honteux que l’on rudoie, l’appelait docilement mademoiselle.

— Eh ! mon Dieu, rassurez-vous, voilà que je vous fais peur à présent !

En effet, Thérèse surprise avait bondi de côté dans un champ de trèfle, comme si elle eût essayé de fuir ; mais en reconnaissant Julien, elle s’arrêta, revint près de lui. Sa respiration était courte. Ce fut comme une flambée rose d’aurore sur ses joues pâles.

— Rectifions, s’il vous plaît, balbutia-t-elle très émue encore, mais déjà hautaine, vous m’avez fait peur, voilà tout, il n’y a que les malfaiteurs pour aborder les gens de la sorte.

— Ou les amoureux, riposta Julien d’une voix mordante.

Thérèse eut une révolte de dévote courtisée au passage par un soudard.

— Laissez-moi passer… Je ne veux pas en entendre davantage, vous êtes ivre !

Mais lui se tenait toujours devant elle, les bras croisés, semblant barrer la route de toute la largeur de sa carrure.

Personne autour d’eux ; pas un bouvier ni une pastoure dans la plaine.

C’était l’époque où l’on dépique le blé dans les fermes, où sur la campagne lasse, aveuglée de soleil, passent comme la puissante respiration de la terre endormie, les mugissemens sourds des batteuses ; et plus tard, après la collation, de quatre heures jusqu’à la nuit, le claquement des ventilateurs qui lancent dans la limpidité du soir la cendre blonde des moissons.

On les entendait de toute part à de grandes distances, ces ventilateurs, se répondant, caquetant dans la monotonie scandée de leurs palettes, secouant les grillages et les tringles ; à Salviac, à Vire, tout le long de la rive, à Lacroze et au Pech. Et plus près alors, un autre bruit qu’on n’aurait su définir sans en connaître la cause, un sifflement soyeux de feuillage que l’on brandit, d’herbe haute que l’on foule, et parfois, un coup sec et mat de cognée frappant au cœur d’un arbre, — les gens du Vignal qui fauchaient la bruyère et renouvelaient pour les dépiquaisons et les regains la provision de fourches.

— Il est pourtant nécessaire que nous causions, reprit Julien très calme. Je n’ai pas bu plus que de raison, et j’ai toute ma tête, mais la situation devient impossible pour moi. Je veux en finir.

Alors elle comprit que toute protestation serait inutile, qu’elle devait se résigner. Aussi bien cette explication, il aurait fallu la lui donner tôt ou tard. Autant valait tout de suite, après tout, et n’y plus penser après, être débarrassée, être libre.

— C’est une gageure, n’est-ce pas ? Eh bien ! allez, je vous écoute, seulement faites vite, il est tard ; je devrais être rentrée déjà.

Le jeune gars eut un sourire triste.

— Il fut un temps où vous n’étiez pas si pressée que ça ? répliquat-il, où vous n’auriez pas mieux demandé que de parler avec moi, seule à seul dans la campagne à soleil court.

Elle haussa les épaules d’un air de suprême indifférence.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire…

Alors Julien éclata :

— Peste ! comme vous avez perdu la mémoire en pension ! C’est à croire que ce que vous avez appris a fait tort à ce que vous saviez. Il faut donc vous rappeler que nous nous sommes connus d’une façon plus amicale, et que de frère et de sœur que nous étions censément dans le principe, nous sommes plus tard devenus des promis !..

Thérèse ne répondit pas. Elle s’était adossée à un arbre, et par contenance chassait des graviers du bout de son ombrelle.

Julien reprit :

— Je n’avais pas demandé à venir au Vignal, moi. On m’y a porté de force. Je criais, je pleurais, j’aurais voulu rester dans notre maison de la Grèze où mes parens étaient morts… puis, quand je suis arrivé, vous m’avez sauté au cou, vous m’avez entraîné à jouer, à courir dans le parterre ! et tout de suite mon chagrin s’en est allé… On s’aimait alors comme des enfans ; plus tard, on s’est aimé d’amour… Oh ! vous avez beau secouer la tête, c’est pourtant vrai, et vous le savez bien. On grandit comme ça l’un près de l’autre, sans y prendre garde, et voilà qu’un jour à propos de rien, on se transforme tout à coup, et les idées changent. .. C’est moi qui le premier ai parlé, j’en conviens, mais je n’ai pas ou de peine à me faire entendre ; l’âge y était ; vous aviez vous aussi le cœur gonflé comme un bourgeon à la prime[4], et la tête lourde, brûlante de la soleillade de vos quinze ans. Plus de goût au jeu ni pour la promenade, seulement un désir de vous écarter avec moi, pas bien loin, dans un coin tranquille du château, sous les figuiers de la puisarde,… et nous nous tenions embrassés pendant des heures comme des innocens qui n’en savent pas davantage…

11 y eut près d’eux dans le fourré comme un craquement de brindilles sèches sur lesquelles on marche. Thérèse se redressa toute frémissante :

— Il y a là quelqu’un qui se cache ; on nous écoute.

Mais le gars la rassura d’un geste.

— Laissez donc ! un lapin barthassier que nous gênons et qui détale.

Puis comme elle insistait, exagérant ses craintes avec l’évident désir de briser là, de s’enfuir pour tout de bon cette fois, il la saisit par le bras rudement, et d’un ton d’autorité qui la courba devant lui : Il faut pourtant que vous m’écoutiez jusqu’au bout, ordonna-t-il, qui sait quand je pourrai vous parler de nouveau !… Donc, nous nous aimions. La veille du jour où vous êtes partie, nous sommes allés partout, dans le château, dans le chai, dans la fournial, dans la grange ; une visite d’adieu, disiez-vous ; derrière la chambre des outils, sous les pins, vous avez eu comme une faiblesse ; vous vous êtes renversée sur moi toute blanche avec un sourire… À ce moment j’aurais pu commettre une lâcheté, nos désirs couraient de front comme un attelage emporté… Je n’ai pas voulu. Je me suis contenté de vous dire : Quand tu reviendras de la pension, nous nous marierons si tu veux. — Et vous m’avez répondu, la main levée pour prendre Dieu à témoin : Oui, à partir de maintenant, nous sommes des promis…

Thérèse surmonta son trouble pour répondre :

— Est-ce que je pouvais savoir, comprendre toute la portée… Voyons, réfléchissez un peu, Julien, la différence des positions…

— Oui, je sais, vous êtes riche et je suis pauvre, et puis après ? Croyez-vous donc que je vous veux pour votre argent et pour vos terres ? Eh ! mon Dieu, que votre père me mette en possession du bien de la Grèze qu’il jouit depuis mon entrée au Vignal ; il y a là de quoi vivre pour deux en allant à l’économie…

Puis, voyant les lèvres de la jeune fille se plisser en un dédaigneux sourire :

— Ah ! je comprends, ce qui vous rebute, c’est le paysan que je suis, n’est-ce pas ? Allons, avouez-le franchement, je m’y attendais du reste ; c’est pour vous l’entendre dire que je suis ici !

Mais Thérèse, redevenue grave, essayait de biaiser, appelait à son secours la préciosité susurrante de son langage des grandes occasions. Non, elle n’avait pas honte de Julien, elle lui gardait de l’affection, au contraire, et se reportant au passé, à leurs bons souvenirs d’enfance, elle n’eût pas demandé mieux que de devenir sa femme, l’humilité même de cette condition n’était-elle pas faite pour la séduire ! Et son sentimentalisme de fausse modeste se donnait carrière là-dessus… Oui, certes, elle n’eût pas mieux demandé. Malheureusement voilà ; son père ne voudrait jamais, lui ; chacun a ses idées, et elle était fille trop respectueuse…

Julien l’interrompit brutalement :

— Ne vous donnez donc pas tant de peine pour mentir ! Je ne crois ni à votre désintéressement, ni à votre humilité. Tout ça des manières pour tromper le monde… Alors c’est non ?

Elle se cabra piquée au vif, une flamme aux yeux.

