Les Drames de la vie littéraire : Henri et Charlotte Stieglitz
Il y a aujourd’hui vingt-cinq ans, un événement mystérieux et tragique produisit une sorte de stupeur au sein de la société allemande. Une jeune femme, d’une rare beauté, d’un esprit merveilleux, enthousiaste des arts et de la gloire, s’était frappée au cœur d’un coup de poignard, et sereine, impassible, elle était morte, la main sur sa blessure, sans qu’un cri de douleur fût sorti de sa poitrine. Mariée depuis six ans à un poète qui avait donné à ses débuts d’assez belles espérances, elle l’aimait tendrement, elle en était tendrement et ardemment aimée. Pourquoi donc cet acte de désespoir ? Y avait-il quelque drame caché dans cette existence qui semblait si heureuse ? Les conjectures ne manquèrent pas, comme on pense ; mais la folie de la pauvre suicidée était d’une nature si particulière que personne n’aurait pu la deviner. La femme du poète, on le sut bientôt par ses confidences suprêmes, avait voulu réveiller par une secousse horrible l’imagination engourdie de son mari. Ame généreuse et vaillante, elle avait vu celui qu’elle aimait tomber dans une sorte de mélancolie inerte ; elle se disait que le mariage, la vie ré gulière, les vulgaires soucis du foyer avaient étouffé sous les cendres les belles flammes de ses jeunes années ; elle s’accusait, en un mot, d’avoir tué un poète, et, moitié désespoir, moitié scrupule, elle se crut obligée en conscience de lui rendre l’inspiration au prix même de sa vie.
Une publication récente vient d’attirer de nouveau l’attention sur la mort de Charlotte Stieglitz. Un neveu du poète, M. Louis Cürtze, a mis au jour deux volumes de lettres adressées par Henri Stieglitz à sa fiancée Charlotte. On ne connaissait jusqu’à présent que les lettres et les confidences de la jeune femme, et on pouvait se demander si son exaltation ne cachait pas quelque blessure secrète. Or les lettres d’Henri Stieglitz montrent avec quelle tendresse il était attaché à la compagne de sa vie, elles révèlent aussi dans l’affection mutuelle des deux amans bien des germes funestes. Assurément il n’y a plus de doute possible sur les motifs qui ont poussé Charlotte à se donner la mort ; ce n’est pas ici le désespoir des affections dédaignées ou trahies, c’est le sacrifice héroïque et horrible d’une âme qui, engagée dans une voie fausse, croit s’apercevoir tout à coup que sa vie est inutile et dangereuse à la tâche qu’elle s’est imposée. Ils s’aimaient sans doute, mais de quel amour ? Était-ce l’amour simple, franc, loyal, prêt aux sacrifices continus et obscurs ? N’était-ce pas plutôt un amour prétentieux, subtil, très sincère d’abord, on ne peut le nier, et cependant altéré d’avance par un mélange secret d’égoïsme et d’orgueil ? Pauvres âmes si cruellement frappées, voici la punition de vos erreurs ; vous êtes devenues un problème de psychologie morale, et il nous faut étudier, le scalpel à la main, les étranges maladies dont vous nous présentez l’image. Nous n’oublierons pas du moins ce que vous avez souffert ; nous toucherons légèrement à vos blessures ; si graves que soient vos fautes, elles attestent des ambitions élevées, et ce ne sont pas des cœurs vulgaires qui connaîtront jamais vos angoisses.
Charlotte-Sophie Willhœft était née à Hambourg le 18 juin 1806. Son père, riche négociant, ayant peu de temps après transporté son commerce à Leipzig, ce fut dans cette ville que s’écoulèrent son enfance et sa jeunesse. On vit briller chez elle, dès ses premières années, les dons les plus heureux de l’intelligence et du cœur ; vive, aimante, spirituelle, elle déployait de merveilleuses aptitudes avec une précocité surprenante. Sa sensibilité était extrême. Tantôt follement rieuse, tantôt plongée en des rêveries étranges, on eût dit qu’elle répondait aux appels d’un monde mystérieux. Sa mère, tour à tour inquiète ou charmée, essayait vainement de modérer ses joies et ses tristesses ; elle échappait à la règle par des élans soudains, et il arrivait souvent que des paroles inattendues, comme de gracieuses é nigmes, déconcertaient tous ses mentors. L’enfant, songeuse devint une jeune fille pleine de séductions et de prestiges. Son cœur était ouvert à toutes les impressions du beau, à tous les enchantemens de l’art et de la pensée. D’abord, sous l’influence d’un maître qui appartenait à la secte des méthodistes, une piété ardente et sombre s’était emparée de son âme ; elle méprisait ce monde, elle dédaignait la vie active, et plus d’une fois, dans ses aspirations vers Dieu, des pensées de suicide traversèrent son cerveau. Ses parens avaient beau redoubler de vigilance pour l’arracher à ces périlleuses extases : vaines instances, conseils inutiles ! elle vivait comme une religieuse ascétique, cette protestante exaltée, et luttant contre ce corps de mort qui la retenait loin de Jésus-Christ, elle s’imposait des privations meurtrières. Elle voulait mourir et aller trouver le Sauveur ; mais le Sauveur, dit très bien un de ses biographes[1], est descendu sur la terre, c’est sur la terre qu’il faut le chercher. Cet ardent amour de la mort, cette soif impatiente de l’autre vie ne furent qu’une crise chez Charlotte Willhoeft ; elle redescendit sur la terre, et de ses communications avec Dieu elle ne garda que l’amour de tout ce qui est divin parmi les hommes. La poésie, les arts, la musique, toutes les langues du monde idéal, tout ce qui met notre race en communication avec les sphères supérieures, et aussi tout ce qui peut nous y mériter un jour une place heureuse, l’amour, la bonté, le bonheur de se sacrifier soi-même, la joie d’inspirer aux autres ces sentimens célestes, le prosélytisme candide des belles âmes qui attirent par la sympathie les intelligences indécises et les élèvent aux choses éternelles, telles furent désormais les extases et les occupations de Charlotte. À la piété défiante et stérile succédait la piété charitable et féconde. Elle chantait divinement, elle faisait aussi des vers, car elle voyait tant de choses particulières dans ses mélodies aimées qu’elle voulait les traduire autrement que par les accens de sa voix. À des paroles insuffisantes elle substituait les siennes, et celles-là mêmes, au bout de quelques jours, les trouvant incomplètes encore, elle les remplaçait par des interprétations nouvelles. Croyait-elle avoir reçu le don de poésie ? Rien ne peut le faire supposer, mais certainement elle s’était dit plus d’une fois : « Ah ! s’il m’était donné de servir en quelque manière la cause sacrée de l’enthousiasme !… On dit que les femmes allemandes des premiers âges remplissaient ce rôle au milieu de nos ancêtres ; pourquoi ces temps ne sont-ils plus ? Est-ce notre race qui a changé ? Pour moi, je sens qu’un tel ministère, plus humble et plus caché sans doute, comme il convient à notre société moderne, serait encore la vocation de ma vie. Servante et non prêtresse des inspirations d’en haut, que ne puis-je, sans sortir de l’ombre, susciter et soutenir un esprit qui révélerait aux hommes un aspect nouveau de l’éternelle poésie !… » Vagues rêveries, aspirations confuses, que je traduis avec trop de précision peut-être, mais qui n’étaient pas cependant chez cette âme ardente et inquiète un vain caprice de jeune fille. C’était bien, à certains égards, une Germaine des temps primitifs au sein d’une société toute différente. « Les Germains, dit Tacite, croient qu’il y a chez les femmes quelque chose de divin et de prophétique ; aussi ne dédaignent-ils pas leurs conseils, et font-ils grand cas de leurs prédictions. » Ce quelque chose de divin, Charlotte le sentait en elle, et au lieu de susciter des héros, elle eût voulu créer un poète.
Charlotte venait d’accomplir à peine sa seizième année quand un jour son frère introduisit dans la maison paternelle un de ses camarades de l’université. Le nouveau-venu était un jeune homme de dix-neuf ans nommé Henri Stieglitz. Né en 1803 à Arolsen, en Westphalie, il avait commencé ses études d’université à Goettingue ; mais, compromis, à tort ou à raison, dans les agitations politiques de la Burschenschaft, il avait dû quitter la célèbre école du Hanovre, et il était venu se réfugier à Leipzig. C’était un esprit grave, austère, appliqué à de fortes études, et très enclin cependant aux rêveries ambitieuses. En même temps qu’il étudiait en philologue les monumens de la littérature antique, il se croyait appelé à régénérer la poésie de son époque. Une intimité fraternelle ne tarda pas à s’établir entre Charlotte et Henri ; ils passaient de longues heures à échanger leurs rêves, à s’entretenir de poétiques théories et de méditations religieuses. Henri appréciait dans Charlotte une intelligence ouverte qui s’associait à toutes ses pensées, une confidente dont l’attention ne se lassait pas, j’allais presque dire un camarade plus bienveillant que ses compagnons habituels. Assez indifférent d’ailleurs à sa grâce et à sa beauté, il ne devait l’aimer que plus tard, et par réflexion seulement, si je l’ose dire. Elle au contraire, elle l’aimait d’avance : c’était le rêve de ses inquiètes années qui lui était soudainement apparu ; la vie désormais ne lui était plus à charge, elle avait sa tâche à remplir, elle avait à enfanter un poète. Que lui importait d’abord l’indifférence du brillant songeur ? Elle le voulait surtout amoureux de ses belles chimères et passionné pour la gloire : il lui était doux d’aimer le poète sans qu’il le sût lui-même, d’entretenir en lui l’inspiration, de l’encourager, de lui aplanir les voies, de le faire monter toujours jusqu’au rameau sacré, dût-elle ne jamais partager avec lui son idéale couronne !
Un soir cependant il lui arriva de sentir l’amertume et le vide de ce dévouement impossible. Charlotte avait passé la soirée, comme elle faisait souvent, avec sa mère et Henri Stieglitz, écoutant ou provoquant les effusions lyriques du songeur ; rentrée dans sa chambre, elle écrivit ces mots : « Ne rien vouloir, ne rien savoir, ne rien désirer, hors une seule chose, aimer ; s’oublier soi-même dans le bonheur de celui qu’on aime sans espérance et sans désir de retour, c’est un état de l’âme qui nous égale aux anges, c’est le pressentiment d’une félicité céleste ! Voilà ce que tu m’enseignais, ô ma mère ! Pourquoi donc ne suis-je pas heureuse ? Pourquoi donc cette inquiétude involontaire qui me tourmente sans cesse ? Pourquoi ce désir qui oppresse ma poitrine, pourquoi cette continuelle attente, comme si la minute qui va venir devait m’apporter un je ne sais quoi dont je ne sais pas même le nom ? Si je pouvais faire pour lui quelque chose de bien grand, de bien pénible, sans qu’il soupçonnât d’où cela lui vient ! Si je pouvais, sans être vue de lui, détourner de sa tête bien-aimée quelque grande infortune, quelque coup terrible du destin et attirer sur moi ce malheur, et puis, silencieusement enfermée en moi-même, lever les yeux vers lui du fond de mon obscurité, et me réjouir à son joyeux sourire comme à un rayon de soleil ! Alors il me semble que je serais tranquille et heureuse pour tout le reste de mes jours. — Cette soirée a été une des plus belles de ma vie. Ce souvenir sera pour moi dans l’avenir comme une étoile radieuse. Je sens que le calme se fait en mon âme. »
Exaltation et illusion ! Charlotte croyait aimer ; elle aimait les subtilités de son cœur, elle aimait une occasion de souffrir et de se dévouer. Bizarre esprit, âme généreuse et malade, au moment même où elle parle du calme qui la pénètre, sa sérénité s’est enfuie pour toujours, la voilà enchaînée à cette œuvre impossible qu’elle a si imprudemment désirée. L’amour est un acte de foi ; dès la première heure, l’amante d’Henri Stieglitz se défie de celui qu’elle aime, elle comprend très bien que c’est une débile nature, une imagination superficielle ; elle voit que l’inspiration féconde n’est pas là, que ce poète dont elle voudrait être fière ne prendra jamais son essor, et elle s’obstine à jouer son rôle auprès de lui comme une garde-malade au chevet d’un malheureux sans espoir. Supposez que ce goût du sacrifice soit dirigé régulièrement et sainement mis à profit : Charlotte Willhoeft sera une admirable sœur de charité ; mais qu’est-ce qu’une sœur de charité sans l’humilité des sentimens ? Dans une âme inquiète, bizarre, en proie à cette sensibilité maladive, le dévouement ne sera qu’une forme de la mélancolie prétentieuse et le déguisement du désespoir. J’ai de la peine à croire Charlotte quand elle se dit prête à des sacrifices dont personne ne saura rien. Je doute aussi qu’elle soit guérie, comme nous le pensions, de son dégoût de la vie active ; des pensées sinistres, on le voit trop, se mêlent sans cesse à ses projets d’avenir. Je connais ton secret, pauvre âme désolée ; ton amant, c’est la mort, et, j’en ai bien peur pour toi, la mort volontairement cherchée, la mort combinée d’avance, fixée d’avance à tel moment du drame, comme dans le scénario d’une composition théâtrale. Et Henri Stieglitz, pouvons-nous croire qu’il aimera Charlotte ? Le jour où il devient son fiancé, il semble ne songer qu’à lui-même ; il se croit poète, il est avide de gloire, et comme Charlotte, dans son délire, a développé chez lui cette confiance orgueilleuse, ce qu’il aime chez sa fiancée, ce sont ses propres illusions, encouragées et soutenues par des fanfares qui ne se taisent pas. Mais s’il s’aperçoit bientôt que ce sont des illusions en effet ! si ces fanfares de tous les instans ne font qu’entretenir son orgueil sans enflammer son génie ! s’il est forcé de s’avouer à lui-même son impuissance ? Voilà le secret fatal de cette vie : exaltation et illusion chez la jeune femme, impuissance et désespoir chez celui qui se prenait pour un poète. Le jour où ils s’apercevront l’un et l’autre de leur méprise, un supplice épouvantable va commencer pour eux.
