LE
DRAME DU VÉSUVE

II.
LES TÉMOINS ET LES VICTIMES[1].


I.

Au milieu de l’été de l’an 79, Herculanum avait depuis longtemps réparé les dégâts du tremblement de terre, Pompéi s’était relevée et rajeunie, les villas et les temples ébranlés par la secousse de l’an 63 avaient été restaurés, toute la côte de la Campanie avait repris une nouvelle fraîcheur. On était à la fin des jours caniculaires ; la sécheresse était grande, les sources et les puits étaient taris, symptômes dont les Campaniens devaient apprendre bientôt la signification. Le sol s’était agité plusieurs fois, la mer avait frémi sans cause apparente et s’était couverte de bouillonnemens ; on entendait des grondemens souterrains, comme si les Titans ensevelis sous les montagnes se préparaient à recommencer leur guerre contre les dieux ; quelques habitans du pied du Vésuve assuraient même avoir vu des géans s’élancer au milieu des nuées. Tout à coup le 23 août, à une heure de l’après-midi, s’éleva dans les airs une immense colonne de fumée.

Rien de plus naturel que de vouloir suivre les péripéties d’un drame qui émeut encore l’humanité. Pour cela, nous avons deux secours : d’abord le récit des témoins oculaires consigné dans les lettres de Pline le Jeune, ensuite le témoignage muet des victimes, c’est-à-dire la position des squelettes trouvés sous les cendres et les observations suggérées par les fouilles ; mais, pour bien s’expliquer les détails que l’histoire nous a transmis, ou ceux que l’archéologie nous révèle, il faut avoir présens à l’esprit les principaux phénomènes d’une éruption volcanique ; il faut rapporter aux faits généraux constatés par la science les faits particuliers que les descriptions naïves des historiens rendent plus obscurs.

Sans exposer aucune théorie ni empiéter sur le domaine des géologues, rappelons-nous que toute grande éruption suppose deux élémens combinés, l’eau et le feu. Le feu, qui est le feu terrestre, est permanent selon les uns, accidentel selon les autres. Les premiers y voient la matière ignée qui forme le noyau de la terre et que soulèvent à certaines époques des courans souterrains, des marées qu’on n’a pu encore définir ; les seconds croient à de formidables combinaisons chimiques qui, se produisant tout à coup au sein de la terre, élèvent la température de la façon la plus violente, mettent un certain nombre de corps en fusion, les dilatent, et par l’excès de dilatation provoquent une explosion. Dans le premier cas, le volcan est une soupape de dégagement, moyen de communication entre le feu intérieur et l’extérieur du globe ; dans le second cas, le volcan est une cheminée d’appel où les gaz combustibles brûlent au contact de l’air.

L’eau, d’un autre côté, joue un rôle considérable dans les phénomènes volcaniques. On a constaté et Gay-Lussac a proclamé qu’il n’y avait pas de grande éruption sans que l’eau y entrât comme élément essentiel. L’expérience démontre ce thème, en apparence paradoxal. Ce que l’on avait observé au Vésuve en 1794 a été confirmé par les études de M. Fouqué sur l’Etna. M. Fouqué a mesuré les quantités de vapeur d’eau condensée en pluie qui ont accompagné l’éruption de 1865. Il a trouvé pour vingt-quatre heures 22 000 mètres cubes d’eau, c’est-à-dire le volume d’une rivière. Herculanum atteste quelles masses d’eau mêlées aux cendres le Vésuve a dû jeter de ce côté en 79. Le Monte-Cavo, près de Rome, par la formation de ses bancs de pépérin, nous fait voir également quels torrens de pluie contemporains de l’éruption antéhistorique ont dû entraîner les cendres et les pierres carbonisées qui, en se durcissant, ont créé un véritable tuf.

Quand on analyse les matières rejetées par certains volcans, on y remarque des élémens qui ne peuvent provenir que de l’eau de mer, par exemple le chlorure de sodium ou sel commun et l’azote. L’azote surtout, produit par les corps en décomposition, ne peut exister naturellement dans les entrailles de la terre ; il y semble introduit avec l’eau de la mer, qui contient suspendue une quantité considérable de débris animaux en dissolution, et par conséquent doit dégager, sous l’action du feu qui la vaporise, tout ce qu’elle comporte d’azote.

Comment l’eau de mer peut-elle pénétrer dans le foyer des volcans ? Par les fissures dont il était question dans la première partie de ce travail. Ces fissures se prolongent sous la mer et se rouvrent par l’effet du tremblement de terre ou de certaines révolutions souterraines. Pendant l’éruption de 1861, le golfe de Naples fut empesté d’acide carbonique qui sortait du fond de la mer, la faisait bouillonner et tuait les poissons, rejetés bientôt sur la plage. Pour que l’acide carbonique se dégageât du fond de la mer, il fallait nécessairement qu’il y eût des fissures par où l’eau pénétrait et expulsait le gaz. Les navigateurs qui visitent les îles Lipari ont signalé, entre Lissa Bianca et Bottaro, un point où le fond de la mer semble en ébullition ; lorsque la surface de l’eau est tranquille, on voit des bulles de gaz se dégager en grande abondance par des orifices inconnus ; par où le gaz sort, l’eau entre.

Si les volcans sont éloignés de la mer, alors c’est l’eau douce, soit l’eau des pluies, soit l’eau des sources, qui pénètre par infiltration à travers des roches poreuses. Pendant des années et parfois des siècles, il se forme ainsi de vastes réservoirs dans l’intérieur de la terre. Le jour où par suite d’un éboulement, d’une obstruction de conduits, d’un tremblement de terre, de l’action du feu qui met les roches en fusion, ces nappes d’eau douce ou d’eau salée sont en contact avec le foyer du volcan, aussitôt se produit le phénomène qui accompagne l’explosion d’une chaudière à vapeur. L’eau se vaporise à cette chaleur qui dépasse toutes les mesures de chaleur connues ; la violence indicible de la pression provoque l’éruption, et jette dans les airs des torrens de vapeur qui se refroidissent aussitôt et retombent en pluie. Pour concevoir comment Herculanum a été noyé sous une épaisseur de cendres et de boues qui dépasse 80 pieds, il faut se souvenir que dans toute grande éruption l’eau a une part considérable, et que sa force est supérieure peut-être à celle du feu.

Ces préliminaires établis, rappelons avec ordre quels sont les phénomènes qui accompagnent une grande éruption, car la connaissance de ces phénomènes nous est nécessaire pour comprendre le récit des auteurs anciens : elle leur prête la lumière qui leur manquait à eux-mêmes. Ce sont :

1o La colonne de fumée, indice précurseur ; elle s’élève jusqu’à 2 000 et 3 000 mètres dans les airs, et remplace le petit nuage blanchâtre qui sort d’ordinaire du cratère pour être aussitôt courbé par le vent.

2o Les tremblemens de terre qui précèdent et accompagnent l’éruption rouvrent les fissures, et facilitent l’échappement des gaz et des matières incandescentes.

3o Les gaz qui se répandent soit par les fissures, soit par le cratère ; ils sont de deux sortes, les uns inflammables au contact de l’air et produisant des jets subits de flamme, l’hydrogène et le carbure d’hydrogène par exemple ; les autres, plus lourds que l’air, tendant à descendre sur le sol, mortels pour quiconque les respire : tels sont, par ordre de densité croissante, l’acide chlorhydrique, l’acide sulfureux et l’acide carbonique ; chaque fissure a son gaz particulier. L’abondance du gaz acide carbonique est surtout dangereuse : il asphyxie tous les êtres animés, et n’est pas moins redoutable lorsqu’il sort de l’eau. M. Sainte-Claire Deville a mesuré la quantité de ce gaz qui s’échappait du lac des Palici, en Sicile ; il a trouvé 96 et 98 pour 100. La même expérience faite à Vulcano lui a donné 86 pour 100, et dans la grotte du Chien 78 pour 100.

4o La vapeur d’eau que chasse une incalculable pression ; elle se résout en pluies torrentielles par un refroidissement subit, inonde le cône. Malheur aux villes situées dans des vallées qu’atteint alors l’inondation !

5o Les éclairs que produisent ces vapeurs et ces nuées chargées d’électricité contraire. Le bruit est moins fort que celui de la foudre dans un simple orage, mais les éclairs sont plus grands et se prolongent avec plus d’éclat. Les décharges multipliées de l’électricité s’ajoutent ou succèdent aux jets de flammes des gaz inflammables.

6o Les cendres, corps pulvérisés par la violence du feu et réduits à un tel état de légèreté qu’ils sont emportés par le vent à des distances considérables. La cendre a été portée jusqu’à Rome en 79. Dans l’éruption de 1822, Castellamare a été couvert d’un pied de cendre ; dans celle de 1861, la cendre a jonché les rues de Naples comme de la neige. Tous les ans, du reste, nous voyons le simoun transporter le sable du désert, qui est bien plus dense et bien plus pesant que la cendre, jusque sur le littoral de l’Afrique et même en pleine mer.

7o Les pierres à l’état incandescent, qui retombent comme des projectiles lancés par un obusier sur le cône même ou au pied du cône. Le 8 août 1779, le village d’Ottoiano fut ainsi bombardé par une pluie de pierres enflammées qui mirent le feu à plusieurs maisons.

8o Les innombrables pierres ponces, tuf léger, poreux, réduit en petits morceaux, qui est porté au loin et retombe pour former des bancs considérables. Les savans sont divisés sur l’origine de ces pierres ponces, que les Italiens appellent lapilli ou rapilli. Les uns croient que c’est la lave du cratère, percée de mille trous par la vapeur d’eau, lancée en mille éclats par l’explosion, refroidie au contact de l’air, et pouvant être comparée à ces pâtes de verre ou de mosaïque que traversent de nombreuses bulles d’air. Les autres y voient le tuf de la montagne, décomposé et décoloré par l’eau acidulée, c’est-à-dire par la vapeur et les gaz qui se dégagent dans le foyer du volcan à une température si élevée ; ils allèguent comme preuve que les champs phlégréens présentent une nappe de pierres semblables, que le Vésuve n’en a plus lancé depuis l’an 79, et que c’étaient par conséquent des gisemens antérieurs, une sorte de dépôt des éruptions antéhistoriques qui avait comblé l’ancien cratère effondré.