Comment, c’était Julien qui lui parlait ainsi, à elle Thérèse Dupourquet ! Julien, un rustre doublé d’un gueux que l’on pouvait jeter dehors quand cela plairait, comme un valet infidèle. Ah ! décidément, il le prenait de trop haut, et de quel droit, en somme ? Parce qu’ils avaient gamine ensemble, et joué comme tous les enfans à bout d’inventions à cette parodie des fiançailles ! Et elle avait eu cette patience de l’entendre, cette complaisance de paraître s’excuser pour ces vétilles qu’il lui rappelait d’un ton de goujat qui se croit le maître ! Cela passait les bornes en vérité.

Elle le regarda fixement, de très près, un regard qui disait son intraitable orgueil de petite bourgeoise exclusive, de fille ambitieuse, et d’une voix sèche, sans plus de faux-fuyant :

— En effet, répliqua-t-elle, c’est non !

Il ne songea même pas à la retenir cette fois. Elle s’éloignait parfaitement calme en apparence, avec une certaine afféterie d’allures, en se dandinant la tête haute, comme elle eût marché dans l’en-avant-deux d’un quadrille ; et lui la suivait des yeux, stupide, les bras retombés, dans un découragement de tout.

Alors, à la lisière du bois, entre deux genévriers, s’encadra la tête branlante et ridée du Terrible, et dans cette verdure claire qui s’étageait en vagues comme le bouillonné d’une étoile riche, sa peau semblait plus parcheminée, plus craquelée qu’à l’ordinaire.

Il contempla longuement Thérèse déjà loin, puis Julien qui restait là à la même place, abêti par ce dénoûment brusque, et un sourire malicieux lui renfonçait encore la bouche, une lézarde étroite et longue qui s’ouvrait entre les deux pans solides de son menton et de son nez.

— Hé, Julien !

Le gars se retourna tout d’une pièce.

— Voilà le soleil qui baisse, mon gouyat[5], la bruyère est en piles, il serait, ma fé, temps de charger les charrettes.

Puis, devant cette mine piteuse tournée vers lui, il eut un accès de rire, une gaîté croassante de vieux qui s’amuse aux dépens d’un jeune.

— Et quand tu resteras là à me regarder, ça n’avancera pas tes affaires au moins ! vois-tu, toi et moi nous sommes de la même espèce ; des paysans qui se connaissent à la terre plus qu’aux beaux discours, et savent mieux faucher une prairie ou tracer un sillon que causer avec les demoiselles !


VIII.

Depuis le retour de Thérèse, chaque dimanche après vêpres, les visiteurs affluaient au Vignal, tous avec une arrière-pensée qui se lisait dans l’obséquiosité de leur sourire. Certains, par curiosité malveillante, pour acquérir le droit de critique, les Lacousthène de Mazerat, le père, la mère et deux grandes filles sentimentales, posées déjà en points d’interrogation devant l’éventualité tardive du mariage ; les Pidancier de Guiteronde, des embryons de bourgeois, presque des paysans, qui parlaient patois entre eux, s’enrichissaient de leur avarice, et venaient faire au Vignal des enquêtes jalouses, tout en recommandant à leurs enfans de prendre exemple sur Thérèse, dont l’éducation les confondait.

Puis, c’étaient des partis qui s’avançaient en rôdeurs, sondant le terrain sans avoir l’air, avec de suffisans prétextes.

M. Octave Boutarel, un notaire de la nouvelle école, vêtu de complets de cheviotte et fleurant le lubin, qui venait proposer à Dupourquet des acquéreurs sérieux pour certains lots enclavés dans d’autres héritages.

Le docteur Bosredon, un praticien extraordinairement négligé et barbu, très jeune sous sa toison de carabin poseur, situation exceptionnelle, clientèle chaque jour grossissante, avenir indiscutable, et qui prolongeait ses soins désintéressés à un valet de charrue pour une fracture du bras depuis longtemps réduite.

Le fils de M. Brassac, le receveur de l’enregistrement, entré déjà lui-même dans l’administration et visant pour plus tard les emplois supérieurs, qui profitait de ses fréquens voyages à Puy-l’Évêque pour transmettre à Génulphe les rabâcheuses amitiés, les éternelles promesses de visite d’un de ses vieux camarades de collège remisé à Cahors, dans une maisonnette, au bord de l’eau, près du faubourg Saint-Georges.

C’étaient là les trois prétendans sérieux, ceux dont la rumeur publique commençait à dénoncer l’humble ténacité et les rivalités sournoises, les proclamant élus à tour de rôle avec une conviction toujours pareille.

Et Dupourquet, flatté dans son amour —propre de ces avidités groupées autour de sa fille, exploitait habilement la situation, se servait de ces premiers englués pour en attirer d’autres, prolongeait avec leur concours la parade, battait le rappel sur leurs épaules ployées.

À chaque visite faite, pendant la semaine, par le docteur, le notaire ou le futur inspecteur des finances, l’entrée en matière, le formalisme de l’entretien étaient pour tous les trois le même.

Cela débutait par une exclamation d’étonnement qui sonnait la vue comme une fanfare de chasse :

— Ah ! monsieur Boutarel !

— Té ! monsieur Brassac !

— Eh ! vous voilà, docteur !

Et tandis que le nouveau-venu ânonnait pour la centième fois le prétexte jugé nécessaire, Génulphe lui broyait la main dans un encouragement muet, Mme Dupourquet lui souriait largement comme « au fils » qu’on espère, tous deux le poussaient vers le salon de cérémonie plongé dans une obscurité profonde.

La servante qui les précédait se précipitait aux fenêtres, se colletait avec les ferrures grinçantes, tapait du poing le bois gonflé qui raclait la pierre ; et quand le grand jour entrait dans la pièce froide comme un parloir de couvent avec ses murailles nues, ses vases de fleurs sous globe et ses meubles symétriquement posés, Dupourquet ordonnait d’un ton grave :

— Catissou, prévenez mademoiselle qu’il y a du monde au salon.


IX.

L’entrée de Thérèse était toujours d’une modestie, d’une réserve suprêmes ; une glissade furtive pour aller s’asseoir près de sa mère après un salut que sa pudeur écourtait.

Elle ne se mêlait jamais à la conversation, dont les variations de température et les questions agricoles faisaient immanquablement les frais, non qu’elle en dédaignât le sujet ou que les infirmités de la terre la laissassent indifférente, mais parce qu’elle pensait que, chez une jeune fille, le silence qui sourit et approuve est le dernier mot du maintien.

Parfois, le visiteur en veine d’audace lui adressait la parole, alors, de sa voix la plus douce, elle répondait une banalité quelconque que la mère soulignait d’un rire claqueur, tandis que Dupourquet, la face rayonnante, se renversait sur sa chaise pour juger de l’effet produit.

Puis comme, après ces attaques directes, chacun éprouvait le besoin d’écouter battre le cœur des autres et de se recueillir, Mme Dupourquet proposait gentiment :

— Minette, si tu nous jouais un petit morceau ?

— Oui, c’est cela ; un petit morceau, appuyait rondement Génulphe en se tapant sur la cuisse, ce que tu voudras, la Prière d’une vierge par exemple ; moi c’est ce que je préfère à tout… ou Malborough s’en va-t’en guerre avec les variations ; ah ! c’est ça qui demande de l’agilité dans les doigts !

Et dans l’envolée des arpèges, dans le bredouillement des traits que la pédale changeait en tonnerre, les auditeurs se regardaient très émus, avec leur pensée bien franche, écrite dans le plissement de leurs yeux, et la courbe extatique de leurs lèvres.

Le triomphant sourire des Dupourquet semblait dire :

— Hein ! quelle femme, quelle perle ! toutes les qualités, tous les talens !

Et l’obséquieuse grimace de l’autre semblait répondre :

— Oui, je le sais, je le vois, et c’est moi qui suis un indigne, mais comme je la voudrais mienne cette femme ! Comme je l’apprécie à sa juste valeur capitalisée, cette perle !…

Au point d’orgue final, après un léger moment d’hésitation, les bravos éclataient aussi bruyans qu’unanimes, et aussitôt Dupourquet prenait son chapeau, faisant mine de se couvrir pour lever la séance.

Avec son instinctive habileté de Barnum et de metteur en scène, il comprenait que les succès les plus vifs sont toujours ceux qu’on abrège, ceux qu’on arrête en plein essor ; parce qu’à l’admiration qui n’a pas eu le temps de s’exhaler tout entière, s’ajoute l’impression plus profonde et plus durable d’un regret.


X.

