Les Dunes (1658)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 117 (p. 481-496).
LES DUNES
1658[1]


I.

« … Et je suis persuadé que vous les verrez sortir de leurs lignes pour vous combattre avec un grand avantage, puisque c’est un poste d’infanterie que vous voulez occuper et qu’ils en ont beaucoup plus que vous. — Et moy, monsieur, respondit dom Juan, je suis persuadé que les ennemis n’oseront seulement regarder l’armée du Roy catholique. — Vous ne connoissez pas M. de Turenne, réplique le Prince. Jamais homme n’a si bien sceu profiter des occasions, et il est très dangereux de faire des fautes devant un si grand capitaine. » — Toutes les raisons du Prince ne purent vaincre l’opiniâtreté de dom Juan, qui plus que nul autre estoit enflé de la présomption naturelle aux Espagnols ; on se mit donc en marche et on se posta à une lieue des lignes, entre le canal de Furnes et la mer, sur les dunes, où la cavalerie ne pouvoit agir. Deux jours après, le Prince ayant esté adverty par les gardes du camp, le 14 juin 1658, que l’on voyoit les ennemis sortir de leurs lignes, il voulut faire un dernier effort pour persuader à dom Juan de mettre l’armée en seureté : « Nous avons encore le temps, luy dit-il, de faire passer nostre infanterie au-delà du canal, et de nous retirer le long de l’Estran avec la cavalerie. — Nous retirer ! dit alors dom Juan ; oh ! monsieur, voicy la plus belle journée qui éclairera jamais les armes de l’Espagne. — Elle sera en effet fort heureuse à l’Espagne, respondit le Prince, si vous consentez que nous nous retirions. » — Dom Juan voulut absolument donner la bataille. L’aisle droite, où estoient les Espagnols, fut d’abord mise en déroute. Le Prince, qui avec ses troupes, presque toutes de cavalerie, avoit la gauche, soutint longtemps l’effort des ennemis ; mais enfin il fut obligé de céder au nombre, et surtout à l’infanterie dans un pays fort coupé, qui l’enveloppa de tous costés et…………………..

………………………

Dans cette page que le peintre de Chantilly[2] nous montre arrachée par Clio du livre de l’Histoire, l’inspiration de Condé se retrouve à chaque ligne, presque sous chaque mot ; ce sont bien les paroles que le fils du héros a pieusement recueillies.

Tout y est, le site, le poste d’infanterie, le débat dans le conseil, l’engagement, les grandes lignes du combat, tout… sauf une omission, omission révélatrice : on ne peut douter que ce soit Condé qui tienne la plume, car elle tombe de ses mains au moment où il faudrait raconter ses prouesses, dire avec quel dévoûment, avec quelle audace, avec quelle habileté, au prix de quels périls il s’efforça de changer le destin de cette bataille livrée contre son avis, contre sa volonté, d’atténuer le revers qu’il avait prévu, comme il fit sous les murs d’Arras, de ramener la victoire qu’on lui dérobait, comme au secours de Valenciennes.

Mais cette justice qu’il dédaigne de se rendre, c’est de l’ennemi qu’il la reçoit ; l’éloge qu’il se refuse à prononcer lui est décerné par son adversaire avec un laconisme dont aucune périphrase, aucune métaphore ne peut surpasser la force et la grandeur : « M. le Prince fit à son ordinaire[3] ! »


II.

Obéissant à un ordre formel, Turenne avait investi Dunkerque le 29 mai (1658). Nous avons exposé ailleurs[4] Les difficultés de l’entreprise ; le duc d’Anguien les avait surmontées en 1646 ; Turenne les connaissait, les jugeait aggravées ; rentré dans son gouvernement, le vieil Antoine de Leede s’appliquait à multiplier les obstacles autour de lui ; l’accès de la place, de tout temps si peu praticable, était presque intercepté par les Espagnols, maîtres de Gravelines, de Bergues et de Furnes. Mardick, que nous venions de reconquérir à grand’peine, isolé au milieu des sables, était difficile à garder, un embarras plutôt qu’un secours.

Aussi le maréchal n’avait-il rien négligé pour détourner Mazarin de ce projet, s’appuyant surtout du sentiment de l’homme le plus compétent. Clerville était accepté, sans conteste, comme le premier de nos ingénieurs[5] ; ses émules avaient disparu : Deville mort, Pagan aveugle. Celui qui devait jeter un tel éclat sur la profession et dont le renom devait effacer tous les autres en était encore à ses premiers pas.

Obscur gentilhomme de Bourgogne, — « le plus pauvre de France[6], » — Sébastien Le Prestre de Vauban entrait à dix-huit ans (1651) comme cadet au régiment de Condé. Avec la sûreté habituelle de son coup d’œil, M. le Prince jugea l’aptitude et devina le mérite du jeune officier d’infanterie ; dès 1652, il le chargeait de relever les murailles de Clermont en Argonne et lui confiait la direction du siège de Sainte-Menehould. Blessé et fait prisonnier l’année suivante, Vauban fut aussitôt attaché par Mazarin au service du Roi ; à l’attaque de Montmédy, il se plaça hors de pair. Clerville ne se méprit pas sur la valeur de ce précieux auxiliaire ; mais s’étant heurté, dans quelques discussions techniques, à un caractère tenace et à une supériorité qui l’offusquait, il essaya de rejeter dans l’ombre cette rivalité naissante, et prit prétexte de l’urgence de certains travaux pour confiner Vauban dans Mardick[7]. Clerville fut donc seul consulté sur l’opportunité du siège de Dunkerque, et son autorité donnait un grand poids au sentiment de Turenne.

