Les Drames brandebourgeois de M. de Wildenbruch

LES
DRAMES BRANDEBOURGEOIS
DE
M. DE WILDENBRUCH[1]

M. Ernest de Wildenbruch, Brandebourgeois de pure race, né en 1845, officier dans l’année prussienne, puis fonctionnaire du gouvernement, pourrait être considéré comme le poète officiel du nouvel Empire. Il en a chanté les gloires et les deuils. Il a célébré Sedan et Vionville, le quatre-vingt-dixième anniversaire de la naissance, puis la mort de l’empereur Guillaume, puis le cheval de l’Empereur défunt, puis la mort de Frédéric III, Bismarck, Moltke, la visite de l’empereur François-Joseph, etc. Ensuite, remontant le cours de l’histoire, il a mis en scène ou en ballades presque toutes les grandes heures des Hohenzollern, du Brandebourg et même de l’Allemagne. Son œuvre est d’une abondance extraordinaire : elle comprend des poèmes et des poésies, des romans et des nouvelles, des pièces de théâtre qui sont tour à tour qualifiées de tragédies, de drames, de pièces populaires, de farces, de légendes dramatiques. Tout cela forme un ensemble très inégal et très discuté. Les uns applaudissent, les autres se méfient ; M. de Wildenbruch ne s’arrête jamais. Il se promène à travers les siècles avec une tranquille assurance. Il y moissonne des gerbes de poésie lyrique et dramatique où il y a certainement de mauvaises choses, mais où il y en a aussi de bonnes. J’ignore s’il les distingue lui-même, et n’ai pas l’intention de chercher dans ces notes à en faire le triage : ce sera l’affaire de la postérité, qui accomplit sans fatigue ces besognes-là. Toutefois, je dirai sommairement que M. de Wildenbruch me paraît un poète bien doué et qui possède le sens dramatique de l’histoire, mais qu’une production excessive a dû gâter ; qu’il abuse des « ficelles, » comme le font parfois les écrivains de théâtre quand ils savent trop bien leur « métier, » et consentent à s’adapter aux traditions de telle ou telle scène, aux exigences de tel ou telle artiste, aux habitudes de tel ou tel public ; qu’il n’a point, quand il reconstitue des milieux ou des caractères, ce sentiment nécessaire du réalisme dont M. Gerhardt Hauptmann a donné un très bel exemple dans son Florian Geyer ; qu’il se contente avec une facilité complaisante d’une « couleur locale » un peu vaine ; que, fort adroit dans l’art de prêter à ses personnages des expressions du vocabulaire de leur temps, il ne réussit qu’en partie à nous les faire accepter comme des êtres vivans ; enfin, pour tout résumer, qu’il est avant tout un littérateur qui fait de bonne littérature, — mais toujours de la littérature, même quand il est inspiré des sentimens les plus sincères. Nous le reconnaîtrons bientôt dans la partie de son œuvre que nous allons tâcher d’examiner ici : la succession des pièces qu’il a découpées dans l’histoire du Brandebourg, selon l’exemple donné par Shakspeare dans son illustre série des Rois. A quelque degré qu’elle soit réussie, la tentative est de vastes proportions : il m’a paru curieux de chercher les sujets et surtout les idées que l’histoire presque prodigieuse du développement de la Marche a fournis à un poète imprégné de loyalisme et d’un esprit profondément traditionnaliste.


Bien qu’il soit à un haut degré un « animal littéraire, » M. de Wildenbruch n’estime pas que la littérature puisse être un but en soi. Il est, au contraire, très résolu à l’asservir à ses idées, ou plutôt à son idée, car je crois bien qu’il n’en a qu’une, ou que du moins il en a une qui résume toutes les autres : la foi dans le Brandebourg, pour lequel Dieu a créé les Hohenzollern d’abord (afin que les deux n’en fassent qu’un), le monde ensuite. La mission principale des poètes, c’est de prêcher cette loi, dans le pays où il importe qu’elle soit répandue, c’est-à-dire dans le Brandebourg, et subsidiairement dans le reste de l’Allemagne :


Que quiconque en Allemagne chante et poétise,
Chante pour sa patrie…

… Donc, à l’œuvre chacun
À qui Dieu a donné le chant ;
Des lourdes chaînes du jour le jour
Il faut sauver l’esprit allemand,
Donnez au peuple la poésie[2] !


La poésie allemande doit être une force nationale ; le théâtre allemand doit servir la patrie allemande. Et quand M. de Wildenbruch s’écrie :


Poète, rends au peuple
Sa foi en la lumière[3] !


Cela veut dire : « Poète, travaille à répandre le patriotisme allemand ; ne te sers de ton talent que pour cela, note ton génie, si tu en as, et en tout cas ta personnalité, dans le grand fleuve où roulent les destinées de ta race et de ta nation ! » De là, presque toute l’œuvre de M. de Wildenbruch, et surtout la partie que nous on avons détachée ; car, pour lui (c’est aussi, si je ne me trompe, l’opinion de M. de Treitschke), la véritable histoire de l’Allemagne commence avec celle du futur royaume de Prusse, au moment où Frédéric de Hohenzollern, burgrave de Nuremberg, vint prendre possession de la Marche de Brandebourg. Cet événement, qui ouvre l’ère nouvelle, a inspiré au poète un drame et une ballade.

La ballade[4] raconte simplement le fait, sans grand effort de poésie, en idéalisant un peu la figure du burgrave :

L’empereur Sigismond est à Constance, et son âme est pleine de soucis, car tout chancelle autour de lui. Le Brandebourg surtout le tourmente par le désolant tableau de ses querelles et de ses ruines, et la mort du Margrave va encore augmenter cette anarchie. Où trouver « l’homme de cœur et de main » qui vienne en aide à ce malheureux pays ? Personne n’en a nulle envie : le brandebourg est un pays sablonneux et pauvre, où il y a des coups à recevoir et peu de chose à gagner. Qui voudra bien le prendre ? Un homme pourtant s’avance, à l’étonnement de tous : le burgrave Frédéric de Hohenzollern, qui dit à l’Empereur :


Si Dieu m’en fait la grâce,
Je suis celui que vous cherchez.


Son œil clair brille comme celui d’un envoyé du ciel ; il n’est point en vêtemens de cour, mais en cuirasse, l’épée au côté, et son port domine les autres. L’Empereur le regarde, et lui rappelle les difficultés de la tâche :


Veux-tu exposer ta vie
Constamment à la mort,
Rien que pour sauver un peuple
De sa profonde misère ?


Le Hohenzollern répond simplement : « Oui. » Et il part pour le Brandebourg. Et l’ordre et la paix s’y rétablissent aussitôt, et les paysans chantent :


Sire Dieu dans le haut du ciel,
A toi les louanges et les mercis !
Mon champ a de nouveau sa moisson,
Mes enfans retrouvent leur pain.
Vive le Hohenzollern,
La misère est finie !