La vie littéraire, dans nos sociétés modernes, est féconde en drames de toute sorte. Ces belles régions des lettres, pleines d’enchantemens et de clartés merveilleuses, mais habitées aussi par bien des hôtes funestes, sont semées de pièges et de précipices. Je ne parle pas seulement des inimitiés, des jalousies, plus violentes et plus acharnées peut-être en ce pays que partout ailleurs, mais communes en définitive à la nature humaine, et qui se retrouvent dans toutes les conditions de la vie ; je parle des misères que chacun porte en lui-même, des doutes qui harcèlent l’esprit, des scrupules qui le refroidissent, des alternatives d’enthousiasme et de défaillance, de toutes les agitations intérieures qui peuvent tourmenter l’écrivain, au moment où il va livrer sa pensée à la foule. Il y a des heures où l’homme le plus résolu, le plus aguerri aux batailles de la pensée, se surprend tout à coup à envier le sort du plus humble et du plus inconnu de ses contemporains, le sort même du moine qui s’est condamné à un silence éternel. Heureux pourtant cet esprit, au milieu même de ces défaillances, car il sait bien qu’elles ne dureront pas ! Heureux celui qui souffre et qui se sent vivre ! Le mal poignant, terrible, le mal sans consolation, c’est d’en être réduit au sentiment de l’impuissance. Ne dites pas que le remède est facile, et que l’homme, écrivain ou artiste, philosophe ou poète, qui se sent impuissant à produire doit se hâter, s’il est sage, de quitter un théâtre où l’attendent de perpétuels mécomptes. Cette sagesse lui est interdite, et c’est précisément de là que vient son mal. L’impuissant dont je parle n’est ni l’artiste qui se décourage un instant pour se relever plus fort, ni le sot prétentieux qui ne se doute pas de sa nullité ; il a l’ardeur et l’enthousiasme, il aime le beau, il le voit ou croit le voir, il le poursuit du cœur comme des yeux, et en même temps, soit humilité excessive, soit faiblesse véritable, il est persuadé qu’il ne l’atteindra jamais. Ah ! s’il pouvait détourner ses regards de cet idéal qui le fascine ! S’il pouvait renoncer à être un artiste par le désir, comme on peut renoncer à sa plume ou à son pinceau ! Cette résignation même ne mettrait pas fin à sa souffrance ; il aime le beau, et il est impuissante le réaliser ; il aime le beau, et son impuissance, il en est convaincu, est aussi incurable que son amour est invincible. Voilà un supplice affreux, à coup sûr ; voilà une douleur subtile, aiguë, profonde, qui s’est rencontrée plus d’une fois dans l’histoire de l’imagination humaine, mais qui jamais peut-être ne s’est manifestée plus complètement que chez ces deux infortunés, Charlotte Willhoeft et Henri Stieglitz.
Henri et Charlotte furent fiancés vers le milieu de l’année 1823, et presque aussitôt le jeune poète partit pour Berlin afin d’y achever ses études. Pourquoi ne restait-il pas à Leipzig ? Pourquoi cette séparation si brusque ? M. Théodore Mundt, dans le livre où il a élevé une sorte de monument funéraire à Charlotte, ne donne là-dessus aucune explication satisfaisante. Il laisse entendre seulement que cette séparation, bien que douloureusement sentie, ne leur déplaisait point ; ils y trouvaient un charme presque mystique et comme un raffinement suprême, einen gewissen übergeistigen Reiz. Ce raffinement, n’était-ce pas le bonheur de rêver sans témoins, de pouvoir continuer plus librement le rôle qu’ils s’étaient attribué tous les deux ? Ils n’étaient l’un pour l’autre qu’un prétexte, une occasion de songeries. La vue de la réalité aurait pu les désabuser trop tôt. Séparés ainsi, rien ne les gênait ; ils se donnaient la note, ils se renvoyaient la réplique, et chacun, poursuivant sa chimère, se livrait à des monologues exaltés. La correspondance d’Henri et de Charlotte, très tendre et très amoureuse en apparence, peut se résumer ainsi pour un lecteur attentif. — Henri : N’est-ce pas, ô ma Charlotte bien-aimée, ô ma vie, ô mon âme, n’est-ce pas que je suis un grand poète ? — Charlotte : Oui, tu es un poète, un grand poète, et si tu doutes de ta destinée, c’est moi qui te rendrai la foi. N’est-ce pas, ô mon poète, que je suis pour ton génie une source d’inspiration et de jeunesse éternelle ? — C’est pour se tenir plus commodément ce langage qu’ils ont accepté sans beaucoup de peine une séparation si longtemps prolongée. De Berlin à Leipzig, la distance n’est pas grande ; Henri avait souvent des mois entiers de loisir et de liberté : que ne prenait-il son bâton et son sac, l’étudiant voyageur, afin de venir passer quelques jours auprès de sa fiancée ? Non, l’absence d’Henri n’a pas duré moins de cinq ans, et pendant cette longue période c’est à peine si quelques visites de loin en loin ont rapproché les deux amans. En vain s’écrivaient-ils sans cesse : « Quand te reverrai-je ? J’ai besoin de te voir, de t’entendre ; sans toi, je ne suis rien, je ne puis rien, et je sens déjà le froid de la mort. » En vain se prodiguent-ils sans mesure les noms les plus doux, les plus tendres, les sermens les plus passionnés : à travers ces effusions on sent une gêne secrète. La contrainte était bien plus grande encore quand ils se retrouvaient en face l’un de l’autre. Chez ce jeune homme inquiet, maladif, mécontent de lui-même, et dont la sève intellectuelle semblait tarir de jour en jour, Charlotte pouvait-elle reconnaître son idéal, l’idéal de ce poète orageux qu’elle espérait diriger vers la gloire ? Chez cette jeune fille, généreuse, mais clairvoyante, enivrée d’illusions, mais capable aussi de comprendre la réalité des choses, Henri Stieglitz retrouvait-il cette admiration perpétuelle, cet enthousiasme sans condition et sans réserve, dont sa faiblesse avait besoin ? Alors Henri repartait pour Berlin, Charlotte rentrait dans sa solitude, et la correspondance recommençait de plus belle, avec des effusions lyriques, avec des protestations amoureuses, où un lecteur superficiel pourrait bien voir l’image la plus vive de l’enthousiasme et de la félicité.
Ouvrons-la, cette correspondance ; sous les paroles ardentes et sincères assurément quand elles furent écrites, cherchons la situation vraie, dont ces cœurs exaltés et malades ne se rendaient pas compte eux-mêmes. Il y a deux choses qui remplissent toutes les lettres d’Henri Stieglitz : d’abord ses projets, ses ambitions poétiques, les visites qu’il fait aux écrivains célèbres, l’accueil qu’il reçoit d’eux, et puis les élans d’amour vers Charlotte, élans d’amour qui ressemblent parfois à des cris de désespoir, lorsque le poète, doutant de lui-même, commençant à comprendre la stérilité de son esprit, se recommande en suppliant à la jeune femme qui l’admire, et s’attache à elle comme à un foyer d’inspirations. Dès les premières lettres, on aperçoit ces deux préoccupations de sa pensée, qui vont désormais se mêler, se croiser sans cesse, au point de devenir inséparables. « Toi, écrit-il à Charlotte, toi et mon cher, mon fidèle Homère, vous ne me quittez pas, je vous emporte tous deux avec moi. » Stieglitz, excellent philologue, disciple favori du célèbre Jacobs, avait toujours devant les yeux, en sa poétique ardeur, les plus éclatans modèles de l’art, et il prétendait lutter avec ces hommes que Montesquieu appelle les colosses de l’antiquité. À quoi bon se mêler de poésie, si l’on ne peut du premier élan se placer auprès des plus grands maîtres ? Henri Stieglitz voulait être l’Homère de son époque. On l’eût fort embarrassé à coup sûr, en lui demandant de quelle manière il comprenait sa tâche, quels sujets il voulait traiter, à quelles idées il consacrerait ses inspirations, comment enfin il serait pour l’Europe du XIXe siècle ce que fut Homère pour les premiers temps de la race hellénique. N’importe, c’était un Homère nouveau, ni plus ni moins, que l’impatient rêveur voulait faire admirer aux hommes de son époque. L’enthousiasme d’Henri Stieglitz est aussi ardent que sincère en ses premiers débuts ; son cœur bat, son esprit est ravi en extase par la vision du beau ; seulement cet enthousiasme, pour avoir voulu viser trop haut, va se perdre et se dissiper dans le vide. Enfermé dans un domaine bien circonscrit, son talent aurait grandi de jour en jour ; aux prises avec l’impossible, cette imagination se consumera elle-même, et que restera-t-il bientôt de ce brillant poète qui partait avec tant de confiance pour conquérir le monde ? Un pauvre malade, j’allais dire un pauvre fou, qui lutte d’abord avec une certaine vigueur contre les démons de son esprit, mais qui finit par s’engourdir dans sa morne souffrance.