Mazarin passa outre. Il était lié à Cromwell par un étroit traité ; ni sur terre, ni sur mer, il ne pouvait se passer du concours que ce traité lui assurait ; or, s’il refuse Dunkerque au Protecteur, les Espagnols mettront une surenchère : avec l’appui des « Côtes-de-fer, » don Juan proposera d’attaquer Calais pour le remettre à Cromwell. D’aucune façon, Calais ne vaut Dunkerque ; mais rentrer dans une place possédée pendant plus de deux siècles, recouvrer ce coin du vieux sol de la France, quel appât offert à l’orgueil britannique ! Ouvrir cette chance aux Espagnols, perdre le secours d’Angleterre et risquer Calais, c’était sacrifier tous les avantages recueillis pendant vingt campagnes. Certes il était cruel de courir tant de risques, de faire une si grosse dépense d’hommes et d’argent pour livrer à l’Anglais le grand port de la mer du Nord ; c’était en quelque sorte le perdre une seconde fois ; mais le succès serait un terrible coup porté au roi catholique, peut-être la fin de la guerre.

Donc le cardinal voyait juste, et Turenne se soumit ; mais son anxiété restait grande, toute sa correspondance en témoigne. Il craint de manquer d’avoine et de poudre ; il lui faudrait plus d’infanterie. Comment arriveront les convois, les renforts, louvoyant au milieu des places ennemies, au travers des sables, des marais ?

Mazarin pourvoit à tout : les transports sont organisés, les approvisionnemens assurés, avec un luxe de prévoyance et de précautions jusqu’alors inconnu ; les lignes se garnissent d’infanterie amenée de toutes parts, et l’effectif de l’armée atteint le chiffre de trente mille combattans ; depuis longtemps on n’avait vu une réunion de troupes aussi belles et aussi bonnes. Dans cette élite figuraient six mille Anglais distingués par l’éclat de leurs habits rouges[8], beaux hommes, robustes, peu habitués à remuer la terre, — ni eux, ni leurs officiers, formés dans les luttes civiles, n’ont l’expérience des sièges, — intempérans, enclins à se jeter sur les fruits verts, mais aguerris, fiers, confians dans leur force et leur valeur, ayant la ténacité et l’indomptable courage de leur race. Reynolds, qui devait les commander, s’est noyé pendant la traversée ; le major-général Morgan[9] a pris sa place ; mais la direction reste aux mains de l’ambassadeur accrédité près la cour de France, Lockhart, Écossais de vieille race, ancien officier de l’armée royale, rallié depuis à la cause du parlement, ayant et méritant la confiance du Protecteur, dont il a épousé la nièce[10].

Le maréchal est bien secondé : Clerville pour les travaux, et, pour commander les troupes, Castelnau, Ligniville, Créqui, homme nouveau qui égalera les autres ; nous ne nommons que les principaux.

Et cependant Turenne ne se rassure pas ; il s’attend à quelque coup fourré de M. le Prince. On dit celui-ci hors d’état de rien entreprendre, presque mourant ; mais que de fois ne l’a-t-on pas vu reparaître, ressusciter, quand il semblait perdu ?

À peine relevé d’une grave maladie qui l’avait cloué cinq mois au lit, ne pouvant recouvrer ses forces, sans cesse repris de la fièvre, Condé se rapprochait lentement de ses troupes, cheminant en voiture, à petites journées[11]. Ce qu’il voyait, ce qu’il entendait n’était guère propre à le ranimer : «Il enrageait qu’on n’eût pas mis meilleur ordre à la défense des passages de Bergues[12], » ces défilés, marais, rivières, dont l’Espagne tenait la clé et que l’ennemi avait franchis sans encombre. L’état des troupes était lamentable. Facile de relations, beaucoup plus conciliant que son prédécesseur, le marquis de Caracena, capitaine-général[13], n’avait pas l’aptitude, l’application, l’énergie de Fuensaldaña. Fort mal secondé d’ailleurs par le gouvernement de Madrid, il ne recevait du vice-roi ni appui, ni direction. « Dom Juan est un homme sans action, négligent au dernier point, ne bougeant presque de son lit… Il se pique de venir à l’armée ; mais il agit si peu, si à contre-temps et avec tant d’irrésolution, que cela fera manquer toutes les affaires[14]. » En traçant ces lignes quelques mois plus tôt, Condé ne se montrait que trop bon prophète.

En somme, rien n’avait été créé, rien relevé ; toute l’organisation s’écroulait ; tout manquait, recrues, solde, chevaux ; pas un canon attelé. Une rapide inspection avait suffi à éclairer Condé. Il n’hésita pas. Au premier conseil tenu à Ypres, il insista pour qu’on renonçât à toute opération qui pourrait aboutir à une action générale.

Mais deux incidens récens avaient réveillé l’ardeur des Espagnols, gonflé leur vanité. Tandis que le maréchal d’Aumont, attiré dans un traquenard à Ostende, se faisait prendre avec cinq cents hommes[15], le maréchal d’Hocquincourt, après avoir si longtemps tergiversé, multiplié, désavoué, renouvelé ses promesses, pris de l’argent de toutes mains, choisissait, pour se décider, le moment le moins favorable, et passait à l’ennemi, livrant à Condé, avec la complicité du major de Fargues, la place de Hesdin[16].

Ainsi, un maréchal de France, traîné captif de ville en ville comme un trophée vivant ; un autre maréchal de France caracolant à côté du vice-roi espagnol ; Condé mettant garnison de rebelles dans une vieille citadelle française, en arrière de nos lignes : voilà ce qui enivrait don Juan d’Autriche et lui faisait croire « que les ennemis n’oseraient seulement pas regarder l’armée du roi catholique. » Il en sera, répétaient les flatteurs, sur la dune de Dunkerque comme sur la plage d’Ostende ; il n’y aura qu’à ramasser des prisonniers. Hocquincourt a plus d’un ami parmi les lieutenans de Turenne ; maint officier français n’attend qu’une occasion pour trahir.