11 y avait encore d’autres épouseurs qui se hasardaient au Vignal, mais ceux-là d’allure bien plus louvoyante et de condition très inférieure, des fils de paysans aisés, des voisins de terre qui venaient tenter une chance impossible, ils le sentaient bien, mais sur laquelle pourtant ils s’entêtaient de toute la chaleur de leur sang à fleur de peau, de toute la vigueur de leurs muscles d’hercules champêtres, comme s’il se fût agi d’une besogne à la fois délicate et dure.

Ils venaient le dimanche, mêlés à la bande des visiteurs ordinaires, l’air gauche sous leurs habits neufs, la face nimbée d’un chapeau à petits bords planté bas sur la nuque, les mains embarrassées, les pieds lourds ; et Dupourquet les accueillait avec une familiarité gracieuse, affectant vis-à-vis d’eux l’attitude un peu lâchée, le ton bonasse, les formules pittoresques qu’il savait devoir leur plaire, les tutoyant pour les mettre à l’aise, mais aussi pour leur montrer l’infranchissable distance.

Et soit découragement, soit fausse honte, ils ne franchissaient jamais le seuil du salon, massés dans le corridor avec la valetaille pour entendre Thérèse jouer sur l’éternelle proposition de Dupourquet chaudement appuyée par tous : la Prière d’une vierge ou les Variations sur Malborough.

Ils recherchaient plutôt d’instinct la société du Terrible et de Julien qui leur ressemblaient, pensaient comme eux et parlaient leur langue, et à leur exemple, se tenaient à l’écart, l’un par respect de la situation des siens, pour ne pas nuire à leur prestige, l’autre par fierté de soi, pour ne pas recevoir et exécuter devant tout ce monde les ordres qu’on n’eût pas manqué de lui donner.

Quant à Thérèse, elle ne les voyait même pas. Son attention se concentrait exclusivement sur ceux qui avaient droit d’accès auprès d’elle, sur ce triumvirat de prétendans qui se partageaient ses regards coulés en dessous et ses mièvres sourires.

Et même au milieu d’eux, aucun trouble ne lui venait. Son cœur battait paisiblement à coups réguliers, comme le balancier d’une horloge impeccable ; son imagination restait calme, ne voyant rien au-delà des œuvres de charité et des pratiques pieuses. Cette éducation de surface, cet esprit de pose qu’elle rapportait du couvent, avaient étouffé en elle les confuses rêveries, les velléités sentimentales qui passent comme un frisson sur l’eau dans l’âme inquiète des vierges.

Elle était sans tristesse comme sans désirs, d’une placidité de lemme bien portante pour qui la vie ne doit être qu’une longue série de bourgeoises satisfactions et de devoirs faciles.


XI.

Plusieurs fois, le soir en famille, on avait discuté d’un choix à faire, chacun émettant, longuement motivées, ses antipathies ou ses préférences.

Dupourquet tenait, en attendant mieux, pour le docteur Bosredon, dont la tignasse inspirée, les manières à la fois brusques et rassurantes et le jargon technique lui causaient une admiration craintive.

Pas beaucoup de fortune, à vrai dire, et aussi peu « d’espérances, » les Bosredon s’étant saignés aux quatre veines pour pousser leur fils dans les classes et faire de lui ce qu’il était ; mais, en revanche, une situation unique dans la région, une vogue qui s’étendait aux limites extrêmes de l’arrondissement, forçait toutes les portes et frappait au plus épais des clientèles anciennes.

Un parti convenable en somme, et avec lequel il fallait compter, un homme qui tenait tout le pays dans sa trousse, et dont l’influence bien manœuvrée le porterait quelque jour à une position très haute.

— Tu sais. Minette, il sera conseiller-général aux élections prochaines. M. Durou a fait son temps, pécaïre !… et de là à la députation, vois-tu, il n’y a qu’un pas.

Alors Thérèse se dressait dans une attitude rêche, prenait ses grands airs de bourgeoise prude :

— Je reconnais que le docteur Bosredon a des qualités, de la considération, un bel avenir, mais c’est un païen, un athée, qui ne met jamais les pieds à l’église, approuve bien haut la laïcisation des écoles congréganistes, et évite de saluer l’abbé Roussillhes. Cela seul suffirait à m’éloigner de lui irrévocablement.

Mme Dupourquet hochait la tête :

— Zénufle, crois-moi, la petite a raison, ne cherche pas à l’influencer. Moi je conçois son aversion, ses répugnances ; être sous la domination d’un être qui ne croit à rien, d’un matérialiste, comme on les appelle !

Et doucement, avec une maternelle éloquence, elle parlait de son préféré à elle, du jeune Brassac dont la mère était sa meilleure, sa plus vieille amie ; une amitié de pension qui s’était gardée fidèle à travers les années et les distances. Et réunies aujourd’hui par la nomination récente de M. Brassac au bureau de Puy-l’Évêque, elles voisinaient assidûment, se confiaient avec des tutoiemens enfantins leurs secrets de ménage et leurs recettes culinaires, entre deux chapelets récités à voix haute.

Tout à fait comme il faut ! le jeune Brassac, sérieux et sage, des principes solides, une foi robuste qui défiait les fréquentations malsaines, et les rapports en haut lieu de la police régionale.

Mais Thérèse se récriait encore. Quitter Salviac, se lancer dans cette existence nomade des employés que les caprices administratifs ballottent en tous sens, s’enfouir de trou en trou pour aboutir à la suprême récompense d’une conservation des hypothèques dans une morne sous-préfecture, cela lui serrait le cœur par avance comme une menace d’exil. Non, jamais elle ne pourrait s’y résoudre !

Et tandis que M. et Mme Dupourquet se taisaient, émus à cette idée de séparation, le Terrible, lui, de sa voix aigrelette, avec son langage imagé du rustre, célébrait l’aménité et la rondeur de M. Boutarel le notaire, sa science profonde des affaires, la florissante prospérité de son étude où l’on venait de très loin prendre « conseil » et limer des contrats.

Et avec cela si charmant en société, faisant à volonté pleurer ou rire le monde avec ses romances sentimentales et ses monologues extra-fantaisistes.

Et les autres approuvaient tout d’abord en dodelinant de la tête :

— Oui, charmant à coup sûr ! très bon air, un prétendant sortable en principe. Mais voilà : un peu vieux peut-être, un peu chauve aussi… puis deux de ses oncles étaient morts de la poitrine et une de ses cousines avait jeté sur la famille un discrédit fâcheux en se faisant enlever par l’instituteur de Boursan !

Tout cela faisait qu’à l’exception du Terrible, les Dupourquet repoussaient avec une fermeté souriante, mais implacable, et, comme on tourne dans un cercle vicieux ou non, se remettaient à parler du docteur Bosredon ou du jeune surnuméraire.


XII.

Un jour, ce piétinement sur place s’arrêta ; ces indécisions se calmèrent.

L’abbé Roussillhes se présentait au Vignal avec une majesté cérémonieuse qu’on ne lui avait jamais vue. Il semblait apporter dans les plis sombres de sa soutane, dans la mystique froideur de sa face glabre quelque révélation de majeure importance qui allait décider de l’avenir.

Et de par le tait, aux premiers mots, Mme Dupourquet refoula difficilement un cri de joie ; Génulphe eut aux joues une poussée de sang qui, en se retirant, lui laissa dans les yeux comme un scintillement de larmes.

Le baron et la baronne d’Escoublac, du château de Laroque, demandaient pour leur fils George la main de Thérèse, et cela, après tous renseignemens pris, sans qu’on eût à courir les risques d’une enquête.

La première faiblesse passée, Dupourquet se redressait, cherchait à se ressaisir, hésitait pour la forme, pour voiler d’une apparence de réflexion cet immense orgueil qui le gonflait.

Certes, il était très sensible ; cette recherche des d’Escoublac l’honorait infiniment… Mais il fallait voir, discuter en famille, élucider d’abord la question d’intérêt.

Et l’abbé Roussillhes lui coupait brusquement la parole, lui faisait honte de ses hésitations devant l’inespéré de cette alliance.