9o La lave, formée de toutes les matières fusibles que contient le sol. Tantôt elle s’élève au sommet du cratère, tantôt elle s’épanche par les fissures diamétrales au pied du cône. Celle qui remplit le cratère jette ses reflets sur les vapeurs et les nuages, et les colore comme un incendie. En 1857, M. Sainte-Claire Deville put observer de près l’intérieur du volcan de Stromboli. « Je voyais, dit-il, des vapeurs rouges que j’aurais certainement prises pour des flammes ondoyantes, s’il ne paraissait établi que c’est une illusion[2]. » Au contraire la lave qui forme des coulées sur le flanc de la montagne paraît d’autant moins qu’elle s’engouffre dans les anciennes fissures rouvertes par les tremblemens de terre ; quand l’éruption est faible, la lave coule sur la surface du sol, comble les ravins, et pousse jusqu’à la mer.

10o Les soulèvemens de certaines parties de la montagne ou de la côte, produits par les laves nouvelles qui se perdent sous les vieilles laves refroidies, les réchauffent et les dilatent. En 1861, M. Sainte-Claire Deville a remarqué que le rivage s’était relevé de 1 mètre à 1m, 50, tandis qu’il cherchait en vain sur le Vésuve les coulées de lave qui auraient dû être énormes, mais qui disparaissaient dans les anciennes fissures.

Tels sont les phénomènes principaux qui signalent une éruption. Ces phénomènes sont ou simultanés ou prédominant tour à tour ; ils sont supprimés parfois, mais il faut les avoir tous présens à la mémoire pour lire avec fruit les descriptions des anciens, qui seraient sans cela pleines de confusion.

Nous nous mettrons d’abord en observation le plus loin possible du Vésuve ; nous imiterons Pline le Jeune, qui est resté à Misène, avant de suivre à Retina et à Stabies Pline l’Ancien, qui devait y trouver la mort. Nommé préfet de la flotte par Vespasien, Pline l’Ancien, grand compilateur et bon fonctionnaire, avait conservé son commandement sous Titus. Il avait appelé auprès de lui sa sœur Plinia dont le fils, Plinius Cæcilius Secundus, jeune homme de dix-huit ans, prudent, réfléchi, donnait les plus belles espérances.

Il était une heure de l’après-midi, la chaleur de la canicule n’avait rien perdu de sa force. Le préfet de la flotte s’était jeté sur son lit et lisait, lorsque sa sœur vint l’avertir qu’on voyait une nuée d’une grandeur et d’une forme extraordinaires. Pline se chaussa et monta sur un lieu d’où le regard embrassait tout le pays. La nuée s’élançait d’une montagne que l’on ne pouvait distinguer au fond du golfe ; on ne sut que plus tard que c’était le Vésuve. Poussée par un souffle puissant, elle s’élançait, puis s’arrêtait, s’étendait, retombait par son propre poids : on eût dit un pin parasol dont le tronc porte jusqu’au ciel une couronne de branches qui se ramifient de toutes parts. Le nuage paraissait tantôt blanc (c’était la vapeur d’eau), tantôt sale (c’étaient les cendres), tantôt marqué de taches (c’étaient les scories et les pierres ponces).

Pline l’Ancien s’embarque pour aller observer ce prodige ; il propose à son neveu de l’accompagner ; celui-ci refuse, préférant étudier et achever un devoir que lui-même lui a donné. Le jeune homme reste donc à Misène, et le soir venu, sans plus s’émouvoir d’un phénomène lointain, il prend un bain, soupe, se couche. De légères agitations du sol troublent d’abord son sommeil. Bientôt sa mère se précipite dans sa chambre au moment où il se levait lui-même ; la violence des secousses lui faisait croire que la maison allait s’écrouler. Ils vont tous deux s’asseoir dans un espace étroit qui s’étendait entre l’habitation et la mer ; Pline demande un volume de Tite-Live et se remet à en faire des extraits, constance d’âme un peu affectée, mais propre à rassurer la population qui l’entourait. Il était déjà sept heures, et c’était à peine si le jour paraissait, pâle et douteux. Les secousses redoublant de force, il faut s’éloigner des lieux habités, gagner la rase campagne ; une foule éperdue se précipite aussitôt derrière eux.

On s’arrête hors de la ville, et là s’offrent de nouveaux sujets de terreur. Les voitures qu’on avait emmenées ne pouvaient rester en place, même calées par de grosses pierres. La mer semblait se renverser sur elle-même, comme refoulée loin du rivage ; on voyait en effet une quantité de poissons à sec. Du côté de la terre ferme au contraire, une nuée noire, horrible, était traversée par des traits de feu ; on eût dit des éclairs, « mais plus fréquens que ceux d’un orage et prolongeant plus loin des sillons de flamme plus grands. » On sera frappé de la justesse de cette dernière observation, si l’on se souvient de ce que nous avons dit tout à l’heure de l’électricité développée par une éruption et des vapeurs qui l’accompagnent.

Peu à peu, la nue qui planait sur la montagne descendit, couvrit la terre et la mer, enveloppa Caprée et le promontoire de Misène. La cendre tomba bientôt en très petite quantité il est vrai, et força les fugitifs à reprendre leur marche. Pline se retournait de temps en temps, croyant voir une épaisse fumée se répandre comme un torrent et le poursuivre. En effet il se trouvait avec sa mère en dehors du grand chemin, qu’ils avaient quitté de peur d’être écrasés par une multitude que la terreur rendait folle. Les ténèbres devinrent telles qu’il fallut s’arrêter et s’asseoir ; ces ténèbres ressemblaient non pas à une nuit sans lune, mais à l’obscurité d’une chambre hermétiquement close, où toutes les lumières auraient été éteintes. Les gémissemens des femmes, les pleurs des enfans, les cris des hommes qui s’appelaient sans se voir, les prières adressées aux dieux complétaient cette scène lugubre. Tout à coup une lueur éclata ; elle annonçait non le jour, mais l’approche du feu, qui pourtant, ajoute Pline, s’arrêta loin de nous.

Il est évident que le jeune Pline a été trompé par des phénomènes d’optique tout à fait nouveaux et pour sa vue et pour le raisonnement, qui complète ou redresse instantanément chez l’homme les perceptions de la vue. Ce feu dont il parle est au sommet du Vésuve, et ne lui paraît proche que par sa grandeur et sa rapidité à se développer sur une vaste étendue ; c’est l’effet de la fantasmagorie qui fait paraître un objet lumineux plus rapproché de nous à mesure qu’il est agrandi par un verre grossissant. L’éruption étant entrée dans une phase nouvelle, la pluie de cendres cessa quelque temps, la cime du Vésuve se dégagea, et l’on vit tout à coup cet embrasement, qui pouvait avoir deux causes : ou bien la vapeur d’eau avait reformé d’immenses nuages que colorait la réverbération de la lave incandescente qui remplissait le cratère, ou bien il y avait eu une émission de gaz inflammables qui s’étaient frayé un chemin à leur tour, et qui, au contact de l’air, prenaient feu et éclairaient le ciel.

La journée avançait ; après un intervalle, les ténèbres se reformèrent, et la pluie de cendres recommença si drue et si lourde qu’elle chargeait les vêtemens, forçant les gens assis à se lever et à se secouer de temps en temps ; autrement ils auraient été ensevelis et comme écrasés sous le poids[3]. La cendre volcanique en effet est plus pesante que la cendre ordinaire, parce qu’elle contient une grande quantité de tuf pulvérisé. Quant à la partie la plus légère, elle fut emportée jusqu’à Rome ; Dion Cassius et d’autres historiens l’attestent, et ils ajoutent que le ciel s’obscurcit et que l’on se crut à la fin du monde. Rome n’est pas assez éloignée du Vésuve, à vol d’oiseau, pour que le fait soit révoqué en doute, surtout si nous mesurons à quelles distances le simoun d’Afrique transporte le sable beaucoup plus dense du désert ; mais, lorsque Procope à son tour racontera que dans une éruption postérieure le Vésuve envoyait des cendres jusqu’à Constantinople, on reconnaîtra que l’historien byzantin a trop écouté son patriotisme, et n’a pas voulu que la nouvelle capitale de l’empire le cédât en rien à l’ancienne.

Enfin ces noires vapeurs s’allégèrent et se dissipèrent comme une fumée ou comme un nuage. La cendre cassant de tomber, le jour revint, le soleil se montra même, mais jaunâtre et comme pendant une éclipse. Tout apparaissait changé à des yeux encore troublés : la campagne et les maisons étaient couvertes d’une couche épaisse qui ressemblait à de la neige, sauf la couleur. On retourna à Misène, la journée tirait à sa fin ; on soupa et l’on passa la nuit entre l’espoir et la crainte, car les secousses du tremblement de terre se renouvelaient, quoique de plus en plus faibles.

Telles furent les impressions de Pline le Jeune : précisées par quelques explications, elles nous font voir clairement les phénomènes dont on fut témoin à l’extrémité du golfe de Naples. Nous y trouvons aussi une indication exacte du temps qu’a duré l’éruption, du moins dans sa violence. Le 23 août, à une heure de l’après-midi, paraît la colonne de fumée. Ce n’est que pendant la nuit que le tremblement de terre commence, il redouble vers le matin ; la cendre tombe vers neuf heures le 24 ; elle cesse avant le soir, et les habitans de Misène, pendant la nuit du 24 au 25, ne ressentent plus que des oscillations du sol.