L’illusion sur ce point fut de courte durée. Le 12 juin, comme don Juan quittait l’abbaye des Dunes[17] pour s’établir à Zuydcoote, à deux lieues de Dunkerque, M. le Prince prit quelques cavaliers pour aller reconnaître les lignes françaises, s’avançant avec sa prudence ordinaire, se défilant de son mieux parmi les dunes, ne voulant ni engager une action inutile, ni attirer l’attention des patrouilles ennemies. Mais à peine eut-on aperçu un détachement français qu’Hocquincourt courut au-devant. En vain Condé le rappelle ; le maréchal songe plus à se faire voir qu’à charger ; fort empanaché, il envoie des coups de chapeau aux officiers français. On lui répond à coups de carabine, et c’est M. le Prince qui dut charger pour reprendre le corps du maréchal.

Ni l’issue de cette escarmouche, ni le rapport de Condé, sa chaude parole et son accent convaincu ne changèrent rien aux projets de don Juan.


III.

Le 13 juin, le vice-roi s’avance et range son armée en ordre de bataille, à une lieue environ des lignes françaises[18], présentant un front de 1,800 à 2,000 mètres, entre le canal de Furnes à Dunkerque et la ligne de haute mer qui recouvre la plage ou Estran.

Les Dunes ! voilà bien le « poste d’infanterie » que Condé signale ! Amas confus de monticules de sable, aux pentes raides et dénudées, séparées par des vallons sinueux et d’inégale largeur ; la végétation se réfugie sur les sommets : des touffes d’herbe dure et de broussailles couvrent les plateaux dont les dunes sont généralement couronnées. Là l’infanterie peut se loger ; chaque mamelon devient une redoute, et pour chacune de ces petites forteresses il faudra un assaut, à moins qu’un mouvement tournant ne les fasse tomber, car nul terrain ne se prête mieux aux surprises, aux embuscades. Sur la ligne choisie par don Juan, les sables ne s’étendaient pas jusqu’au canal et en étaient séparés par 300 ou 400 mètres de watregans,’prairies marécageuses et coupées de fossés.

L’action de la cavalerie se trouvait ainsi fort limitée ; elle ne pouvait se mouvoir que vers l’Estran avec l’aide de la marée, ou dans le dédale des watregans. L’infanterie d’Espagne ne peut donc compter ni sur le secours de la cavalerie, ni sur l’appui du canon absent. Déjà alors il était téméraire d’exposer l’infanterie aux boulets de l’ennemi sans lui donner le soutien de l’artillerie et la confiance qu’inspire le bruit de la riposte.

La disposition adoptée pour ranger l’armée d’Espagne (environ six mille hommes de pied et huit mille chevaux) ne corrigeait pas le vice de l’emplacement. Don Juan avait mal lu son terrain, mal pris ses distances. Séduit par la hauteur et la forme d’une grande dune sur laquelle se logèrent les vieux tercios, il s’était trop éloigné de la mer ; sa droite dégarnie ne pouvait se prolonger à marée basse sur l’Estran, tandis que sa gauche (Condé), entassée entre les dunes et le canal, sur un sol coupé et incertain, manquait d’espace pour se déployer et agir. Jugeant bien la faiblesse de la position, M. le Prince eut la prévoyance de jeter des ponts sur le canal et d’envoyer de l’infanterie sur l’autre rive[19].

Dans les lignes autour de Dunkerque, l’armée française restait immobile. Turenne ne donnait pas signe de vie.

Nous avons déjà essayé de mettre en relief certains traits de ce robuste génie. Ici encore ils vont reparaître plus nettement accentués : la précision du calcul, la sûreté du jugement, le don d’apprécier le temps aussi exactement que la distance ; la faculté plus rare encore de ne laisser échapper aucun indice de la résolution que le cerveau enfante. Au moment voulu, son plan sort tout machiné, inconnu de tous ; il échappe ainsi aux funestes contre-ordres de la dernière minute ; l’événement ne le surprend pas, et il ne devance pas l’heure, commençant à point nommé, au lieu, à l’instant qu’il a choisis, et alors la vigueur de l’exécution révélera la netteté de la pensée, la supériorité du caractère. Les impatiens qui ne voient pas venir l’ordre, trop longtemps attendu à leur gré, se méprennent sur cette sagesse, et quand enfin le chef ouvre la bouche, cherchant ses mots, le tour qu’il emploie, parfois concis jusqu’à l’obscurité, donne encore une fois le change ; cette parole hésitante semble trahir un esprit incertain. Beaucoup y sont pris.

Dans le récit qu’il a laissé de la campagne de 1658, le major-général Morgan, qui d’ailleurs ne dit de bien que de lui-même[20], a tracé un portrait grotesque de Turenne, s’enveloppant dans un majestueux silence et ne sortant de son mutisme que pour bredouiller des ordres inintelligibles. Cet observateur malveillant traduit en termes outrés une impression assez généralement répandue dans le camp français la veille de la bataille des Dunes. Rien n’indiquait que le maréchal voulût répondre au défi de don Juan. Il croyait encore à une feinte, ne pouvant pas admettre qu’un capitaine éclairé, conseillé par Condé, pût commettre une aussi lourde faute ; c’est ce qui ressort de ce langage, toujours un peu voilé : « M. le Prince a été à la tête du camp ; il a poussé la garde. Les ennemis veulent-ils marcher droit à nous ? ne veulent-ils pas plutôt faire des détachemens ? » c’est le siège dont le maréchal est en peine : on n’a pu se loger sur la contrescarpe… L’estacade a été rompue… la fatigue redouble ; « tout dépend (hors un combat dont les ennemis sont encore douteux) de la façon qu’ira le siège. Si l’on ne prend bientôt la contrescarpe, on commencera à manquer d’infanterie[21]. » D’ailleurs les dépêches de Mazarin sont ambiguës : le cardinal ne défend pas de livrer bataille ; il préfère qu’on puisse l’éviter.