Les deux vers soulignés sont le leitmotiv de tous les drames brandebourgeois de M. de Wildenbruch. Le Hohenzollern apparaît : tout s’arrange. Il est le Balder des vieilles légendes germaniques, le soleil qui chasse la nuit, le chevalier de la justice, le défenseur des opprimés, — et aussi, il faut bien le dire, le deus ex machina qui dénoue par un coup d’autorité les fils d’une action souvent très compliquée. On en peut juger déjà par le drame des Quitzows, qui nous montre en action les débuts de Frédéric Ier. Ce drame a été l’un des plus applaudis de notre auteur : joué sur la scène de l’Opéra de Berlin, le 9 novembre 1881, il atteignit sa centième représentation sur celle du Schauspielhaus, le 2 décembre 1890.

Le premier acte, très touffu, très mouvementé, est une peinture vivante — bien qu’un peu artificielle — de l’anarchie dont souffrait le Brandebourg, en cette mémorable année de 1417. Il se passe à Berlin, et met en scène des bourgeois de toute condition, le bourgmestre, des conseillers, des maîtres d’état, leurs filles, des ouvriers. Ces braves gens se plaignent de leurs maîtres, qui ne s’occupent d’eux que pour leur nuire. Il leur faudrait un homme qui les délivrât de leur margrave, lequel ne remplit aucun de ses devoirs, et de la tyrannie des ducs de Poméranie, — vrais pillards, — un homme qui consentît à penser aux intérêts communs plus qu’aux siens propres, et daignât s’occuper « de la chose publique. » Dietrich de Quitzow, capitaine au service des Poméraniens, pourrait peut-être jouer ce rôle : malheureusement, s’il a la force, il n’aurait pas la conscience, ayant plus les instincts d’un brigand que ceux d’un fondateur d’Etat. Justement pendant que les Berlinois discutent ainsi, arrive la cohue lamentable des habitans de Straussberg, — la petite ville voisine que Quitzow vient de réduire en cendres. Ils sont conduits par leur malheureux bourgmestre, Thomas Wins. On lui a crevé les yeux, sa fille Agnès a perdu la raison, il est emporté dans la foule de ses concitoyens chassés de leurs demeures détruites, qu’il représente encore par son grand sentiment de l’injustice subie, par sa volonté de lutter, par son énergie à invoquer le droit méconnu, à crier vers les chefs responsables :


… L’Empereur dort,
Le margrave dort, — criez, criez et réveillez-les !
STROBAND (un des conseillers de Berlin).
Ils ont sans doute des oreilles pour entendre, mais ils les ferment.
WINS.
Alors, que notre cri monte dans les airs
Comme des nuages, qu’il frappe contre le ciel
Et, par la voix de fer du désespoir,
Qu’il brise le firmament sourd,
Jusqu’à ce que Celui qui est au ciel nous entende !
STROBAND.
Dieu ! Voilà longtemps qu’il ne s’occupe plus de la Marche.
WlNS.
Il le doit ! Il le peut ! Il ne doit pas nous oublier !
Il a créé la Marche un jour
Avec le reste du monde. (Il s’agenouille.) Écoute-moi ! Écoute-moi !
Les hommes ne veulent rien savoir du pays
Qui est entre l’Elbe et l’Oder… Toi,
Tu ne dois pas penser ainsi, car tu n’es pas un homme !
Ils disent que notre pays est laid, sablonneux…
Mais ce pays de sable, c’est toi qui l’as fait ;
Et tu as mis des hommes dans la Marche ;
Et nous sommes d’os et de chair comme les autres !
Quand on nous prend notre pain, nous avons faim ;
Quand on nous prend nos biens légitimes, notre maison, nos habits,
Nous sommes nus et nous avons froid comme les autres ;
Et tout cela nous arrive chaque jour,
Et tu laisses faire et tu n’empêches pas !
Tu es un maître riche et nous sommes pauvres,
Et pourtant, nous sommes tes enfans !
Un père doit avoir soin de ses enfans,
Tu nous l’as appris toi-même, — aide-nous donc !
N’abandonne pas la Marche ! aide-nous !


Les Berlinois ont un précieux otage contre Quitzow : son jeune frère Conrad, qu’il redemande en offrant, si on le lui rend sain et sauf, de rompre avec les ducs de Poméranie et de s’allier avec Berlin. En vain Thomas Wins proteste contre cette proposition, jugeant qu’il n’y a point d’alliance possible avec un bandit sans foi ni loi ; elle plaît aux Berlinois, soucieux de leur sécurité. Et ils l’acceptent d’autant plus volontiers que le jeune Conrad, ému par le spectacle de misère auquel il vient d’assister, déclare qu’il se sent solidaire de ses compatriotes, qu’il épouse leur cause, que son frère sera le sauveur espéré, le défenseur de leurs biens et de leurs droits.

Mais, si Dietrich de Quitzow cherche à s’allier aux Berlinois, c’est pour lui, non pour eux : las de servir des maîtres lâches et pusillanimes comme les ducs de Poméranie, il leur tourne le dos sans le moindre scrupule, pour aller à la ville prospère dont la richesse augmentera la force de ses bandes. Conrad essaye de lui expliquer ce que ses nouveaux amis attendent de lui, ce qu’il doit leur donner. Il ne comprend pas. Le mot de « compatriotes » appliqué à des artisans et à des boutiquiers, le fait rire ; il trouverait ridicule de se faire aimer d’eux. Un instant, les chaudes paroles de son frère l’émeuvent : il se reconquiert bien vite, et quand il met sa main dans celle du bourgmestre pour échanger le serment d’alliance, il entend que ce serment lui livre les bourgeois de Berlin sans rengager lui-même envers eux.

Les Berlinois, qui ne se doutent pas de cette restriction mentale, sont fort satisfaits du contrat : puisqu’un chevalier puissant, bon capitaine, s’est chargé de veiller sur eux, ils vont pouvoir poursuivre leurs affaires dans l’ordre et dans la paix. Pour commencer, ils se préparent à lui faire grand accueil. Par malheur, — ces coïncidences sont plus fréquentes au théâtre que dans l’histoire, — le jour même des fêtes, arrivent coup sur coup deux messagers inattendus : le notaire des États de la Marche, qui apporte la nouvelle de la mort du Margrave régnant, — sur quoi l’on crie : Vive Quitzow ! — et un moment après, un envoyé impérial, qui vient annoncer l’élection d’un nouveau margrave, Frédéric de Hohenzollern. Aussitôt, le conflit éclate : Dietrich de Quitzow ne veut point accepter ce maître importun, et n’a cure des volontés ni des lois qui le lui imposent ; sa vraie nature se manifeste dans un éclat de violence : dans ces temps troubles où l’esprit moderne s’élabore, il demeure un féodal, ou plutôt un despote, une façon d’anarchiste qui ne croit qu’en sa force, ne veut lui imposer aucune contrainte, ne compte que sur elle :


La loi — la loi — sachez que sur la terre
Il n’y a rien que je méprise autant que le mot de loi !
La loi est la ligue de toutes les lâches mazettes
Contre l’homme fort, libre, courageux !
La liberté, reine de tous les rois,
Est devenue une basse esclave par la loi.
Aussi, je lui donne asile sur le sol de la Marche,
Je l’étreins de mon bras,
Inséparablement, pour que nous mourions de la même mort,
Et que Dietrich Quitzow soit son dernier mot !