Henri Stieglitz semble avoir eu plus d’une fois le pressentiment de cette destinée. Dans les premiers jours, qui suivirent son départ de Leipzig, pendant qu’il s’en allait de ville en ville, parcourant les musées, visitant les écrivains illustres, rêvant à ses grands poèmes homériques, il écrivait un matin à sa fiancée Charlotte : « Le soleil n’est pas encore levé, mais je pense à toi, et tout devient radieux autour de moi. Oh ! je te salue, soleil de ma vie, étoile si haut placée dans les sphères supérieures, et si près de moi cependant !… Cette nuit je rêvais : un monstre se jetait sur moi, j’avais parfaitement conscience de ma situation, comme si je me fusse trouvé en état de veille, et en même temps j’étais paralysé par l’inertie du sommeil ; alors, ô bien-aimée, tu t’approchais sans armes, simplement, comme tu es chaque jour, d’une main forte tu chassais le monstre menaçant, et moi je continuais à dormir en repos. Rassuré désormais, je reprends mon bâton de voyage, car j’ai ma bien-aimée au fond de mon cœur, et mon âme marche vers la lumière… » Ce monstre, ce malfaisant génie (Unhold) dont l’approche le paralysait, c’était le pressentiment et la crainte de son impuissance poétique. Le rêve n’exprimait que trop bien la situation ; très éveillé, toutefois inerte, immobile, incapable d’agir et de montrer tout ce qu’il valait, tel nous apparaît déjà l’ambitieux Stieglitz au moment de son juvénile essor. Heureusement il se croit sauvé ; Charlotte a foi en lui, c’est la foi de Charlotte qui chasse les démons et qui détruit les sortilèges. Ne vous étonnez pas si son amour pour elle se transforme en une sorte d’adoration mystique. Ce n’est plus sa fiancée, c’est une sainte, une créature céleste investie de pouvoirs mystérieux, ou plutôt c’est la transfiguration et l’apothéose de son orgueil de poète. Un jour, à Bamberg, il entre dans la cathédrale, et, tout protestant qu’il est, il se sent enivré par la solennité du culte, l’harmonie des chants, l’éclat des cierges ; il se jette à genoux,… mais c’est lui-même qu’il faut laisser parler. « J’étais dans la cathédrale où l’on célébrait l’office divin ; au-dessus de ma tête retentissait le carillon des cloches, autour de moi étincelaient les cierges, debout à l’autel était le prêtre enveloppé d’un nuage d’encens. Il disait des paroles que je ne pouvais saisir, c’était un murmure plutôt qu’une prononciation distincte ; mais tout mon cœur était si plein, si fervent, si complètement maître de lui-même et uni avec Dieu, qu’il n’aurait pas battu plus saintement aux paroles de Jésus dans le jardin des Olives. Je me précipitai à genoux, et, dans un transport de piété, je me mis à prier. Tout à coup une image m’apparut, une image… ô Charlotte ! tu n’as jamais rien vu de si parfait… Quelle angélique pureté ! quelle douceur ! quel charme ravissant ! Ses yeux noirs lançaient des flammes qui pénétraient mon âme tout entière, de noires tresses de cheveux couronnaient son front si noble, le souffle qui s’exhalait de ses belles lèvres pourprées était le souffle même de l’amour. Elle flottait devant moi, comme un séraphin, dans une robe blanche que retenait au-dessous de la poitrine un ruban légèrement rouge. Ah ! ma bien-aimée, voir une telle image et rester insensible, — que dis-je ? rester insensible ! — voir cette sainte, et ne pas s’agenouiller devant elle dans un ravissement de piété infinie, cela ne se peut. Eh bien ! je te l’avouerai, Charlotte, c’est ton image qui m’apparut, c’est ton fiancé qui s’agenouilla, ivre de bonheur, et se mit à prier de toutes les forces de son âme devant la pure vision qui s’inclinait vers lui. »
Nous sommes en Allemagne, dans un pays d’élan mystique, d’effusion religieuse, où l’amour emploie souvent le langage de la dévotion ; est-ce ainsi cependant que peut parler, dans tous les pays du monde, un cœur vraiment épris ? est-ce ainsi que parle Werther ? Non, ce n’est pas l’amoureux qui prononce de telles prières, c’est le poète découragé qui implore une assistance extérieure pour subvenir à sa faiblesse. « Je ne voudrais pas, disait le roi Lear de Shakspeare, devenir fou ! » Stieglitz semble dire d’une voix aussi navrante : « Je ne voudrais pas être frappé de paralysie intellectuelle. À mon secours, Charlotte ! sauve-moi de moi-même, rends-moi la foi qui fait la vie, car je sens bien qu’il y a quelque chose dans Cette âme que gagne peu à peu un engourdissement meurtrier ! » Ces craintes, qui le poursuivent sans cesse, il les exprime sous maintes formes. Tout à l’heure c’étaient des prières, des cris d’adoration, dans lesquels nous démêlions aisément les inquiétudes de son esprit ; maintenant c’est le récit d’une rencontre, d’un incident de voyage, incident qui pour tout autre que lui aurait passé inaperçu, et ne mériterait guère d’être raconté, mais qui prend sous sa plume un intérêt singulièrement vif :
« Je viens de ressentir une impression étrange, et j’en ai été si vivement saisi que j’ai absolument besoin d’apaiser mon trouble auprès de toi, ma chère bien-aimée, avant de penser à autre chose. Après le repas, j’étais entré dans la fabrique située à l’extrémité du jardin, j’examinais le travail des ouvriers, et j’avais déjà parcouru plusieurs salles, quand j’aperçus au milieu des machines un homme qui me regardait fixement. Sa figure, où la mélancolie semblait avoir creusé depuis longtemps ses sillons, était empreinte d’une expression rêveuse et romanesque ; assez fort d’ailleurs, il était extrêmement pâle, et le feu de la vie n’éclatait que dans ses grands yeux d’un bleu sombre. D’abord je ne l’avais regardé qu’en passant, mais involontairement mes yeux se reportèrent sur lui avec intérêt. Tout à coup il vint à moi et me dit avec un accent étrange : « Mon cher jeune monsieur, n’êtes-vous pas un poète ? » Fort surpris, je lui demandai d’où lui venait cette conjecture. « Oh ! dit-il, je l’ai bien vu dès le premier jour, et chaque fois que je vous ai observé dans le jardin, j’ai compris que je ne m’étais pas trompé. » Que j’arrosasse les fleurs ou que je fisse manger les poules, que je fusse occupé à lire ou à écrire, à tout instant, disait-il, le poète brillait dans toute ma personne, et c’était là ce qui l’avait attiré vers moi. Je lui dis qu’en effet la poésie avait toujours eu pour mon âme un immense attrait, qu’elle était à mes yeux le but suprême, le sommet de l’existence. « Oh ! moi aussi, je suis né poète ! s’écria-t-il avec un profond soupir, et j’aurais pu devenir quelque chose ! Mais tel est le destin : il nous donne des dispositions, il met en nous des germes, puis, quand ces germes vont s’épanouir, il fait pleuvoir sur eux la grêle, il les crible, il les écrase, et ce qu’il y avait de meilleur dans notre nature est anéanti. Ah ! que de bonnes choses ne détruisent pas le malheur, la misère, et surtout le plus cruel des maux, un amour dédaigné ! » Au moment où il disait cela, de grosses larmes coulèrent de ses yeux, et il attacha sur moi un regard immobile. Je lui témoignai de la sympathie, et comme son camarade venait de sortir, il se mit à me raconter son histoire. Son père, qui possédait un assez bon domaine dans les vallées du Harz, avait pris grand soin de son enfance, et l’avait destiné à l’étude à cause de ses heureuses dispositions ; il y réussissait à merveille, bien que dominé par le goût de la solitude et par une disposition à se concentrer en soi-même, disposition qui jamais cependant ne l’avait éloigné de la nature ; il avait conçu un plan qui ne le quittait pas, il méditait une grande épopée religieuse, à la façon de la Messiade, mais plus vive, nullement abstraite, et de jour en jour son inspiration se développait en lui avec une vigueur originale. Ce fut alors que de grands malheurs, coup sur coup, vinrent frapper sa famille : son père mourut de chagrin ; lui-même, il fut victime de ses tuteurs, et, voyant bien qu’en de telles circonstances tous ses efforts seraient inutiles, il renonça aux études. Il devint garçon boulanger, mais son amour de la poésie le suivit encore dans ce nouvel état : il couvait toujours dans sa pensée le plan de son épopée religieuse, et il passa plus d’une nuit à ruminer ses rêves. Il continuait aussi ses lectures. Bientôt il aima une jeune fille, et tout un monde nouveau s’ouvrit à lui. Il voyait en elle la plus pure, la plus loyale des créatures. Arrivé à ce point de sort récit, il s’arrêta tout à coup et parut en proie à une violente émotion. Ce silence, cette émotion subite, tout cela disait assez combien il s’était fait d’illusions sur le compte de celle qu’il avait aimée. Je ne l’interrogeai pas, et le laissai quelque temps plongé dans une immobilité morne. J’appris ensuite que, poussé par le désespoir, il s’était fait soldat, qu’il avait fait la campagne d’Espagne sous Masséna, qu’il avait manqué à la subordination, et qu’étant passé devant un conseil de guerre, il avait eu grand’peine à éviter une condamnation à mort. Plus tard, il avait déserté, il avait erré longtemps par le monde, gagnant sa vie bien péniblement, tantôt ici, tantôt là ; enfin, à cette place même où je le voyais, il avait trouvé son pain assuré, au prix d’un rude labeur. L’unique joie qui lui restât encore, c’était de sortir seul le dimanche et de s’abandonner à ses rêveries, car il avait en horreur les vaines dissipations de ses semblables et leur acharnement à des plaisirs frivoles. Je lui demandai s’il ne s’occupait pas encore de ses projets poétiques. Il me répondit que toute grande inspiration était éteinte ou brisée chez lui, que de temps à autre il écrivait encore quelques chants, mais qu’aucun de ces chants ne répondait à son idéal. « Je vais vous en montrer plusieurs, ajouta-t-il ; vous, monsieur, vous me comprendrez. » Je le quittai tout ému ; je sentais que je n’aurais pu le voir plus longtemps sans fondre en larmes ; j’allai dans le jardin, où je lus quelques-unes de ses poésies tracées d’une écriture parfaitement nette. Si la forme n’en est pas toujours très pure, il y en a plusieurs qui révèlent un sentiment profond ; elles portent toutes la marque d’une mélancolie qui semble s’accroître de jour en jour, et qui, je le crains bien, finira par la folie. Si je suis plus calme moi-même, je reviendrai visiter ce pauvre homme, et je verrai s’il est possible d’agir sur lui, d’adoucir son amertume. J’ai bien peur qu’on ne puisse le guérir complètement ; lui-même, il ne semble pas le désirer… »
Parmi les lettres passionnées d’Henri Stieglitz, au milieu de ces élans d’enthousiasme qui recouvrent des inquiétudes si amères, cette page touchante et simple produit une poignante impression. Nous dominons sans peine ce qu’il a dû ressentir en écoutant les confidences de ce pauvre diable. Troublé par ce singulier avertissement du hasard, il cherche pourtant à chasser les pressentimens qui l’assiègent. « Voilà encore un homme, ajoute-t-il, qui accuse le destin d’avoir étouffé chez lui l’inspiration. Il se trompe. Ce n’est pas la misère qui l’a perdu, c’est son esprit inquiet, sa nature pusillanime, l’absence d’une volonté persévérante. » Lui, au contraire, on croit l’entendre s’écrier : Je suis poète, je veux être poète, je suis prêt à lutter contre tous les obstacles, et ce n’est pas la persévérance qui me manquera.
Si ce viril sentiment de la volonté n’apparaissait par intervalles au milieu des alarmes et des défaillances d’Henri Stieglitz, cette correspondance enthousiaste ne serait que le journal d’une maladie ridicule. On fermerait le livre avec impatience et l’on dirait au rêveur : Renoncez à la poésie, puisque vous n’avez pas foi en vous-même. Mais comment tenir ce langage à une âme si ardemment amoureuse du beau et qui ne songe qu’à s’épurer, à se perfectionner sans cesse ? Comment ne pas croire qu’il sortira quelque chose d’une préparation si scrupuleuse ? Continuons de feuilleter ces confidences ; si nous ne voyons pas surgir un grand artiste, nous verrons du moins les efforts d’un noble esprit qui s’est fait la plus haute idée de son art, et qui marche pour ainsi dire vers le sanctuaire avec la ferveur et les tremblemens d’un lévite. Chaque pas qu’il fait dans la vie, chaque épisode de ses voyages, chaque incident de ses études le ramène toujours à la poésie. C’est pour être poète qu’il veut d’abord être homme et soustraire son âme à toute pensée vulgaire. C’est pour enrichir son inspiration future qu’il admire les splendeurs du jour et les merveilles de la nuit, le tumulte des cités et le silence des forêts, le charme des vallées du Neckar et la sauvage majesté de la Mer du Nord. Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend sur sa route peut trouver place un jour dans ses chants ; ainsi point de distractions, point de négligence, le poète doit tout savoir. Homère ne connaissait-il pas toute la civilisation de son temps ? Henri Stieglitz accomplit sa tâche en conscience : il interroge les ouvriers, il s’entretient avec les paysans, et quand il vient de visiter la forteresse prussienne construite sur les rochers qui font face à Coblentz, il écrit tout joyeux à sa fiancée : « J’ai beaucoup appris aujourd’hui ; moi qui aime à parler de navigation avec les marins, d’horticulture avec les jardiniers, et de chasse avec les chasseurs, afin de réunir ces notions diverses en un riche trésor que l’activité créatrice de mon esprit saura employer en temps utile, j’ai été heureux d’acquérir des notions claires et précises sur l’art des fortifications, car, je le sens mieux de jour en jour, une riche provision d’études sur les sujets les plus variés, voilà le trésor inaliénable du poète. » Vous devinez d’après cela quel sera son enthousiasme quand il s’agira pour lui d’études plus spécialement poétiques, quand il visitera les écrivains en renom, quand les musées, les théâtres, les ateliers des grands artistes lui révéleront leurs merveilles, quand M. Boeckh, l’illustre philologue, lui expliquera l’organisation des cités helléniques, quand Hegel l’admettra dans son intimité, quand l’auteur de Freyschütz, en des lettres cordiales, le traitera comme un jeune frère.
Cette correspondance d’Henri Stieglitz, si curieuse pour l’étude psychologique du poète, offre donc en même temps un vif tableau de l’Allemagne intellectuelle dans les dernières années de la restauration. Maintes physionomies d’écrivains et d’artistes y sont dessinées en quelques traits par un esprit ouvert à toutes les émotions généreuses. Henri Stieglitz a déjà publié quelques pièces de vers sur le soulèvement de la Grèce ; il a chanté les héros de l’indépendance hellénique, il a fait appel aux sympathies de l’Europe en faveur des soldats de Botzaris, et ses accens ont ému plus d’un cœur en Allemagne. Ce n’est pas tout, des esprits austères, des maîtres révérés, Jacobs à Gotha, Bouterweck à Goettingue, ont les yeux sur le jeune écrivain ; Bouterweck voit en lui l’héritier du brillant poète Ernest Schulze, sitôt enlevé aux lettres, et qui associait aussi à l’enthousiasme poétique les plus sévères études de philosophie grecque et latine. Précédé par cette réputation, accompagné de tant de vœux et d’espérances, Henri Stieglitz est accueilli partout à bras ouverts. Sa première visite, quand il va de Leipzig vers les contrées du Rhin, est pour le vieux Jean-Paul Richter, établi alors à Bamberg. Comme son cœur bat au moment où il monte l’escalier, où il va frapper à la porte ! Et comme il est rassuré bientôt par l’hospitalité cordiale de l’illustre vieillard !