Suivons maintenant Pline l’Ancien, qui est parti le 23, la journée étant déjà avancée. Quoiqu’il eût ordonné aussitôt d’apprêter un navire léger et rapide, il avait été retardé. Les soldats de la flotte, en garnison à Retina, lui avaient envoyé un messager pour le supplier de venir à leur secours. Adossés au Vésuve, pris entre Pompéi et Herculanum, qui chacune étaient accablées par un désastre différent, ils ne pouvaient se sauver que par mer. Le préfet de la flotte fit appareiller alors des galères à quatre rangs de rames, parce qu’elles pouvaient contenir plus de monde, se proposant de recueillir non-seulement ses soldats, mais les Romains qui habitaient cette plage charmante. Ces contre-ordres et ces préparatifs divers demandèrent du temps. Ce ne fut que tard dans l’après-midi que Pline partit, se dirigeant droit vers Retina. À mesure qu’il approche, la cendre tombe sur ses vaisseaux plus épaisse et plus tiède[4]; il s’y mêlait même des pierres ponces et des débris noircis par le feu. Soudain on est arrêté : on ne peut approcher du rivage. La mer n’a plus assez de profondeur, a soit qu’elle ait reflué, soit que la montagne l’ait en partie comblée par ses éboulemens. »

Ici il faut éclaircir le récit de Pline l’Ancien ou plutôt de ceux qui l’accompagnaient, car on ignore si les tablettes sur lesquelles il ne cessait de prendre des notes ont été rapportées à son neveu ; Pline le Jeune, dans tous les cas, a pu consulter des centaines de témoins oculaires. La chute des cendres, des pierres ponces, des débris carbonisés, est confirmée par les fouilles de Pompéi ; mais que signifie cette retraite de la mer ? Pourquoi le rivage est-il devenu inabordable ? Pourquoi les navires, au lieu d’entrer dans le petit port de Retina, doivent-ils rester au large et sont-ils exposés à toucher, faute de profondeur ? Le Vésuve n’a pas encore rejeté assez de matière pour combler le fond de la mer ; il n’y a eu ni éboulemens, ni coulées de lave. Évidemment il s’est produit un soulèvement de la côte bien plus fort que celui qui a été observé en 1861 par M. Sainte-Claire Deville, et qu’il supposait très judicieusement être l’effet des laves incandescentes répandues dans les anciennes fissures, se glissant sous les laves antérieures, les dilatant, les soulevant. Le sol s’est alors exhaussé, a déplacé le niveau des eaux, et rendu inabordables aux grands navires des lieux qu’ils pouvaient auparavant accoster. De là ce bas-fond subit, vadum subitum, qui arrête les galères romaines et les force à rebrousser chemin en abandonnant à leur triste sort les soldats de la flotte aussi bien que les habitans des villas. La mer ne s’était retirée que parce que le rivage s’était relevé, et parce que les coulées de lave des éruptions primitives étaient travaillées par l’action souterraine des laves de l’éruption présente. Il faut renoncer à peindre l’état de tous ces malheureux qui déjà probablement avaient donné l’assaut aux petits navires et aux barques tirées sur le rivage ; repoussés par de plus vigoureux ou prévenus par de plus diligens qui avaient pris le large, ils s’étaient réjouis à la vue de la flotte de Misène. Leur joie fit place au plus profond désespoir lorsque la flotte s’éloigna sans avoir pu communiquer avec eux. Fuir sur Herculanum ou sur Pompéi, ce n’était que choisir le genre de mort ; la plupart sans doute attendirent ce qui était inévitable.

Pline, ne pouvant aborder à Retina, se dirigea sur Stabies, située au pied du mont Lactarius. Dans ce temps-là, le golfe de Naples formait un repli beaucoup plus profond entre Stabies et Pompéi. Les matières vomies par le volcan et rejetées par les flots ont comblé ce repli et substitué une plaine fertile à ce qui était jadis la mer. La terre a gardé une surface d’une égalité qui rappelle le niveau des eaux, et qui montra comment les dépôts successifs se sont formés. C’est ainsi que le golfe d’Utique a été comblé par les vases d’alluvion tandis que les sables allaient remplir et effacer les ports de Carthage. On prétend que des mâts de navire ont été trouvés enfouis au-delà de Castellamare, à plus de 500 mètres du rivage actuel : ce serait une indication de l’ancien port de Stabies. Pline s’était porté de ce côté, autant pour observer le Vésuve que pour secourir son lieutenant Pomponianus, qui résidait à Stabies avec une partie de la flotte. Pomponianus, voyant approcher le danger, avait chargé ses vaisseaux, et attendait pour s’éloigner que le vent cessât d’être contraire. Pline le trouve tout tremblant, l’embrasse, l’exhorte, le rassure par sa propre sécurité, prend un bain, soupe gaîment, ou du moins en feignant la gaîté. Quand la nuit fut venue, de larges flammes et comme de vastes incendies éclataient sur plusieurs points du Vésuve. Pline prétendit que c’étaient des maisons de campagne abandonnées et des villages où l’on avait eu l’imprudence de laisser des feux allumés. Il ne pouvait connaître ni les gaz inflammables qui prenaient feu au contact de l’air, ni la réverbération de la lave du cratère sur les nuées, ni les coulées de lave peut-être qui commençaient à déborder des fissures. Il se coucha, et dormit si profondément que ceux qui veillaient à sa porte l’entendaient ronfler.

Vers le matin, il fallut l’éveiller cependant. La cour qui précédait sa chambre se remplissait de cendre et de pierres ponces qui menaçaient d’obstruer bientôt toute la hauteur de la porte. On tint conseil ; on se demanda s’il fallait s’enfermer dans les maisons ou gagner la campagne. Les secousses de tremblement de terre qui chassaient à la même heure les habitans de Misène forcèrent également ceux de Stabies à camper à ciel ouvert, tant leurs maisons, agitées par de fortes oscillations, semblaient sur le point de les écraser. Hors de la ville, il est vrai, la pluie de pierres était gênante ; mais ces pierres étaient poreuses et légères, ne blessaient point, et l’on s’en garantissait en plaçant sur sa tête un oreiller attaché avec un linge ou une bandelette ; cette simple précaution suffisait. Voilà certainement ce que firent à Pompéi tous ceux qui eurent l’heureuse inspiration de quitter la ville au lieu de s’enfermer chez eux. On remarquera aussi que la pluie de cendre et de pierres ponces commença le soir même à Retina, pendant la nuit à Stabies, le lendemain seulement à Misène ; Misène ne reçut que de la cendre. Il est évident que si les matières lancées par le Vésuve eussent été incandescentes ou assez chaudes pour allumer des incendies, comme on l’a dit quelquefois, les Romains et les Stabiens n’auraient point songé à s’exposer à cette pluie en rase campagne. L’inconvénient était celui de la grêle, quand elle tombe forte et mêlée de glaçons ; encore la grêle a-t-elle beaucoup plus de densité.

Quoiqu’il fût l’heure où le jour recommence, la nuit la plus noire et la plus épaisse couvrait tout le golfe ; on ne se conduisait qu’à force de torches et de lumières de tout genre. On se rend au rivage pour essayer de reprendre la mer : elle était grosse et contraire. Là, Pline fait étendre une voile sur la cendre, s’y couche, demande de l’eau fraîche et en boit deux fois. Tout à coup des flammes et une odeur de soufre qui précède les flammes mettent tout le monde en fuite et le forcent de se lever. Il s’appuie sur deux esclaves qui l’accompagnent, fait un effort et retombe mort. Il était asthmatique, nous dit son neveu, et sujet aux suffocations ; mais cette faiblesse de poitrine ne suffit pas pour expliquer sa mort. Les flammes et l’odeur du soufre dénotent trop clairement une émission subite de gaz échappés de fissures. Ces gaz devaient être de deux sortes, le gaz acide sulfureux, mortel pour ceux qui le respirent, et le gaz hydrogène carboné ou carbure d’hydrogène, qui s’enflamme au contact de l’air. Par sa combustion, il dégage le gaz acide carbonique ; celui-ci, plus pesant, retombe et est également mortel. C’est ainsi que dans l’éruption de 1861 on a vu les laves de 1794 se rouvrir et laisser échapper par leurs fissures des gaz combustibles qui prenaient feu aussitôt. Il faut en outre considérer que Pline était couché sur le rivage, et que du fond de la mer se dégageait probablement une grande quantité d’acide carbonique qui formait une couche de plus en plus épaisse sur la surface du sol. Pline l’Ancien a subi le sort du chien que l’on introduit dans la grotte voisine de Pouzzoles. Tant qu’on le tient en l’air, il respire aussi bien que les visiteurs ; dès qu’on le pose à terre, il est asphyxié par l’acide carbonique, et, si les visiteurs se baissaient au lieu de se tenir droits, ils seraient également asphyxiés.

En se couchant, Pline alla au-devant du danger. Ses compagnons, qui étaient restés debout, purent s’échapper sains et saufs. Les esclaves qui l’assistaient n’éprouvèrent aucun mal, parce qu’ils se baissèrent à peine pour l’aider à se relever. Le hasard a de ces ironies : l’illustre naturaliste ignorait les phénomènes de la nature ; ce savant ne savait pas que dans toute éruption les gaz émanés des coulées de lave et des fissures sont funestes aux êtres animés, et forment les couches inférieures de l’air parce qu’ils sont plus lourds que l’air. Il est mort parce qu’il s’est couché ; s’il était resté debout, il aurait lui-même fait la relation de tout ce qu’il avait vu. Lorsqu’on revint trois jours après, le calme étant rétabli, on trouva, il est vrai, son corps intact et qui semblait dormir ; mais on oublia sous la cendre les tablettes sur lesquelles il avait consigné des observations qui auraient été plus curieuses pour nous qu’elles n’avaient été profitables pour lui-même. Son neveu semble avoir coordonné seulement les récits de ceux qui l’avaient accompagné.


II.

Après avoir écouté les témoins oculaires, il nous reste, pour entrer plus avant dans le drame du Vésuve, à consulter les victimes. Aucune relation n’existe, et nous sommes réduits à imaginer par induction ce qui s’est passé à Pompéi et à Herculanum ; mais le sol et les fouilles ont fourni des documens dont l’archéologie doit savoir tirer parti : les squelettes et les cadavres ont une éloquence qu’il faut comprendre et traduire.

Dion Cassius avance qu’au commencement de l’éruption les Pompéiens étaient réunis dans le théâtre. Comme la restauration du théâtre n’était pas achevée, on a proposé de lire amphithéâtre ; mais la rectification a peu d’importance. Que ce fût du théâtre ou de l’amphithéâtre, les spectateurs eurent le temps de se sauver et de regagner leurs maisons. On n’a trouvé dans le théâtre aucun squelette, et les fouilles de l’amphithéâtre n’en ont fait découvrir que deux, soit que des gladiateurs y eussent été retenus captifs, soit que leurs cadavres eussent été oubliés, soit que deux pauvres gens eussent cherché un refuge sous les voûtes qui supportent les gradins.