Les Berlinois hésitent sur le parti à suivre. Mais Thomas Wins vient les supplier de se méfier de l’homme injuste dont il est victime. Dietrich riposte en le faisant enlever par ses soldats, auxquels il ordonne de l’emmener dans son château de Friesack. Et cette brutalité, ce mépris des droits de l’hospitalité, écartent de lui ses alliés d’un jour.

Plus qu’aucun autre, le jeune Conrad a senti l’injustice. Aussi accompagne-t-il à Friesack la femme et la fille de Wins, Gertrude et Agnès, qui veulent implorer la pitié du terrible Dietrich. Celui-ci ne les écoute pas. Il n’écoule pas son frère. Ame de violence, il ne connaît que l’arbitraire et la vengeance. Conrad essaye en vain de lui parler de ses devoirs de conducteur de peuple : il hausse les épaules, le repousse et s’irrite. Et le jeune homme, que hante l’idéal entrevu à travers la souffrance des proscrits de Straussberg, accompagne les deux femmes à Brandebourg, auprès du maître légal, qu’il veut voir de ses yeux.

Il le voit, il l’entend, avec les représentans des villes, les seigneurs, les magistrats accourus à sa rencontre, et qu’émeut le langage inspiré du Hohenzollern :


Ce n’est pas l’arbitraire des hommes, c’est la volonté de Dieu qui m’envoie,
Du Dieu qui compte les larmes humaines.
Il m’a dit : Ce pays a beaucoup de seigneurs,
Mais pas un maître ; — il a des juges, mais aucun droit.
Ce pays a des champs, mais pas de semences ;
Il a des épées et des lances, mais pas de charrue.
Celui-là seul qui compte les grains de sable de la Marche,
Compte les plaies du Brandebourg.
Apporte-lui la paix, apporte du pain à ses enfans,
Protège ses champs contre les sabots des chevaux,
Ses chaumières contre l’incendie —
Voilà la mission sacrée que j’ai reçue,
Cette mission sacrée, hommes, je l’accepte !
(Profond murmure dans l’assemblée.)
Marche du Brandebourg, pourquoi te déchires-tu
De tes propres armes ? C’est un jeu d’enfans !
Réveille-toi, et va virilement à ta tâche ! Je le la montrerai !
(Il prend sa bannière de la main d’un de ses chevaliers.)
Ici je plante ma bannière,
Dans ton cœur. Où flotte cette bannière,
Le sol est sucré : c’est la patrie.
Et comme moi-même je lui jure fidélité
Jusqu’aux derniers rejetons de la race,
Je demande le même serment sur cette bannière.
Je l’ordonne donc : jurez à la patrie !


À ces paroles, Dietrich de Quitzow essaye de répondre : le Hohenzollern n’est pour lui qu’un intrus ; il lui refuse le serment, il invoque pour garder ses victimes le droit de prise, que les anciens usages concèdent au chevalier. Mais c’est au milieu de l’assentiment de tous, que Frédéric le déclare rebelle en lui répondant :


Comme sans peine je disperse l’air autour de moi,
J’anéantis ton droit, qui n’était que vent,
Ennemi de tout droit humain, idole
Que tu avais faite à ton usage,
Adorateur de toi-même. — Maintenant apprends, en tremblant,
A regarder en face le vrai droit.
Me voici, moi qui le proclame ; apprends le respect
Du supérieur, l’estime envers tes égaux,
Apprends la patience envers les petits.


Le Margrave aura raison du chevalier : les boulets d’un des premiers canons renverseront le château de Friesack ; la maison des Quitzow s’écroulera, en entraînant dans son destin les deux frères, devenus ennemis jusqu’à s’entr’égorger, — car l’un avait compris le monde nouveau devant lequel l’autre fermait les yeux.

Tel est le premier chapitre de l’histoire dramatique des Hohenzollern : le burgrave de Nuremberg nous est représenté comme un envoyé de Dieu, qui montre du doigt, au peuple élu, ses futures destinées, et confond l’avenir de sa maison dans celui du peuple dont il a la charge :

« Frédéric, Frédéric ! s’écrie Conrad de Quitzow après avoir écouté un officier de son frère, si ce peuple t’est fidèle dans l’amour comme il est fidèle contre toi, — il mettra le monde à tes pieds ! »

Le 24 février 1895, à l’un de ces banquets de la Diète provinciale du Brandebourg où il a prononcé ses meilleurs discours, Guillaume II disait, en rappelant le monument érigé à Friesack en l’honneur de ce même Frédéric :

« Puisse le regard jeté sur cet homme sérieux, simple, bardé de fer, nous rappeler que l’effort unanime du prince et du peuple garantit seul le succès[5]. »


Cependant, l’étoile des Hohenzollern pâlit quelquefois. La dynastie a des jours sombres, tantôt parce que les événemens remportent sur sa ténacité patiente, tantôt aussi parce qu’elle paraît fléchir. Ces derniers cas, — si l’on en juge par l’interprétation de M. de Wildenbruch, — semblent tenir à d’inexplicables confusions dans la ligne de la succession. Ils se produisent quand les vertus de Frédéric Ier, au lieu d’échoir en partage à l’aîné, c’est-à-dire au chef de la famille, s’égarent sur un cadet, sur un puîné ou sur un collatéral. Les vertus existent toujours ; seulement, elles ne sont pas à la bonne place, et manquent une partie de leur effet. Ainsi fut-il au moment des événemens confus qui marquèrent les débuts de la guerre de Trente ans et qui sont le sujet principal du Generalfeldoberst. Le vieil empire des Habsbourg chancelait sur sa base ; le Brandebourg, ayant fait quelque chemin dans le monde, — ses margraves avaient acquis la dignité électorale, — pouvait aspirer à l’héritage de la maison d’Autriche, et jouer dès lors le premier rôle que l’histoire lui réservait. Mais à ce moment-là, le pouvoir était entre les mains du faible Georges-Guillaume, et ce prince sans caractère avait pour conseiller un diplomate à courte vue, le comte Adam de Schwarzenberg. Avec ces deux pauvres personnages, nous sommes bien loin des temps héroïques de Frédéric Ier. Le maître ne sait ce qu’il veut ; le ministre liait le Brandebourg, dont il n’attend rien, parce que le pays est pauvre et sablonneux. Pourtant, la mère de Georges-Guillaume, femme divorcée de Jean Sigismond, est une forte femme, « la mère du Brandebourg, » comme elle-même se qualifie. L’amertume des jours présens n’ébranle point sa confiance en l’avenir. Elle est bien obligée de reconnaître que son fils s’est écarté des traditions ancestrales. Mais ce n’est là, pour elle, qu’un nuage qui passe. Elle compte sur son petit-fils, dont elle vient saluer la naissance avec une joie prophétique :