Malheureusement cette cordialité est mêlée de prétentions puériles, de coquetteries surannées. Henri Stieglitz était allé chez Jean-Paul avec un de ses camarades, nommé Grosse, qui aspirait à devenir poète dramatique ; quand les deux amis eurent quitté l’auteur du Titan, quand ils comparèrent le Jean-Paul de leurs songes avec ce vieillard si amoureux de lui-même et fardé comme une coquette, ils se serrèrent la main sans échanger une parole. Leur impression avait été la même, mais ils se gardaient bien de l’exprimer, ne voulant pas manquer au respect du génie. Ils sortirent de la ville, toujours silencieux, et se trouvèrent bientôt sous de grands peupliers qui frémissaient au vent. « Voilà l’image du poète, s’écria l’un d’eux ; ses racines sont vigoureusement plantées dans la terre maternelle et sa tête s’élance dans le ciel, les airs se jouent dans son feuillage frais, il est libre, il est fort, il est grand. » En face de ces peupliers, Stieglitz et son ami se jurèrent l’un à l’autre de poursuivre courageusement leur tâche, de demeurer éternellement fidèles à l’amour qu’ils avaient dans le cœur, d’être toujours vrais avec eux-mêmes, de rester toujours simples. Ils ne s’apercevaient pas qu’ils ne l’étaient guère en ce moment, et que le bon Jean-Paul, avec ses légers ridicules, pouvait encore leur donner des leçons de simplicité. Après Jean-Paul, voici un autre maître de la poésie de ce temps-là, le vieux Voss, l’auteur de Louise. Stieglitz décrit avec émotion cette mâle physionomie, ce jeune homme de soixante-douze ans, jeune homme de corps et d’esprit, que les années ont à peine touché de leur aile. La maison qu’il habite à Heidelberg est bien celle qui convient au prince de l’idylle : c’est la campagne au milieu de la ville ; de ses fenêtres, il n’aperçoit que le Neckar et les montagnes, et autour de lui quelle sécurité joyeuse ! quelle dignité patriarcale ! « Depuis longtemps, écrit Stieglitz à Charlotte, j’admirais Voss de toute mon âme. J’honorais en lui le soldat de la lumière et de la vérité, le promoteur des sciences, l’écrivain qui a rendu tant de services à notre langue nationale, le traducteur inspiré des trésors de la Grèce, le noble chantre des choses simples et de la nature, et je m’étais fait de sa personne une image où la simplicité la plus vraie s’alliait à une dignité parfaite. Cette image, je la voyais maintenant devant moi… »
Accueilli par les poètes, par Jean-Paul et l’auteur de Louise, comme un disciple bien-aimé, il trouvera le même empressement auprès des savans et des philosophes de Berlin. Le grand Hegel lui témoigne une tendresse paternelle ; le géographe Charles Ritter, les maîtres de la philologie, Boeckh et Buttmann, lui ouvrent leur maison. Il est invité à toutes les fêtes de l’intelligence. Peu de temps après son arrivée à Berlin, le 2 juillet 1824, la société philologique allemande célébrait l’anniversaire séculaire de la naissance de Klopstock. Ce n’est pas d’hier, on le voit, que nos voisins aiment à se rappeler les dates fécondes de leur XVIIIe siècle et qu’ils consacrent pieusement leurs souvenirs. En 1824, en 1849, en 1859, le jour qui, cent années auparavant, avait donné à l’Allemagne l’auteur de la Messiade, l’auteur de Faust, l’auteur de Guillaume Tell, a pris rang parmi les fêtes nationales. Le 2 juillet 1824, Henri Stieglitz assistait donc à cette fête de Klopstock, et il en traçait un curieux tableau à la confidente de toutes ses impressions. Chants et discours, comme on pense, n’y manquèrent pas. Ce qui intéressa le plus notre poétique voyageur, ce fut la présence de quelques vétérans de la science et des lettres, anciens amis de l’illustre mort. Il y avait là le célèbre astronome Bode qui avait vécu de longues années avec Klopstock, et c’était plaisir de lui entendre conter maintes anecdotes sur le patriarche de la poésie allemande. Il y avait aussi le vieux Wolke, un maître dans la science des langues germaniques, un prédécesseur des Grimm et des Lachmann, qui avait été lié d’une amitié étroite avec le chantre d’Abbadona. Ces fêtes de l’esprit se renouvelaient sans cesse pour Henri Stieglitz. Berlin offrait alors le spectacle d’une vie littéraire complète : d’un côté, une forte université où professaient les Hegel, les Boeckh, les Ritter, les Buttmann ; de l’autre, une pléiade de poètes, d’humoristes, les uns déjà célèbres, les autres qui se produisaient avec un éclat tout juvénile. Stieglitz était venu à Berlin pour y achever très sérieusement ses études de philologue, et aussi pour s’initier à cette philosophie de Hegel, regardée alors par bien des esprits d’élite comme le dernier mot de la science humaine. Il vivait donc en étudiant, il suivait les cours, il rédigeait des cahiers de notes, mais il fréquentait aussi les représentans de la littérature libre. Au sortir d’une leçon de Hegel, il rencontrait l’ingénieux poète Chamisso, il faisait connaissance avec Hoffmann, il assistait aux premières incartades d’Henri Heine, il s’entretenait avec Wilhelm Schlegel, avec le poète romantique Lamothe-Fouqué, avec Alexandre de Humboldt. Tous ces talens si divers, il les jugeait d’un regard pénétrant et sûr. Cette sagacité est vraiment digne de remarque chez un esprit si jeune encore ; on voit ce qu’Henri Stieglitz aurait pu faire si, au lieu de s’obstiner à la poésie, il s’était résigné à suivre sa vocation véritable. Il y avait en lui l’étoffe d’un grand critique, d’un sympathique historien de la littérature et des arts. Il sentait vivement et jugeait avec finesse. Hoffmann, ce merveilleux conteur, Henri Stieglitz le comprend sans effort ; il voit immédiatement sa valeur, et sans dissimuler ses défauts, il le classe à son rang. Henri Heine, complètement inconnu encore, venait de lancer, pour ses débuts, quelques pièces de vers humoristiques dont les gens graves ne parlaient qu’avec dédain ; Stieglitz déclare qu’il y a là un poète et un vrai poète. Tous ses jugemens attestent ainsi un esprit indépendant ; on voit l’homme qui pense à ses risques et périls, et qui ne répète pas les opinions d’autrui.
Je ne sais s’il appréciait l’effrayante grandeur des doctrines de Hegel, car il n’était pas spécialement philosophe. À voir pourtant l’obstination acharnée qu’il apporte à l’étude du mystérieux maître, on s’aperçoit bien qu’il faisait mieux que soupçonner l’importance de ces théories et le rôle qu’elles devaient jouer dans la vie intellectuelle de l’Allemagne ; mais ce sont surtout les arts, la musique, la peinture, les représentations théâtrales, qui fournissent à Henri Stieglitz l’occasion de déployer son enthousiasme et son génie critique. C’était le moment où les drames de Calderon, de Shakspeare, popularisés par des traductions admirables, avaient pris possession de la scène allemande ; c’était l’époque où Weber traduisait avec tant d’originalité l’inspiration romantique de son pays. Il faut entendre Henri Stieglitz juger tout ce radieux épanouissement du romantisme germanique pendant son séjour à Berlin. Quand il vient d’assister à un opéra de Weber, à un drame de Calderon, à une tragédie d’Henri de Kleist, il faut entendre, dans ses lettres à Charlotte, ses cris de joie mêlés de réflexions si vives, si lumineuses, et ses jugemens définitifs si nettement formulés. En même temps qu’il comprend si bien les romantiques, comme il aime le grand art classique et l’harmonie souveraine ! comme il parle de l’Alceste de Gluck, du Don Juan de Mozart, de l’Iphigénie de Goethe ! Goethe est son maître ; s’il n’a pas osé le visiter dans sa retraite de Weimar, il le voit partout en esprit, il suit partout sa trace ; l’Allemagne entière lui parle de Goethe au moment même où l’Allemagne semblait oublier le grand poète, au moment où les générations nouvelles, par la voix de Wolfgang Menzel et de Louis Boerne, allaient lancer contre l’auteur de Faust des accusations si amères. Un jour, pendant une excursion en Westphalie, il va revoir sa ville natale, Arolsen, et là il rencontre un de ses compatriotes, le vieux peintre Tischbein, que Goethe avait connu si intimement en Italie. Dans les Annales, dans le Voyage en Italie, dans maintes poésies lyriques de Goethe, le nom de Tischbein revient sans cesse. Tischbein, l’auteur du grand tableau, si souvent reproduit par la gravure, qui représente Goethe, en costume de voyage, assis et méditant sur une colonne renversée à l’entrée de la campagne romaine, Tischbein é tait surtout le peintre des détails de la nature ; il excellait à représenter les animaux et les plantes ; il aimait à les étudier un à un, comme un collectionneur qui range dans ses galeries de précieux spécimens du monde physique ; un cheval, un arbre, un rocher, il n’en demandait pas davantage, cela lui suffisait pour exécuter une œuvre intéressante. Goethe, grand collectionneur aussi de faits et d’observations de toute sorte, avait pu développer auprès de Tischbein ces dispositions de son esprit ; c’est du moins une conjecture très sensée de la critique moderne, et je n’ai pas été médiocrement surpris de voir Henri Stieglitz, dès 1825, indiquer ce rapprochement sans hésiter. « Toute la matinée, jusqu’à midi, écrit-il à Charlotte, je suis resté avec Tischbein. L’excellent homme mérite bien les témoignages que Goethe lui a rendus. Il y a bien peu de peintres, parmi les modernes, qui aient saisi comme lui la nature, qui aient guetté ses manifestations les plus originales ; et avec quel génie il sait représenter des choses insignifiantes en apparence, qui prennent entre ses mains un intérêt inattendu ! Un arbre, une branche, une feuille, une pierre, dont la forme présente tel ou tel aspect, un oiseau qui vole, un lièvre ou un chien qui s’élance, l’âne qui chemine humblement ou le cheval aux fières allures, fournissent une riche matière à son pinceau. Ses animaux surtout méritent une mention à part, c’est vraiment la vie même. Certainement Goethe, inspiré de bonne heure par un besoin semblable d’étudier l’individu, a dû tirer un grand profit de son intimité avec un tel homme. Cela résulte aussi de tout ce que l’aimable vieillard m’a raconté de leur vie à Rome : oh ! combien de confidences qui me laissaient pénétrer dans leur âme ! tu penses si j’étais tout oreilles ! C’est ainsi qu’il me donna de très curieux détails sur la manière dont Goethe composa, son Iphigénie ; il était souvent dans une agitation extrême, il allait et venait, puis tout à coup il s’élançait hors de chez lui, il détruisait des parties entières de son œuvre, il les refaisait, il créait enfin dans le trouble passionné de son âme cette œuvre qui nous remplit d’admiration et de sympathie, cette œuvre qui égalE les plus beaux modèles de l’art grec, et qui, unissant à la perfection plastique la profondeur des sentimens, est certainement la première parmi les créations de ce genre ; c’est la fleur de la beauté grecque et la fleur de la pensée allemande merveilleusement unies. »
Occupé ainsi de poésie et d’art, de musique et de peinture, de métaphysique et de philologie, Henri Stieglitz grandissait de jour en jour ; mais c’était le critique et non le poète qui se développait chez lui. Toutes les fois qu’il avait à montrer l’étendue de son savoir et la sûreté de son jugement, il était assuré du succès. Le jour vint de subir les épreuves qui devaient lui marquer sa place dans les rangs de l’enseignement public ; il fut interrogé par les plus illustres maîtres et les juges les plus redoutables. Quand un homme tel que M. Auguste Boeckh interroge un candidat sur la langue et la civilisation de la Grèce, quand un philosophe comme Hegel l’examine sur les lois de la raison et la marche des idées, quand des historiens comme Raumer et Ideler lui font débrouiller maints problèmes de chronologie, maintes difficultés de l’histoire politique, il faut être bien sûr de soi pour ne pas trembler devant un pareil tribunal. Ces épreuves furent une sorte de triomphe pour Henri Stieglitz. Boeckh, Raumer, Ideler, le félicitèrent en amis, Hegel lui serra cordialement la main ; tous ces maîtres austères souriaient doucement au jeune poète et semblaient lui dire tout bas : « Viens avec nous ; ta vocation, c’est la science. Renonce à tes ambitions poétiques, gardes-en seulement un amour plus sincère, un sentiment plus vif de la beauté ; ce sera ton guide dans nos régions sévères, ce sera pour toi un gage d’originalité parmi les maîtres de la critique. »
Ces avis salutaires, sa conscience les lui donna aussi plus d’une fois, et ce fut toujours en vain. Il était décidé à ne pas les entendre. Une autre voix, celle de l’orgueil ou du moins de l’illusion, l’entretenait dans ses chimères. Et puis Charlotte était là qui croyait remplir son devoir en protégeant le jeune poète contre ses défaillances. Les découragemens d’Henri Stieglitz étaient comme les avertissemens de son esprit ; Charlotte les combattait au nom de la poésie, au nom de la gloire, et toutes ces flatteuses paroles dans la bouche de la brillante jeune fille enivraient l’imagination du rêveur. Il luttait alors contre lui-même, et il s’acharnait à la poursuite de l’impossible ; de là une agitation intérieure toujours plus vive chez lui, et qui se traduisait par une irritabilité singulière. Tantôt il se glorifiait le plus naïvement du monde, tantôt il s’indignait de ne pas se voir placé au premier rang des poètes et traité comme un maître. Un soir, à souper, dans un salon de Berlin, Henri Stieglitz se trouva placé auprès d’un certain M. Gehe, poète amateur que la poésie ne tourmentait guère. Vers la fin du repas, Hegel, qui s’était levé de table et qui passait auprès des deux convives, les aperçut et dit : « Ah ! voilà les deux poètes ensemble. » Stieglitz fut exaspéré de se voir associé à ce rimeur ; il répondit avec une vivacité amère : « Seriez-vous bien content, monsieur le professeur, si quelqu’un, vous apercevant par hasard auprès de M. Krug, vous disait : Voilà les deux philosophes ! » Faire la leçon à Hegel, dire une impertinence à son voisin de table, offenser le bonhomme Krug, qui n’était pas un penseur méprisable, — tout cela n’est qu’une bagatelle pour Henri Stieglitz quand sa vanité l’enivre. Ces éloges qu’on ne lui prodigue pas avec assez d’enthousiasme, cette place à part qu’on oublie de lui assigner, il se les donnera lui-même dans ses lettres à Charlotte. Au moment où il achevait en 1827 une série de poèmes qui devaient paraî tre six ans plus tard dans un grand recueil intitulé Tableaux de l’Orient, sa confiance en lui-même semble revenue tout entière. Il envoie ces vers à sa fiancée, et les lui vante avec un enthousiasme qui serait tout simplement risible, s’il n’y avait là toute autre chose que la puérile vanité d’un rimeur. Prenez-y garde ; il est heureux, il triomphe, il affirme qu’il a écrit son chef-d’œuvre, il dit à Charlotte qu’en écrivant ces poèmes son âme était plongée dans une ivresse céleste et qu’elle jouira en les lisant des mêmes béatitudes : croyez-vous qu’il dise cela d’une voix bien assurée ? Non, sa voix tremble ; il a douté, il a peur, le malheureux ! Il a par instans le sentiment très net de son impuissance, et, voulant s’arracher à cette révélation terrible, il donne à Charlotte Willhoeft le ton des éloges qu’il est impatient de recevoir. Il y a, en un mot, au fond de cette âme ardente, une désolation secrète et une farouche inquiétude. Ses amis s’en apercevaient bien, et lui-même ne s’en cachait qu’à demi. « Je me sens plus calme, écrivait-il à sa fiancée. Hegel a donné de mes nouvelles à un de mes amis qui est à Paris en ce moment, et il lui dit que j’ai bien plus de calme, de sérénité… Aucun éloge ne pouvait m’être plus agréable ; c’est à ce but que tendaient tous mes efforts. » Hélas ! ces périodes de sérénité n’étaient pas longues. Pour que la paix pût rentrer à jamais dans cette âme dévoyée, il aurait fallu que Stieglitz eût le courage de dire : « Je ne serai pas un grand poète, je n’éblouirai pas le monde par les inventions de mon génie, on ne me nommera pas auprès de Shakspeare ou de Goethe ; mais je suis passionné pour le beau, j’expliquerai les mystères de l’art, je commenterai les esprits créateurs, et je servirai la culture morale de l’humanité à la place que m’assigne la Providence. » Henri Stieglitz ne l’a pas voulu, et il a continué à se débattre douloureusement au milieu des contradictions de son intelligence.
