Les Dogmatismes sociaux et la libération de l’individu

Les Dogmatismes sociaux et la libération de l’individu


LES DOGMATISMES SOCIAUX
ET LA LIBÉRATION DE L’INDIVIDU


Il y a deux conceptions possibles au sujet des rapports de l’individu et de la société. Les partisans des dogmatismes sociaux pensent que l’individu considéré soit dans son origine, soit dans sa nature, soit dans sa fin, n’est qu’un élément et presque un épiphénomène de la société. Les partisans de l’individualisme regardent au contraire chaque individu comme un petit monde à part, ayant son existence propre et son originalité indépendante. Dans le premier cas, on regarde la société comme ayant une valeur antérieure et supérieure à celle de l’individu et on refuse à celui-ci tout droit contre la société. Dans le second, on attribue à l’individu une valeur propre et des droits qui ne doivent en aucun cas être sacrifiés aux fins sociales.

Nous voudrions mettre en lumière l’inanité de tous les dogmatismes sociaux. Cette tâche nous paraît l’indispensable propédeutique à la libération de l’individu.

Mais avant d’aborder cette discussion, précisons-la davantage. Le problème ne se pose pas pour nous entre l’individu et l’État, mais entre l’individu et la société. H. Spencer a écrit son livre : l’Individu contre l’État pour affranchir l’individu de la tyrannie étataire. On pourrait écrire un autre livre intitulé l’Individu contre la Société, pour libérer l’individu des tyrannies sociales. L’individualisme d’H. Spencer n’est qu’un faux individualisme. Il arrache, il est vrai, l’individu au joug de l’État. Mais il le maintient aussi courbé que jamais sous celui des contraintes sociales vis-à-vis desquelles il ne lui accorde que la faculté d’adaptation. Spencer fait au fond de l’individu une simple réceptivité sans initiative propre.

Autres sont les contraintes étataires, autres les contraintes sociales. Les contraintes étataires se résument dans un mot : la loi promulguée et la force publique qui la sanctionne. Cela est simple et franc. Les entraves sociales sont autrement compliquées. Autrement hypocrites aussi. Elles garrottent l’individu de mille petits liens invisibles : intérêts et passions de groupe, de classe, de clan, de corporation, etc. ; elles le plient à mille petits usages, mille petites idées reçues, admirations ou réprobations convenues qui ont pour but de faire de lui un bon animal de troupeau.

Ici la brutale franchise de l’Impératif légal est remplacée par une hypocrisie de groupe, par toute une discipline moutonnière, par toute une tactique d’asservissement concerté et d’espionnage mutuel qui a trouvé sa plus repoussante et plus formidable expression dans les Monita secreta d’une illustre compagnie, mais qui se crée par une sorte de génération spontanée et s’applique d’elle-même dans tout troupeau humain. Et à ce point de vue on peut dire que la morale des Monita secreta n’est qu’un miroir propre à grossir les traits de toute morale grégaire, telle qu’elle fonctionne dans une classe, un clan, un corps.

L’individu est souvent complice inconscient du complot tramé contre sa liberté. Il se fait de prime-abord illusion sur les bienfaits qu’il retire de son affiliation au groupe. Il lui semble que son vouloir-vivre individuel, que ses poussées vitales sont exaltées ; que sa personnelle volonté de puissance est extraordinairement intensifiée par le fait de fusionner avec l’égoïsme du groupe. Il ne s’aperçoit pas qu’en s’absorbant dans le vouloir-vivre collectif, il se nie en tant que moi. Il sera d’autant plus facilement dupe de cette illusion grégaire que son moi sera intellectuellement et moralement plus débile. C’est une très fine remarque de Schopenhauer que beaucoup d’hommes, en l’absence de mérites personnels qui leur permettent d’être fiers d’eux-mêmes, prennent le parti de s’enorgueillir du groupe dont ils font partie. « Cet orgueil à bon marché trahit chez celui qui en est atteint l’absence de qualités individuelles ; car sans cela il n’aurait pas recours à celles qu’il partage avec tant d’individus[1]. » Ainsi moins un individu a de valeur propre, plus aisément il s’absorbe dans le groupe. Chez un tel homme, les goûts, les idées, les passions personnelles ne sont plus bientôt que l’émanation des goûts, des idées, des passions, des mots d’ordre régnant dans le groupe. Ici le vouloir-vivre collectif plane au-dessus des volontés individuelles de la même manière que le génie de l’espèce plane au-dessus des individus. Et ce vouloir-vivre collectif n’est pas seulement une addition des volontés individuelles ; il a ses lois propres, ses fins spéciales. Pour assurer son triomphe, les volontés individuelles s’annihilent elles-mêmes avec la même naïve inconscience que le bon jeune homme décrit dans les Monita secreta, qu’on induira peu à peu dans les voies voulues et qui sera doucement pris au filet où il restera à jamais empêtré.