… Ce n’est pas un enfant, c’est une race !
C’est l’avenir, l’espérance et la puissance !
Dieu, Dieu, j’avais pensé
Que tu avais détourné de nous tes yeux
Parce que les Hohenzollern s’étaient éloignés de la foi !
Je croyais que leur génie était mort —
Mais il vit ! Et là, dans mes bras,
Je porte l’aurore souriante !…
… Voyez le bleu éclatant de ces yeux !
La forte charpente des jeunes membres !
Comme ses petites mains retiennent le doigt !
Très bien, petit coquin, ce que tu tiens, tu le gardes !
C’est cela ? Oui ? Heida ! comme il rit !
Tu n’as pas peur de ta vieille grand’mère ?
Non, non, toute sa figure rayonne !
O germe de héros ! ô splendeur !…


A côté d’elle, Jean-Georges, oncle de l’Electeur-margrave de Brandebourg-Jägernsdorf et « Generalfeldoberst » des États de Silésie, — qui n’est pas le prince régnant, — est le vrai Hohenzollern. C’est lui qui représente les fortes vertus des aïeux, qui possède le sens de leur politique traditionnelle, qui incarne leur ténacité désintéressée à sa manière, dévouée aux intérêts du pays confondus avec ceux de la famille. Aussi est-il pour les révoltés de Prague, qui viennent de rompre avec leur empereur (Ferdinand II) et qui demandent un roi ; et il veut que son neveu assume la tâche de restaurer à la fois l’Empire qui s’effondre et la religion dont la liberté est menacée. Il vient à lui, comme un prophète :


Tes aïeux m’envoient à toi
Pour poser sur ta jeune tête
La couronne d’épines du grand devoir[6].


Le jeune Electeur l’écoute d’une oreille distraite, plus favorable aux sons de l’autre cloche, que sonne de l’autre côté le comte de Schwarzenberg. Jean-Georges est véhément, éloquent, mystique : il perd sa peine, il ne persuadera pas. Mais on a fait du chemin depuis deux siècles. Ce Hohenzollern n’a plus les regards bornés par les étroites limites de la Marche. Il voit plus loin, il aspire à s’étendre au-delà. S’il est encore du Brandebourg, il est déjà un Allemand. Précurseur de Frédéric II, il comprend que la Bohême, la Silésie et la Marche, qui ne sont plus d’accord avec l’ancien Empire, sont l’avant-garde de l’Allemagne future, et combattent pour elle. Précurseur du Grand-Electeur, — le petit prince qui vient de naître, — il cherche l’âme de cette Allemagne nouvelle, et la voit « dans la foi protestante. » Précurseur du prince de Bismarck, — et peut-être d’autres encore, s’ils achèvent la tâche, — il pressent dans sa famille le principe de force et d’unité qui réalisera cet Empire virtuel prêt à s’élever sur les ruines de l’Autriche :


Hohenzollern, je t’invoque,
Écoute ce que dit Hohenzollern :
Debout, avant qu’il soit trop tard !
Brandebourg, Marche allemande,
Au milieu de la mer agitée,
Sois le phare élevé et fort !
Fils de mon frère, prince allemand,
Tire aujourd’hui de bon gré ton épée,
Avant d’y être forcé demain !
Il a des millions (d’hommes) en pays allemand
Qui regardent vers toi, comptent sur toi, espèrent en toi ;
Hohenzollern, étends la main,
Dis : leur doctrine est ma doctrine,
L’Allemagne n’est plus à Vienne,
Je suis l’Allemagne,
L’Allemagne est à Berlin.


Voilà qui est clair ! Mais Jean-Georges se trompait de deux siècles : les temps n’étaient point mûrs. Et il se trompe sur un autre point : étant de son pays et de sa foi plus encore que de sa race, il cherche un autre prince à qui confier la mission dont Georges-Guillaume ne veut pas. L’exaltation le rend superstitieux ; trompé par de vains signes, il met son influence au service de l’Electeur palatin, un pauvre maître, impuissant, puéril, que les armées de Tilly auront bien vite déblayé. Et il meurt en criant : « Allemagne ! Allemagne ! » et en cherchant au fond de lui l’image de « l’enfant aux boucles blondes qu’il a jadis, à Berlin, porté dans ses bras[7] ! »

Le Generalfeldoberst est le drame de l’Annonciation. Voici paraître, dans le Nouveau Maître, le Messie promis, — l’enfant aux boucles blondes, le prince Frédéric-Guillaume, — le Grand-Electeur de demain.


Vingt années ont passé. La guerre, que la révolte de Prague a déchaînée, continue à désoler l’Allemagne. Dans le Brandebourg, la faiblesse de Georges-Guillaume et la politique égoïste et pusillanime de Schwarzenberg ont porté leurs fruits. Le pays est dévasté, presque aussi misérable qu’au temps où les reîtres des Quitzows le mettaient à sac. Des chefs militaires, abandonnés à eux-mêmes, en absorbent les dernières forces à leur profit, aussi inconsciens et rapaces que les anciens Raubritter. Le souverain qui s’est soustrait à ses devoirs vieillit dans la tristesse, dans l’inquiétude, dans l’isolement. Son ministre, — vrai maire du Palais, — gouverne au jour le jour, sans idéal, sans dessein. Au lieu de comprendre et d’aimer le pays dont il a la charge, il le déteste ou le méprise. Il le juge « mort et vide ; » on n’y peut que « travailler et faire son devoir. » Aussi, depuis vingt ans qu’il en dirige les destinées, s’y est-il beaucoup ennuyé, et s’il possède un somptueux palais au milieu de la ville boueuse et ruinée qu’est Berlin, sa richesse est à ses yeux une faible compensation de ses fatigues. D’ailleurs, les peines qu’il a prises sont perdues : rien à espérer du triste pays dont il a la charge :

Quand Georges-Guillaume descendra dans la tombe,
C’en sera fait des Hohenzollern.
Le feu s’est éteint
Qui jadis vivifiait cette race ;
L’arbre qui tendait vers les hauteurs,
Comme s’il voulait de ses branches
Couvrir tout le Nord,
Est devenu vermoulu,
Ne servira ni n’effrayera plus personne.

Sa dernière tâche sera d’enterrer décemment la maison déchue, et de passer la main aux Habsbourg, à la solde desquels il placera les derniers soldats de la Marche. Elevés à son école, presque tous les colonels des régimens brandebourgeois raisonnent comme lui : ils sont soldats, les soldats ont besoin de gloire et de victoire, et, comme ils n’ont rien à espérer de leur maître légitime, ils passeront sans scrupule au service de l’Empereur. En attendant, ils traitent la Marche en pays conquis, attaquent les bourgeois, les font condamner quand ces malheureux se défendent ; ils se préparent même à brûler allègrement un faubourg de Berlin, qu’on ne pourrait défendre contre les Suédois, les alliés de la veille dont on s’éloigne pour l’Autriche : en vertu des pleins pouvoirs qu’il tient de l’Électeur, Schwarzenberg a déjà signé l’ordre qui les convie à ce bel exploit. Le prince héritier, qui revient de Hollande et n’est point au courant de ce qui s’est passé, découvre ces abus, ces exactions, ces trahisons dans une série de scènes assez bien « filées. » Mais il ne peut rien, n’étant pas le maître. Et soudain, la nouvelle de la mort de son père rejette sur lui la responsabilité des actes qui sont à la veille de s’accomplir. Il faut défaire en un instant l’œuvre de Schwarzenberg, qu’appuient les colonels ; et pour agir, il n’a d’autre force que celle de son autorité ! Ayant une Ame de souverain, il en devine le mystérieux pouvoir, et la révèle aussitôt à ceux qui le tenaient pour un jeune homme sans conséquence, et qui se mettent à trembler devant lui. (C’est à peu près le revirement qui termine l’Edouard II, de Marlowe). A sa voix, le vieux Schwarzenberg comprend l’erreur de sa longue carrière, et salue en lui le prince providentiel, le pilote ; dont l’œil distinguera la bonne voie même à travers les ténèbres ambiantes. Mais les colonels sont plus endurcis, comme on le voit dans, la forte scène où Rochow, leur chef, parle à peu près comme autrefois Dietrich Quitzow :