Mais survient un page de M. d’Humières ; fait prisonnier la veille, il s’est échappé à la faveur de la nuit. Les Espagnols ayant laissé cet enfant circuler librement dans leur camp, il a tout observé ; sa description est vivante ; pas de canons, il en est sûr.

Aussitôt Turenne se transforme ; rapidement il donne les ordres qu’il a longuement médités ; le siège ne sera pas levé ; une partie des troupes restera à la garde des tranchées et du matériel ; les autres marcheront à l’ennemi ; les postes sont assignés aux officiers-généraux, les mouvemens préparatoires exécutés durant la nuit.


IV.

L’immobilité de Turenne n’avait pas moins frappé les Espagnols que les Français, et les conseillers de don Juan se demandaient si le maréchal oserait quitter sa circonvallation, abandonner ses travaux, son matériel, à la merci d’Antoine de Leede. On était là si rassuré que le 13 au soir l’ordre fut partout donné d’aller au fourrage. Et pendant que les fourrageurs se dispersent, le reste de l’armée dort.

Seul, Condé veille ; à cheval avant l’aube (14 juin), il visite sa grand’garde, et, le premier, il aperçoit le mouvement de l’ennemi. Sortie des lignes pendant la nuit, l’armée française s’est mise en marche au point du jour. Elle s’avance en silence, à petits pas, à rangs serrés, déployée sur plusieurs lignes entre le canal et l’Estran. Les premières clartés du matin permettent à l’œil exercé de M. le Prince de compter 20 bataillons et 56 escadrons, que les vagues de cette mer de sable lui montrent ou lui dérobent tour à tour. Tandis que ses troupes se rassemblent, il court au quartier-général. Don Juan est levé, souriant. Condé veut tenter un dernier effort : « Il en est temps encore ; masquez la retraite par un rideau de cavaliers déployés près des crêtes, profitez des ponts jetés sur le canal pour le faire rapidement franchir à l’infanterie ; votre cavalerie se retirera le long de la mer, la mienne assistera l’infanterie. » C’est la manœuvre qui a si bien réussi au mois d’août 1655 sur les bords de l’Escaut[22].

Mais don Juan ne rêve que victoire ; il accepte la bataille. M. le Prince pique vers la gauche pour rejoindre ses troupes. Sur le chemin, il rencontre le jeune duc de Gloucester, troisième fils de Charles Ier : « Vous n’avez jamais vu livrer de bataille ? Lui crie-t-il. Avant deux heures vous saurez comment on en perd une. »

Le canon français rompt le silence du matin. Les boulets s’enterrent dans le sable ; quelques-uns ricochent de dune en dune ; plus de trouble que de dommage. Bientôt de grandes clameurs s’élèvent ; ce sont les red coats qui saluent Castelnau de leurs hurrahs au moment où ce preux, aimé, admiré de tous, passe devant leur front[23]. À eux d’engager l’action. Lockhart et Morgan les conduisent à l’assaut de la grande dune. Les soldats des tercios reçoivent vaillamment le choc ; mais ils ont affaire à des « bêtes enragées[24]. » Repoussés à coups de pique, les Anglais reviennent à la charge, tombent, se relèvent ; les piques se croisent et se recroisent ; les Castillans ne reculent pas. On ne saurait dire qui l’eût emporté si la cavalerie française n’était venue prendre de flanc les tercios.

L’état-major espagnol avait inexactement calculé le mouvement de la marée, et comptait sur la protection du flot au moment même où le jusant commençait. S’avançant avec ses chevau-légers au milieu des ondes qui reculent, Castelnau aborde d’écharpe les escadrons qui couvrent la droite de l’armée d’Espagne. Dans leur retraite, ces escadrons entraînèrent l’infanterie wallonne, et les tercios se virent tournés au moment où les « Côtes-de-fer » donnaient un suprême assaut à la grande dune. Le coup fut décisif. Le centre de l’armée d’Espagne est bientôt rompu comme la droite.

Les troupes de Condé formaient la gauche ; par suite de l’ordre dans lequel se présentait l’armée de Turenne, elles furent les dernières aux prises. Là aussi l’erreur de don Juan avait eu son contre-coup ; hommes et chevaux se trouvaient entassés sur un sol mouvant, entre un labyrinthe de canaux, un fouillis de marécages et cet amas de redoutes naturelles que l’infanterie couronne, parmi lesquelles elle circule invisible. Il fallut toute la dextérité de Condé pour démêler ce chaos. Au milieu des bataillons qui ploient, des chevau-légers qui reviennent, il retrouve sa cavalerie fraîche. Par quelques mouvemens de flanc, par des charges limitées, il arrête les progrès de l’ennemi, couvre le ralliement des escadrons ébranlés et dégage son infanterie. C’est la dernière qui lui reste ; il ne peut plus songer à la recruter, et, si médiocre qu’elle soit, il veut à tout prix en sauver les débris[25]. Sans prendre le temps de reformer ses rangs, il lui fait franchir les ponts et la renvoie vers Furnes par l’autre rive du canal.

À peine sorti, comme par enchantement, d’un désordre qui semblait irréparable, M. le Prince conçoit toute une opération nouvelle que son génie lui inspire. « Il avait en pareilles rencontres des ressources que les autres n’ont pas, » a écrit Bussy, qui, de l’autre côté, en face de lui, le voit faire et sent le poids de ses retours offensifs[26].

La bataille est perdue, perdue sans remède ; mais le découragement, le dépit du donneur d’avis dédaignés sont des faiblesses inconnues à l’âme de Condé : il essaiera de ravir au vainqueur le fruit de la victoire. Sa cavalerie, rapidement l’assemblée, ne laissera pas aux escadrons repoussés le temps de se rétablir. Condé va charger à fond, pousser droit devant lui, s’ouvrir passage. S’il peut donner la main à Antoine de Leede, le siège de Dunkerque sera levé ; rappelé de la poursuite, Turenne trouvera les tranchées comblées, le corps de siège dispersé, les pièces enclouées, les communications coupées ; et alors Dieu sait quel horizon pourra s’ouvrir au génie entreprenant de M. le Prince.