La protestation individualiste contre l’État n’atteignait pas le fond de la question. Le vrai combat individualiste est contre les influences anti-individualistes par excellence, ces influences hypocrites et sourdes qui s’agitent dans le domaine ténébreux des intérêts et des passions de groupe.

La loi promulguée n’est que l’expression abstraite, décolorée et intellectualisée des influences collectives. En s’intellectualisant, ces influences ont perdu quelque chose de leur primitive férocité grégaire ; elles ont revêtu une apparence d’impassible sérénité, d’impersonnelle indifférence. C’est ce que traduit le mot justice qui comporte un sens d’absolue impartialité. Mais au fond la justice, comme l’établit M. Rémy de Gourmont, n’existe jamais à l’état pur et abstrait. Dans son application, elle dépend des interprétations diverses que donnent du fas et nefas les groupes sociaux distincts.

La loi reflète les mœurs. Elle est oppressive dans la mesure où les mœurs sont féroces. Avec cette réserve déjà faite qu’il y a dans la loi un degré de férocité collective en moins. Le virus grégaire s’est atténué en élargissant sa sphère d’influence. La loi, impersonnelle et abstraite, usée par un usage ancien, est aux mœurs — contrainte, passionnée et haineuse — ce que le concept — image usée — est à l’image sensible avant son effacement, à l’image concrète, colorée et vivante. Aussi l’individu est-il dupe d’une illusion quand il espère trouver dans l’État et la Justice un recours contre l’aveugle décret des groupes. En fait, il y a harmonie préétablie entre les deux séries de contraintes. L’autorité étataire trahit généralement ou du moins abandonne l’individu poursuivi par les haines grégaires. Ses décisions confirment et sanctionnent en gros les volitions de cette puissance omnipotente : l’égoïsme de groupe.

Nous avons posé ainsi dans toute sa généralité le problème de l’antinomie de l’individu et de la société. Cette antinomie, nous la résolvons pleinement en faveur de l’individu. Voyons comment et pourquoi.

Nous commencerons par distinguer deux espèces de dogmatismes sociaux : les dogmatismes a priori et les dogmatismes a posteriori.

Parmi les philosophes dogmatiques, en effet, les uns ont procédé a priori et ont prétendu établir au moyen de la seule déduction logique l’existence en soi et la valeur supérieure de la société. Un grand nombre de penseurs ont suivi cette méthode, depuis Platon jusqu’à Hegel. Les autres ont tenté de justifier a posteriori les droits supérieurs de la société par l’examen des conditions vitales auxquelles les hommes sont soumis en raison de leur constitution physiologique et psychologique. Ils ont développé l’aphorisme d’Aristote : ανθρωπος ζωον πολιτιϰον, et ont montré que les conditions de fait dans lesquelles se développe la vie humaine, font de la société une loi supérieure et nécessaire contre laquelle aucun individu ne peut ni ne doit tenter de s’insurger. Les représentants du dogmatisme social a posteriori ou naturaliste, sont également fort nombreux dans l’histoire de la pensée, depuis Aristote jusqu’aux modernes théoriciens de la société-organisme, aux théoriciens coopératistes ou solidaristes, et aux défenseurs de la philosophie sociale grégaire.