ROCHOW.
Vous étiez pour moi le premier de notre État,
Le généralissime de notre année…
FRÉDÉRIC-GUILLAUME.
Mais je suis le prince de ton pays,
Maurice-Auguste, n’est-ce pas davantage ?
ROCHOW.
Que l’homme d’État vous admire,
Cela m’est égal !
Le soldat et le général,
Voilà ce que je voyais en vous,
Et il n’y est plus !…
FREDERIC-GUILLAUME.
Il y est !
Mais tu ne peux pas le comprendre,
Car toi-même n’es pas un soldat.
ROCHOW, le regarde avec stupéfaction, puis éclate de rire.
Je ne suis pas un soldat ?…
Pardonnez-moi, cela ne convient pas,
Mais à celui qui me dit cela,
Je ris au visage !
Car que serais-je donc ?
FREDERIC-GUILLAUME.
Un lansquenet, Rochow !
ROCHOW
Lansquenet, — soldat,
Je ne comprends pas la différence.
FREDERIC-GUILLAUME.
Vraiment pas ?
ROCHOW.
Non, vraiment.
FREDERIC-GUILLAUME
Eh bien, je te l’expliquerai :
L’un est celui qui loue son sang,
Sa conviction, son courage,
Que la cause soit bonne ou mauvaise,
Pour un vil salaire, au premier venu.
Pour ce qu’il y a de pire au monde,
Il vend le meilleur droit de l’homme :
Pour de l’argent.
ROCHOW
Non, pour la gloire et pour l’action !
FREDERIC-GUILLAUME.
Il y en a aussi pour le soldat.
Mais la main du soldat
Ne sert pas sa propre personne
Pour un gain vil, pour un salaire.
Elle sert une cause sacrée :
La patrie.
Le paysan et le bourgeois sont pour toi de l’ordure ;
Narguant leur misère,
Tu les foules du pied dans la boue :
Que le soldat protège le bourgeois !
Car l’homme n’a pas été fait pour les armes,
Mais les armes pour l’homme.
Rochow, tu es pourtant un fils de la Marche ;
Ton âme si ardente, tes membres si forts,
C’est ta patrie qui te les a donnés.
Est-ce donc trop que de te demander
De vivre pour ta patrie ?
Elle a besoin de toi, elle t’appelle,
Maurice-Auguste, reste ici !
Sois avec nous !


ROCHOW
Ami des bourgeois et des paysans ? Non !

Rochow fomente la révolte, mais ses camarades eux-mêmes subissent l’ascendant qui s’impose. Que pourrait-il contre un jeune homme de vingt ans qui dit tranquillement, quand on le menace : « Dieu a encore besoin de ma vie. » Il sera à la fois, comme Dietrich Quitzow, la victime de son aveuglement et le symbole sacrifié d’un régime qui disparaît ; et comme Frédéric Ier, Frédéric-Guillaume, héros d’une ère nouvelle, triomphera dans la joie de son peuple :

«… Avec ses vingt ans, dit Guillaume II, il dut assumer seul la tâche de relever son pays. Il n’avait personne avec lui : le grand homme d’Etat qui avait servi son père avait travaillé pour lui-même, et le jeune maître avait à choisir seul sa nouvelle voie. Grâce à son inébranlable courage, à son puissant regard de voyant qui regardait loin dans l’avenir, à son inébranlable confiance en Dieu, il réussit à créer de rien une armée, avec laquelle il se fit également respecter de ses amis et de ses ennemis[8]. »


Avec les deux pièces populaires qui se passent au temps de Frédéric II, nous sortons de la haute politique : ce n’est pas dans la marche des événemens historiques, c’est dans les détails de la vie nationale que s’affirme maintenant le « rôle providentiel » des Hohenzollern. Jugez-en d’abord par le Garçon d’Hennersdorf :

Une brave fille, Auguste Hambring, a été aimée par un sous-officier aux dragons d’Ansbach-Bayreuth, nommé Ludolf. Comme Ludolf était trop pauvre pour l’épouser, elle s’est contentée d’une simple promesse, et s’est donnée, confiante en la loyauté du jeune homme. Sans nul doute, Ludolf aurait tenu sa parole ; mais il a été tué à la bataille de Hohenfriedberg. Auguste est devenue mère. Ses parens l’ont chassée. Son enfant est élevé dans un moulin de la banlieue, à Hennersdorf. Elle est femme de chambre chez de vilains rentiers, les Pepusch, qui ont des chiens, des perroquets, des domestiques dressés « à la française, » et beaucoup plus de sympathie pour le roi de Pologne que pour le roi de Prusse. Comme elle est jolie, M. Pepusch la poursuit de ses assiduités : ce qui donne au valet de chambre, Jean, l’idée de l’épouser, pour exploiter la passion de son maître. Cette laide intrigue se noue et se poursuit à travers les bruits qui courent sur la prochaine arrivée des Autrichiens, en guerre avec le « petit roi, » c’est-à-dire le roi de Prusse, sur l’occupation probable de Berlin, sur les mesures que les autorités prennent pour assurer la défense de la ville, et les bourgeois pour en filer. Auguste n’a aucune envie d’épouser Jean ; elle s’y résignerait pourtant, pour rentrer en grâce auprès de sa famille. Mais Jean, qui a été au service d’une Excellence et sait émailler sa conversation de mots français, ne comprend pas qu’il est beau d’être mort à Hohenfriedberg ; Jean est dépourvu de patriotisme, au point de trouver qu’un laquais du roi de Pologne est au moins légal d’un ministre prussien ; Jean n’eût été qu’un très mauvais dragon, et ses propos cyniques éveillent les soupçons d’Auguste, qui ne tarde pas à percer à jour ses méprisables desseins. Elle s’enfuit, pendant que les Pepusch s’enfuient de leur côté, avec leurs chiens et leurs perroquets. Va-et-vient. Imbroglio. Mensonges de Pepusch qui, ayant appris que les Autrichiens sont battus, rebrousse chemin, et tâche de se faire une popularité en apportant, lui premier, la bonne nouvelle. Le comte Podewils, ministre du roi, continue cette nouvelle et raconte que la victoire est due à l’intervention d’un petit garçon de six ans, qui a guidé les Prussiens par des chemins inconnus. Pepusch offre de l’élever, car cet enfant-héros paraît abandonné. Tout le monde cric : « Vive Pepusch ! », jusqu’à ce qu’arrive le colonel von Zieten, qui se méfie de lui, averti par une voix intérieure. Auguste revient. Vous avez deviné que le petit héros est son fils. Tout s’explique, jusqu’aux indignités de Pepusch. Mais le passé est irréparable : le gamin sublime est un bâtard, sa mère est une fille perdue… Non, car le roi de Prusse survient en personne. Il interroge Auguste, qui lui raconte la mort héroïque de Ludolf :


— Et s’il était venu, lui demande le roi, vous eût-il épousée ? Vous l’avait-il promis ?