La fortune semble favoriser son audace ; tout recule devant lui. « Il y eut un temps où les choses furent un peu en balance, » avoue Turenne dans ses Mémoires. L’épée haute, Condé se retourne vers ceux qui le suivent : «Nous coucherons ce soir à Dunkerque,» leur crie-t-il. — « C’eût été une des plus extraordinaires actions qui se fût jamais faite : secourir la place après avoir perdu la bataille[27]. »

Mais la brigade des gardes françaises et suisses, qui avait refusé sa droite pour laisser passer ce torrent de cavalerie, se rallie derrière la dune voisine. Par un brusque changement de front, les gardes en couronnent la crête ; et comme M. le Prince rassemblait son monde pour pousser outre, les mousquetaires des trois bataillons envoient une décharge générale à cette cavalerie massée. Pas un coup qui ne porte ; tout tombe ou fuit. Vivement ralliés par un chef digne de croiser le fer avec Condé[28], les chevau-légers français reparaissent.

M. le Prince va être cerné ; sentant fléchir son cheval, il le rassemble par une puissante étreinte et le lance sur un grand fossé plein d’eau. Le généreux coursier franchit l’obstacle et tombe mort de l’autre côté. Un moment à couvert, mais froissé dans la chute, convalescent, encore faible, Condé se relève difficilement. Les balles pleuvent autour de lui ; les chevau-légers français cherchent à le joindre ; plusieurs de ses amis sont frappés ou pris en s’efforçant de le protéger. On le remonte à grand’peine. Une fois en selle, il se retrouve. Son œil d’aigle pénètre la manœuvre de deux escadrons français arrivés à la file par un détour pour lui barrer toute issue. À bride abattue, il pique droit à celui de gauche, et, le rasant ventre à terre, — juste au moment où ce coup d’audace avait une chance de réussir, — il est hors d’atteinte avant qu’on n’ait songé à le poursuivre.

Dans ce désastre de ses dernières espérances, il demeure calme ; son visage ne trahit aucune émotion ; son esprit est présent. Il donne avec lucidité les ordres pour la retraite, pourvoit à tout, et rejoint don Juan, Caracena, le duc d’York, qui avaient fait leur devoir de soldats. La poursuite ne fut pas vive ; quelques prisonniers de plus n’auraient rien ajouté à l’éclat de la victoire, à la sévérité du coup porté au roi catholique et au prince de Condé. Turenne avait hâte d’achever le siège de Dunkerque, qui capitula le 23 juin. Antoine de Leede était mort le matin même[29].


V.

C’est la fin ! Condé n’a plus rien à espérer de la guerre ; mais l’honneur lui défend de déserter ses alliés, d’abandonner ses amis au lendemain de la défaite ; il ne veut pas disparaître comme un joueur qui jette les cartes après avoir perdu la partie. De grands devoirs restent à remplir ; il n’y faillira pas. Au moment de poser les armes, pressé par une nécessité impérieuse, il doit tirer parti des gages qu’il a entre les mains, de la force qu’il représente encore ; il le doit à ses alliés, à ses amis, à sa propre gloire.

La tâche est difficile. Il demeure presque seul ; « ses braves sont tués ou pris[30]. » Compagnons ou lieutenans, tous avaient disparu ou étaient retenus au loin. Mort son ami d’enfance[31], le comte de Meille, le troisième de l’illustre maison de Foix frappé à ses côtés[32] ; prisonniers Boutteville, Coligny, Guitaut (le chevalier), de Roches, Ricous ; les autres, Marchin, Montal, etc., disséminés par les besoins du service. Condé n’a près de lui pour l’assister dans la conduite des troupes que Rochefort, Guitaut (le comte), Chamilly, et parfois le prince de Ligne[33]. C’est avec deux ou trois lieutenans harassés qu’il retient et dirige une poignée d’hommes dont la désertion et la misère éclaircissent les rangs chaque jour, qu’il réussit à continuer au moins un semblant de lutte, à ralentir les progrès de l’ennemi. Pendant cinq mois encore, il tient la campagne aux avant-postes de l’armée du roi catholique qui reculait lentement, manœuvrant, secourant ici une place, là recueillant un parti repoussé, un détachement égaré, ne se relâchant pas, sans abattement et sans témérité inutile, l’humeur égale, sans amertume, sans récriminations[34].

Il est certain que la présence de Condé en imposait à Turenne et contraignit le maréchal à marcher pas à pas, de place en place, avec une prudence qui étonne Napoléon. L’immortel auteur des dictées de Sainte-Hélène ne s’explique pas que l’armée victorieuse n’ait pas rapidement et hardiment marché sur Bruxelles. Au fond du cœur, Condé s’attendait à cette marche hardie, qu’il eût probablement entreprise s’il eût été à la place de son heureux rival ; aussi se tint-il toujours prêt à se jeter dans la capitale des Pays-Bas et à s’y enfermer avec toutes ses troupes.

Après avoir complété par la prise de Gravelines (27 août) ses conquêtes de la Flandre maritime, Turenne s’approche de la Lys. M. le Prince quitte les positions qu’il occupait entre Ostende et Bruges, couvrant Anvers, le réseau des canaux et les communications essentielles. De Tournay, où il s’établit le 10 septembre, il menace le flanc de l’armée qui s’avance, et pourra secourir, sauver peut-être quelques-unes des places de la Lys, retarder le passage de cette rivière ; sa retraite est assurée sur Bruxelles ; enfin l’ennemi ne saurait tromper sa vigilance, lui dérober les partis poussés vers la Sambre et la Meuse contre les petites forteresses où il tient encore garnison et dont la possession a pour lui plus que jamais une importance inappréciable.