Quoi qu’il en soit, les Pompéiens furent avertis par la colonne de fumée qui s’élançait du Vésuve ; ils la voyaient des rues, du forum, de leurs terrasses, elle était en quelque sorte sur leurs têtes. Tous auraient pu se sauver, s’ils étaient partis à temps. Les plus sages ou les plus timides se sont enfuis, les autres ont attendu l’événement, et la plupart de ceux qui ne savaient où trouver un autre asile s’enfermèrent dans leurs maisons. Qui peut dire ce qui s’est alors passé ? qui peut calculer les inspirations imprévues de la peur et du désespoir ? Bientôt les ténèbres qui se répandirent sur la campagne, les pierres qui tombèrent avec le fracas de la grêle sur les dalles de l’atrium et les tuiles de la toiture firent croire que le monde retournait au chaos. Quand on vit les cours et les rues se remplir, les colonnes et les murs se fendre par le tremblement de terre, la crainte d’être ensevelis vifs décida une nouvelle série de fugitifs à s’éloigner des lieux habités. Des oreillers, des étoffes repliées, protégeaient leur tête contre les projectiles qui pleuvaient sur eux. Des lampes et des torches éclairaient mal leur course aveugle. « Les citadins, nous dit Dion Cassius, fuyaient dans la campagne, les campagnards se réfugiaient dans la ville. » L’instinct irréfléchi avait pris la place de la raison, comme il arrive dans les grandes calamités publiques. Il faut donc renoncer à deviner les plans ou les calculs d’une population affolée par la terreur.

L’examen du sol fait d’abord reconnaître que les phénomènes volcaniques qui ont perdu Pompéi étaient les mêmes que ceux qui ont perdu Stabies. Les pierres ponces recouvrirent la ville jusqu’à 4 mètres de hauteur ; {unité|1|mètre}} environ de cendre plus fine s’y ajouta. 2 autres mètres de cendres et de débris carbonisés qu’on voit ensuite sont des dépôts produits par les éruptions postérieures du Vésuve. Puisqu’en 1822 il est tombé un pied de cendre dans les rues de Castellamare, Pompéi, situé dans la même direction et voisine du volcan, a dû le même jour en recevoir plus encore. Du reste, de minces filons de terre végétale et de petites coquilles terrestres apparaissent entre les couches plus récentes, et prouvent que la culture avait repris ses droits dès que l’action de l’air et de l’humidité avait rendu les cendres fertiles. Ce serait donc sous une épaisseur de 15 pieds seulement qu’une ville entière, dont les maisons avaient plus d’un étage, aurait été ensevelie, et qu’une partie de la population aurait péri ! Rien n’est moins vraisemblable, et il est évident que notre ignorance fait trop peu d’efforts lorsqu’elle simplifie à ce point le tableau. Une étude attentive est nécessaire pour analyser et pénétrer les causes de la mort d’un assez grand nombre de Pompéiens, de même qu’il faut une imagination patiente pour retrouver les traces de la destruction d’une cité qui n’a pas été aussi subite que nous le voulons croire. Nous ne nous occuperons aujourd’hui que des victimes ; les ruines auront leur tour.

Il y a cent vingt-deux ans que les fouilles de Pompéi ont commencé ; on estime que depuis ce temps l’on a retrouvé environ 600 squelettes. M. Fiorelli, dans un rapport adressé au gouvernement italien[5], constate qu’on en a recueilli 127 de 1846 à 1866, c’est-à-dire dans une période de vingt années. Comme les recherches ont été moins actives dans le siècle qui a précédé, il convient d’atténuer la proportion ; au lieu d’une moyenne de 10 squelettes par an, on peut prendre une moyenne de 4 à 5 squelettes, soit un peu moins de 500 squelettes. On obtient de la sorte un chiffre aussi rapproché que possible de la vérité. L’on n’a encore déblayé que les deux cinquièmes de Pompéi ; or, si dans ces deux cinquièmes on a constaté un total de 600 victimes, il est naturel que dans les trois autres cinquièmes on s’attende à en découvrir 900. En tout, 1 500 Pompéiens auraient péri, c’est-à-dire le dixième de la population, si on l’évalue à 15 000 âmes, — le huitième, si on la réduit au chiffre plus vraisemblable de 12 000.

Un tel désastre fournissait un vaste champ à l’observation. Si les personnes qui ont dirigé les travaux d’excavation à diverses époques avaient pris des notes exactes, il est impossible que la position des corps, le lieu où ils se trouvaient, l’état des ruines ou du sol, toutes les circonstances en un mot, ne continssent pas quelque enseignement. De même que les magistrats, quand un crime a été commis, portent leur examen sur tout ce qui entoure le cadavre et constatent les détails les plus futiles, parce que ces détails peuvent dénoncer tout à coup le coupable, de même les ingénieurs et les archéologues qui ont exploré Pompéi nous apprendraient beaucoup, s’ils avaient décrit avec soin chaque découverte de ce genre. Il n’en est rien malheureusement, et je ne saurais dire quelle a été ma déception lorsqu’à paru l’Histoire des antiquités de Pompéi[6]. M. Fiorelli avait eu la patience de copier les manuscrits qui avaient été rédigés depuis l’origine par les directeurs des fouilles ou les surveillans, car ils avaient l’habitude de constater jour par jour les découvertes faites par leurs ouvriers, et de dresser un inventaire des objets envoyés au musée de Portici. La publication de ces listes ou, si l’on veut, de ces carnets, si laborieusement préparée par M. Fiorelli, promettait les plus attachantes révélations. Dès l’an 1748, don Rocco Alcubierre, officier espagnol, puis Carl Weber, ingénieur suisse, plus tard Cixia, Corcoles, Perez-Conde, don Pietro la Vega, etc., concentrent entre leurs mains les rapports des agens qu’ils emploient. En faisant imprimer dans un ordre méthodique ces divers manuscrits, M. Fiorelli a rendu un nouveau service à la science, et il n’a pas dépendu de lui que ce service fût plus grand ; mais les réflexions des auteurs sont si brèves et leurs désignations si imparfaites qu’on voit qu’ils obéissaient aux règles de l’administration bien plus qu’au désir d’instruire la postérité. On constatait, on n’étudiait point ; on faisait des catalogues pour prévenir les vols ou les soupçons, on n’avait point souci de la curiosité des savans ; on comptait les objets comme les intendans comptent les meubles du château qui leur est confié, et on ne les décrivait point.

Les squelettes figurent parfois dans l’inventaire, mais sans qu’on y attache d’importance, et sous une forme qui varie peu. « Le… février 176…, on a trouvé : — or, une boucle d’oreille, trois monnaies ; — argent, une bague ; — bronze, deux vases, une fibule, un vase sans anse, une lampe ; — fer, un râteau, une serrure, un battant de sonnette, sept clous ; — verre, cinq carafes brisées, une bouteille, deux verres intacts, quinze boutons ; — ivoire, une aiguille, une plaque sculptée ; — os, un manche de couteau, un dé, un crâne avec des ossemens. » Cette énumération est plus ou moins longue, selon le nombre des objets ; le mot squelette est substitué çà et là aux mots crâne avec des ossemens ; c’est tout ce qu’il faut attendre du Journal des fouilles pour nous éclairer sur le sort de la plupart des Pompéiens ensevelis sous les cendres. Du 23 mars 1748 au 14 juillet 1764, le texte est espagnol, et dès le 19 avril 1748 Alcubierre signale en ces termes la découverte du premier cadavre : « Haviendose descubierto un muerto esta mañana entre el rapillo y la tierra, un mort s’étant découvert ce matin entre la pierre ponce et la terre. » En 1764, la langue italienne remplace la langue espagnole ; toutefois la brièveté est égale, surtout lorsqu’il s’agit des squelettes ; il semble que le sujet répugne ou soit dédaigné, sauf quelques exceptions dont nous tirerons tout à l’heure parti. Même dans ces derniers temps, lorsque la passion archéologique arrive à son apogée, de 1853 à 1860 par exemple, les squelettes sont indiqués[7] sans qu’on paraisse songer à examiner dans quel rapport ils se trouvent avec les lieux, les terrains, les niveaux, etc. M. Fiorelli commence à donner quelques détails[8], et l’on en voudrait davantage. Le nouveau journal que rédigent les membres de l’école archéologique de Pompéi depuis 1868 est également beaucoup trop sommaire sur ce point[9], et j’adjure les jeunes savans qui secondent M. Fiorelli avec tant de zèle de ne point nous épargner à l’avenir de minutieuses descriptions.

Malgré les regrets que laisse ce laconisme, on peut rapprocher les observations faites par les soprastanti des diverses époques, et en tirer des conclusions sur le sort des Pompéiens, Plus d’un genre de mort les a décimés, et ces genres bien constatés suffisent pour nous éclairer sur la nature des phénomènes qui ont accablé particulièrement Pompéi. D’abord il faut écarter les images qui se présentent à l’esprit, la lave, le feu, les pierres pesantes lancées par le volcan ; on ne trouve pas un centimètre de lave dans la ville : située sur un plateau, elle était à l’abri des coulées. Le feu a exercé si peu de ravages qu’il n’est dû évidemment qu’à des accidens très restreints. Ce n’est point le Vésuve qui a embrasé les maisons par ses projectiles, ce sont plutôt les lampes et les torches que des ténèbres prolongées avaient forcé de tenir allumées partout. Soit que les oscillations du sol eussent mis en contact des rideaux, des étoffes avec la flamme agitée, soit que les habitans de la maison se fussent enfuis sans prendre les précautions nécessaires, il y a eu quelques incendies partiels étouffés par les cendres qui remplissaient l’atmosphère et les pluies torrentielles qui alternaient avec les cendres. On ne doit pas attribuer à la combustion l’état des poutres, des linteaux et des bois qu’on retrouve abondamment à Pompéi. L’action du temps et de l’humidité les a lentement consumés, noircis, rendus pulvérulens ; mais ils n’ont été ni réduits en cendre, ni carbonisés, ni même attaqués par le feu : les pilotis qu’on retire des lieux marécageux noircissant de même ; cela est si vrai que les parties des poutres traversées par des chevrons et des clous ont été protégées par l’oxyde de fer et ont conservé leur couleur naturelle. Enfin les grosses pierres lancées par l’orifice du cratère retombent toujours sur les pentes du cône, et décrivent des paraboles trop courtes pour atteindre la plaine ; quant à l’immense quantité de pierres ponces qui ont souvent 4 mètres d’épaisseur, elles sont si petites et si légères qu’elles auraient à peine meurtri le visage délicat d’un enfant ; un oreiller ou un voile jeté autour du visage était une protection suffisante.