Ajoutez à cela que pour épouser Charlotte Willhoeft il avait dû se faire une position, et que les places par où il débutait dans la carrière des lettres étaient bien peu en rapport avec les ambitieuses prétentions d’un poète. Pourvu d’un petit emploi à la bibliothèque de Berlin, puis chargé d’une classe au gymnase, il souffrait, non pas de remplir des fonctions trop modestes, mais de perdre ses loisirs et d’être retenu loin des sphères sublimes où aspirait son imagination. Ces nécessités de la vie aigrissaient encore son humeur. Il ressentit bientôt les premières atteintes d’une maladie grave ; l’exaltation et les douleurs de son intelligence avaient exaspéré chez lui le système nerveux, et ses nerfs ébranlés réagissant sur l’intelligence, la source de son mal se renouvelait sans cesse. Abattu et irrité à la fois, attribuant à des causes tout extérieures cette impuissance, cette paralysie poétique, qu’il aurait dû s’expliquer depuis longtemps, s’il avait eu plus de clairvoyance et de modestie, il n’avait plus qu’un seul refuge dans le monde, l’amour et l’admiration de Charlotte. Aussi ses lettres, déjà si ardentes au début, prennent-elles dans les derniers temps un caractère particulier d’exaltation. La douleur y perce à chaque ligne ; il y a des instans où le désespoir éclate : « O Charlotte ! je ne suis plus moi-même ; vais-je devenir une ombre, une moitié d’homme, moi qui ai en horreur tout ce qui est incomplet, inachevé, tout ce qui n’existe qu’à demi ?… Ici tout est sans couleur et sans vie. Ton amour seul est pour moi lumière, floraison, sonorité. Me rendras-tu mon âme quand je te presserai dans mes bras ? Il le faudra bien, je n’en ai plus maintenant… » Quels ravages ont faits dans l’intelligence d’Henri Stieglitz ces cinq années d’études mal dirigées et d’exaltation solitaire ! En 1823, il partait heureux, inspiré, plein de vie et d’espoir ; il revient en 1828 sombre, malade, farouche, frappé d’inertie morale, et il crie à sa fiancée : « Me rendras-tu mon âme ? »
Me rendras-tu mon âme ? C’est la question sinistre qui domine la seconde partie de cette histoire. Henri Stieglitz arrive à Leipzig, au mois de juillet 1828, pour épouser sa fiancée ; la cérémonie terminée, ils doivent partir tous les deux, visiter les bords du Rhin, parcourir la Westphalie, le Hanovre, et, de ville en ville, s’acheminer jusqu’à Berlin, où Stieglitz est rappelé par ses fonctions au commencement d’octobre. Ce jour, qu’ils invoquaient depuis cinq ans l’un et l’autre avec une sorte d’impatience fiévreuse, le voici qui se lève enfin. Hélas ! quel désenchantement ! Le poète l’a dit :
- L’idéal tombe en poudre au toucher du réel.
La réalité qui s’offre à eux subitement avec une clarté désespérante, c’est la situation qu’ils se cachaient dans les effusions de leurs lettres, ou dont ils espéraient triompher. Désormais plus d’illusions et plus d’espoir. Charlotte voit très nettement ce qu’elle avait soupçonné plus d’une fois : la maladie intellectuelle d’Henri, ses alternatives de surexcitation et de langueur, sa lutte secrète et impuissante contre la nature de son esprit, enfin la méprise où il s’obstine en se croyant un grand poète. Henri, de son côté, devine la pensée de Charlotte, malgré le soin qu’elle met à la cacher ; il n’espère plus être sauvé par elle, et à l’heure où une nouvelle existence devrait commencer pour lui, il se sent la mort au fond de l’âme. Douloureux contraste ! Charlotte Willhoeft a vingt-deux ans ; elle est belle, elle est admirée de tous pour sa grâce si chaste, pour son esprit si riche, et l’heureux jeune homme qui possédera ce trésor excite bien des pensées d’envie ; Henri Stieglitz a vingt-cinq ans, on l’admire aussi pour ses qualités brillantes, on parle de son avenir d’écrivain. Qu’ils font plaisir à voir, ce fier jeune homme, cette belle jeune fille, et au milieu de quelles sympathies cordiales ils s’avancent tous deux vers l’autel ! Eh bien ! sous ces apparences de bonheur il y a des misères sans nom. Ce jeune homme à qui paraît sourire une destinée si radieuse, c’est un mourant incliné déjà sur son tombeau ; cette jeune femme que vous croyez si fière d’épouser un poète et de s’associer à sa gloire, elle n’est que l’infirmière d’un malade condamné, la gardienne d’un fou ; elle le sait, elle sent qu’elle en devient folle elle-même, et de sinistres pensées la dévorent. Les voilà mariés ; ils montent en voiture et partent pour les contrées du Rhin. Un de leurs amis, qui a reçu les confidences de Charlotte, nous les peint vivement dans ce premier tête-à-tête désolé : ils étaient là, silencieux, mornes, et comme étrangers l’un à l’autre, au moment où le fouet du postillon enlevait les chevaux, au moment où le jeune époux est si heureux d’emporter sa conquête !
Dès ce jour, ce fut pour Charlotte une vie de luttes, d’efforts, de préoccupations continuelles, un dévouement de toutes les heures. Généreuse et spirituelle comme elle était, elle eut bientôt dissimulé ses tristesses. L’inquiétude n’avait pas laissé de traces sur ce visage charmant. Elle souriait, elle était heureuse, elle récitait les vers d’Henri et lui en demandait de nouveaux. Dire toutes les délicatesses de son amour, toutes les ruses charmantes de sa piété conjugale, ce serait chose impossible. Elle feignait l’espérance et la foi, avec quelle grâce irrésistible ! Bientôt, à force de répéter ce rôle et de le jouer avec son cœur, elle y fut prise elle-même ; elle croyait son mari sauvé, elle le voyait renaître à l’enthousiasme et concevoir de nouveau ses ambitieux projets. « Que j’étais insensée, se disait-elle, de me tourmenter de la sorte ! Ce n’était qu’une crise ; elle est finie, grâce à Dieu, et ce génie poétique qui me ravissait il y a cinq ans, ce génie dont il a donné tant de preuves timides, va se montrer dans la plénitude de sa force. N’est-ce pas le sort des grands poètes de souffrir ainsi, de voir parfois leur imagination se voiler ? Un esprit médiocre est toujours semblable à lui-même, et ne connaît pas de telles angoisses. C’est à moi d’entretenir chez lui cette pure ardeur et de chasser les démons. Ma vie a un but, mon rôle va commencer ! » Et dès le lendemain ce réveil d’un jour laissait le malheureux poète plus abattu, plus désespéré qu’auparavant.
Après leur voyage aux provinces rhénanes, Henri et Charlotte Stieglitz s’étaient établis à Berlin. Henri avait repris ses fonctions, il faisait sa classe au gymnase et passait de longues heures à la bibliothèque. En même temps il préparait son grand recueil poétique, ces Tableaux de l’Orient, dont plusieurs parties avaient paru çà et là, et qui, réunis dans un vaste cadre, devaient former en quelque sorte le premier chant de l’épopée humaine au XIXe siècle. Il travaillait aussi à un drame intitulé Sélim III, dans lequel il voulait exprimer son opinion sur l’empire turc et sur les chefs qui avaient essayé de le transformer. Ce n’étaient pas des pensées vulgaires qui occupaient l’imagination d’Henri Stieglitz, c’étaient malheureusement des pensées vagues et confuses. Cet esprit si vif, si lumineux, quand il jugeait les œuvres des grands artistes, semblait se couvrir d’un voile dès qu’il voulait produire. Le critique avait des idées, le poète n’avait que des instincts, instincts élevés et nobles, qui languissaient faute de sève. Aussi, lorsque, fatigué de ses longues séances à la bibliothèque, il rentrait chez lui, avide de travaux plus brillans, impatient de s’élancer dans le domaine de l’idéal, cette ardeur se dissipait bien vite devant les difficultés de l’art. Il n’avait que des désirs et point de force. Charlotte du moins accomplissait vaillamment sa tâche ; elle luttait contre cette maladie terrible, et plus d’une fois elle put croire qu’elle triompherait. Mais comment peindre son martyre ? Comment raconter ses alternatives d’espoir et de découragement ? Pendant les cinq premières années de son mariage (1828-1833), elle a sauvé le moribond et lui a fait traverser victorieusement les plus effroyables crises. Si Henri Stieglitz a pu terminer ses Tableaux de l’Orient, c’est que Charlotte lui tenait la main, c’est qu’elle le relevait sans cesse, c’est qu’elle le disputait à la mort, au désespoir, à la folie, avec un dévouement aussi ingénieux qu’obstiné. Le meilleur remède, assurément, pour Henri Stieglitz, c’eût été de renoncer à ses ambitions, de ne pas s’acharner à une œuvre impossible, de rentrer simplement dans les voies de sa nature. Charlotte pouvait-elle lui donner ce conseil ? Non, il était trop tard ; l’inertie de l’infortuné songeur avait fait de tels progrès que, s’il tenait encore à la vie intellectuelle, c’était par cet amour insensé de la poésie. Qui eût brisé cette attache l’eût plongé dans l’abîme.