Le Dogmatisme social, sous ces deux formes, semble répondre à une des exigences du Vouloir-Vivre social. En effet, tout groupe social organisé semble éprouver un besoin instinctif de se légitimer aux yeux des individus qui le composent. Il ne se contente pas d’imposer par la force sa discipline sociale ; il veut qu’on croie à la légitimité de cette discipline, qu’on la regarde comme juste et rationnelle. À l’origine, c’est à la Religion qu’on demande la consécration de la discipline sociale ; plus tard on s’adresse aux philosophes qui manquent rarement de formules commodes pour rationaliser la Force. Ils sont généralement de l’avis de Hegel pour qui « ce qui est réel est rationnel ». Remarquons que dans le Dogmatisme social a priori, on s’applique surtout à justifier l’État qu’on représente comme l’incarnation d’une idée rationnelle. « Der Staat ist eine geäusserte, der Realität eingebildete Idee eines Volkes[2]. »

Dans le Dogmatisme social a posteriori, on s’attache à justifier le mécanisme social dans son ensemble, c’est-à-dire dans la complexité des disciplines sociales qu’il impose à l’individu.

Examinons d’abord le Dogmatisme social a priori.

En abordant cette forme de pensée, nous trouvons qu’elle comporte elle-même une distinction. Nous y distinguerons un rationalisme transcendant qui place dans le ciel métaphysique de l’Immuable le principe qui confère aux sociétés leur réalité, et un rationalisme de l’Immanence, qui place ce principe dans le Monde du Fieri. Des deux côtés d’ailleurs, on procède a priori ; car des deux côtés on subordonne les faits à l’Idée, le Réel au Logique.

La forme la plus ancienne du Dogmatisme social transcendant se rencontre chez Platon. Pour ce philosophe, l’État a un droit absolu sur les individus. C’est que l’unité de la Cité doit être regardée comme un symbole de l’unité idéale ou divine. Les individus ne sont qu’une matière amorphe à laquelle la Cité confère la dignité de la forme. À ce titre, l’État n’a que des droits, l’individu n’a que des devoirs.

Une autre forme du Dogmatisme social transcendant est celle que nous trouvons chez certains kantiens et chez Kant lui-même. On sait qu’il y a dans la morale sociale kantienne deux tendances difficilement conciliables. D’une part, Kant pose la personne humaine comme une fin en soi et par là semble incliner vers l’individualisme. D’autre part, par sa conception d’une loi morale rationnelle absolue, il aboutit à un universalisme moral, qui pose la règle comme antérieure et supérieure aux individus. Le rôle des individus n’est plus que de servir d’instruments à la loi. Cette dernière plane, transcendante, au-dessus des consciences individuelles ou plutôt elle se personnifie dans l’État et dans ceux qui l’administrent. La Cité, l’État deviennent le symbole de la loi morale transcendante, et, à ce titre, sont investis, comme la loi morale elle-même, de droits supérieurs.

L’individualisme de Kant se convertit ici en une doctrine moralo-métaphysique qui pose l’État comme une fin en soi. M. Burdeau, qu’on a représenté comme ayant été un des interprètes de cette finale pensée kantienne, a écrit : « Nous n’avons le droit de distraire du service de l’État aucune fraction de notre fortune, aucun effort de notre bras, aucune pensée de notre intelligence, aucune goutte de notre sang, aucun battement de notre cœur[3]. »

La même conclusion se retrouve chez Fichte qui fait sortir de la théorie du Moi absolu une théorie unitaire de l’État. Elle se retrouve également chez un philosophe contemporain, M. Dorner, professeur à l’Université de Kœnigsberg, qui regarde l’État comme un symbole de l’Esprit Absolu. D’après lui, l’individu se rattache à des corporations ; par elles à l’État et par ce dernier à l’Esprit Absolu[4].

Le Dogmatisme social platonicien et kantien paraîtra avec raison suranné à beaucoup de personnes. Peut-on de bonne foi attribuer à l’État, à la société, une valeur suprasensible à la façon de Platon ? — C’est ce que la conscience moderne, peu portée au transcendentalisme, aura sans doute de plus en plus de peine à concevoir.