Mon Dieu ! les d’Escoublac n’étaient pas des Grésus, il l’avouait. Leur patrimoine, de génération en génération, s’était amoindri, émietté en Irais de représentation et en bonnes œuvres. Noblesse oblige, n’est-ce pas ? Et ils avaient derrière eux tout un passé grandiose de fidélité à Dieu et au roi. Le drapeau de la réaction, ils le tenaient haut et ferme depuis vingt ans, correspondaient avec le comte de Paris, lançaient des souscriptions, organisaient des comités, sacrifiaient leur temps, leurs intérêts à secouer, au profit du prétendant légitime, l’égoïste indifférence des campagnes.

Le nom de d’Escoublac n’était-il pas à lui seul la plus pure des garanties, le plus précieux des apports !

— Sans doute ! sans doute ! bredouillait Génulphe littéralement aveuglé ; mais nous qui n’avons pas de titres, il faut bien qu’on sache ce que nous avons, la loyauté exige…

L’abbé Roussillhes eut un large sourire, ponctué d’un clignement d’yeux.

— On s’en est remis à moi du soin de préciser votre fortune ; alors vous comprenez… Mais Dupourquet s’entêtait par excès de contentement à soulever des objections :

— Les d’Escoublac se sont peut-être bien avancés ; ils ne nous connaissent ni les uns ni les autres ; ils n’ont jamais vu ma fille.., elle pourrait ne pas leur plaire.

Il disait cela avec une emphase modeste qui chantait victoire. Alors le sourire du prêtre s’éteignit, les lignes de son visage se figèrent en une gravité recueillie, et les mains jointes, par habitude :

— Rassurez-vous, mon brave ami, la réputation de votre demoiselle est allée jusqu’à eux. Ils s’inquiètent peu de ses avantages physiques, ne voient en elle que sa parfaite éducation, ses qualités exceptionnelles. Le bien qu’elle fait, le concert de louanges qui l’accompagne, parlent plus haut à leur cœur que la grâce de ses vingt ans.

Cette fois, Dupourquet était vaincu. Il échangea avec sa femme un regard furtif où se fondait leur mutuelle félicité, et d’un ton solennel, comme il eût proféré un serment, il répondit :

— Je ne voulais faire à Thérèse que cinquante mille francs le jour de son contrat, mais la confiance qu’on nous témoigne… ces procédés si flatteurs… chacun a sa dignité^ que diantre ! Je parferai le compte rond, j’irai jusqu’à cent mille !

Et l’abbé Roussillhes, qui sur ses mots se levait vivement, comme poussé par un ressort, répliqua d’une voix joyeuse et pleine d’alléluia :

— Bien ! très bien ! Parfait, j’en prends acte ; les d’Escoublac n’attendaient pas moins de votre courtoisie.


XIII.

George d’Escoublac arrivait de Paris, où il avait étudié le droit, et décroché la licence à coups de manuels.

Nature indolente et faible, capable seulement de plaisir, il s’était vite laissé entraîner, malgré les recommandations maternelles et la surveillance occulte d’un vieil ami de sa famille qui habitait trop loin, du côté de Passy.

Et ses fredaines d’adolescent emballé s’étaient chiffrées par un total imposant. La note à payer avait semblé aux d’Escoublac, déjà gênés sérieusement, bien lourde pour un aussi mince résultat acquis ; ce titre de licencié en droit, qui ne vaudrait à George que l’ennui des consultations forcément gratuites aux époques où le paysan, n’ayant plus à tourmenter sa terre, se retourne agressivement contre ses voisins.

Le domaine de Laroque avait subi des morcellemens successifs ; les pièces isolées s’étaient vendues les premières, puis d’autres, plus rapprochées, qui faisaient partie du « noyau. » Et le cercle était allé se rétrécissant sans cesse, ne comportant plus maintenant, autour du castel en ruines, que quelques hectares de friches sur lesquelles, comme un vol de corbeaux, s’étaient abattues les hypothèques.

Et cependant, par une sorte de fierté courageuse, de résignation hautaine, les d’Escoublac gardaient encore leur prestige. Le dimanche, à l’entrée de l’église, la baronne passait entre une double haie de têtes inclinées, et le baron, d’une maigreur d’ascète, avec ses souliers de chasse éculés, son chapeau de paille battant d’une aile et ses vieilles redingotes cirées aux omoplates et à la taille, le baron restait, malgré le républicanisme ambiant, le monsieur de l’endroit, le seigneur indiscuté de ses vassaux émancipés et de ses terres vendues.

Quelques exaltés tenus en haleine l’accusaient bien, à chaque période électorale, de vouloir rétablir la dîme et le droit « de jambage ! » Mais il faisait si largement l’aumône de ses derniers écus, paraissait si peu en état d’abuser à son profit du second privilège, que les paysans, rassurés, le portaient à peu près tous en tête de leur liste, se disant, avec une infaillible logique, que, par esprit d’opposition, il défendrait mieux leurs intérêts, se gendarmerait, lui monarchiste, contre la liberté obligatoire, lui besogneux, contre l’augmentation des impôts.

À l’arrivée de George on tint conseil. La vie, si difficile déjà, si restreinte, allait devenir impossible. Les créanciers s’agitaient sourdement, réclamaient, avec des menaces d’expropriation, les intérêts arriérés. On allait avoir à subir toutes les vexations de la procédure en pareil cas : la visite officieuse de l’huissier qui « avertit, » puis la mise en demeure, et finalement le coup de massue de la vente publique.

Il fallait à tout prix sortir de là, trouver de quoi se retourner et faire face : l’honneur des d’Escoublac, la dignité de leur cause en politique l’exigeaient. Alors, tous ils avaient conclu à un mariage riche qui les sauvât, même au prix d’une mésalliance, et le curé de Laroque, un ami de l’abbé Roussillhes, mis au courant de la situation, leur avait aussitôt signalé les Dupourquet de Salviac.

George ne songea ni à protester ni à se défendre. Cette misère entrevue l’effrayait, puis il était dans cette période de nonchaloir et de lassitude que laissent trois années consécutives passées en fête. Et lorsqu’on lui avait parlé de Thérèse, une sorte de curiosité s’était éveillée en lui, mélange confus d’illusions encore vivaces à l’endroit de la femme et d’attirance purement physique, d’un impérieux besoin d’aimer après ces quelques mois d’isolement et de tristesse.


XIV.

La première entrevue fut pour lui un triomphe.

Il entrait au Vignal comme en pays conquis d’avance, et l’embarras des Dupourquet, prosternés, la rougeur charmante de Thérèse, sincèrement émue cette fois, chatouillèrent agréablement sa vanité de hobereau et de joli garçon.

Il fut d’un enjouement discret, d’un esprit facile, et tandis que Génulphe, à bout de moyens, incitait M. d’Escoublac à des révélations curieuses sur un nouveau parasite de la vigne : vespa vitis ; que Mme Dupourquet, accaparant la baronne, mettait dans son sourire tout le sucre dont elle prétendait additionner ses confitures ; il éblouissait Thérèse par son bagout de provincial retour de Paris, lui contait les merveilles de la capitale, l’initiait à ses élégances, citait les personnalités du jour en homme qui a vécu dans leur intimité, touchait un mot des femmes qui, là plus que partout ailleurs, sont femmes, et finissait par le coup droit du compliment vulgaire, de l’hommage banal rendu à la jeune fille en qui il retrouvait, disait-il, comme un air de parenté avec toutes ces silhouettes gracieuses et fines.

Effarouchée par ces tentatives de flirt, Thérèse s’agitait nerveusement sur son siège, jetait du côté de sa mère de supplians regards ; alors, galamment, avec une souriante ironie, George parla d’autre chose, des Feuillans, de l’éducation religieuse, du rôle de la femme dans la famille, des points de repère qui doivent guider l’homme dans son choix :

— La femme, la vraie femme de foyer, mademoiselle, celle qui sait et fait tout dans le ménage, supplée au besoin sa cuisinière et joue du Chopin le soir, celle qui s’entend aussi bien à faire éclore des poulets qu’à tenir son rang dans le monde, celle-là il faut la chercher chez nous, dans nos campagnes, au sein des familles bourgeoises, qui ont seules gardé le secret de l’union et du bonheur…

Plus à l’aise, maintenant, Thérèse essayait de coqueter :

— Mais pourtant les Parisiennes, monsieur !