— Il me l’avait promis.

— Elle EST mariée ! s’écrie aussitôt Frédéric. Je la marie au brave homme qui n’a pas eu le temps de tenir sa parole. Quel est le nom de son père ?

— Hambring, Majesté, dit le père.

— Comment s’appelait son mari ?

— Ludolf, Majesté.

— A partir d’aujourd’hui, elle est madame Ludolf, et touchera sa pension comme veuve d’un maréchal des logis.


La loi n’admet, je crois, que le mariage in extremis. Le roi institue ici le mariage posthume. Suprema lex regis voluntas. Qui songerait à le blâmer ? La vraie justice, qu’il représente, importe plus que les règles de l’État civil. Aussi le peuple l’acclame et l’adore. et Auguste résume l’impression de tous en s’écriant :


— Majesté, vous êtes un roi, vous comprenez le cœur de votre peuple !


Guillaume II revient souvent sur cette idée, qu’il exprime parfois avec plus d’ampleur, plus d’autorité, et même plus de poésie que M. de Wildenbruch :

« En demandant à Dieu la force de remplir les devoirs royaux que sa volonté m’a imposés, je suis soutenu par une confiance dans le peuple prussien dont témoigne toute notre histoire[9]… » « Un margrave de Brandebourg ne peut travailler pour son pays avec des perspectives de succès, que s’il se sait sûr de la confiance de son peuple[10]… »


Jungfer Immergrün est une autre historiette, encore un peu plus invraisemblable que der Junge von Hennersdorf, et plus compliquée dans sa brièveté, où le même Frédéric II reparait comme deus ex machina.

Le pharmacien Rose, à Berlin, a une sœur, nommée Dorette, et deux filles, Julie et Florette. Florette, sa préférée, est gaie, malicieuse, légère et railleuse, et fiancée à un candidat en théologie, jeune et brillant ; Julie est bonne et douce ; Dorette est un peu ridicule : depuis beaucoup d’années, elle est fiancée, elle aussi, à un candidat en théologie, mais qui, n’ayant jamais trouvé de place, n’a jamais pu l’épouser. Elle ne lui en est pas moins restée fidèle : il ne revient pas, mais elle l’attend, en récitant à son portrait les vers de Klopstock qu’il lui a jadis murmurés dans le clair de lune ; et ce portrait est toujours entouré de verdure fraîche, — ce qui vaut à Dorette le surnom de Immergrün,

— toujours verte. Cependant, les deux candidats en théologie se sont trouvés en compétition pour une paroisse de Thuringe. La nomination dépend du seigneur du village, lequel impose une certaine condition, que le vieux fiancé, Linsenbart, n’a pas cru pouvoir accepter, mais dont le jeune, Hofmann, s’est accommodé. Tante Dorette avait eu des espérances, dont la réalisation se trouve une fois de plus remise aux calendes grecques. Elle ferait mieux de laisser sécher sa verdure et d’accepter le doigt de cour de M. Kleinschüttel, fonctionnaire aux douanes de Berlin. M. Kleinschüttel est ambitieux, résolu à faire son chemin par tous les moyens possibles ; et le voici justement qui vient rater chezcon Rose un coup de maître qui ne manquera pas de lui valoir de l’avancement. Un pauvre diable, qui venait de la Thuringe, avait un sac sempli de monnaies de Nuremberg — pour quatre cents thalers. Or, la monnaie de Nuremberg étant interdite en Prusse, M. Kleinscüttel lui a saisi son pécule, sans tenir compte de l’évidente bonne foi avec laquelle le malheureux affirmait son ignorance de la loi qu’il violait sans s’en douter. Non content de cet excès de zèle, il a persuadé au voyageur de se rendre auprès du roi, et de l’implorer en lui contant son affaire : car le roi, calcule-t-il, enverra le contrebandier en prison, et donnera de l’avancement au matin fonctionnaire qui détrousse ainsi les voyageurs, selon les formes de la loi. Il est superflu de dire que le malheureux voyageur n’est autre que Linsenbart. Mais le roi de Prusse surveille d’un œil attentif les jeux du fisc et du hasard. Il devine les machinations diaboliques de Kleinschüttel, le fait conduire lui-même en prison, ordonne que Linsenbart reçoive quatre cents thalers de bon argent prussien en échange de son mauvais argent de Nuremberg, et le nomme professeur dans un gymnase, avec des appointemens qui lui permettent d’épouser Dorette. En même temps, — dans les pièces de M. de Wildenbruch, il y a souvent des simultanéités merveilleuses, — une lettre du fiancé de Florette annonce qu’il reprend sa parole ; et l’on apprend à point nommé ce qu’était la fameuse condition imposée par le seigneur du village : le pasteur devait s’engager à épouser la femme de chambre de la comtesse !… Un chapeau en plumes de marabout consolera Florette, et tout le monde sera content.

C’est ainsi que, de pièce en pièce, la conscience du devoir royal se développe chez les Hohenzollern. Dans l’œuvre brandebourgeoise de M. de Wildenbruch, ils symbolisent l’éternelle justice, la bienfaisance toute-puissante, l’omniscience divine. Ils sont les représentais ou les envoyés de Dieu. C’est lui qui leur tracé leur voie à travers l’histoire, c’est lui qui les éclaire jusque dans les plus petites choses : car leur coup d’œil est infaillible ; ils lisent dans la conscience de leurs sujets aussi facilement que le Seigneur lui-même ; ils ne se trompent jamais ni sur leurs destinées, ni sur celles de la nation qu’ils conduisent, ni sur les détails de la vie privée des plus humbles particuliers. Ils sont, en un mot, les êtres suprêmes dans le peuple élu. Ici encore, le poète ne fait que reprendre, pour la formuler par ses moyens propres, une idée que nous retrouvons en maint endroit des discours de Guillaume Inexprimée avec une ardeur de conviction souvent saisissante.