Trois causes ont été surtout funestes aux habitans : le tremblement de terre, leur réclusion volontaire ou forcée, les gaz plus lourds que l’air, qui retombaient sur le sol et les asphyxiaient.

Le tremblement de terre a été plus violent qu’à Misène, qu’à Stabies, qu’à Herculanum. La situation de Pompéi, sur d’anciennes coulées de laves et sur une fissure normale du volcan, l’exposait la première aux secousses qui accompagnaient l’éruption. De même qu’en 63, sous Néron, la ville avait été détruite, tandis qu’Herculanum et Naples n’étaient qu’à demi bouleversées, de même en 79, sous Titus, Pompéi fut agitée plus violemment que les cités voisines. Les ruines actuelles le démontrent sur tous les points. Certes les maisons n’ont pas été jetées à terre, et les rez-de-chaussée sont debout ; mais les pierres ont été fendues par des oscillations qui les ont pour ainsi dire déchirées en deux, puis rapprochées. Les plus belles pierres des façades et les piliers des boutiques ont ainsi éclaté ; les mosaïques et les dallages des maisons présentent des ondulations qui accusent tour à tour le soulèvement et l’affaissement du sol. Avec de tels mouvemens, il est impossible que les colonnes des portiques les plus élevés, les étages supérieurs de certaines maisons, des murs de clôture mal bâtis, n’aient pas été renversés.

En effet, on lit dans la relation des fouilles du 14 juin 1787 qu’on a trouvé huit squelettes sous les ruines d’une muraille, hors des portes de la ville. Un collier, des bracelets, une bague d’argent, étaient la parure des femmes qui étaient au nombre des victimes ; une lanterne attestait que ces malheureux avaient fui en essayant de se guider au milieu des ténèbres. Le 5 mai 1818, on a recueilli pendant le déblai du forum deux squelettes, dont l’un était engagé sous une des colonnes renversées du temple de Jupiter ; il avait été évidemment écrasé par la chute du portique sous lequel il avait cherché un abri. Une visière de bronze était voisine, comme si le malheureux avait voulu protéger ainsi ses yeux contre la grêle de pierres ponces. Il semble qu’un autre Pompéien ait été écrasé par la chute de la statue équestre de Néron[10], qui était sur l’arc de triomphe de la rue de Minerve ; son squelette a été trouvé à côté de cette statue, qui est en bronze, un peu plus grande que nature et fort laide. Dans l’intérieur de la célèbre maison du Faune, on a réuni les ossemens d’une femme sans pouvoir jamais découvrir son crâne, broyé sans doute sous les débris d’un étage écroulé, et plus facilement décomposé par l’humidité du sol. M. Fiorelli, en 1861, a constaté[11] la chute du premier étage d’une maison où les ossemens de deux personnes étaient brisés et dispersés parmi les débris. Du 18 au 23 janvier, en déblayant l’atrium, il découvrit encore le cadavre d’une femme atteinte sur le seuil du tablinum, au moment où elle fuyait avec ses objets les plus précieux. Ses bijoux étaient renfermés dans une cassette de bois revêtue d’incrustations : un collier composé d’amulettes de toute sorte, des épingles à cheveux en os, un fuseau, quatre flacons à parfums en verre. Une lampe de terre cuite, portant l’image d’un dauphin, était auprès d’elle et l’avait éclairée dans sa fuite. L’écroulement des parties supérieures du portique ou de la maison la fit périr.

Enfin, dans les derniers mois de l’année 1869, on déblayait une maison située au-delà de la rue de Stabies, et où le nom de l’esclave Thrason est tracé sur le stuc plusieurs fois, en grec, avec la pointe d’un couteau. Au fond du petit jardin de cette maison, au premier étage du gynécée, on a découvert onze cadavres, qu’on a essayé en vain de mouler ; les débris des constructions et les racines d’arbres mêlées aux ossemens ont morcelé et fait tomber le plâtre versé dans cette immense cavité. On a recueilli des boucles d’oreilles, quelques bijoux, une longue chaîne d’or qui ressemble pour la façon aux chaînes étrusques, sept cents monnaies d’or et d’argent. Les habitans de la maison s’étaient tous réfugiés, avec ce qu’ils avaient de plus précieux, dans cet appartement élevé ; ils s’y croyaient à l’abri des matières volcaniques qui remplissaient peu à peu le rez-de-chaussée ; ils attendaient la fin de cette terrible épreuve. Une oscillation plus violente du sol a probablement fait écrouler le haut de la maison et la toiture ; ils ont été écrasés.

La seconde cause de mort fut la réclusion forcée ou volontaire. J’appelle réclusion forcée celle des vieillards infirmes par exemple ou des malades abandonnés dans leur lit, celle des prisonniers ou des esclaves enchaînés par leurs maîtres. Dans l’impossibilité de fuir, oubliés par les vivans, éperdus eux-mêmes, ils furent soit étouffés par les matières qui obstruaient les portes et les fenêtres, soit noyés par les eaux qui s’infiltraient dans les caveaux et les souterrains, soit condamnés à mourir de faim. C’est ainsi peut-être que deux squelettes trouvés dans l’amphithéâtre sont ceux de deux gladiateurs captifs. Il n’y a point de doute pour ceux qu’on a trouvés à la caserne des gladiateurs, dans la prison même, à côté des ceps de fer qu’on a recueillis dans la même chambre, et dont ils étaient parvenus à se dégager[12]. Deux squelettes de prisonniers qu’on a découverts dans la prison voisine du forum avaient encore les os des jambes pris dans les entraves fixes auxquelles les assujettissait une traverse de fer[13]. Les chevaux dans leurs écuries, les chiens attachés dans leurs niches périrent de même. On a retrouvé très peu de squelettes de chevaux, sans doute parce que les chevaux ont aidé leurs possesseurs à s’éloigner plus vite du fléau. Dans l’auberge de la voie des Tombeaux, des ossemens de cheval ont été reconnus auprès d’un mors et d’un reste de char. Il ne faut oublier non plus ni les tortues, qui se promenaient librement dans les jardins, ni les poulets familiers, ni la chèvre qui avait sauté dans un four ouvert, et qui y fut enterrée par les pierres ponces. Chose singulière, les chats avaient tous disparu, avertis par leur instinct.

J’appelle réclusion volontaire celle des gens insoucians ou timides qui s’enfermèrent, crurent que des portes solidement jointes étaient une protection suffisante, et attendirent que la pluie de pierres cessât, de même que la neige, la grêle, l’orage, qui n’ont qu’une courte durée. De plus sages prirent même des provisions. C’est ainsi que derrière la maison d’Épidius Sabinus on a vu dans une chambre[14], à côté d’un squelette, les os d’un petit animal et un vase de terre qui avait contenu quelques mets ; c’est ainsi que dans une maison située près du Vicolo Storto[15] on a remarqué des os de poulet auprès de sept squelettes qui étaient vraisemblablement ceux des esclaves de la maison, car ils étaient dans la chambre à gauche de l’atrium. Les tortures des malheureux qui se condamnèrent à une telle captivité, et qui s’aperçurent trop tard du sort qui les attendait, durent être atroces. Murés vifs par les pierres et les cendres, comme Pline avait failli l’être à Stabies, ils furent peu à peu ensevelis. Les plus heureux furent noyés par l’irruption subite des pluies torrentielles et des cendres qu’elles entraînaient à travers la couche de pierres ponces comme à travers un tamis ; mais cette mort plus rapide n’échut qu’aux Pompéiens descendus dans des souterrains et des lieux bas : c’est l’histoire de ceux qui s’étaient abrités dans les belles caves de la maison de Diomède, et qui seront tout à l’heure l’objet d’une description spéciale. Les plus misérables au contraire furent ceux qui s’étaient ménagé une retraite si sûre et si impénétrable qu’ils ont eu le temps d’y souffrir la faim et une lente agonie. Le 30 août 1787, un corridor solidement voûté, clos à ses deux extrémités, a été reconnu vide. Ni les pierres ponces, ni les cendres délayées par l’eau n’y avaient pénétré. Dans ce corridor gisaient dispersés les os d’un homme. Ces os avaient été traînés à des places différentes ; ils avaient été rongés aux jointures, non par le temps, mais par la dent d’un carnivore. En effet, on remarqua bientôt le squelette d’un chien captif avec son maître. Le maître était mort de faim le premier ; le chien avait mangé le cadavre, prolongé sa vie, et était mort à son tour. Qui peut dire aussi ce qu’a souffert le marchand mal inspiré qui se réfugia dans sa boutique, fortement close, sous l’image peinte d’Hercule Vainqueur[16], avec son pécule composé de cinquante-sept monnaies d’argent (trente-sept étaient des monnaies consulaires) ?