— Ah ! bien oui ! les Parisiennes ; des poupées, en somme, pas autre chose. Charmantes et futiles, toutes de plaisir, tandis que…

À ce moment, la voix du baron d’Escoublac s’éleva solennelle, avec une pointe d’autorité qui rétablit le silence :

— Monsieur Dupourquet, voilà que nous en avons fini avec la vespa vitis, permettez-moi donc d’aborder le véritable but de notre visite : j’ai l’tionneur de vous demander pour mon fils la main de Mlle Thérèse… George n’apporte, à peu de chose près, que son nom, son titre, l’histoire glorieuse des nôtres, et j’estime que c’est assez…

Génulphe l’interrompit, confondu en protestations reconnaissantes :

— Monsieur le baron, je vous en prie ; trop d’honneur, vraiment ! l’abbé Roussillhes m’avait bien dit, et je n’ai pas hésité un instant !..

Maintenant, les d’Escoublac se levaient, brusquant avec une hâte visible les expansions de la fin, affichant une belle insouciance au sujet de cette dot, qu’ils étaient venus chercher, et dont Génulphe, très excité, s’évertuait à préciser le chiffre.

— Voyons, cher monsieur, c’est moi qui vous supplie de ne pas insister ; nous avons toute confiance… Puis, il serait malséant d’entamer devant ces enfans une discussion d’affaires ; restons-en là, s’il vous plaît !

Il saluait cérémonieusement pour prendre congé ; alors, les Dupourquet, devenus familiers, se récrièrent :

— Mais vous n’allez pas partir ainsi, tout de suite, que diantre I C’est à peine si on s’est vu,., il faut bien laisser aux fiancés le temps de faire connaissance, Thérèse va nous jouer un petit morceau.

Et Génulphe, penché vers George, lui glissa tout bas, dans un clignement d’yeux confidentiel :

— Demandez-lui donc la Prière d’une vierge !


XV.

C’était un mois plus tard, en octobre.

Dupourquet et Julien arpentaient lentement l’avenue, les yeux à chaque instant portés au loin, sur la route.

Le jour tombait. Là-bas, vers l’ouest, c’était un embrasement rouge des coteaux de Duravel et de Touzac, dont les masses touffues de châtaigniers et de chênes se doraient aux splendeurs du couchant.

— Donc, mon garçon, c’est irrévocable, tu persistes à vouloir nous quitter ?

— Il le faut, répondit Julien nettement, ma place n’est plus ici. Dans le principe, j’ai cru que ça pourrait marcher, que M. d’Escoublac suivrait votre exemple à tous, aurait pour moi quelques

égards, mais il faut en rabattre. Je ne suis et ne serai jamais pour lui qu’un valet mieux appris que les autres, à qui il s’adresse de prélérence pour lui jeter la bride de son cheval quand il arrive, et lui demander sa canne et son chapeau quand il repart.

Dupourquet eut un geste violent.

— Voyons, sacredieu ! tu ne veux cependant pas qu’il te saute au coul il y a entre vous trop de distance…

— Cette distance-là, je l’apprécie mieux que lui, et c’est pour cela que je le trouve méchant et sot de me traiter de la sorte.

— Julien !

— Oh ! vous ne m’empêcherez pas d’aller jusqu’au bout, j’en ai trop lourd sur le cœur ; il faut que ça sorte. Je n’aurais demandé à M. d’Escoublac qu’un peu de bonté et de délicatesse ; et cela devait lui être facile, puisqu’il a reçu une si belle éducation, puisqu’il connaît si bien les convenances. Mais il y a une chose qui le gêne, voyez-vous, c’est que, plus que tout autre ici, avec mes habits d’étoffe et mes mains calleuses, je lui rappelle qu’il entre dans une famille de bourgeois de campagne où l’on a peiné par tous les temps et sué sang et eau pour ramasser le magot qu’il convoite.

Dupourquet était devenu très rouge. Ces derniers mots de Julien le frappaient au visage comme un soufflet. Il le saisit par le bras, et, d’une voix brève :

— En voilà assez, n’est-ce pas ? tu n’as jamais été qu’un orgueilleux et un jaloux ; tu me montres aujourd’hui que tu n’étais aussi qu’un ingrat. Non content de te recueillir au Vignal, je t’ai fait donner quelque instruction. J’ai payé pendant cinq ans ta pension chez les frères, alors qu’il m’eût été si simple de l’adjoindre un labrit pour garder les moutons. Plus tard, j’ai prié l’abbé Roussillhes de compléter tes connaissances ; je t’ai laissé faire des devoirs, lire des journées entières, alors que nous manquions de bras à la terre, et c’est ainsi que tu m’en récompenses ! Eh bien ! mon ami, fais ton paquet et file ! J’ai joui jusqu’à présent de ton lopin de la Grèze, reprends-le. C’est ce soir la signature du contrat, demain la noce, et j’exige que tu y assistes ; mais, aussitôt après, je te rendrai mes comptes de tutelle, et tu iras voir chez toi si l’herbe pousse.

Julien, maintenant, semblait accablé. Tout son emportement se changeait en une soumission douce. Il répliqua :

— Vous avez tort de me parler si durement. Personne plus que moi ne vous est attaché. Gardez mon bien ; c’est encore trop peu pour vous payer de ce que je vous dois, je ne demande pas de comptes de tutelle, et ce n’est pas à la Grèze que je veux aller, c’est plus loin. L’an qui vient je devais tirer au sort ; mon intention est de devancer l’appel, de partir tout de suite.

Dupourquet s’arrêta tout interloqué, radouci à son tour par cette voix triste où vibrait l’écho d’une vraie douleur.

Puis il avait naguère planté dans cette propriété de la Grèze un stock de cépages français qui faisaient l’admiration du pays ; conamencé par cette terre d’alluvion, à la fois légère et profonde, ses travaux de reconstitution viticole, sa campagne de routine contre « l’américanisme » envahissant. Et ce désintéressement, cette renonciation de Julien, lui allaient au cœur. Il resterait le maître de « ce lopin, » comme il l’appelait, il continuerait à démontrer victorieusement l’excellence de ses principes, à dérouter les innovateurs imbéciles, à les railler de l’abondance de ses récoltes ; aussi ce fut avec une brusquerie indulgente qu’il demanda :

— Allons ! plus de finesses ; tu aimes Thérèse, pas vrai ?

Et devant le silence affirmatif de Julien, il continua gravement :

— Alors, tu as raison, mon pauvre ; il faut partir. Si les gens venaient à se douter, ce serait « des plats » à n’en plus finir… Je te conduirai moi-même au recrutement, pour te recommander à Éliacin de La Chamboune, qui est sergent aux écritures… Et puis, sois sans crainte, pars tranquille. — Sa voix prenait des inflexions attendries. — Tes intérêts sont les miens, entends-tu ? Je veux qu’à ton retour tu trouves tout en ordre, que tu puisses te vanter d’avoir avec la Grèze le premier article du canton… Seulement, tu sais, quand on s’en va, on n’est jamais sûr… un accident… il n’en faut pas davantage… Tu as les Gimmel de Loupiac qui sont à la rigueur plus près parens que nous ; pour lors, avant de nous quitter, deux mots de testament en faveur de l’un de nous… Hein ! qu’en penses— tu ?

— Ce n’est que justice.

Dupourquet très ému lui serra la main ; et pendant quelques instans, ils marchèrent côte à côte, silencieux, absorbés, comprenant qu’ils s’étaient tout dit, qu’il n’y avait plus rien à ajouter ni à reprendre.

Maintenant, le soleil avait disparu, et comme il arrive en automne, la nuit tombait brusquement, sans crépuscule, embrumant les collines qui formaient une barre noire à l’horizon.

Sur la route, des grelots tintaient, scandant un roulement de voiture dont les roues crépitaient par intervalles sur les empierremens fraîchement étendus. Puis, au fond de l’allée apparut une masse informe qui avançait lentement, roulant et tanguant dans les ornières comme un navire en détresse.

— La calèche des d’Escoublac ! s’écria Dupourquet, en se découvrant d’instinct, bien qu’il ne distinguât pas encore la silhouette du cocher. — Je reste ici pour les recevoir ; toi, Julien, va prévenir les dames, et dire qu’on dispose tout au grand salon !


XVI.