La fortune lui reste contraire. Chamilly est battu et pris au moment où il voulait se jeter dans Audenarde. Battu et pris aussi le prince de Ligne, que Condé avait appelé pour le relever à Tournay (septembre). Ces incidens, l’isolement où on le laisse, arrachent à Condé une protestation dont le tour mélancolique et le ton modéré ne ressemblent guère aux mercuriales d’antan ; M. le Prince sait aujourd’hui qu’il faut avaler le calice jusqu’à la lie : « Il me semble que je ne devrois pas estre seul chargé de tous ces soins et que ceux qui ont entre les mains l’autorité du Roy (d’Espagne) s’en devroient aussy mesler. Il seroit à propos que l’on quittast le séjour de Bruxelles pour venir voir sur les lieux ce qu’il y auroit à faire dans ces occasions. Je veux croire qu’il y a des affaires importantes qui vous arrestent à Bruxelles ; mais on pourroit, à mon avis, s’appliquer à ce qui est de plus pressé…[35] »

Malgré cette suite d’échecs, les suprêmes efforts de Condé ne furent pas perdus pour sa cause. Turenne s’arrête après la prise d’Ypres, ne franchit pas la Lys et met ses troupes en quartiers d’hiver. La campagne se termine sans avoir l’issue fatale que les premiers désastres pouvaient faire redouter aux vaincus des Dunes. L’épée de Condé s’est assez montrée pour peser encore d’un certain poids dans le plateau des négociations. Il a posé une limite à l’invasion française, et ses derniers services créent à ses alliés une véritable obligation morale. Lui-même conserve la possession des trois places de Rocroy, Linchamp, Le Catelet. Sa petite armée reste en corps, décimée, mais vivant par ses cadres, désignée avec une certaine ostentation sous ce nom de Sambre-et-Meuse que nos guerres de la révolution ont illustré, commandée par les lieutenans du Prince, et celui-ci fait un certain étalage des mesures prises pour rétablir ses troupes, propageant diverses rumeurs qui relèvent l’éclat de sa position, déguisent son dénûment.

On apprend l’arrivée prochaine d’un corps de dix mille hommes envoyé par l’Empereur au secours du gouvernement des Pays-Bas ; qui commandera cette armée, si ce n’est M. le Prince ? lui-même l’annonce, d’un ton assez dégagé, il est vrai, et qui masque imparfaitement le peu de foi qu’il ajoute à la nouvelle : « Ce n’est pas que je veuille en faire mon capital ; mais il y a toujours du plaisir à commander un corps considérable[36]. »

Et pourquoi ne serait-il pas capitaine-général dans les Flandres, seul chef d’une armée relevée, renforcée ? Don Juan est parti en disgrâce (mars 1659). L’archiduc Sigismond, qui devait le remplacer, ne vient pas[37]. Fuensaldana, dont on reparle, est « aujourd’hui bien amendé, reconnaissant le tort qu’il a eu de ne pas s’entendre avec V. A.[38] ; » assurément il ne disputera pas le commandement à Condé. Déjà Caracena, qui est encore là et qui peut-être restera en place, abandonne à M. le Prince la présidence des « juntes » (conseils de guerre), et « proteste qu’il n’aura pas de plus grande joie que de servir sous un sy grand capitaine[39]. »

Voilà ce que Condé laisse dire, répand lui-même, fait savoir partout, à ses agens, à ses amis. Ce sont de beaux semblans, mais qui ne soulagent pas la profonde tristesse de son cœur. Le capitaine est désarmé. Son attention ne s’attache plus aux choses de la guerre que par un reste d’habitude et le sentiment du devoir ; ce sont des opérations d’un autre genre qui fixent, retiennent aujourd’hui l’activité de son esprit. Il n’agit, parle, écrit que pour seconder les amis qui depuis assez longtemps, et non sans péril, travaillent, en France même, à son rétablissement, ou, si ceux-ci échouent, s’ils demeurent impuissans, pour défendre ses officiers, ses troupes, ses serviteurs, fournir des argumens aux négociateurs officiels ou officieux qui vont s’efforcer de le faire comprendre, — l’honneur sauf, — dans le traité de paix entre les deux couronnes, traité dont le prélude est la suspension d’armes conclue le 8 mai 1659[40].