L’État, dit Platon, symbolise l’Unité Divine. Aristote a fait en une phrase géniale, justice de ce pauvre argument : « Socrate, dit-il, regarde comme fin de la Cité l’unité absolue. Mais qu’est-ce qu’une Cité ? C’est une multitude composée d’éléments divers ; donnez-lui plus d’unité, votre Cité devient une famille ; centralisez encore, votre famille se concentre dans l’individu : car il y a plus d’unité dans la famille que dans la cité, et plus encore dans l’individu que dans la famille[5] ». Ainsi, il n’y a pas d’unité plus réelle, plus complète que l’individu. C’est donc lui qui, d’après les principes mêmes de Platon, incarnerait le mieux l’idée d’unité.

L’unité de l’État est un mythe. « Qu’est-ce que l’État ? demande M. Max Nordau. En théorie cela veut dire nous, vous. Mais dans la pratique c’est une classe dominante, un petit nombre de personnalités, parfois une seule personne. Mettre l’estampille de l’État au-dessus de tout, c’est vouloir plaire exclusivement à une classe, à quelques personnes, à une seule personne[6]. » Le comte de Gobineau dit de même : « L’expérience de tous les siècles a démontré qu’il n’est pire tyrannie que celle qui s’exerce au profit de fictions, êtres de leur nature insensibles, impitoyables et d’une impudence sans bornes dans leurs prétentions. Pourquoi ? C’est que ces fictions, incapables de veiller d’elles-mêmes à leurs intérêts, délèguent leurs pouvoirs à des mandataires. Ceux-ci, n’étant pas censés agir par égoïsme, acquièrent le droit de commettre les plus grandes énormités. Ils sont toujours innocents lorsqu’ils frappent au nom de l’idole dont ils se disent les prêtres[7]. »

Quel lien de symbolisme peut-il y avoir entre l’Idée Platonicienne et les sociétés humaines ? Les caractères de l’Idée Platonicienne sont, on le sait, la pureté, la simplicité, l’idéale et lumineuse vérité. Ces caractères se traduiraient par la simplicité et la sincérité des relations sociales au sein de l’État.

D’abord l’État est moins un principe plastique par rapport aux relations sociales en général qu’une résultante et un épiphénomène. De plus la conscience sociale même informée par l’État est loin de présenter ces caractères de simplicité, de logique et de sincérité dont il a été question. S’il est une chose évidente pour nous, c’est que la conscience sociale d’une époque, tissu de contradictions inaperçues et de mensonges dissimulés, est inférieure à cet égard à une conscience individuelle même médiocre parce que cette dernière peut, du moins à certains moments, tenter d’être logique avec elle-même et d’être sincère vis-à-vis d’elle-même. Et le mécanisme mis en œuvre soi-disant pour faire triompher l’Idée ne fait qu’ajouter des insincérités nouvelles à celles qui existaient déjà.

De même, quel lien de symbolisme découvrira-t-on entre la loi morale idéale des Kantiens et les sociétés humaines ? Le caractère de cette loi serait le désintéressement absolu. L’État n’est qu’une organisation utilitaire que Schopenhauer a très bien définie : le chef-d’œuvre de l’égoïsme collectif. La cité n’est que la forme la plus parfaite du vouloir-vivre humain. Elle est ce vouloir-vivre condensé et porté à son maximum de concentration. Or le vouloir-vivre, qu’il s’exprime dans les actes de la vie individuelle ou dans ceux de la vie sociale, est étranger, sinon rebelle, à la moralité. Il est amoral. Dès lors, la cité, simple fabrique de bonheur humain, ne ressemble pas plus à la loi de désintéressement absolu que le soleil, fleur de nos jardins, ne ressemble au soleil qui brille dans les cieux. Critiquant la morale de Fichte, Schopenhauer dit fort justement : « À en juger par tout cet appareil moral, rien ne serait plus important que la société : en quoi ? c’est ce que personne ne peut découvrir. Tout ce qu’on voit, c’est que, si chez les abeilles réside un besoin de s’associer pour bâtir des cellules et une ruche, dans les hommes doit résider quelque prétendu besoin de s’associer pour jouer une immense comédie, étroitement morale, qui embrasse l’univers, où nous sommes les marionnettes et rien de plus. La seule différence, mais elle est grave, c’est que la ruche finit par venir à bien, tandis que la comédie morale de l’univers aboutit en réalité à une comédie fort immorale[8]. »