Enfin ses Tableaux de l’Orient étaient terminés ; le premier volume avait paru à Leipzig en 1831, le quatrième en 1833. Ce ne fut pas un succès comme l’avait rêvé le jeune poète à l’époque où il suivait les cours de Boeckh et de Hegel, ce ne fut pas non plus une chute. Henri Stieglitz prenait un rang distingué parmi les poètes de second ordre. Un de ses principaux mérites, c’était la mélodie du langage ; on reconnaissait dans le maniement du rhythme et l’ordonnance des paroles le musicien qui appréciait si parfaitement Mozart. L’imagination de l’auteur, assez vive bien que nullement créatrice, c’est l’imagination de l’érudit qui s’échauffe à la suite d’une lecture. Stieglitz connaît tous les voyageurs qui ont visité l’Inde et la Perse ; ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont raconté en prose, il le chante après eux en vers sonores, et s’il ne nous donne pas une image originale de ses propres sentimens, comme Goethe dans le Divan oriental-occidental, il réussit du moins à tracer l’exacte peinture des contrées et des peuples. Une seule fois peut-être, dans les pièces sur la vallée de Cachemire, des impressions personnelles viennent ajouter un intérêt vivant au charme un peu superficiel de ses tableaux ; il écrivait ces vers à l’époque où, fiancé avec Charlotte Willhoeft, il vivait loin d’elle à Berlin, et l’invoquait comme sa libératrice. Quelque chose des transports du rêveur a passé dans les pages que nous signalons ; ces chants sur la vallée de Cachemire sont le poème de son amour. Quelle est cependant la pensée générale qui domine et relie tous ces tableaux si variés ? Il n’est pas facile de la deviner. On reconnaît bien çà et là l’ancien auditeur de Hegel ; il est évident que Stieglitz a entendu l’illustre maître dans ses leçons sur la philosophie de l’histoire, et qu’il lui emprunte plus d’une idée sur le rôle de la civilisation asiatique ; tout cela est bien vague néanmoins, et dans se vaste panorama le regard ne sait où s’arrêter. Ce n’est pas l’antique Orient que le poète a voulu peindre, c’est l’Orient moderne, et très souvent celui du XIXe siècle ; voici des Grecs, des Turcs, des Persans, des Arabes, des Hindous, des Chinois, tous caractérisés assez nettement, et la variété du dessin, sinon l’éclat des couleurs, révèle une main habile. Les Chinois surtout, non pas les sages Chinois tant admirés de Voltaire, mais les Chinois formalistes, prosaïques, baroques, si vivement flagellés par Hegel, sont mis en scène avec une verve inattendue. Un savant philosophe hégélien du centre gauche, M. Rosenkranz, qui est en même temps un excellent juge littéraire, a signalé ce tableau de la Chine moderne comme la partie la plus remarquable de l’œuvre d’Henri Stieglitz[2]. En m’associant très volontiers aux éloges de M. Rosenkranz, je demanderai toujours quel est le sens de cette fantasmagorie. Un demi-poète, un demi-philosophe, voilà ce que nous montre après tant d’études sérieuses et de brillantes promesses cet élève chéri des Boeckh, des Hegel, des Bouterweck, qui aurait pu, lui aussi, devenir maître à son tour et illustrer la critique.
Henri Stieglitz fut-il mécontent de l’accueil un peu froid que reçut son panorama de l’Orient ? ou bien se disait-il à lui-même que c’était là une œuvre manquée ? Ses irritations nerveuses, ses accès d’humeur noire et de paralysie morale, interrompus quelque temps, reparurent bientôt plus douloureux que jamais. C’est alors que Charlotte lui conseilla de quitter ses fonctions de bibliothécaire, sa place de professeur, et de partir pour la Russie. Ils avaient des parens à Saint-Pétersbourg, et Charlotte savait qu’ils trouveraient auprès d’eux une généreuse assistance. « Il faut, écrivait-elle à son mari, — car pendant les longues heures où Henri restait à la bibliothèque elle, passait son temps à écrire, à tracer des plans, à lui préparer maintes surprises qui devaient réveiller son ardeur, — il faut te mettre en mesure de faire un cours d’histoire littéraire comparée. Tu chercheras une place dans quelque université russe ;… pendant les vacances, nous voyagerons, nous irons en Allemagne ou en Italie. Tu feras de nouveaux poèmes, et comme tu seras loin de ton pays, tu y penseras avec regret, avec amour, et cet amour enflammera ton inspiration. L’Allemagne sera ta fiancée, ta fiancée qu’une longue distance séparera de toi, et tu lui adresseras de brûlantes déclarations d’amour. Établi en Russie, tu n’en seras que plus présent au cœur de l’Allemagne, tu seras un vrai poète allemand. Tu attireras des compatriotes qui voudront suivre ton exemple, et qui sait si dans une dizaine d’années nous n’aurons pas autour de nous tout un cercle d’amis venus de la terre natale ? Il n’est pas nécessaire que nous soyons à Saint-Pétersbourg, je demande seulement une bonne université russe. Tu feras une leçon par jour, pas davantage. Qui nous arrête ? Essayons au printemps prochain, allons faire à Saint-Pétersbourg une première tentative. C’est la lettre de ton oncle qui a fait naître en moi tous ces projets. Quelle tâche que celle-là ! enseigner la littérature allemande à la Russie, être un missionnaire de l’esprit humain, et en même temps créer des œuvres nouvelles, faire fleurir ; ton jardin de poésie ! Je me mets à ta place, et cette idée me transporte. Tu aurais là un rôle vraiment original. Veux-tu ? oui. 0 Dieu bon, bénis notre projet ! fais descendre sur Henri l’inspiration féconde dans tes contrées du nord !… Pourquoi nous en coûterait-il de partir ? N’est-il pas présent en tout lieu, celui qui est la source de la vie et de l’esprit, celui qui est le bienfaiteur immortel dans ce monde et dans l’éternité ? »
Ils partirent aux premiers jours de l’été. Henri n’avait pas donné sa démission des places qu’il occupait à Berlin, il avait obtenu seulement un congé de plusieurs mois, et il en profita pour voir assez complètement la Russie. Son oncle, le baron Stieglitz, banquier à Saint-Pétersbourg, les reçut à bras ouverts. C’était un homme instruit, libéral, très dévoué à son neveu et qui avait pour sa nièce une tendre admiration. Si les projets de Charlotte ne se réalisèrent pas, si Henri Stieglitz ne trouva pas une chaire à l’université de Dorpat ou de Moscou, il retrouva du moins en Russie une partie de ses forces et de sa santé. La vue d’un pays nouveau, l’étude des mœurs, le mouvement, l’exercice, tout cela éveillait son esprit et l’arrachait à ses sombres pensées. Le poète des Tableaux de l’Orient aurait eu besoin d’une vie active ; sa vocation poétique, puisqu’il voulait absolument être poète, c’était de courir le monde et de le peindre en courant. Plusieurs mois encore après son retour à Berlin, il ressentait vivement la salutaire action de ce voyage. « Henri est devenu un autre homme, écrivait Charlotte au baron Stieglitz ; il fait gaiement son travail de la bibliothèque, l’atmosphère des livres n’exerce plus d’influence malsaine sur son esprit, il a maints projets dans la tête, et déjà il s’est mis vaillamment à l’œuvre ; j’espère que cette bonne veine va durer. » Comment ces espérances s’évanouirent-elles si promptement ? Au mois de février 1834, Charlotte commençait une lettre par ces mots mélancoliques, empruntés au Don Carlos de Schiller : « Les beaux jours d’Aranjuez sont passés.. » Le mal d’Henri venait d’éclater de nouveau avec une violence terrible. Un écrivain distingué, M. Théodore Mundt, qui voyait intimement Henri et Charlotte Stieglitz pendant cette douloureuse période, nous a laissé sur l’état de son ami des indications discrètes, voilées, et toutefois très significatives. Il est impossible de douter que la maladie du pauvre poète ne fût bien plutôt morale que physique ; c’était l’esprit du moins, c’étaient les surexcitations et les mécomptes de l’esprit qui avaient causé les souffrances corporelles, et s’il était urgent de soigner ce corps si violemment ébranlé, il fallait surtout attaquer le mal à la racine en cherchant un remède pour l’âme. « L’exaltation de la sensibilité, dit M. Mundt, avait rompu l’harmonie naturelle, et livré la Psyché intérieure aux caprices désordonnés du sang. » Charlotte aussi, on le voit par ses lettres, était persuadée qu’il fallait agir sur l’âme. Elle commença toutefois par le traitement externe, si l’on peut ainsi parler ; les médecins avaient conseillé au malade les bains de Kissingen, joli village de Bavière, situé sur les bords de la Saale, et dominé par les ruines du château de Bodenlauben. Ils y passèrent six semaines (août et septembre 1834). « Au moment de son départ, dit M. Théodore Mundt, mon pauvre ami était comme un enfant malade, sans courage, sans énergie, passivement résigné à la mort. Il ne savait plus rien faire par lui-même ; quand ils arrivaient dans une ville, et qu’on ne trouvait pas immédiatement une chambre d’hôtel pour les recevoir, il restait immobile dans la rue et se mettait à pleurer. » Les eaux de Kissingen ne changèrent presque rien à la situation du malade ; si les douleurs du corps étaient moins vives, l’affaissement intellectuel et moral n’avait point diminué. Toujours même inertie, même impuissance à reprendre possession de soi-même. Charlotte avait épuisé tous les moyens de ranimer cette âme engourdie : « Si cette léthargie se prolonge, se disait-elle, tout est fini pour jamais. L’heure décisive est venue ; n’y eût-il qu’un remède pour l’arracher à la mort, quel qu’il soit, je l’emploierai. »
Un médecin avait-il dit devant Charlotte qu’une vive secousse morale pourrait triompher de cette paralysie ? était-ce une idée qu’elle avait conçue elle-même, à force d’observer les péripéties du mal ? On a pu lui suggérer cette pensée ; il est certain qu’elle l’a nourrie, l’a développée avec une ardeur et une persévérance singulières. Elle é tudiait pour ainsi dire ce moyen de guérison ; elle faisait des expériences en petit avant d’aller jusqu’au bout de son système. Un jour, pendant une promenade, Henri Stieglitz s’était assis sur un tronc d’arbre, et il demeurait plongé dans une sorte de stupeur ; Charlotte, qui l’accompagnait, l’abandonna tout à coup, le laissa seul et s’en revint à la ville. Le lieu était solitaire ; au bout de quelque temps, le malade comprit que sa femme n’était plus là. Réveillé soudain, il se leva, regarda autour de lui, sembla reprendre possession du monde et de lui-même, sentit enfin l’obligation de vivre et revint à sa maison dispos, alerté, heureux d’avoir vécu. L’expérience avait réussi, Charlotte ne l’oublia pas. Cette idée d’une secousse, d’une nécessité salutaire à subir, se retrouve sans cesse dans les notes écrites de sa main, quelquefois même dans ses lettres à son mari. Soit qu’elle délibère avec elle-même, soit qu’elle s’adresse au pauvre malade, des paroles à demi voilées annoncent l’approche d’un malheur, d’une séparation peut-être, qui forcera Stieglitz à redevenir un homme. Après l’inutile voyage à Kissingen, quand elle eut vu l’état du malade empirer de jour en jour, quand elle eut vu les douleurs physiques s’apaiser et au contraire la maladie morale, la paralysie intellectuelle, continuer ses effrayans progrès, la pensée sinistre qu’elle couvait depuis longtemps lui apparut d’heure en heure comme le seul moyen de salut pour son mari, et par conséquent comme une impérieuse obligation pour elle-même. C’est alors que la malheureuse exaltée, voulant préparer Henri Stieglitz, lui adressait devant M. Mundt ces paroles, très sages en apparence, dont le sens terrible ne fut connu que plus tard : « Nous sommes dans la vie comme les soldats dans la bataille. Il faut regarder la mort en face, à tout instant il faut être prêt à la recevoir. Viendra le moment où l’un de nous deux tombera. Si c’est moi que frappe la première balle, alors, mon bon, mon cher camarade, garde toujours ton rang, marche, marche toujours, avec un nouveau courage et une vigueur nouvelle. »
Avant de se résoudre à l’acte horrible qui fascinait son esprit comme l’idée d’un dévouement glorieux, Charlotte avait longtemps débattu le pour et le contre avec une logique passionnée. Ses lettres, ses notes, des fragmens intimes, maintes pages éparses qu’a publiées M. Mundt, composent pour le lecteur attentif une sorte de délibération solennelle et lugubre. On dirait le monologue d’une héroïne de tragédie, à la fin du quatrième acte, au moment qui va précipiter la catastrophe. « C’est moi, se dit Charlotte, qui suis cause de toutes les tortures de son esprit. Né poète, il avait besoin de rester longtemps jeune et de laisser fleurir son imagination au grand air, sans souci des choses matérielles de la vie. Quel âge avait-il quand il m’a aimée ? Vingt ans à peine, et aussitôt, pour se marier avec moi, il s’est astreint à de durs labeurs, il a conquis à la sueur de son front la place qui devait nous faire vivre, et cette place, pour lui, c’était une étouffante servitude. Il se croyait assez fort pour entretenir en lui l’inspiration au milieu des vulgaires soucis de son emploi ; cette lutte de l’idéal et de la réalité a brisé le cerveau du poète. L’inspiration s’est enfuie, et il en est devenu fou de douleur. Ah ! j’ai été son mauvais génie, moi qui avais l’ambition de lui donner des ailes ! C’est à moi qu’il a sacrifié sa gloire. Puisque je peux aujourd’hui lui rendre la santé, la force, l’ardeur, l’inspiration, tout ce qui semble l’abandonner à jamais, comment hésiterais-je ? Ce n’est pas trop de ma vie pour acquitter ma dette. Je mourrai, il le faut ; Henri souffrira, mais il est digne de souffrir, et du sein de cette souffrance renaîtra son génie. Si pourtant,… terrible doute ! si mon sacrifice allait être inutile ; si ma mort ne réussissait pas à vaincre sa léthargie, à le régénérer dans l’amertume et dans les larmes !… Non, non, c’est impossible ! Henri n’est pas un égoïste, encore moins un stoïcien superbe ; le cœur est tout chez lui, c’est là qu’il faut l’atteindre pour le réveiller tout entier. Vingt fois, cent fois, j’ai fait l’épreuve de mes idées sur ce point ; je sais où je vais, je sais où je frappe. » Ainsi, en son délire, s’exaltait l’insensée ; ainsi aveuglée par ses sophismes, l’ardente et généreuse folle ne reculait pas devant le suicide pour accomplir ce qu’elle croyait un devoir.