« La confiance avec laquelle je prends la place où m’appelle la volonté de Dieu est inébranlablement ferme, car je sais quel sens de l’honneur et du devoir nos glorieux ancêtres ont implanté dans l’armée[11]… » — « S’il nous a été donné de réussir dans ce que nous avons entrepris, c’est avant tout parce que dans notre maison, nous avons la tradition de nous regarder comme institués par Dieu pour gouverner les peuples, sur lesquels il nous a été départi de régner, et pour les conduire à leurs fins dans le progrès de leurs intérêts matériels et spirituels[12]. » — «… La maison régnante des Hohenzollern est munie d’un sentiment du devoir qu’elle puise dans sa conscience d’avoir été placée par Dieu à cette place, et de n’avoir de comptes à rendre qu’à lui seul et à la conscience de ce qu’elle fait pour le bien du pays[13]. »

Mais s’ils sont les « grands premiers rôles » des pièces brandebourgeoises de M. de Wildenhruch, les Hohenzollern n’en sont pas les seuls héros : il y a leur peuple — nous venons d’en voir des exemples — et une fois au moins, le poète a su le mettre en scène et l’expliquer avec une véritable force, dans le drame intitulé Pères et Fils dont la première représentation remonte à l’année 1882. Je voudrais éviter de le raconter : on a déjà pu le voir, la simplicité n’est point la qualité dominante de M. de Wildenbruch : il se plaît, au contraire, à pratiquer avec ses « ficelles » de véritables nœuds gordiens, qu’il dénoue ensuite d’autorité, à la façon d’Alexandre ; à ce jeu-là, l’étude des sentimens et des caractères perd une bonne part de son intérêt, et pourtant, si ses pièces nous arrêtent, ce n’est certes point en raison des facultés inventives qu’il y déploie, — c’est pour le sens qu’on en peut dégager. Je l’ai suivi jusqu’à présent, du mieux que j’ai pu, à travers des intrigues qui souvent tournent au casse-tête ; cette fois, je vais m’en tenir à dégager l’idée de sa pièce, qui a sa grandeur.

Le drame se passe à l’époque des luttes nationales contre Napoléon, en 1806 d’abord, puis en 1813. Il est destiné à nous montrer le réveil du patriotisme provoqué par la défaite. Peut-être pourrait-on en élargir la portée, et le considérer comme une étude de la transformation de la conscience publique qui s’accomplit durant cette période dans l’Europe entière, remplaçant en peu d’années les sujets par les citoyens, donnant à l’idée de nation son sens moderne, plus rigoureux, plus héroïque, plus agressif aussi, préparant l’organisation politique et militaire que le XIXe siècle a établie dans presque tous les pays du vieux monde, que le XXe verra sans doute envahir jusqu’aux continens nouveaux. Le héros, — une figure très représentative, — en est un ancien maître d’école, nommé Valentin Bergmann, dont le fils aîné, recruté de force pour vingt ans de service militaire au moment où il achevait ses études, n’a pas pu supporter le régime de la caserne, a tenté de déserter, et, repris, est mort sous les coups. Il avait en vain crié grâce. Il assistait à l’exécution. L’horrible souvenir l’a suivi pendant toute sa vie, lui a inspiré la haine de ses rois, de leur armée, de son pays. Aussi, les Français victorieux ne sont-ils point pour lui des ennemis, mais des justiciers. Il est de cœur avec eux. Il contribue à leur livrer la forteresse de Küstrin — théâtre de l’atroce tragédie — que commande ce même colonel von Ingersleben dont il a vainement invoqué la pitié. Il devient leur espion, reçoit leur argent, sans un scrupule, s’en sert pour payer les études de son second fils, Henri, sur lequel il a reporté sa tendresse. Mais Henri, comme ses camarades d’université, devient un ardent patriote. Dans son extrême jeunesse, il a pu prêter la main à la vengeance paternelle quand il s’agissait de perdre le bourreau de son frère ; il ne comprend pas que cette vengeance puisse s’étendre à son pays. Et puis, les temps sont changés, maintenant :


Pour chacun, même droit et même devoir,
Le pauvre ne saigne plus pour le riche,
Et quand le tambour appelle aux armes,
Pauvre et riche partent au bras l’un de l’autre…


L’unité de la nation s’est faite dans le péril ; un immense élan d’enthousiasme emporte tous les jeunes hommes à la défense de la patrie. Henri veut être un de ceux-là, un des plus ardens, un des plus vaillans. Et c’est à ce moment-là que son père lui révèle le secret de sa vie : il a été nourri, élevé avec l’argent des envahisseurs ; il ne s’appartient plus ; l’œuvre paternelle pèse sur lui ; il est espion sans le savoir. Et il connaît le sens du mot « patrie, » qu’ignore le vieux maître d’école ! Et il peut calculer tout le mal dont il a été l’involontaire ouvrier !


—… Mon père, pour ton amour, mon cœur
Est à tes pieds. Mais que tu m’aies donné ce que tu m’as donné
Aux dépens de ma patrie, — pour cela, Pour cela…
— Henri !… Ton père !
— Tu es mon père, laisse-moi passer en silence.
Qu’un autre juge entre toi et moi !


La rancune du vieil homme s’est changée en idée fixe et ne désarme pas : il s’effondre comme le passé de tyrannie et d’injustice dont il a été la coupable victime. Et l’ère nouvelle s’ouvre aux jeunes gens, instruits au sacrifice par le malheur public, prêts à mourir pour la patrie qu’ils ont appris à aimer en la voyant lacérer.

L’idée est forte. Si j’en suivais le développement à travers les détails de la pièce, elle paraîtrait, je le crains, plutôt affaiblie par les inventions de M. de Wildenbruch. On n’atteint jamais à la grandeur que par la simplicité ; et notre auteur, — nous l’avons vu, — affectionne les reviremens, les coups de théâtre, les petits moyens romanesques par lesquels on s’ingénie à captiver l’attention des spectateurs, quand on ne se sent pas de force à la conquérir de haute lutte. Cette faiblesse est d’autant plus choquante qu’elle se trouve en quelque sorte accentuée par l’importance des intérêts transportés à la scène et par le caractère national ou dynastique des sujets choisis. Pour le soutenir, il faudrait toute une « philosophie de l’histoire » derrière les thèmes dramatiques dont elle serait la solide armature.


Or, la « philosophie de l’histoire » de M. de Wildenbruch est tout à fait élémentaire, si bien qu’on peut la résumer en une seule phrase : Dieu a créé le monde pour le Brandebourg, et le Brandebourg et sa dynastie l’un pour l’autre. Cet axiome, je n’ai pas besoin de le dire, ne se trouve point exprimé en autant de mots dans l’œuvre que nous venons de parcourir ; mais il s’en dégage avec une éclatante évidence. Les événemens les plus considérables des temps modernes, — qui d’ailleurs ne sont pas toujours ceux qu’on suppose, — ont été préparés et conduits par la destinée de telle sorte qu’à la fin du XIXe siècle, le Brandebourg se trouve placé à la tête de l’empire allemand restauré par les descendans de ses anciens margraves, en attendant l’heure où il recueillera l’héritage des Habsbourg, et reconstituera le Saint-Empire. Après quoi… M. de Wildenbruch n’a pas encore exprimé le rêve de la monarchie universelle, qui recommence de période en période ; mais on voit bien qu’il le pressent, et je ne serais point étonné de le voir bientôt arriver au Schauspielhaus, incarné en Charlemagne ou en Barberousse. — Une telle conception de l’histoire moderne suffit sans aucun doute à faire des pièces patriotiques, — et c’est quelque chose ; mais comment supporterait-elle des chefs-d’œuvre ?