H. D’ORLEANS.

  1. Histoire des Princes de Condé, liv. VI, ch. X. (Ce chapitre fera partie du tome VII et dernier.)
  2. Ce tableau allégorique, connu sous le nom de Repentir, a été peint par Michel Corneille II en 1691. Nous ne saurions donner ici la description des toiles qui ornent « la galerie où sont peintes les actions de M. le Prince. » Qu’il nous suffise de dire, pour constater leur valeur historique, que, dès le 9 mai 1687, c’est-à-dire cinq mois après la mort du grand Condé, il en est fait mention dans nos archives. Les ordres avaient pu être donnés par M. le Prince. Les artistes furent dirigés dans tout le détail par son fils : on sait le culte que ce dernier avait pour son père, le soin avec lequel il avait recueilli ses moindres paroles. Le récit de la bataille des Dunes, écrit sous la dictée de Condé, est pleinement confirmé par les relations contemporaines et par les documens originaux que nous avons consultés.
  3. Turenne à Mazarin, 16 juin 1658. (Affaires étrangères.)
  4. Tome V, p. 95 et suiv.
  5. Clerville (Louis-Nicolas, chevalier de), successivement promu sergent de bataille et maréchal-de-camp, dirigeait tous les sièges importans depuis 1650. À sa mort, 1677, il avait la charge de « commissaire-général des fortifications et réparations des villes de France, dans laquelle Vauban lui succéda.
  6. « La fortune m’a fait naître le plus pauvre gentilhomme de France… » (Vauban à Louvois, 15 décembre 1671. Dépôt de la Guerre.)
  7. Vauban fut bientôt connu dans l’armée sous le nom de « diacre de M. de Clerville, » malgré de fréquens démêlés qui remontaient au siège de Mardick (1657), et qui éclatèrent en 1668 avec une vivacité particulière lors de la construction de la citadelle d’Arras, « la belle inutile. » Dans cette discussion, Vauban eut pour lui l’opinion de M. le Prince, son premier général. — Nous n’avons pas à retracer ici la vie de ce grand homme, de ce grand homme de bien. Tout le monde connaît son œuvre, les principaux sièges du règne de Louis XIV, et cette admirable ceinture de forteresses, qui, pendant plus de cent ans, a miraculeusement protégé la France. Vauban comptait déjà six blessures en 1658 ; l’emplâtre vint plus tard à la suite d’un coup de mousquet à la joue reçu au siège de Douai en 1667. Maréchal de France en 1703, chevalier de l’Ordre en 1705, Vauban mourut en 1707, « le premier des ingénieurs et le meilleur des citoyens. » (Voltaire.)
  8. Red coat (habit rouge), ainsi dit le général Morgan dans son récit de la bataille des Dunes. Il est hors de doute, n’en déplaise à certaines théories, que le rouge était, depuis plusieurs années déjà, la couleur portée par la plus grande partie de l’infanterie anglaise : le 16 octobre 1649, un contrat était passé pour la fourniture de 16,000 habits rouges destinés à l’armée parlementaire en Irlande (Council of State proceedings. Calendar of State papers).
  9. Sir Thomas Morgan, colonel au service du parlement en 1645, major-général en 1654, débarqua en France le 29 mai 1657. À son retour (1659), il fut employé en Écosse et suivit l’évolution de Monk. La Restauration le récompensa par le don d’un domaine en Staffordshire. Vaillant et bon officier, mais d’une humeur et d’une vanité intraitables.
  10. La famille de l’ambassadeur florissait en 1150 et tirait son nom (Lock heart) d’une légende ; un des chefs de la race, Siméon, aurait porté le cœur de Robert Bruce. — Né en 1621, sir William Lockhart eut une jeunesse agitée. Réfugié presque enfant en Hollande après une aventure d’écolier, il sert quelque temps en France, reparaît à la bataille de Worcester à côté de Charles II, puis se retrouve, deux ans plus tard, dans l’intimité de Cromwell, qui lui donne successivement sa nièce Robina Sewster, l’ambassade de France (1657), et le gouvernement de Dunkerque (1658). — La Restauration ramena sir William en Hollande. Rentré en grâce en 1671, il revint à Paris comme ambassadeur, et s’était encore une fois retiré en Hollande lorsqu’il y mourut en 1675. — Un de ses petits-neveux ou descendans, John W. Lockhart, éditeur de la Quarterly Review, a épousé la fille de sir Walter Scott et publié ses œuvres.
  11. M. le Prince quitta Bruxelles le 3 juin. Il était, le 8, à Ypres ; le 9, à Nieuport ; le 10, à Fumes ; le 11, à Bergues.
  12. Mazarin à Turenne, 5 juin. A. E.
  13. Voir t. VI, p. 428, et note p. 429.
  14. M. le Prince au comte de Fiesque, 11 octobre 1657. (Archives de Condé.) — « Je ne vous dis pas cecy par aucune animosité que j’aye contre luy, ajoutait Condé, car je suis son amy et nous vivons bien ensemble. »
  15. Le piège avait été imaginé et habilement préparé depuis plusieurs mois par un officier wallon nommé Spindeler, et les agens de Mazarin s’y laissèrent prendre. Il y eut même un traité signé : Ostende n’attendait que l’arrivée par mer d’un petit corps français pour se donner au roi très chrétien. Le maréchal d’Aumont fut chargé de l’expédition. Il s’embarqua, le 2 mai, à Mardick et mouilla le lendemain devant Ostende ; les conjurés n’étaient pas prêts ; il fallut rester à l’ancre dans cette détestable rade. En ville, tout le monde était dans le secret, et chacun joua son rôle. Le 14 mai, au matin, profitant de la marée, le maréchal d’Aumont entra dans le port avec quelques navires et débarqua avec 500 hommes environ ; on l’accueillit aux cris de : Vive la France ! Soudain son petit corps fut enveloppé et fusillé à bout portant ; tout ce qui avait débarqué fut tué ou pris. Les troupes restées en rade purent regagner Calais.
  16. Le gouverneur de Hesdin, le marquis de Bellebrune, étant mort le 16 février 1658, le major de la place, Barthélémy de Méallet de Fargues, refusa de recevoir le nouveau gouverneur envoyé par le roi. Le véritable instigateur de la rébellion était le maréchal d’Hocquincourt, qui, le 2 mars, se jeta dans Hesdin avec son régiment. Les prétentions exorbitantes des rebelles rendant impossible le retour au devoir, ils se tournèrent vers le prince de Condé, qui conclut avec eux un traité en règle et leur envoya un détachement, commandé par Boutteville et Persan. Fargues logea ces troupes dans les faubourgs, sans vouloir laisser entrer personne dans la place ; il relégua même Hocquincourt à un rang si effacé que le maréchal prit le parti de se rendre à Bruxelles, où il arriva le 30 mars. — Fargues resta maître de sa place jusqu’à la paix des Pyrénées, et fut compris dans le traité ; mais le roi n’oublia pas le traître. Fargues fut arrêté, jugé et pendu au mois de mars 1665 : « La condamnation portait pour vol, péculat, faussetés et malversations commises au fait du pain de munition. » (Olivier d’Ormesson.)