La troisième cause fut le dégagement des gaz impropres à la vie. Ces gaz sont de trois sortes, le gaz acide chlorhydrique, l’acide sulfureux, l’acide carbonique ; tous les trois sont plus lourds que l’air, tombent sur le sol et asphyxient ceux qui les respirent. J’ai expliqué déjà comment ils émanent des laves incandescentes et sortent des fissures qui rayonnent normalement du Vésuve. Pompéi, située sur une de ces fissures, est sujette, dès que le sol s’émeut, à ces redoutables émanations ; elles se répètent souvent, même de nos jours, et l’on sait que dans certaines parties de la ville, notamment dans le quartier plus bas des théâtres et du temple d’Isis, il serait dangereux de se coucher, parce qu’on respirerait de l’acide carbonique. Dans les fouilles, on est parfois arrêté par ces gaz méphitiques, que les Italiens appellent mofeta, qui proviennent non de la décomposition des corps animés, mais du feu souterrain ou des laves, et qui s’échappent par des fentes profondes et inconnues. Les égouts de Pompéi n’ont pu encore être déblayés, quoiqu’on espère y trouver des objets précieux entraînés par les torrens de cendres et de pluies, parce que des gaz s’en dégagent aussitôt qui renversent les ouvriers.

Le 1er  février 1812, sur la voie antique qui reliait Pompéi à Herculanum, on a ramassé trois squelettes, à l’endroit même où le 11 janvier on en avait trouvé deux autres avec cent vingt-sept monnaies d’argent et soixante-neuf monnaies d’or. Un des squelettes était étendu sur le ventre, les bras ouverts, les pieds tournés vers la ville ; un autre était sur le dos, les bras également étendus ; le troisième était tourné vers le Vésuve. Évidemment ces malheureux ont été atteints en pleine fuite, tenant dans leurs mains leur petite fortune ; foudroyés, ils ont eu à peine le temps de lever les bras, de tourner sur eux-mêmes, et sont tombés à droite, à gauche, selon le caprice de leur dernière convulsion ; un d’eux a même aussitôt mordu la terre. Un courant de gaz les avait surpris, entourés, asphyxiés. Déjà au siècle précédent, le 29 octobre 1774, on avait recueilli plus près de la porte d’Herculanum, mais toujours sur le chemin, trois Pompéiens, tués également par une suffocation subite ; les monnaies qu’ils avaient emportées avec eux étaient enveloppées dans un morceau de toile encore reconnaissable.

En général, on peut affirmer que tous les cadavres retrouvés à 3 ou 4 mètres au-dessus du sol antique, entre la couche épaisse de pierres ponces et la couche beaucoup plus mince de cendres qui était tombée après les pierres ponces, sont des cadavres de fugitifs attardés. Ils avaient attendu que la pluie de pierres qui les effrayait cessât ; dès qu’elle avait cessé, ils avaient pris à la hâte quelques objets précieux et s’étaient sauvés, secouant la cendre qui ne s’attachait point à leurs vêtemens, et couvrant leur bouche et leurs narines d’un voile ou d’un coin de leur manteau ; mais tous ceux qui rencontraient une colonne de gaz acide sulfureux ou de gaz acide carbonique errant lourdement sur le sol tombaient aussitôt. On peut s’assurer par la relation des fouilles qu’ils n’ont été victimes ni de la chute d’une construction renversée sur la voie par le tremblement de terre, ni de la chute d’un projectile incandescent lancé par le volcan. Un ennemi invisible les a frappés au passage ; cet ennemi, c’est la mofeta, c’est-à-dire un des gaz qui flottaient en nappes peu épaisses sur le sol, mais qui redoublaient d’épaisseur dans les rues étroites, dans les parties basses de la ville et dans les vallées. Telle a été la mort des Pompéiens dont les restes ont été reconnus le 9 novembre 1786, le 7 juin 1787 (quatre anneaux d’or étaient aux doigts du squelette et auprès de lui un petit enfant), le 13 mai 1795[17]. Ces derniers étaient plus riches ; ils étaient morts, le mari en serrant contre sa poitrine dix-neuf pièces d’or et quatre-vingt-onze pièces d’argent qu’on a retrouvées enfoncées dans ses côtes, la femme en laissant échapper une grosse enveloppe de toile où elle avait noué à la hâte quatorze bracelets, des anneaux d’or, des boucles d’oreilles d’or et des bijoux de moindre importance. M. de Clarac signale[18] un corps situé de même entre les pierres ponces et la cendre et découvert le 12 mai 1812 ; à côté de lui, dans une grosse toile étaient enveloppées huit pièces d’or, trois cent soixante monnaies d’argent, quarante-deux monnaies de cuivre. Dans ces dernières années, on a constaté derrière le Vicolo de Modestus la mort de quatre individus qui étaient tombés dans leur fuite, emportant avec eux cinq bracelets, deux boucles d’oreilles, deux bagues avec chaton, un plat d’argent, trente-deux monnaies, un candélabre, un vase de bronze.

Ces constatations sont déjà assez difficiles à bien établir, vu la brièveté des descriptions du Journal des fouilles, pour qu’on doive s’interdire de pousser plus loin les hypothèses. Chercher par quelles raisons les victimes dont nous signalons les restes ont été déterminées à demeurer ou à fuir, faire la part de la terreur, de la cupidité, de l’amour, du dévoûment, du désir de la vengeance, tout cela serait œuvre d’imagination pure. Il serait plus près peut-être de la vérité, celui qui attribuerait le rôle principal au trouble des esprits, aveuglés par les ténèbres et stupéfiés par le désordre des élémens. On a vu, dans d’assez faibles tremblemens de terre, l’effet électrique des secousses agir sur les cerveaux les mieux faits ; des hommes d’ordinaire très sensés extravaguaient, les gens graves prenaient les précautions les plus ridicules, les animaux eux-mêmes restaient dans une sorte de torpeur ou fuyaient le poil hérissé. Prétendre reconstruire cette série de drames domestiques est une chimère ; les romanciers s’y sont suffisamment exercés. Cependant, si les romanciers ont toute liberté pour inventer, il n’en est pas de même des historiens, qui ne doivent enregistrer que des faits certains ou probables. Pompéi a inspiré quelques légendes qui n’ont pas été discutées parce qu’elles étaient touchantes, et qui ont cours parce que la mémoire les retient sans effort. Il faut avoir le courage de rejeter ces fantaisies non-seulement parce qu’elles sont contraires à la vérité, mais parce qu’elles peuvent fausser parfois les idées qu’on doit se faire sur l’état de la cité. J’en citerai un exemple.

Auprès de l’arc à trois baies qui débouche de la ville sur la voie des Tombeaux est une niche profonde. Depuis bientôt un siècle, on raconte et les voyageurs redisent que c’était la guérite d’un factionnaire, qu’un brave soldat montait la garde à la porte de la ville au moment de l’éruption, qu’il n’a pas voulu déserter son poste, qu’il s’est laissé enterrer vif, tenant toujours ses armes. Si ce récit était vrai, il en résulterait que Pompéi était une ville fortifiée sous l’empire, qu’elle avait des portes qui la séparaient du faubourg où s’était établie la colonie romaine, et qu’elle avait des soldats, ce qui serait contraire à tous les résultats constatés par la science, car les fortifications avaient été détruites en partie, la colonie et l’ancienne ville osque communiquaient librement, jour et nuit, par le grand arc qui ornait l’ancienne entrée, et l’on n’a jamais trouvé à Pompéi ni un soldat ni une arme de guerre. Les casques, boucliers, brassards, cuissards, qu’on montre au musée, servaient aux gladiateurs dans les jeux publics  ; ils sont d’une pesanteur, d’une richesse et d’une forme qui ne laissent aucun doute sur leur destination. Que l’on consulte le Journal des fouilles, et l’on sera convaincu que cette légende est absolument dénuée de fondement, qu’il n’a été recueilli à cette place ni armes ni ossemens, et qu’on a simplement signalé l’inscription funéraire qui se lit encore aujourd’hui sur un cippe dressé dans le fond de la niche : Cerrinus Restitutus, prêtre d’Auguste. La guérite du factionnaire est un tombeau.

De même l’épisode de la mère qui s’est réfugiée avec ses trois petits enfans dans l’exèdre peinte qu’on voit plus bas sur la même route, la piété du personnage qui est venu offrir un sacrifice et périr dans le triclinium d’un tombeau, la tendresse des deux amans qui ont voulu mourir ensemble et dont les squelettes étaient encore entrelacés, sont de pures inventions, non-seulement dénuées de preuves, mais démenties par le silence de ceux qui ont fait les fouilles et les ont décrites. L’histoire des trois prêtres d’Isis n’est pas moins fantastique ; mais du moins elle repose sur quelques détails vrais. Ces prêtres ont été surpris, dit-on, pendant leur festin ; l’un est mort à table, l’autre a percé deux murs à coups de hache (vains efforts !), le troisième s’est enfui jusqu’au forum triangulaire avec les objets du culte et a succombé à son tour. L’origine de ces fables est très modeste. Ce sont d’abord les débris d’un récent sacrifice et des os de victimes observés par ceux qui ont déblayé le temple d’Isis[19]; ensuite ce sont des trous faits avec une pioche dans les murs d’une maison voisine ; ces trous, semblables à ceux qu’on observe dans beaucoup d’autres maisons, ont été faits non par un prêtre, mais par les Pompéiens, lorsqu’ils sont revenus, après le désastre, chercher ce qu’ils avaient oublié de précieux : ils passaient ainsi d’une chambre à une autre plus vite que s’ils eussent enlevé méthodiquement les cendres qui remplissaient les cours et les communications régulières entre les diverses parties de leurs habitations ; mais il n’y avait point de squelette qui attestât l’effort d’un fugitif devant les murs percés. Ce n’est qu’au forum triangulaire qu’on a reconnu en effet, en 1812, auprès des squelettes écrasés sous la chute du portique, une lame d’argent sur laquelle étaient gravées les figures de Bacchus et d’Isis, un sistre, un petit seau orné de bas-reliefs relatifs au culte d’Isis[20]. La jambe de l’un des squelettes portait encore un anneau d’argent et un anneau de bronze plus grand.

Dans toute étude historique, les fables doivent être rejetées ; mais elles paraissent surtout puériles dans un sujet où la vérité suffit si bien pour émouvoir. Qu’y a-t-il, par exemple, de plus touchant que le sort des malheureux qui se sont réfugiés dans le souterrain de la maison de Diomède ? Qu’y a-t-il de plus éloquent que les cadavres rencontrés par les ouvriers de M. Fiorelli sur la voie publique, et moulés par la cendre pendant leur agonie même ?