On signa le contrat avant dîner, dans l’intimité la plus stricte ; deux notaires, les témoins et l’abbé Roussillhes, les Dupourquet l’ayant décidé ainsi par délicatesse à l’endroit des d’Escoublac, pour que George n’eût pas à souffrir dans sa fierté de gentilhomme pauvre, prétendaient-ils, mais en réalité pour s’éviter à eux-mêmes de blessantes critiques, le venin des regards échangés, la morsure profonde des sourires devant cet aveu naïf de leur orgueil.

On avait également écarté le Terrible, comme un aïeul gênant, rappelant trop les origines de la famille, au moment où Thérèse allait « entrer dans la noblesse. »

Et relégué dans la cuisine, vêtu quand même de ses plus beaux atours, le vieux exultait comme s’il eût occupé là-bas, au salon, la première place.

Tout son bonheur se manifestait en une curiosité respectueuse, à distance, en de furtifs regards coulés au travers des portes entr’ouvertes, laissant voir l’appareil sévère du contrat ; la table flanquée des deux notaires et tout autour, des gens en noir, l’air macabre, écoutant leur récitation nasillarde. — Puis quelques instans plus tard, le coup d’œil joyeux et vivant du dîner, le couvert étincelant, les faces rougeaudes et gourmandes des convives, encadrées dans les fleurs.

C’était pourtant à lui, le Terrible, que l’on devait tout cela, à son énergie, à sa sobriété et à sa sagesse ; et il n’en tirait vanité aujourd’hui que devant cette valetaille affairée qui le coudoyait, lui rapportait entre deux plats les réflexions gracieuses de la baronne, l’appétit obligeant de M. d’Escoublac ou les bénédictions réitérées de l’abbé Roussillhes.

Quant à Julien, lui, bien plus stylé, il mangeait à un bout de table tout contre la porte, pour être plus à même de veiller au service et de déboucher les vins.

On en était à l’entremets, une crème frite qui valut à Mme Dupourquet d’unanimes éloges lorsque Catissou vint annoncer en sourdine que les invités pour la soirée commençaient à arriver. — Aussitôt, pour se concilier toutes les sympathies, le baron proposa de lever la séance. On se rattraperait le lendemain, prétendait-il, au vrai repas de noces qu’il voulait pantagruélique et très long avec des chansons au dessert, selon les vieux usages.

Et tous l’approuvèrent chaudement, ravis de le trouver si simple et si « bon enfant » malgré ses grandes manières.

Au salon, il y avait déjà la famille Brassac, cérémonieuse et triste, portant le deuil de ses espérances déçues, et les Pidancier de Guiterondc, ramassés en un coin, collés les uns aux autres, formant un groupe ébaubi et muet.

On attendait encore les Lacousthène de Mazerat, le docteur Bosredon et quelques notables de Salviac, conseillers municipaux ou membres de la fabrique.

Après de sommaires salutations, les hommes s’éclipsèrent allant fumer dans le vestibule, à l’exception du baron et de Génulphe que leur vice discret de priseurs laissait auprès des dames ; et, tandis que d’un côté on parlait agriculture, chasse ou polémiques locales, le baron, très en veine, entamait une conférence politique, révélait à son auditoire féminin le comte et la comtesse de Paris, la pureté de leurs intentions, la grandeur de leurs vues, s’indignait contre cette proscription inique qui les jetait hors du pays, comme des traîtres, les frappait jusque dans leurs enfans, privés du droit de servir la France.

Génulphe dissimulait avec peine son inquiétude. Cette apologie de la royauté chez lui, Dupourquet, qui ne devait son écharpe de maire qu’à l’élasticité de ses principes, à son joU talent d’équilibriste sur la corde raide de l’opinion, le gênait extraordinairement. Il se hasarda à dire, à cause des Pidancier qui étaient de méchantes langues :

— Oui, sans doute, mais c’est une mesure de paix intérieure, une loi de tranquillité…

— Eh ! monsieur, quelle est donc la loi qui puisse empêcher un Français qui n’a pas déchu, d’être en France ! on amnistie bien les canailles, pourquoi garderait-on rancune à ceux dont les ancêtres ont fait glorieuse notre histoire ! Tenez, prenons ces dames à témoin, les femmes sont meilleurs juges que nous, en matière de justice nationale…

Elles se récusèrent gauchement. Mme Brassac par prudence professionnelle, les autres par modestie ; seule, Mme Pidancier ahurie, mais conquise, murmura poliment :

— Pardi, c’est bien sûr !

Maintenant les hommes effectuaient leur rentrée, attirés par les liqueurs, que Thérèse offrait gentiment, en consultant les goûts : Cognac, chartreuse, cacao ?

Et tous, à contre-cœur, par politesse, demandaient de la Crème d’estragon, une pommadeuse invention des Dupourquet, qui leur valait chaque lois des appréciations étranges :

— Excellent ! Parfait ! on a le parfum du géranium-rosa dans la bouche…

— Tiens ! c’est particulier ; moi je trouve que ça a plutôt un arrière-goût de basilic !…

George s’était déjà rapproché de Thérèse et l’aidait à faire les honneurs comme s’il eût été déjà de la maison. Il éprouvait du plaisir à être près d’elle, à la frôler, à marcher dans le sillage ondoyant de sa robe. — Cette nature saine de vierge rustique l’attirait. Il la trouvait plutôt belle fille que jolie, très désirable, avec cette réserve pudibonde, cette pruderie d’allures qui lui étaient un piment de plus, aiguisaient au dernier point sa curiosité d’amour.

D’elle, il ne voyait que les diamans noirs de ses yeux, tranchant sur la matité des joues, le casque sombre de ses cheveux crépelés sur le front, prolongés à la nuque par une fine raie de duvet frisottant, suivant la ligne médiane du cou, la courbe harmonieuse de sa gorge… Et son désir impatient se manifestait parfois par des allusions brutales à l’avenir prochain, quand ils seraient unis.

De la porte, un invité qui savait les usages annonça à voix pleine :

— Monsieur, madame Lacousthène et leurs demoiselles !

Alors Thérèse posa là sa crème d’estragon, alla se jeter dans les bras des nouvelles venues, qui lui rendaient ses baisers froidement, les traits figés en une anxiété jalouse.

— Eh ! mon Dieu, ma chère, quelle expansion ! prends donc garde, tu nous décoiffes.

— Ah ! c’est que je suis heureuse, si heureuse !

Elles avaient arboré des toilettes de circonstance, les demoiselles Lacousthène ; des robes de mousseline blanche agrémentées de larges ceintures mauves qui les pâlissaient, leur donnaient un air triste de victimes qui espèrent vainement des sacrificateurs. L’une d’elles répliqua méchamment :

— Tu te presses bien de te réjouir ? Attends au moins de mieux connaître celui qui t’épouse… sait-on jamais ce que l’avenir nous réserve !..

Tandis que sa femme se glissait dans le cercle des dames, Lacousthène avait accaparé M. d’Escoublac, l’accablait d’offres gracieuses :

— Venez donc nous voir à Mazerat, monsieur le baron.

— Mais je ne dis pas non, cher monsieur, on prétend que la situation est charmante…

— Mon Dieu ! j’ai arrangé cela de mon mieux. La maison est bâtie sur l’emplacement jadis occupé par une commanderie de templiers. Il y a même encore une tour aux trois quarts démolie, dont nous avons fait le poulailler.

M. d’Escoublac eut un léger froncement de sourcils :

— Vous vous occupez de viticulture ; vous avez, m’a-t-on dit, de jeunes plantations…

Lacousthène approcha une main de ses lèvres, et lançant un baiser dans le vide :

— De toute beauté, monsieur le baron, c’est curieux ! curieux !

— Des jacquez Saint-Sauveur, et des herbemonts d’Aurelle, n’est-ce pas ? Le fruit est-il aussi remarquable qu’on veut bien le dire ?

On les chuta vigoureusement, — Thérèse, installée au piano, attaquait les premières mesures des Variations sur Malborough, tandis que George, assis près d’elle, se disposait à lui tourner les pages.

Ce fut, après quelques phrases relativement calmes, un grondement d’orage qui secouait le clavier sur ses rondelles de cristal, le tonnerre se répercutant d’échos en échos dans les cordes graves, les plaintes aiguës du vent gémissant à la partie haute, une pluie de notes qui tombaient pressées, innombrables et confuses, dégoulinaient les unes sur les autres dans un clapotis monotone d’averse.