Dans ces philosophies sociales, l’abîme est infranchissable entre la théorie et la pratique. On ne voit pas par quel moyen on fera descendre dans la réalité le monisme social, éthique et politique des Platoniciens et des Kantiens. L’État est pour eux une unité formelle qui s’impose du dehors à une multiplicité sociale diverse et plus ou moins rebelle à l’unité. Or qui nous assure que l’unité aura finalement raison de la diversité ? Aucune société n’est une. Toute société se compose de sociétés diverses en conflit les unes avec les autres. Et loin de diminuer au cours de l’évolution, ces conflits, suivant la remarque de Simmel, ne font que s’accentuer et se diversifier.

Nous arrivons à cette conclusion que rien n’est moins démontré que le Dogmatisme social des métaphysiciens de la transcendance.

Passons à ce que nous avons appelé le Dogmatisme social de l’immanence. Les représentants de cette philosophie sociale procèdent plus ou moins directement de l’hégélianisme. — Pour Hegel, l’idée qui domine l’évolution sociale n’est plus une idée divine et transcendante. Le principe qu’il invoque n’est plus la raison en acte de Platon, mais une raison en marche, une vivante et mouvante harmonie, faite de contraires, qui se cherche elle-même et se réalise par degrés. Hegel, on le sait, a tiré de là un dogmatisme social autoritaire qui aboutissait à l’apologie de la monarchie prussienne considérée comme le sommet de l’ascension dialectique. Ce dogmatisme est devenu plus libéral chez les disciples de Hegel. D’une manière générale, le dogmatisme social de la philosophie du Fieri est moins rigide que le dogmatisme social des transcendentalistes. — Ce dogmatisme laisse à l’individu plus d’espace. La conception de l’identité des contraires efface toute limite fixe entre le bien et le mal et aboutit à les regarder comme des catégories historiques. Le caractère révolutionnaire de l’extrême-gauche hégélienne n’est pas douteux. M. de Roberty qui, par certains côtés, se rattache à cette école, dit que « la libre critique des normes qui règlent la conduite humaine ou ce que le vulgaire appelle l’irrespect, l’irrévérence, ou encore le scepticisme moral, forme la condition sine quâ non de tout progrès du savoir éthique et de la moralité elle-même[9] ».

Toutefois la philosophie hégélienne, même chez ses représentants de l’extrême-gauche, est encore un dogmatisme métaphysique et par conséquent un dogmatisme moral et social. Dogmatique, la philosophie hégélienne l’est par son affirmation de la primauté de l’intelligence sur l’instinct (Panlogisme), affirmation qui se traduit en sociologie par la tendance à placer le savoir au début de tout le développement social et à la base de la série des valeurs sociales. C’est là le point de vue adopté par M. de Roberty par exemple, en opposition avec le point de vue des marxistes qui mettraient plutôt avec Julius Lippert le Lebensfürsorge à la racine du processus social. Dogmatique, la philosophie hégélienne l’est encore par son affirmation du monisme social final, de l’avènement fatal de l’altruisme et de l’absorption finale du psychisme individuel dans le psychisme collectif. M. de Roberty répudie l’agnosticisme et veut « dépasser Dieu ». Il est difficile, en dépit des dénégations de M. de Roberty, de ne pas voir dans ces thèses une métaphysique nouvelle. Et si libérales que soient les tendances de M. de Roberty, il est à craindre que ce dogmatisme métaphysique ne se convertisse en un dogmatisme social qui porte comme son fruit naturel la subordination de l’individu à la société, de l’égoïsme à l’altruisme.