On sait que la maison de Diomède est appelée ainsi parce qu’on a trouvé à peu de distance, sur la voie des Tombeaux, une inscription funéraire qui portait le nom de Marcus Arrius Diomedes ; on a voulu que le tombeau et la maison la plus voisine appartinssent au même propriétaire, et comme cette habitation avait un jardin plus grand que les habitations de l’intérieur de Pompéi, on en a conclu que c’était une maison de campagne. Il est au contraire très probable que cette demeure était celle d’une famille romaine venue avec la colonie de Sylla ou d’Auguste, qu’elle faisait partie du quartier ajouté à la ville osque sous le nom de Pagus Augusto-Felix, et qu’elle avait été destinée non pas aux douceurs de la villégiature, mais au commerce très actif d’un marchand en gros. Ce marchand, qui approvisionnait les petites boutiques sans caves de la ville, avait fait construire trois immenses caves sur les trois côtés de son jardin (xystus) et ses amphores pleines de vin et d’huile y étaient rangées[21], le pied dressé dans le sable ; mais, comme cette démonstration ne peut se faire sans entrer dans beaucoup de détails, acceptons ici le nom consacré de maison de Diomède.

Le 12 décembre 1772, le directeur des fouilles fit déblayer l’entrée du souterrain et retirer les cendres qui le remplissaient dans toute sa hauteur. À peine se fut-on avancé, qu’on découvrit dix-huit squelettes d’adultes, un squelette de jeune garçon et celui d’un tout petit enfant. Ces vingt personnes avaient cherché un abri dans des celliers bien connus, dont la solidité défiait les pierres ponces, le tremblement de terre et la chute même de la maison ; elles s’étaient maintenues instinctivement près de la porte, soit pour entendre ce qui se passait au dehors, soit pour se tenir prêtes à profiter des circonstances favorables. En effet, tant que les pierres et les cendres tombèrent, elles avaient été à l’abri ; elles se laissèrent même ensevelir dans leur asile par cette montagne qui obstruait les portes et tous les accès ; bientôt sans doute on viendrait à leur secours. Ce qui les perdit, ce furent les pluies torrentielles qui accompagnèrent et suivirent l’éruption. L’entrepôt de Diomède n’était qu’aux deux tiers construit sous la terre ; la partie supérieure, comme celle de nos sous-sols modernes, prenait du jour sur le jardin par une série de soupiraux grands et réguliers. Quand les pluies commencèrent à s’infiltrer à travers les 4 mètres de pierres volcaniques qui remplissaient les jardins, elles se précipitèrent par tous ces orifices, entraînant les cendres, la terre, les parties fines et légères qu’elles rencontraient dans ce dépôt subit du volcan. Les misérables captifs furent entourés, terrifiés, noyés par cette inondation imprévue de boue liquide, qui montait, montait avec une rapidité qu’on ne peut décrire ; à un moment donné, la vase remplit si bien le souterrain que l’eau, plus légère, fut expulsée à son tour. C’est ainsi que se déposent les terrains d’alluvion. Or ce fut non pas en quelques jours, mais en quelques heures que dut s’accomplir cette lugubre opération, car si les infiltrations s’étaient produites lentement, pendant des mois et même des années, comme dans les tombeaux de Carthage ou dans certaines catacombes de Rome, les cadavres se seraient décomposés, et le sol n’aurait gardé d’autre empreinte que celle de squelettes ou de lambeaux de chair corrompue ; mais les corps des victimes ont été moulés par les cendres délayées et aussitôt tassées avec autant de finesse que par le plâtre d’un sculpteur. Il s’est formé ce que les artistes appellent un bon creux où les formes et l’embonpoint des hommes, les seins des femmes, ont été reproduits au moment même de l’agonie ou de la mort, — par conséquent dans leur intégrité, je dirais presque dans leur fraîcheur. Les vêtemens ont laissé leur marque, accusant la finesse ou la grossièreté du tissu. La qualité de la cendre volcanique (pouzzolane), qui donne un si excellent mortier, la pression des couches superposées, ont fait durcir ce moule naturel ; il a résisté au temps, tandis que les cadavres, subissant la loi générale, s’affaissaient, se consumaient, et finissaient par ne laisser que des ossemens blanchis sous cette carapace conservée pour édifier la postérité.

Hélas ! les artistes ou les savans qui assistèrent à la découverte n’eurent pas l’idée de profiter d’une telle fortune, d’arrêter les ouvriers, de refermer la brèche qu’ils avaient faite, et de verser dans les cavités qui s’offraient du plâtre délayé. Ils auraient ressuscité ainsi ce monceau de victimes, et nous auraient gardé l’image d’un drame autrement saisissant que le tableau des Massacres de Scio ou du Naufrage de la Méduse. Une inspiration aussi simple ne leur vint pas, ils se contentèrent de couper seize morceaux de terre où l’empreinte était plus jolie, de mouler des seins de femme qu’on exposa sous une vitrine du musée, d’envoyer à Portici des crânes qui avaient encore leurs cheveux, et tout fut démoli pour être emporté dans des hottes ! On avait fait toutefois quelques observations intéressantes. La plupart des morts avaient sur la tête des étoffes épaisses qui descendaient sur leurs épaules ; c’étaient les capuchons qu’ils avaient mis avant de quitter leurs demeures afin de se protéger contre la chute des pierres ponces. Deux jambes semblaient couvertes de longs caleçons, ce que nous verrons confirmé par des recherches récentes. Plusieurs étaient sans souliers, d’autres n’avaient que des chaussures grossières, et la qualité de leurs vêtemens dénonçait des esclaves ou des gens pauvres. Toutefois une femme plus riche et plus élégante fut reconnue à la finesse des tissus qui avaient laissé également leur empreinte sur la cendre avant d’être consumés par le temps et par l’humidité. Auprès d’elle furent retrouvées 28 monnaies, 2 bracelets d’or, un collier avec une bulle, des bagues avec des pierres gravées, etc.[22]. On ne manqua pas de dire que c’était la fille de Diomède.

Des exhalaisons méphitiques (mofeta gagliardissima) arrêtèrent tout à coup les travailleurs. Il fallut fuir jusqu’à ce qu’on pût aérer ce lieu dangereux. On reprit les fouilles au dehors, afin de dégager le jardin et les soupiraux des celliers. En faisant ce travail, on recueillit des ossemens humains à des places diverses. Le Journal des fouilles ne fait guère que les indiquer : on peut le consulter en se référant aux dates suivantes : le 6 février 1773, un squelette fut trouvé sous la première couche de cendres, auprès de lui 1 pièce d’or, 4 boucles d’oreilles communes et 43 monnaies consulaires d’argent avaient été enveloppées dans un morceau de jonc tressé ; le 13 février, à côté d’un autre squelette gisait dans une chambre presque vide celui d’un petit enfant portant au doigt une bague d’or ; le 20 février, ce sont quatre squelettes qui apparaissent, l’un d’eux avec une bague de fer ; le 29 mai, un nouveau squelette atteste qu’un malheureux a cherché un abri dans le corridor qui mène au jardin, peut-être était-ce le jardinier, car il a été suivi par la chèvre favorite, sa clochette de bronze au cou ; enfin le 30 juillet 1774, le 21 octobre et le 5 novembre de la même année, d’autres victimes sont reconnues soit dans les habitations voisines, soit sur la voie publique : on a compté de ce côté plus de trente-trois cadavres. Il est évident que le faubourg de Pompéi a été le théâtre de grandes douleurs. Pris entre Pompéi, que secouait le tremblement de terre, Oplonte et Herculanum, qu’accablait un désastre plus effroyable encore, et le Vésuve, qui menaçait de tout ensevelir, les pauvres gens qui n’avaient pu ni monter sur des barques ni fuir à temps vers les montagnes de la côte opposée, attendirent éperdus une mort qui les poursuivait sous tant de formes. Ceux qui s’étaient réfugiés dans les celliers de Diomède périrent noyés ; ceux qui restaient au rez-de-chaussée, montaient aux étages supérieurs, ou couraient sur la couche de pierres ponces qui recouvrait la voie publique, furent asphyxiés la plupart par les gaz que leur pesanteur portait naturellement dans cette vallée, car la descente est rapide depuis les murs de Pompéi jusqu’à la maison de Diomède. Enfin le tremblement de terre fit le reste.

Si nous nous transportons par la pensée dans un autre quartier de la ville, du côté des bains découverts il y a dix ans et de la rue de Stabies, des révélations inattendues prêtent à notre enquête un intérêt tout à fait dramatique. On déblayait une ruelle qui était désignée alors sous le nom de vicolo del tempio di Augusto, et qu’on appelle aujourd’hui vicolo dei Scheletri. Le 5 février 1863, M. Fiorelli fut averti que les ouvriers avaient rencontré une cavité au fond de laquelle apparaissaient des ossemens. Inspiré par un trait de génie, car, si simple que fût l’idée, personne ne l’avait eue avant lui, M. Fiorelli arrêta les travaux, fit délayer du plâtre qu’on laissa couler dans cette cavité et dans deux autres qu’on avait observées plus loin. Lorsqu’elles furent remplies et que le plâtre eut eu le temps de se durcir, on enleva avec précaution la croûte de cendres, et l’on vit les moulages de quatre cadavres aussi exacts que des moulages faits d’après des statues : un homme, une femme, deux jeunes filles, dont l’une était presque un enfant, avaient été foudroyés sur la voie publique, et reposaient sur la couche de pierres ponces qui recouvrait déjà la rue de 4 mètres d’épaisseur. Évidemment ils avaient attendu la fin du déluge de pierres, cachés dans leurs maisons. Aussitôt que cette grêle avait fait place à une pluie de cendre fine plus supportable, ils étaient sortis par les fenêtres ou par les terrasses, et s’étaient acheminés péniblement à travers les ténèbres sur un sol mobile où leurs pieds s’enfonçaient. Tout à coup ils rencontrèrent une colonne de gaz sulfureux ou de gaz acide carbonique, et tombèrent asphyxiés. La mort fut subite, la cendre recouvrit leurs cadavres encore chauds, et modela leurs contours.