Et au plus fort du vacarme, les auditeurs redressaient la tête, se regardaient avec une stupeur admirative. Des exclamations se croisaient :

— Eh bé ! parlez-moi de ça au moins !

— Elle remue les doigts bien à mon aise !

Après le dernier accord et comme les applaudissemens s’apaisaient, Pidancier déclara rondement :

— Vous me croirez si voulez, mais je serais bien en peine d’en faire autant !

Maintenant, c’était M. Boutarel qui se faisait traîner au piano avec des timidités mignardes, les habituelles hésitations d’une modestie souvent mise à l’épreuve.

Appelé à rédiger le contrat de Thérèse, il avait fait contre mauvaise fortune bon visage, s’était exécuté en garçon pratique qui, d’amoureux déconfit, se retrouve parfait notaire.

L’aînée des demoiselles Lacousthène, son accompagnatrice ordinaire, le pressait de choisir dans la musique éparse, faisait successivement défiler sous ses yeux toutes les chansonnettes de son répertoire comique ; alors d’un geste las, il désigna une romance dont la gravure représentait un monsieur assis sur un rocher, l’air rêveur, regardant en lui-même le passé symbolisé par une forme vague qui planait au-dessus de sa tête ; et d’une voix profonde, il annonça le titre : Elle est au ciel !

Il avait choisi ce morceau à dessein, voulant par une inspiration délicate exprimer ainsi ses regrets ; et sur la dernière noie expirante de l’introduction, il chanta :

Quelle est donc cette fête au sein de la nature ?…
Il y avait là de la stupéfaction et de la colère. Avec un hochement de tête et un sourire navré qui semblaient dire : Ah ! oui ! très bien ! J’y suis ; il continua :

C’est que le froid hiver a fait place au printemps.
Dans les prés, dans les bois, j’aperçois la verdure,
Le soleil rend joyeux les vieillards, les enfans.

Puis, la phrase classique des découiagemens et des doléances :

Moi seul, j’ai dans le cœur une douleur profonde ;
La vierge que j’aimais dort au fond du cercueil,
Sans amour maintenant que ferai-je en ce monde !
Ma vie est sans espoir, et mon âme est en deuil !…

Et le refrain qu’il accentuait avec le geste rageur de renier la nature en fête, de se garer de toute cette joie insultante :

Chantez, petits oiseaux ! Chantez dans le bocage.
Prodiguez aux amans vos concerts les plus doux.
Moi je suis insensible à votre beau ramage ;
Fleurs, malgré vos parfums, je m’éloigne de vous !

Il y eut un murmure flatteur. M. d’Escoublac émit discrètement un bravo qui s’alluma comme une traînée de poudre, fit le tour du salon pour finir par une explosion formidable dans le coin des Pidancier.

Mlle Lacousthène s’écria entre deux accords :

— À la bonne heure, monsieur Octave ! Jamais vous n’y avez mis tant d’expression.

Il y avait entre eux communauté de dépit et d’amertume. Leurs yeux se rencontrèrent ; ils eurent tous deux aux lèvres le même sourire, la grimace maçonnique des malchanceux.

Thérèse était émue de son côté. Elle avait parfaitement saisi l’allusion et savait gré à Boutarel de cet hommage posthume qui devait rudement lui étreindre le cœur à en juger par le tremblement de sa voix.

Elle se pencha vers George, le visage rayonnant, très fière :

— N’est-ce pas qu’il dit bien ?..

— Qui ça ? le notaire… Allons donc ! ce n’est pas un homme, c’est une musette !

Et devant le dédain blagueur de son fiancé, avec sa mobilité de femme, elle se reprit brusquement, trouva soudain cet homme imbécile de larmoyer ainsi, de jouer à l’inconsolable avec sa figure poupine, et ses velléités précoces d’embonpoint. Elle eût été vexée outre mesure que George devinât en lui un prétendant de la veille, et elle ne regarda plus une seule fois de son côté, souffrant de lui entendre soupirer des niaiseries pareilles, lui gardant rancune de ce ridicule dont il se couvrait et qui pouvait rejaillir sur elle.

Le docteur Bosredon, entré silencieusement sur ses pointes tandis que Boutarel reprochait à Dieu de lui avoir enlevé son amie, l’assurant qu’il aurait bien su garder « la chère créature, digne d’entrer plus tard au séjour des élus, » le docteur donna à son tour, débita, avec ses vibrations gasconnes se pliant mal au grasseyement de Marseille, le monologue de Barbassou repêchant son camarade Rémy dans le ventre d’un crocodile.

Le rire maintenant ouvrait toutes grandes les bouches, éteignait les yeux dans la bouffissure remontée des joues. Les domestiques groupés dans le couloir à l’entrée du salon se tordaient de rire, littéralement stimulés par le Terrible qui chevrotait sa phrase favorite :

— Lui et M. Octave sont impayables tous deux quand ils font la pantomine !

La soirée se prolongea jusqu’à minuit, personne parmi les invités n’osant donner le signal du départ, malgré la fatigue qui les tenait là, engourdis, les lèvres tiraillées de bâillemens contagieux.

À la fin pourtant, le baron se décida, alléguant les dix kilomètres qui séparaient le Vignal de Laroque et la nécessité d’être levé à l’aube, le mariage civil devant avoir lieu à huit heures.

Alors ce fut une débandade, une poussée vers le porte-manteau du vestibule où pendait la friperie hors d’usage que l’on met le soir par esprit d’économie, des fichus en loques, des chapeaux bosselés, des pardessus teigneux…

Et comme la dernière voiture s’engageait dans l’avenue, Thérèse courut s’enfermer chez elle pour se recueillir dans une méditation dernière et demander à Dieu le bonheur.


XVII.

— Enfin, mes chers amis, s’écria le baron d’Escoublac, et c’est à vous tous maintenant que je m’adresse, je bois à la concorde et à la prospérité paisible de nos campagnes, à votre amour du travail, à la fermeté de vos principes, à votre fière indépendance d’hommes qui relèvent seulement de Dieu et de leur conscience. Vous traversez une période funeste, féconde en calamités de toute sorte depuis l’inclémence des saisons et l’ingratitude de vos terres jusqu’aux taquineries mesquines de certains hommes qui voudraient étouffer votre libre arbitre sous l’égoïsme impérieux de vos besoins…

— Vive monsieur le baron ! hurla Génulphe, désireux de couper court à cette péroraison qu’il jugeait agressive.

Et devant le hourra prolongé qui accueillit cette motion, M. d’Escoublac, désespérant de se faire entendre, fut obligé de se rasseoir.

Aussi bien, à l’un des bouts de la table, les chansons commençaient ; des hauts faits de guerre et d’amour célébrés en un français barbare, et sur un rythme lent aux dernières notes interminables comme des aboiemens de chiens à la lune.

Les conversations s’engageaient par petits groupes, s’isolant pour mieux s’entendre ; et dans cette vaste salle aux murs tapissés de verdure, du buis tressé en couronnes, des branches de sapins et de chênes encadrant le chiffre des époux en chrysanthèmes blancs piqués sur des coussins de mousse, c’était comme une rumeur discordante de champ de foire, chacun parlant très haut par contentement d’estomac plus encore que par habitude.

M. Brassac racontait ses bureaux successifs dans toutes les régions de la France ; le docteur Bosredon mimait des dissections avec un effrayant sourire, et tandis que Lacousthène, Boutarel et Pidancier discutaient sur la nécessité d’un nouveau classement des terres d’après leur valeur actuelle de rapport, l’abbé Roussillhes narrait à quelques bourgeois lettrés une histoire dont il riait lui-même aux éclats, bien qu’il l’eût apprise au séminaire et répétée bien souvent depuis.

Il s’agissait d’un curé de campagne admis certain jour à la table de monseigneur. Le bonhomme était fin sous ses dehors vulgaires, gourmet bien plus que gourmand, et sachant d’un claquement de langue résumer son avis.

Il dégusta longuement la première bouteille fine, l’œil agrandi, les lèvres en cul de poule, n’en finissant plus de glousser.

— Eh bien ! mon cher curé ?