  17. 3,000 mètres nord-ouest de Furnes ; 11 kilomètres de Zuydcoote.
  18. Cette ligne de bataille devait passer par l’emplacement actuel du fort des Dunes. C’est aussi l’opinion du colonel Bourelly.
  19. Instructions de Condé à Guitaut pour les chemins et communications, etc., 13 juin 1658. (Archives d’Époisses.)
  20. « À true and just Relation of Major-General sir Thomas Morgan’s Progress in France and Flanders, with the six thousand English, in the years 1657 and 1658, at the taking of Dunkirk and other important Places, at it was delivered by the General himself. » (London, 1699.) — Morgan nous montre aussi Lockhart sous un jour ridicule, paraissant le matin de la bataille des Dunes avec un bonnet blanc sur la tête, pâle, défait, malade, et remettant le commandement à Morgan, puis se remontrant après la victoire, brillant de santé, superbe d’allures et de costume. Ces assertions du major-général sont démenties par tous les récits contemporains.
  21. Turenne à Mazarin, 12-13 juin. A. E.
  22. Voir t. VI, p. 487.
  23. Sur Castelnau, voir t. IV, p. 325. — Blessé, le 19 juin, aux travaux de siège, Castelnau mourut quelques jours après. Le bâton de maréchal de France fut placé sur son lit de mort.
  24. « Joannes Austriacus ipse, cedere coactus, exclamasse fertur se victum a rabidis feris nulla periculi ratione habita saevientibus. » (Priolo : De Rebus Gallicis, 1665.)
  25. « J’ay sauvé mon infanterie… » (M. le Prince au comte d’Auteuil, 3 juillet 1658. A. C.)
  26. Lieutenant-général et mestre-de-camp général de la cavalerie légère, Bussy n’avait pas de poste déterminé et accompagnait Turenne. Au moment de l’action, il se plaça à la tête du « régiment royal, » qui faisait partie de l’aile droite, commandée par Crèqui. Il faisait donc face à Condé et eut à supporter son choc quand le Prince changea pour dégager l’infanterie.
  27. Mémoires de Bussy.
  28. Le marquis de Créqui (François de Blanchefort), encore peu connu alors, jeune d’âge et de grade (lieutenant-général du 3 juin 1655). — « Turenne l’avait choisi pour commander l’aile opposée à M. le Prince sans avoir aucun égard à l’ancienneté des lieutenans-généraux » (Saint-Évremond ; portrait de Turenne), et le maréchal avait eu la main heureuse. Par une coïncidence remarquable, c’était Boutteville qui, en face, conduisait la première ligne des Condéens. Ainsi débutaient, manœuvrant l’un contre l’autre, les deux capitaines, qui, formés celui-ci à l’école de Turenne, celui-là à celle de Condé, prendront la place de leurs maîtres et soutiendront la fortune de la France lorsque « Turenne sera à Saint-Denis et Condé à Chantilly. » — Élevé à la dignité de maréchal de France en 1668, Créqui, plusieurs fois victorieux, perdit la bataille de Consarbrück (11 août 1675) : — « j’en suis navré pour le Roi et pour la France, s’écria Condé à cette nouvelle ; quant à M. de Créqui, il ne lui manquait que cela pour devenir un grand capitaine.» — Les glorieuses campagnes de 1676 à 1679 justifièrent la prophétie de M. le Prince. Créqui commanda pour la dernière fois en 1684 et mourut le 4 février 1687, âgé de soixante-trois ans.
  29. Il avait été mortellement blessé dans la nuit du 19 au 20.
  30. Lettres de Gui-Patin.
  31. et Le pauvre M. de Meille, qui estoit à V. A. dès son enfance… » (Lenet à M. le Prince, 16 juillet 1658. A. C.)
  32. Henri de Foix, comte de Meille, mourut le surlendemain de la bataille : — « J’ay receu avec douleur la mort de M. le comte de Meille, perdant en sa personne un véritable amy » — (M. le Prince à Caillet, 18 juin 1658. A. C.) — Son frère, le chevalier de Foix, venait d’être tué dans un combat livré par Montal en Champagne. — Il y avait douze ans que l’aîné, Gaston de Foix, comte de Fleix, était tombé aux côtés du duc d’Anguien sous les murs de Mardick.
  33. Officier de grande valeur, le prince de Ligne appartenait à l’armée espagnole et fut laissé à la disposition de Condé sur ses vives instances. Encore faut-il noter que Chamilly et le prince de Ligne furent faits prisonniers au mois de septembre. Il est vrai que Boutteville, Coligny, le chevalier de Guitaut et Chamilly lui-même furent rendus avant la fin de l’année à leur général par échange avec le maréchal d’Aumont. Quant à Ricous, il était encore en captivité au mois de mai 1659. (M. le Prince à Ricous, 18 mai 1659. A. C.)
  34. Sur certains points cependant il n’entendait pas raillerie. Comme on laissait entendre autour de don Juan que le plan de la bataille des Dunes était l’œuvre de Condé, et cette rumeur ayant trouvé un écho dans quelques publications, M. le Prince s’en expliqua ouvertement, et Caracena eut la loyauté de lui donner raison dans les termes les plus nets par une formelle déclaration. (Caracena à M. le Prince, 13 septembre 1658. A. C.)
  35. M. le Prince au marquis de Caracena, 18 septembre. (Minute A. C.)
  36. M. le Prince à Lenet, 18 janvier 1659. (Bibliothèque nationale.)
  37. L’archiduc Sigismond à M. le Prince ; Inspruck, 21 décembre 1658. A. C. Il annonce qu’il est désigné pour gouverner les Flandres. — Le 22 février 1659, Condé écrit à Lenet qu’on ne parle plus de l’arrivée de l’archiduc ; en effet, il ne vint pas.
  38. Caracena à M. le Prince, 23 octobre 1658. A. C.
  39. M. le Prince à Lenet, 22 février 1659. B. N.
  40. Le 12 mai 1659, Condé ordonne à Guitaut de faire publier la suspension d’armes dans ses quartiers : — « C’est le premier acte de suspension qui fut fait du côté des Espagnols et de M. le Prince, » — écrivit Guitaut en marge de la lettre de Condé. (Archives d’Êpoisses.)