Plus tard, en 1868, M. Fiorelli put renouveler cette opération sur un corps trouvé dans une chambre de la maison de Gavius Rufus, à gauche de l’atrium. C’était un homme ; malheureusement il était étendu sur les pierres ponces, dont les aspérités et les interstices sont rebelles à l’empreinte. Tombé sur la face, il ne montre aujourd’hui qu’une tête provocante et terrible, presque entièrement dépouillée de chair, les dents serrées. Ses deux mains crispées paraissent étreindre encore le sol et s’y enfoncer pendant une dernière convulsion. L’agonie a été douloureuse ; elle a une éloquence cruelle, on y croit assister. Le cadavre est en grande partie nu, du moins la tunique est remontée pendant la lutte suprême, et s’est enroulée sur le dos. La jambe droite, seule reproduite par le moulage, est nerveuse, tendue, bien faite. Une bague de cuivre est encore passée au petit doigt de la main.

Les quatre cadavres découverts en 1863 sont mieux conservés, parce qu’ils reposaient sur la cendre et non sur les pierres ponces. Le premier est celui d’une femme tombée sur le dos. Bien que ses traits soient peu distincts, on reconnaît qu’elle a souffert et qu’elle a été étouffée. Son visage cherche l’air, et sa tête semble se soulever vers le ciel. La main droite crispée s’appuie sur la terre ; le bras gauche veut repousser un ennemi invisible ; tout annonce la suffocation. Une tresse de cheveux forme une couronne autour de la tête. La poitrine est maigre ou plutôt aplatie, comme il est naturel chez une personne renversée sur le dos, et dont les seins sont pressés par une couche de cendres plus lourde d’heure en heure. Les manches de la tunique s’attachent par des courbes harmonieuses ; mais les doubles boutons de verre qui retenaient chaque arc de cercle sont tombés quand l’étoffe a été consumée par le temps[23]. Pour mieux fuir, la malheureuse avait relevé ses vêtemens, qui forment un paquet sur le ventre et font paraître la taille et les hanches plus fortes. On dirait même, au premier aspect, qu’elle est enceinte. Les cuisses sont recouvertes d’une étoffe fine qui constitue un véritable caleçon. Ce qu’on avait cru remarquer sur les empreintes du souterrain de Diomède devient ici un fait certain. En y réfléchissant, le costume antique était si transparent chez les femmes, si court chez les hommes, si sujet aux accidens de la vie en plein air, que le caleçon ou un équivalent étaient nécessaires pour que la pudeur ne fût pas à chaque instant blessée. La sculpture n’avait point à tenir compte du caleçon, qui disparaissait sous le costume ; toutefois, sur la colonne Trajane, on était déjà averti que les soldats romains en portaient ; à Pompéi, on constate que même les esclaves et les femmes du peuple avaient ce vêtement qui surtout alors était indispensable.

Pour achever de décrire notre Pompéienne, ajoutons qu’elle est grande, élégante, que sa jambe gauche, mieux rendue par le moulage, est bien prise et charmante, que le pied est admirablement cambré, qu’il est encore chaussé, que, pour marcher sur les pierres et les ruines, elle avait pris, parmi ses brodequins, ceux dont la semelle était plus forte. Une bague d’argent est à son doigt. Auprès d’elle, on a ramassé des boucles d’oreilles, un miroir d’argent et une statuette, faite d’un seul morceau d’ambre, représentant un petit amour. Ce petit amour est enveloppé d’un manteau ; sa chevelure forme sur le front trois rangs de boucles, et retombe nouée sur le dos d’une façon qui rappelle tout à fait les perruques à la Voltaire. Un bagage aussi singulièrement choisi dans un péril suprême, le voisinage d’une maison de prostitution, ont fait supposer que cette femme, coquette et habitant un quartier mal famé, était une courtisane. Les preuves sont légères ; laissons en paix, non pas les morts qu’il nous faut interroger toujours, mais leur mémoire.

Les trois autres cadavres étaient tombés en deux endroits différens. En avant marchait en éclaireur un homme d’un certain âge, le père peut-être des jeunes filles qui le suivaient, et qui sont mortes ensemble. Il tenait à la main les boucles d’oreilles de ses deux compagnes, quelques pièces de monnaie et la clé de la maison. Il est de basse condition, car il ne porte qu’une bague de fer au doigt. D’une taille au-dessus de la proportion ordinaire, il n’a pas loin de 6 pieds. Ses pommettes sont saillantes, ses sourcils très marqués ; sa bouche, surmontée de moustaches, lui donne l’air d’un vieux soldat ; les lèvres semblent faire un effort pour respirer, les paupières sont intactes, et les yeux ouverts comme s’il souffrait encore. Renversé sur le dos, ce géant a voulu se relever en s’appuyant sur le coude, et il a ramené sur sa tête un coin de son manteau pour se protéger soit contre la cendre, soit contre le gaz qui l’étouffait. L’expression est bien celle de la suffocation ; ainsi dut mourir Pline. Le manteau couvre la poitrine et le bras droit, tandis qu’un paquet d’étoffe sur le nombril annonce qu’il avait relevé ses vêtemens pour être plus leste. On voit donc ses jambes, maigres et vigoureuses, une sorte de caleçon collé à la peau, et des souliers garnis de gros clous.

Mais le spectacle le plus touchant ce sont les deux sœurs, qui couraient à quelques pas derrière ce colosse, se soutenant l’une l’autre, respirant le même poison, s’affaissant du même coup et mourant les pieds enlacés. La plus âgée s’est couchée sur le côté, comme pour dormir. Deux anneaux de fer passés à ses doigts attestent sa pauvreté, son oreille écartée et large son origine prolétaire. Sur les cuisses, on reconnaît un caleçon assez fin ; au contraire l’étoffe du reste des vêtemens est grossière, déchirée par places, mais elle laisse voir des chairs fermes et polies, des contours d’un réalisme presque embarrassant qui rappelle le modèle dans l’atelier. C’est bien une femme nue qu’on tient sous son regard, et l’on serait exposé à rougir, si la nudité n’avait pour voile tant d’infortune, si l’indiscrétion n’était purifiée par la pitié. L’autre jeune fille n’avait pas encore quatorze ans : elle est tombée sur le ventre, en étendant ses bras comme une protection ou comme un oreiller. Une main crispée atteste la souffrance, l’autre main tient serré sur le visage un pan de robe ou un mouchoir, comme si elle avait espéré se préserver du souffle méphitique ; ses deux pieds battent l’air, pris dans les plis de la tunique ; on voit cependant se dégager un soulier de drap brodé, à quartier, déchiré sur un côté. Son petit corps si tendre est déjà séduisant ; de beaux reins, des épaules justes et bien prises, une grâce naissante, rappellent la Joueuse d’osselets ou la Nymphe à la coquille ; la coiffure est celle des Italiennes de la montagne, une natte ramenée sur le milieu du crâne. Ce tableau pathétique est un drame tout entier. Il ne faut songer ni aux momies serrées dans leurs bandelettes et pétries de bitume, ni aux figures de cire imitées avec une odieuse exactitude. C’est un groupe d’un mouvement vrai, d’une expression saisissante ; la nature a été moulée sur le vif, entre l’agonie et la mort ; les attitudes et une naïveté imprévue de composition feraient réfléchir les plus grands artistes.

Ah ! si depuis un siècle les prédécesseurs de M. Fiorelli avaient moulé ainsi tous les cadavres qui se présentaient dans des conditions favorables, s’ils avaient sondé les cavités et les avaient remplies de plâtre avant de les détruire, on aurait un musée anthropologique qui révélerait tout ce qu’on souhaite de savoir sur la race, la beauté, le costume, le sort des habitans de Pompéi. Les circonstances qui ont causé ou accompagné leur mort étant rapprochées, on pourrait reconstituer l’histoire de ce désastre qui a étonné le monde. Tout n’est pas désespéré : il est encore possible de faire ces études méthodiques, et même dans un sol qui s’y prête mieux que celui de Pompéi ; j’essaierai de le montrer prochainement.


Beulé.
  1. Voyez la Revue du 1er  mai.
  2. Comptes-rendus de l’Académie des Sciences, même année.
  3. Operti atque etiam oblisi pondere.
  4. Le mot calidior, dont se sert Pline le Jeune pour qualifier la cendre qui tombait, indique seulement qu’elle était tiède ; autrement on n’aurait pas exposé les vaisseaux à un incendie certain.
  5. Scoverte archeologiche fatte in Italia, del 1846 al 1866, in-8o, Naples 1867.
  6. Pompeianarum antiquitatum historia, in-8o, Naples 1860.
  7. Pompeianarum antiquitatum historia, t. II, pages 549, 595, 654, 655, 668, 672, 678, 679, etc.
  8. Giornale degli Scavi di Pompei, 1861, p. 16, 17, 94, etc.
  9. Giornale degli Scavi, nuova serie pubblicata degli alumni della Scuola archeologica, in-4o ; voyez notamment p. 20 et p. 248.
  10. Pompeianarum antiquilatum historia, t. II, p. 86.
  11. Giornale degli Scavi, 1861, p. 16 à 19.
  12. Pompeianarum antiquitatum historia, t. I, p. 197. Ces ceps sont aujourd’hui au musée de Naples.
  13. Dyer, Pompei, édition de 1868, p. 100.
  14. 8 mars 1869.
  15. 12 mars 1868.
  16. Fiorelli, Giornale degli Scavi, 1861, p. 94.
  17. Voyez l’Histoire des antiquités de Pompéi publiée par Fiorelli, et le Journal des fouilles aux dates citées.
  18. Clarac, Pompéi, p. 5.
  19. Le 8 juin 1765. (Pompeian. ant. historia, t. I, p. 17..)
  20. Ernest Breton, Pompeia, 3e édit., p. 150.
  21. Comme on était au mois d’août, la récolte du vin et de l’huile n’était pas encore faite. C’est pourquoi l’on n’a trouvé qu’une centaine d’amphores dans un cellier qui en pouvait contenir plusieurs milliers.
  22. Le détail des objets recueillis dans ce souterrain est donné par les inventaires manuscrits que M. Fiorelli a publiés, t. I, p. 268 et 269.
  23. On sait qu’on retrouve à Pompéi des milliers de boutons de ce genre.