Il faudrait pour cela qu’elle se réalisât en des thèmes dramatiques d’une grandeur suprême, d’un intérêt intense ; et tels ne sont pas ceux que l’histoire du Brandebourg fournit à M. de Wildenbruch. Car les Hohenzollern, autour desquels elle se meut, n’ont point été une famille à tragédies. Epris d’ordre et de régularité, ils ont cherché dès l’origine à organiser fortement leurs Etats, sans fournir d’Atrides. Traditionalistes avec une persévérance exceptionnelle, ils ont poursuivi leur politique en ligne droite, sans se laisser distraire par les événemens, ni de ranger par des complications psychologiques, en princes très sûrs d’avoir le Fatum avec eux.

De temps en temps, comme sous Georges-Guillaume, leur étoile a pâli, par suite de quelque faute ou de quelque faiblesse : jamais assez longtemps pour risquer de s’éteindre. Et bientôt elle retrouvait son éclat. Leurs vertus sont des vertus bourgeoises, civiles et militaires : très favorables aux progrès de leur puissance, elles excluent les passions qui sont le ressort habituel du théâtre, elles nous repoussent bien loin du Sturm und Drang, d’où jaillissent les drames. Quelle différence avec l’histoire d’Angleterre où Shakspeare a découpé ses Rois ! Là, tout est « tempête et violence, » l’orage souffle sans trêve, les événemens fournissent une trame si riche que l’imagination du poète n’a qu’à les suivre pour s’élancer dans des champs magnifiques, où les passions les plus violentes s’exaspèrent devant elle en des retours de sauvagerie effroyable et sublime. Il est, comme on dit, « porté par ses sujets, » et la seule difficulté qu’il ait à vaincre, c’est de les transposer dans son monde spécial, sans en affaiblir le caractère, sans en diminuer la grandeur. Autre est le cas de M. de Wildenbruch, qui s’agite à travers une histoire très importante, mais poétiquement aride comme les sables de la Marche. Le voilà donc forcé d’inventer, ou d’amplifier, ou d’arranger ; de se réfugier dans le lyrisme, qui n’est jamais un véritable élément dramatique ; — ou de chercher son sujet, si l’on peut dire, dans la marge de l’histoire ingrate. Celle-ci, en effet, lui donne des héros, mais point d’intrigues. Or, à l’inverse des dramaturges de la nouvelle école, il tient à l’intrigue, il ne peut ni concevoir, ni exécuter une pièce qui en manquerait. Comment échapper à ce dilemme ? Les personnages authentiques, — des Hohenzollern, — sont sacrés : impossible de leur prêter des aventures ou des passions qu’ils n’ont point eues. Cela serait contraire à la vérité, et, ce qui n’est pas moins grave pour M. de Wildenbruch, au respect. Vous figurez-vous le Grand-Électeur dévoré d’amour comme un héros de Racine ? ou Frédéric II luttant contre ses passions comme un héros de Corneille ? ou bien encore, les membres de cette famille si disciplinée s’entr’égorgeant comme des York ou des Lancastre ? Ce ne serait plus de la fiction, mais du mensonge et de la lèse-majesté. Les Hohenzollern n’ont jamais songé qu’à pacifier la Marche, puisa l’agrandir, sans cesser de veiller au bien de leurs sujets. Cela est fort beau, cela est respectable, cela est d’une politique excellente. Mais le drame ? Force sera de le prendre à côté. Autour des figures hiératiques des souverains, l’auteur placera des personnages de son invention, ou que l’histoire lui laisse la faculté d’arranger à sa guise : ce seront eux qui auront des passions, qui commettront des fautes ou des crimes, qui traverseront des aventures romanesques ou dramatiques. M. de Wildenbruch combinera tout cela aussi bien qu’un autre, et cela serait parfait, sans la difficulté qui subsiste : les aventures de ces personnages, sans lesquels il n’y aurait pas de drames, pourraient se passer n’importe où ; mais leur raison d’être, c’est de fournir un cadre dramatique aux Hohenzollern, qui poursuivent dans les coulisses leur savante politique. Il s’agit donc de rattacher ces épisodes privés à l’histoire nationale, c’est-à-dire de commander une manœuvre où tout l’intérêt se porte sur les soldats, mais qui doit pourtant manifester l’éclat des chefs. C’est là qu’intervient l’habileté, — qualité par essence inconciliable avec la poésie ; — c’est là que M. de Wildenbruch se trouve forcé de remplacer, hélas ! par beaucoup d’adresse, l’art simple et profond des maîtres qu’il voudrait suivre, et dont il reste quelquefois digne. Et c’est dommage, car avec ses défauts, son œuvre n’égale exprime un sentiment fort, qui paraîtra singulier à des lecteurs élevés dans un régime démocratique, mais qui vaut qu’on l’examine et qu’on le comprenne ; elle attire notre attention sur une partie de l’histoire qui, pour être plus instructive que dramatique, n’en est pas moins d’un très vif intérêt ; surtout elle nous explique, avec ce sens des généralisations qu’ont les poètes et qui peut être clairvoyant, le développement si rapide d’un petit peuple dont on a parfois peine à s’expliquer l’étonnante fortune. Si le poète n’est pas un grand poète, il fait du moins tout ce qu’on peut faire, lorsque, avec des dons très réels, sinon d’ordre extraordinaire, on entreprend de mettre son œuvre au service d’une conviction ferme et d’un sentiment fort.


EDOUARD ROD.

  1. Les pièces que je dégage de l’œuvre de M. Ernest de Wildenbruch sont, dans l’ordre historique de leurs sujets : die Quitzows, drame en quatre actes ; der General feldoberst, tragédie en quatre actes ; der neue Herr, drame en sept tableaux ; der Junge von Hennersdorf, pièce populaire en deux actes ; Jungfer Immergrün, pièce populaire en un acte ; Väter und Söhne, drame en cinq actes. — Voir encore Lieder und Balladen, 6e édition ; à Berlin, chez Freund et Jeckell. — Cf. le chapitre sur la Littérature du nouvel Empire, dans l’excellente Histoire de la littérature allemande de M. A. Bossert (Paris, Hachette, 1901).
  2. An Deutschlands Dramatiker (Lieder und Balladen, p. 300-301).
  3. Ibid.
  4. Belehnung des Burggrafen Friedrich I. von Nürnberg durch Kaiser Sigismund mit der Mark Brandenburg 1417.
  5. Die Reden Kaiser Wihelms II. in den Jahren 1887—1895, éd. J. Penzler (Leipzig, Reclam jun.), p. 226.
  6. Acte II, scène 10.
  7. Je cherche à serrer d’aussi près que possible les idées historiques de M. de Wildenbruch. C’est pour cela que j’écarte de ces analyses les élémens romanesques qu’il a introduits dans ses pièces avec plus ou moins de bonheur.
  8. Ouvrage cité. p. 150.
  9. An mein Volk, 18 juin 1887, ouvrage cité. p. 10.
  10. Festmahl des Brandenb. Provinziallandtages, 26 fév. 1894, ouvrage cité. p. 265.
  11. Armeebefehl, 15 juin 1888, Reden, p. 7.
  12. Grundsteinlegung des Kaiser Wilhelms Denkmal in Bremen, 21 avril 1890, id. p. 101.
  13. Festmahl des Brand. Provinziallandtages, 28 fév. 1894, id. p. 265.