Dès que son parti fut pris, une joie radieuse illumina son âme. Elle annonçait à tous la prochaine guérison du poète, au moment même où ses amis commençaient à s’inquiéter de la persistance du mal. Partis de Kissingen vers la fin de septembre, Henri et Charlotte, avant de rentrer à Berlin, avaient passé un mois à voyager dans le nord de l’Allemagne ; ils étaient allés à Hanovre, à Arolsen, pour voir la famille d’Henri, et partout on avait remarqué la confiance de Charlotte. Quand elle revint à Berlin, elle était toute joyeuse. Elle rentra dans sa maison comme si elle eût rapporté de son voyage ce qu’elle cherchait depuis si longtemps, le salut de son mari, la santé de son corps et de son âme. À la servante qui vint lui ouvrir la porte, ses premières paroles furent celles-ci ; « Courage ! courage ! nous allons commencer une vie nouvelle ! » Singulière joie sans doute, joie fébrile, inquiétante ; mais qui pouvait soupçonner tout ce qu’elle cachait d’horrible ?
Deux mois s’écoulèrent. Charlotte n’avait fait que se confirmer de jour en jour dans son projet. Le 29 décembre, elle devait assister à une de ces soirées musicales, si appréciées en Allemagne, où les œuvres des grands maîtres sont religieusement exécutées devant un public choisi ; vers six heures, elle prétexta une grande lassitude et décida son mari à partir seul. « Je reviendrai bientôt, dit Henri. — Non, non, lui dit-elle avec insistance, il faut que tu entendes le concert jusqu’au bout. C’est une expérience à faire ; il faut essayer une fois encore si tu peux écouter de la musique sans que ton repos en souffre. Efforce-toi de supporter ce Beethoven qui t’agite si violemment, lutte avec le puissant maître, et ne te laisse pas dompter par lui. Entends-tu ? sois calme, mon Henri ! sois calme, et reviens avec calme à la maison. Que deviendras-tu, maintenant que nous avons fait tout ce qui pouvait te guérir ? Tu n’as plus de ressources que dans la résignation. Il faut donc que tu sois calme, que tu t’exerces à te posséder toi-même. Quand l’homme a sacrifié tout ce qu’il avait de plus précieux, alors seulement il gagne la délivrance et la paix. La paix ! la paix ! n’est-ce pas pour la donner aux hommes que notre Seigneur a fait le sacrifice de sa vie ? » Ce furent ses dernières paroles ; Henri, qui s’en souvint plus tard, n’y fit guère attention au moment où elle les prononça. Elle avait d’ailleurs, et depuis quelque temps surtout, l’habitude de prononcer des sentences bizarres, mystérieuses, comme pour réveiller cette intelligence assoupie et l’obliger à réfléchir. Il n’y eut pas d’autres adieux. On eût dit que, décidée à en finir, elle était impatiente de voir partir son mari ; ce fut elle qui lui donna le signal en lui tendant la main. Henri pressa la main de Charlotte, l’embrassa au front, et sortit.
Charlotte était seule. C’était à sept heures qu’Henri s’était rendu au concert, et il devait en revenir vers neuf heures. Elle avait deux heures devant elle pour accomplir sa résolution. Il est impossible de croire qu’elle ait hésité un seul instant ; point d’indécision, point de hâte non plus ni d’excitation fébrile. Tout atteste que ce calme effrayant ne s’est pas démenti une minute. M. Mundt, qui, le soir même, à titre d’ami, a pu faire une sorte d’enquête dans la maison désolée, M. Mundt, qui a recueilli tous les indices, consigné tous les témoignages, suit Charlotte pas à pas, pour ainsi dire, pendant ces deux terribles heures. Voyez-la, elle est assise devant ce bureau où tant de fois, pendant que son mari était absent, elle lui écrivait des notes, des pensées détachées, des plans de voyage ou de vie nouvelle, maintes fantaisies en prose ou en vers qui devaient le surprendre au retour, l’égayer, le réveiller ; elle est assise, elle lui écrit ses adieux et ses recommandations dernières. L’écriture est ferme, les lettres sont grandes et nettement dessinées ; elle veut frapper l’œil d’Henri en même temps qu’elle va frapper son âme ; elle veut que ce soit là un testament durable,.un testament qui sera consulté plus d’une fois, et que les pleurs n’effaceront pas. C’est un adieu et une règle de conduite. Elle est persuadée que cette lettre de mort contient un germe de vie, et elle s’applique à la tracer avec un soin superstitieux. L’obstination de sa folie n’empêche pas cependant que le cœur de la femme, de la compagne dévouée, ne ré clame encore ses droits ; plus d’une larme, on le voit bien, a mouillé çà et là ces lignes impérieuses. Son testament achevé, elle se lève, quitte le salon et entre dans sa chambre. Elle ferme les portes, puis procède tranquillement à sa toilette de nuit. Elle se lave le visage, arrange sa coiffure, et enferme ses cheveux sous le bonnet le plus joli et le plus blanc qu’elle ait trouvé. Son peignoir aussi est d’une blancheur éclatante ; elle veut mourir décemment et que son image reste dans la mémoire d’Henri, noble encore et gracieuse au sein de la mort. Henri avait acheté un couteau-poignard le jour où il était parti avec elle pour les bords du Rhin, le lendemain de leur mariage, au mois de juillet 1828 ; elle tient ce poignard à la main, et elle entre dans son lit. Dès qu’elle est couchée, que sa tête repose sur l’oreiller, et que sans doute elle a adressé à Henri un dernier souvenir avec une invocation suprême à Dieu, elle appuie la lame d’acier sur sa poitrine et se l’enfonce profondément dans le cœur. Ensuite elle retire le poignard sanglant et le place auprès d’elle sur le lit. De sa main droite, elle couvre sa blessure ; de la gauche, elle attire le drap jusqu’au-dessous de son visage, et reste là, immobile, attendant la mort en silence. Pas un cri, pas un soupir ne s’échappa de sa poitrine déchirée. À la fin cependant, toute l’énergie de son âme ne put contenir d’involontaires gémissemens ; sa respiration haletante, suffoquée, la trahissait malgré elle. La servante qui veillait dans l’antichambre accourt aussitôt, essaie vainement d’ouvrir, et appelle des voisins à son aide ; quand on enfonça la porte, Charlotte Stieglitz venait d’expirer…
Pourquoi le neveu d’Henri Stieglitz a-t-il réveillé ces affreux souvenirs en publiant la correspondance du poète avec sa fiancée ? En vérité, je ne saurais le dire. Si M. Louis Cürtze a voulu honorer la mémoire d’Henri Stieglitz et repousser les accusations calomnieuses dont il a été l’objet, sa sollicitude est bien tardive, et il y a longtemps qu’elle n’était plus nécessaire. Je sais bien qu’après le fatal événement dont nous venons de parler, bien des esprits se mirent à glorifier Charlotte comme une héroïque victime. C’était le moment où le saint-simonisme venait de pénétrer dans la littérature de nos voisins ; les écrivains de la Jeune Allemagne prêchaient sur tous les tons l’émancipation de la femme et la réforme de la société ; le suicide de Charlotte Stieglitz offrait un texte commode à ces rêveurs, et les déclamations, ne manquèrent pas. Quel monde, s’écriait-on, que celui où une femme telle que Charlotte Stieglitz, un cœur si pur, une âme si belle, une intelligence si riche, est obligée de chercher un refuge dans la mort pour échapper à une situation intolérable ! Ces non-sens, et bien d’autres encore, étaient presque devenus un lieu-commun dans la littérature sentimentale de 1835 à 1840. M. Théodore Mundt, qui s’est distingué depuis cette époque par de solides travaux et qui tout récemment encore vient de publier deux remarquables volumes sur l’Italie, M. Mundt, alors un des chefs de la Jeune Allemagne, ne craignit pas de présenter Charlotte comme une sainte dont le christianisme de notre siècle a droit de s’enorgueillir. Il traitait de pharisiens ceux qui réprouvaient son crime, et s’écriait avec emphase : « Il y a ici bien plus que la Lucrèce romaine qui sacrifia sa vie au sentiment de l’honneur, et dont poètes et peintres ont livré de si belles images à notre admiration. Ce n’est pas d’admiration qu’il s’agit à l’égard de Charlotte, non, il faut contempler avec une émotion sainte un type sublime de l’humanité, un être plein de vie, orné de tous les dons, à qui le sentiment chrétien donne la force de se précipiter dans la mort[3]. » Bien que M. Théodore Mundt ne dise rien de fâcheux assurément sur le compte d’Henri Stieglitz, il résulte de toutes ces phrases pompeuses que Charlotte avait souffert, qu’elle n’avait pas trouvé dans son mariage ce qu’elle avait le droit d’en attendre, que par conséquent Henri Stieglitz était coupable, et peu à peu en effet cette opinion s’accrédita ; on affirmait que Charlotte avait été longtemps victime des violences de son mari. Cette opinion, née dans un moment où l’esprit public est naturellement porté à des conjectures de toute sorte, ne tarda pas cependant à se dissiper ; on sut bientôt qu’Henri Stieglitz avait toujours aimé Charlotte, que Charlotte l’aimait aussi, que sa mort même serait inexplicable sans cet amour, et M. Louis Cürtze, en fournissant de nouvelles preuves sur ce point, n’a rien ajouté à ce qu’on savait déjà. Quel est donc l’intérêt de sa publication ? Un intérêt très vif, dont M. Louis Cürtze ne paraît pas s’être rendu compte. Il a donné sans doute, et c’était là son intention, des détails charmans sur l’esprit d’Henri Stieglitz, sur ses rêves de jeunesse, sur son enthousiasme de la poésie et de l’art ; mais il nous a fourni en même temps, et je crois qu’il n’y songeait guère, le moyen de connaître avec plus de précision les égaremens de ces deux âmes ; il nous a permis de comprendre que si Henri et Charlotte Stieglitz s’aimaient beaucoup, ils ne s’aimaient pas de l’amour vrai ; il a obligé enfin la critique littéraire et morale à juger bien plus sévèrement qu’on ne le faisait jadis les deux héros de cette douloureuse histoire.
Le mal d’Henri Stieglitz, la faute qui a désolé sa vie, c’est la vanité unie à l’entêtement. Il se croyait poète, il se croyait appelé à égaler un jour les créations des plus grands maîtres, parce qu’il avait un vif sentiment du beau, et malgré des avertissemens sans nombre, il s’est obstiné à suivre une voie qui n’était pas la sienne. Il y a longtemps que la sagesse antique a dit au poète : Consultez vos forces, ne chargez pas vos épaules d’un poids qu’elles ne pourront soulever.
Sumite materiam vestris, qui scribitis, œquam
Viribus, et versate diù quid ferre récusent,
Quid valeant humeri.