Or le Panlogisme de l’immanence, avec ses conséquences : le monisme et l’altruisme final, n’est pas plus scientifiquement vrai que les thèses des métaphysiciens transcendentalistes. Il n’y a là qu’un déplacement d’ombre. Les idoles logiques : Unité, Vérité, ont beau descendre du ciel sur la terre, elles n’en restent pas moins des idoles. C’est toujours la même renaissante illusion qui, au mépris de la leçon kantienne de la Critique de la Raison Pure, érige des relativités en absolus et ressuscite dans les esprits serviles toute la mythologie fantastique de la Morale.

Nous croyons suffisamment démontrée l’inanité des dogmatismes sociaux fondés sur la Logique. Nous passons à ceux qui font appel à l’expérience. Ces derniers se résument en une seule idée et un seul terme : Solidarité.


Nous distinguerons plusieurs formes de solidarité : solidarité génésique ou organique ; solidarité économique ; solidarité intellectuelle ; solidarité morale et sociale. Il n’est pas une de ces formes de la solidarité qui n’ait été invoquée comme base de dogmatismes sociaux.

La solidarité génésique ou organique est la dépendance de l’individu vis-à-vis des parents d’où il est sorti et d’une manière générale vis-à-vis de l’espèce à laquelle il appartient. Au nom de cette solidarité, M. Espinas, dans un récent article d’une inspiration nettement anti-individualiste[10], nie l’individu comme agent indépendant et autonome. L’individu, dit M. Espinas, n’est qu’une abstraction ; le groupe seul est un être réel. Du moins le groupe fondé sur les liens génésiques. « Les seules sociétés qui puissent être considérées comme des êtres, sont celles dont les membres sont unis par tous les rapports de la vie, y compris la reproduction et l’éducation, ce qui entraîne l’union pour la nutrition elle-même. Un groupe où il n’y aurait pas de familles ne serait pas une société[11]. » La famille est le noyau de la cité. La solidarité familiale est le lien social fondamental. Et c’est la biologie qui nous enseigne la subordination naturelle et nécessaire de l’individu à la société et à l’espèce.

Les faits allégués par M. Espinas sont trop évidents pour qu’il soit nécessaire d’y insister. Il n’en est pas de même de ses conclusions.

Il est vrai que l’individu ne peut se soustraire aux lois de la génération pas plus qu’il ne peut se soustraire à celles de la pesanteur. Mais cela signifie-t-il que l’individu n’a d’autre rôle que d’être un agent de transmission du type spécifique, ethnique ou familial, d’autre loi que de se plier étroitement aux conditions sociales les plus propres à garantir la vie et la permanence du groupe : famille, cité, espèce ?

Sans doute le problème biologique de l’individualité est un problème troublant. M. Espinas a montré combien il est difficile de déterminer à quel moment précis l’individualité de l’enfant se dégage de celle de la mère pour former une unité indépendante. Si étroite que soit la fusion des deux existences, il vient pourtant un moment où la séparation s’opère. De ce premier fait : la solidarité génésique et organique qui lie l’enfant à ses parents et à ceux qui l’ont soigné pendant la période végétative de son existence, M. Espinas croit pouvoir déduire toutes les autres relations qui composeront la vie entière de l’individu. C’est simplifier les choses à l’excès. Il ne peut y avoir ici de règles aussi rigides que celles qui régissent les sociétés animales. Dans l’humanité mille combinaisons soit familiales, soit politiques, soit sociales sont possibles. Ces combinaisons et leurs incessantes variations sont en grande partie l’effet de l’initiative des individus, c’est-à-dire des aspirations, des désirs, des passions, des révoltes même qui traversent les âmes individuelles. Et ainsi devant chaque individu à son entrée dans la vie s’ouvre un domaine immense de relativités et de contingences où peut se mouvoir sa personnelle volonté de vie. Par exemple historiquement il y a eu des types d’organisation familiale (matriarcat, patriarcat, polyandrie, polygamie, monogamie, etc.) très variés ; de même les types les plus divers d’organisation politique et sociale ont existé et prospéré. Tous se sont formés et ont évolué sous l’action de causes où la solidarité génésique entrait peut-être pour une part, mais où entraient aussi pour une part importante d’autres facteurs.