Bone vinum, monseigneur !

Sa grandeur avait sursauté devant l’énormité du solécisme ; mais en même temps une inquiétude l’avait pris. Le vin était piqué affreusement ; des remords lui venaient.

On apporta une seconde bouteille, et le bonhomme, après l’avoir humée et susurrée à la façon de la première, déclara dans un demisourire de politesse :

Bonus vinum, monseigneur !

Pour le coup l’évêque y perdait lui-même son latin. Il pensa : voilà un curé qui peut être un saint, mais qui à coup sûr est un âne ! Il doit dire sa messe sans la comprendre, comme on récite du volapûck.

Puis il goûta à son tour, et un nuage assombrit son front, ses joues se crispèrent puis rebondirent en une contraction rapide de grimace. Cette deuxième bouteille, du Mercuès authentique pourtant, avait le bouchon au point de ressembler à du roussillon douteux qui se serait mêlé de vieillir.

Monseigneur était mécontent de sa cave, de son hôte et de lui-même ; il n’avait pas voulu se mettre en frais pour un si petit personnage, et de même que le vin lui laissait au palais une amertume, ce latin fantaisiste l’énervait, l’irritait, comme si, dans cette approbation obséquieuse, il eût démêlé un petit rire moqueur.

— Et celui-ci, monsieur le curé ? prenez bien votre temps, recueillez-vous, c’est du château-grézels 71. Ma réserve de derrière les fagots, entendez-vous ?

Le curé souleva son verre à deux mains, comme un calice, le renifla alternativement des deux narines en lui lançant de côté des œillades profondes ; puis il le porta à ses lèvres dévotement, les yeux clos, le visage ennobli par cette communion.

Il y eut un silence pendant lequel on n’entendit qu’un furieux rincement de bouche. Puis quand la gorgée eut rendu son bruit mat de pierre qui tombe dans un gouffre, les traits du dégustateur se détendirent, un large sourire très franc montra toutes ses dents dans l’épanouissement rouge de sa lippe, et d’une voix forte, cette fois, sans aucun souci d’étiquette :

— Ah ! celui-ci, monseigneur, bonum vinum !

Maintenant la tablée devenait bruyante. On parlait patois dans les coins ; cette langue étant à peu près pour tous plus familière et plus sonore, et les verres se heurtaient à chaque propos pour témoigner d’une cordialité grandissante à mesure que le vin chauffait les têtes. Les uns disaient en trinquant :

Anen ! à la bostro[6] !

Et ceux qui se piquaient de belles manières répondaient en français :

— Monsieur, je vous salue !

Celui qui servait choquait généralement de la bouteille, comme pour donner plus de poids à sa démonstration amicale, et après chaque lampée, le diapason des voix montait, devenait une cacophonie de cuivres claironnant des phrases baroques.

Un chanteur debout, avec des gestes gauches, disait les tristes amours d’une pastoure séduite, puis abandonnée par un fils de roi ; et cette simple histoire oppressait à l’entendre comme le récit d’une cruauté sans nom, d’une monstrueuse injustice ; on y parlait de prison, de tortures, d’échafaud. C’était comme une vision rouge des temps passés, quelque souvenir terrifiant gardé à travers les âges.

Mais soudain, à l’autre bout de la table, une chanson éclata, alerte et pimpante celle-là, une rengaine de cabarets avec des mots crus et des allusions égrillardes. Alors M™ Dupourquet fit signe à Thérèse de se lever ; il était déjà tard, du reste, bientôt minuit.

Et toutes deux, se tenant par le bras, sans que personne y prît garde, dans un frou-frou discret de jupes, elles sortirent.


XVIII.

Elle était seule à présent dans le sanctuaire nuptial, attendant l’époux.

Elle ne savait rien de l’amour, n’y avait jamais songé, croyait-elle, étant de tempérament paisible, d’imagination paresseuse, malgré les confidences de ses amies de pension qui froissaient des billets dans leurs mains et rêvaient sur des photographies de lycéens imberbes. Elle avait seulement compris aux sanglots convulsifs de Mme Dupourquet lui disant adieu, qu’elle était sous le coup d’une catastrophe prochaine, et les grands mots de sacrifice, de résignation, d’obéissance et de courage lui tintaient aux oreilles comme les sons mornes d’un glas.

Elle n’aimait pas George, bien qu’elle le trouvât beau, séduisant surtout, avec ses allures un peu raides d’anglomane, et ses façons railleuses, le scepticisme léger avec lequel il traitait toutes choses. Elle ne retrouvait en elle pour lui aucune de ces émotions passagères et vives comme des brûlures, aucun de ces tressaillemens de son être qui l’avaient jetée jadis dans les bras de Julien, toute pâmée, en son inconscience de fillette. Mais de cela, elle ne s’en souvenait même plus, le dépaysement l’ayant guérie de ces ardeurs précoces, l’uniforme sévère du couvent lui ayant serré la poitrine au point d’atrophier son cœur.

George la flattait surtout dans son orgueil ; il était bien l’élu de ses ambitions bourgeoises, l’époux tant désiré qui relèverait jusqu’à lui dans une sphère plus haute, mais malgré cela, il restait pour elle l’homme, l’ennemi que la vierge instinctivement repousse dans la détresse de sa pudeur.

Et une terreur la tenait là, blottie dans un fauteuil, la traîne de son peignoir ramenée autour de ses jambes.

En bas, juste au-dessous de sa chambre, la noce faisait rage. Des clameurs montaient impérieuses, grossières comme des défis, et l’on reprenait en chœur le refrain des chansons en tapant sur les verres.

Elle se sentait abandonnée, sans défense, devant l’inconnu, et ce vacarme d’orgie redoublait ses angoisses, lui semblait féroce. Des idées étranges de profanation et de meurtre passaient dans son imagination affolée ; elle songeait aux vierges chrétiennes martyrisées, offertes aux trépignemens furieux des foules romaines… et une sueur froide lui montait au front à l’idée qu’il allait venir là un homme qui était son maître, qui avait le droit de lui imposer sa volonté, de la plier à son caprice.

Elle se leva vivement avec l’intention de fuir, d’appeler à son secours, mais la crainte du ridicule l’arrêta, et elle revint se pelotonner dans son fauteuil, la tête dans ses mains, récitant tout bas des prières.

C’est ainsi que George la trouva, lorsqu’après avoir trappe plusieurs fois à la porte sans obtenir de réponse, il se décida à entrer.

Lui non plus, ne l’aimait pas. Ses parens avaient conclu en son nom un mariage d’affaires, et il n’avait trouvé en Thérèse aucune de ces qualités qui font naître l’amour ; au contraire, une intelligence étroite, bornée au terre à terre de la vie provinciale, une dévotion excessive qui l’enserrait comme dans un fourreau de bure, en faisait une religieuse bien plus qu’une femme ; un charme de paysanne robuste, tout au plus, qui n’appelait que le désir.

Et il entrait là, dans cette chambre où elle l’attendait, délibérément, le geste vainqueur, la voix haute, en homme qui apporte au foyer ses façons joyeuses de viveur, son égoïsme insoucieux de garçon habitué aux vulgaires bonnes fortunes.

H ne s’aperçut seulement pas qu’elle pleurait, les larmes s’évaporant comme une rosée à la chaleur de ses lèvres. Il ne comprit ni son douloureux effarement, ni la résistance muette qui la pliait en deux, les membres tendus en une révolte. Et de ce moment surgit entre eux cette ombre fatale qui plane ensuite sur toute la vie de deux êtres, cet obstacle au bonheur, d’une violence sans excuse, cet irréparable malentendu des premières étreintes que l’amour n’a pas faites doucement enveloppantes et très tendres…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain à l’aube, après une nuit passée à courir comme un fou dans la campagne, à sangloter sa jalousie aux étoiles, Julien, accompagné de Génulphe, allait à Cahors où il devait contracter son engagement.

Toutes formalités remplies, il partit de là pour rejoindre le corps, sans rentrer au Vignal.

Eugène Delard.

(La deuxième partie au prochain n°.)

  1. Eh ! te voilà petite !
  2. Bonsoir, monsieur Dupourquet et la compagnie.
  3. Tant mieux.
  4. Printemps.
  5. Mon garçon.
  6. Allons ! à la vôtre !