Si Henri Stieglitz eût écouté ces conseils, il se serait épargné bien des tortures morales, et ses brillantes facultés eussent trouvé leur emploi. Aimait-il véritablement Charlotte Willhoeft ? Les détails que nous avons donnés ne laissent guère de doute sur ce point ; c’était lui-même qu’il aimait, c’était sa propre image, poétiquement transfigurée, qu’il était heureux de contempler, comme dans un miroir, dans l’enthousiasme trop confiant de la jeune femme. Charlotte, à son tour, était-elle aussi dévouée qu’elle a pu le paraître ? Il y a bien des choses qui se contredisent dans les replis de ce caractère étrange. La vanité opiniâtre est aussi un de ses mobiles : elle avait rêvé le bonheur d’inspirer un artiste de génie et de partager sa gloire ; quand elle vit s’évanouir sa chimère, elle n’eut pas la force de supporter une telle humiliation. J’entrevois bien de l’orgueil dans ce dévouement qui s’affiche sans cesse ; j’ai beau vouloir excuser Charlotte, j’ai beau rassembler dans mon récit toutes les circonstances qui peuvent atténuer son crime : ma conscience me dit que c’est là une tragédie lentement combinée, obstinément développée, et que toutes les péripéties sont trop prévues pour que le dernier acte nous émeuve. Supposez Charlotte vraiment dévouée à la tâche que lui imposerait son amour ; elle éclairera son mari, elle le ramènera par la main dans la voie plus modeste où son intelligence doit se ranimer et fleurir, elle se gardera surtout d’exciter sa vanité poétique, sachant bien qu’à cette excitation artificielle succédera bientôt le désespoir de l’impuissance. Un écrivain allemand a dit : « Une femme plus simple, moins spirituelle, moins vive, moins artiste, aurait sauvé Stieglitz. » Rien de plus vrai. En lisant cette histoire, on songe involontairement à ces simples et bonnes compagnes des grands poètes, Marie de Lampérières, Catherine Romanet, auprès desquelles Corneille et Racine, dans la simplicité de leur cœur, écrivaient leurs chefs-d’œuvre. L’Allemagne, le pays des mœurs patriarcales et des vertus de famille, aurait beaucoup d’exemples pareils à citer. Charlotte elle-même sentait vivement la grâce et l’efficacité d’un tel rôle. Un jour, à Prague, Charlotte et Henri étaient allés voir un peintre, M. Fuhrich, et Charlotte écrivait le lendemain à un ami : « Jamais je n’oublierai sa femme. Quelle simplicité ! et que cette simplicité est touchante, unie à un sentiment si profond, à une intelligence si ouverte ! Son image est toujours devant moi comme une figure du vieux temps, comme la femme de quelque vieil artiste dans la Nuremberg du moyen âge. » Pourquoi donc n’a-t-elle pas voulu être ce qu’elle sentait si bien ? À ce type des femmes allemandes pourquoi substituer un type si différent, une magicienne tragique, une Circé brillante et funeste ?
Bien des causes ont pu contribuer à nourrir l’exaltation de Charlotte Stieglitz. La période où elle a vécu était un moment de crise pour l’Allemagne ; jamais on n’avait vu plus de trouble dans la pensée publique, jamais plus de systèmes, de rêveries, d’aspirations incohérentes n’avaient surexcité les esprits. Les idées des Germains primitifs sur la vertu prophétique de la femme, combinées d’une façon fort étrange avec les prétentions du saint-simonisme, étaient devenues une sorte d’évangile féminin prêché par des missionnaires tour à tour mystiques ou sensuels. Les âmes les plus chastes, comme Charlotte par exemple, y trouvaient des alimens à leur activité inquiète, aussi bien que les plus ardentes natures. On voyait de tous côtés se produire des Vellédas. La manière dont certains critiques glorifiaient Rachel de Varnhagen et Bettina d’Arnim allumait dans plus d’un cœur des convoitises passionnées. Le collège des prêtresses de l’art et du génie augmentait de jour en jour. On voit dans les lettres et les fragmens de Charlotte Stieglitz combien l’exemple de Rachel et de Bettina préoccupait sa pensée. En même temps cette religion de la sensibilité était, pour beaucoup de personnes, une espèce de réaction contre le système de Hegel, une réplique à ce dogmatisme impérieux qui anéantissait toute vie individuelle, et ne laissait subsister dans le drame du monde qu’un seul acteur : l’éternelle raison accomplissant son labeur infini. Henri et Charlotte Stieglitz connaissaient personnellement Hegel ; après la mort du philosophe, Charlotte avait des relations assez fréquentes avec sa veuve, et, à voir le ton un peu dédaigneux qu’elle prend en parlant de cette personne si simple, si modeste, on croit l’entendre dire : « Si j’avais été la compagne d’un tel homme, j’aurais bien su modifier son système ; la sensibilité, cette révélation sainte, aurait réclamé sa part, et la raison n’eût pas étouffé la vie du cœur. » N’ayant pu agir sur le génie de Hegel, Charlotte voulait protester du moins contre la tyrannie de la raison hégélienne. Elle le dit expressément dans les notes qu’a publiées M. Mundt : « Hegel est mort, le puissant, le profond penseur ; or, comme aucun de ses disciples n’est de force à le remplacer, il y aura (tôt ou tard ? je ne sais, mais la chose est nécessaire), il y aura une période où l’on verra renaître le sentiment, l’amour, la foi, toutes les belles divinités opprimées, écrasées par le despotisme brutal de l’esprit absolu ; oui, elles se relèveront d’autant plus fortes, cela est infaillible. » Cet amour, cette foi, quel devait en être l’objet ? Si Charlotte n’en dit rien, sa vie et sa mort nous l’expriment trop clairement : amour vague, foi confuse, incohé rentes effusions de la sensibilité, voilà ce qui sortira de cette réaction. Il faut pourtant une religion à ces âmes impatientes d’aimer et de pleurer ; cette religion, ce sera le culte des héros. Bettina adore Goethe, Charlotte veut créer un Goethe nouveau qui sera son idole et son œuvre. Ah ! rien de plus beau sans doute que les hommages rendus aux héros de la vie morale, à ceux qui ont accompli leur tâche ici-bas, et qui, n’étant plus sujets à nos misères, nous apparaissent transfigurés par la gloire ! L’enthousiasme de tout un peuple pour un Klopstock, un Goethe, un Schiller, est un de ces spectacles qui fortifient le sentiment moral chez l’homme et réjouissent le cœur de Dieu ; mais professer ce culte pour un héros qui n’existe pas encore ! adorer un génie à venir ! voilà certes une puérile folie. Si l’idole se brise avant d’être formée, que deviendra le prêtre ? L’idole de Charlotte s’est brisée, et Charlotte s’est tuée de dépit. Y a-t-il en tout cela la moindre trace de sentiment religieux ? C’est une pensée chrétienne, dit M. Mundt, qui a inspiré Charlotte à sa dernière heure. Hélas ! c’est le contraire qui est vrai : Charlotte n’était point chrétienne, et voilà pourquoi elle est morte.
On me dira peut-être : pourquoi un jugement si sévère ? Charlotte Stieglitz n’a pas joué la comédie de la vanité ; quels que fussent les égaremens de son intelligence, c’était une créature de noble race. Le martyr d’une erreur n’en est pas moins un martyr. Si elle a péché par orgueil, sa mort est l’expiation de sa faute. Peut-on méconnaître le dévouement d’une femme qui fait sans hésiter le sacrifice de sa vie, quand elle croit que ce sacrifice est nécessaire au salut de celui qu’elle aime ? — Non, répondrai-je, ne parlez pas de ce dévouement horrible ; invoquez seulement l’excuse de la folie. Quelle perversion de toutes les idées morales et de tous les sentimens religieux dans cette pensée de Charlotte : Je me tuerai, mon mari revivra ! Alfred de Musset a dit dans la Nuit de Mai :
Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur.
……
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.
Mais ces douleurs qui régénèrent, est-ce à l’homme qu’il appartient de les infliger volontairement à ses semblables ? Dieu seul peut les distribuer d’une manière féconde, c’est Dieu seul qui frappe et qui relève. Quand une créature humaine prétend exercer ce rôle, elle usurpe sottement les droits de la Providence, et son action, si tragique, si émouvante qu’elle puisse sembler d’abord, devient aussi ridicule par les résultats qu’elle était au fond blasphématoire et impie.
Qu’a-t-il produit en effet, ce dévouement sublime ? Charlotte, avant de se percer le cœur, avait écrit ces mots à Henri : « Tu ne pouvais pas devenir plus malheureux, ô mon bien-aimé ! mais tu peux devenir plus heureux, grâce à un malheur véritable. Il y a souvent une merveilleuse bénédiction sur le malheur ; certainement cette bénédiction descendra sur toi ! nous souffrions tous deux de la même souffrance. Qu’aucun reproche ne soit jamais dirigé contre toi : tu m’as beaucoup aimée ! tu vas te trouver désormais dans une situation meilleure, bien meilleure ; pourquoi cela ? Je le sens et ne trouve pas de mots pour le dire. Nous nous retrouverons un jour, plus libres, plus dégagés de nos liens ! Mais il faut d’abord que tu achèves ici la tâche de ta vie, il faut que tu fasses vaillamment ta route par le monde. Salue tous ceux que j’aimais et qui me payaient de retour. Adieu, à revoir dans l’éternité. Ta Charlotte. » Et elle avait ajouté plus bas : « Ne te montre pas faible. Sois calme, sois fort, sois grand. » Comment Henri Stieglitz a-t-il répondu à ces recommandations ? Ce génie que Charlotte devait faire jaillir miraculeusement de l’âme réveillée d’Henri, qu’est-il devenu ? Pendant quinze années, le malheureux poète a erré comme une ombre à travers l’Allemagne et l’Italie. Le souvenir de la soirée du 29 décembre 1834 semblait peser sur lui comme un odieux cauchemar. Son corps était guéri, son âme était plus souffrante que jamais. Il ne put rester longtemps à Berlin : il partit pour Munich, où il vécut plusieurs mois dans les ateliers des artistes ; puis, entraîné par son inquiétude, par son besoin de se dérober aux hommes et de fuir la vie active, il courut se cacher dans les montagnes du Tyrol. Il se décida enfin à quitter l’Allemagne sans esprit de retour, et alla se fixer à Venise. Bien qu’il n’eût pas renoncé à la poésie, il produisit peu pendant ces quinze années, et sans la triste célébrité de son nom, les œuvres qu’il publia depuis la mort de Charlotte auraient à peine mérité quelques lignes dans l’histoire littéraire. Cette célébrité même ne lui fut pas favorable ; on lut avidement ses vers, et on n’y trouva rien. Ici, c’était un Adieu à Berlin, poème humoristique où le monde littéraire de la capitale de la Prusse était peint avec une certaine vivacité ; là, c’était un drame lyrique, la Fête de Bacchus, espèce de symbole philosophique et social, symbole très obscur, très peu intelligible, admiré d’un petit cercle d’amis et condamné par la critique impartiale. Il faut citer encore un recueil de chants intitulé Echos des montagnes de la Bavière et du Tyrol, une cantate dramatique en l’honneur de Mozart exécutée sur le théâtre royal de Munich, et des récits de voyage insérés dans les journaux. Son dernier ouvrage, Souvenirs de Rome et des états de l’église pendant la première année de leur rajeunissement, est un tableau assez curieux des commencemens du pontificat de Pie IX. Henri Stieglitz raconte ce qu’il a vu à Rome en 1847 et dans les premiers mois de 1848 ; il parle, de Pie IX avec un sentiment libéral et respectueux qui l’honore. Ce n’était pas là cependant le grand poète à qui le suicide de Charlotte devait rendre violemment son inspiration disparue. Le 24 août 1849, Henri Stieglitz mourut à Venise du choléra ; il aurait pu vivre bien des années encore sans réaliser jamais l’idéal que Charlotte lui avait tracé avec la pointe sanglante de son poignard.
Le sacrifice de Charlotte fut donc un sacrifice inutile autant qu’un sacrifice coupable ; on l’avait dit depuis longtemps, et la publication des lettres d’Henri Stieglitz est une occasion de le répéter. Pour nous, au moment où cette correspondance reporte notre esprit sur une période d’exaltation généreuse et folle, au moment où nous traçons cette page de l’histoire intellectuelle et morale de notre siècle, nous n’avons certes pas l’intention de prêcher nos contemporains. Les réflexions que nous venons de faire, on le voit bien, ne s’adressent pas aux générations présentes. Ceux qui liront cet épisode ne ressemblent pas au public qui se passionnait, il y a vingt-cinq ans, pour la malheureuse héroïne. Ce n’est pas de cette exaltation maladive que nous devons désormais nous défier. Il n’y a plus de rêveur, j’imagine, qui aime la poésie jusqu’à en devenir fou, si l’idéal entrevu lui échappe ; il n’y a plus de femme qui ait l’ambition de créer un poète au prix même de sa vie. D’autres préoccupations ont succédé aux nobles inquiétudes de l’âme. Avons-nous donc eu tort de prendre des conclusions si sévères sur Henri et Charlotte Stieglitz ? Nous ne le pensons pas. Toutes ces choses se tiennent. L’enthousiasme mal dirigé engendre la réaction du matérialisme. Les générations qui s’exaltent à faux pour des principes déclamatoires sont remplacées par les générations qui nient les principes les plus saints. On mourait hier pour des rêveries ardentes, on vit aujourd’hui pour des réalités vulgaires. C’est toujours la mort. À Dieu ne plaise que nous regrettions une période où tant d’idées malsaines fermentaient dans les esprits ! Si elle a été le commencement de nos misères d’aujourd’hui, nous devons espérer que le cercle a été parcouru, et que la guérison est proche. Ne glorifions pas le faux idéalisme en haine de la vulgarité morale. Des deux côtés, sous des formes différentes, j’aperçois toujours le suicide. Celui-là seul sait vivre qui, concevant de grands désirs, plaçant haut son idéal, se résigne pourtant avec courage aux plus douloureux mécomptes, et qui, aussi éloigné de l’exaltation subtile que de la platitude grossière, associe dans son cœur l’enthousiasme et la règle.
SAINT-RENÉ TAILLANDIER.