Subordonner l’individu à une organisation sociale donnée au nom de la solidarité génésique, c’est oublier que dans toute organisation sociale l’artifice se mêle à la nature. Dans nos organisations sociales les mensonges conventionnels, les non-vérités comme dit Nietzsche se superposent au simple fait naturel de la génération humaine et dressent par-dessus la foule docile leur échafaudage fantastique et tyrannique. Ériger en dogme toute cette fantasmagorie sociale, la déclarer sacro-sainte à l’individu au nom du simple lien génésique qui rattache l’individu à l’espèce, c’est aller vite en besogne[12]. Pourquoi ne pas aboutir tout de suite à la déclaration du mariage comme « devoir sacré » ainsi que le faisait Hegel, et à la divinisation de la puissance sociale qui incarne le mariage bourgeois moderne l’omnipotente et comique « Dame » de Schopenhauer ?

La vérité est que la solidarité organique qui relie l’individu à l’espèce n’exclut en rien la possibilité des initiatives individuelles, sur le terrain moral et social, et par elles d’une action exercée par l’individu même sur l’avenir de l’espèce. Il n’y a qu’une hypothèse dans laquelle l’action de l’individu sur l’espèce serait réduite à néant soit au point de vue organique, soit au point de vue psychologique, moral et social. C’est l’hypothèse de Weismann sur la non-transmissibilité des caractères acquis. Les variations individuelles n’auraient alors aucune influence sur l’avenir de l’espèce. L’individu ne serait alors qu’un simple agent de transmission de l’immuable plasma germinatif. — Mais on sait que les biologistes les plus autorisés, M. Le Dantec par exemple, tendent à rejeter définitivement cette théorie. « L’individualisation, dit M. Le Dantec, permet à un perfectionnement acquis sous l’influence de certaines conditions de milieu de se fixer dans l’hérédité de l’espèce ; c’est le seul moyen qui soit à la disposition de la nature pour réaliser l’évolution progressive[13]. » — Ainsi l’individu est un agent, et le seul agent de progrès. Au point de vue social, ce sont les milliers de petites actions infinitésimales des individualités humaines dans le cours du temps, ce sont les milliers d’expériences vers un accroissement de bonheur et de liberté dont l’initiative individuelle a été le point de départ qui ont constitué à la longue ce que nous appelons le progrès de l’espèce. Rendons à l’individu ce qui lui appartient.

Après la solidarité génésique, c’est la solidarité économique qui est invoquée comme principe de dogmatisme social.

Que faut-il entendre exactement par cette solidarité ? Les solidaristes eux-mêmes éprouvent le besoin de chercher le sens de ce mot dont ils font si grand usage. « En rédigeant le catéchisme de la Ligue (Ligue de l’éducation sociale), dit M. Ch. Gide, nous nous sommes aperçus que nous ne savions pas d’une façon très précise ce que c’est que cette solidarité à laquelle nous voulons initier les autres[14]. » Il n’est pas en effet de concept qui ait plus besoin d’être élucidé que celui de solidarité. Le mot solidarité, en langage économique, est intelligible comme division du travail et comme échange de valeurs ou de services. En dehors de cette signification exacte et vérifiable en économie politique, les sens qu’on peut donner à ce mot sont fort vagues. M. Gide, s’efforçant d’élargir le concept de solidarité, en arrive à identifier solidarité et altruisme. « Misérable solidarité, dit M. Ch. Gide, en parlant de la solidarité entendue à la façon de l’école libérale, misérable solidarité que celle qui réside dans l’argent donné et reçu ! Elle ne tient nul compte, celle-là, de ceux qui n’ont rien reçu, n’ayant rien à donner. Ils sont nombreux pourtant, les Robinson de la société, qui n’ont pas même les débris sauvés du naufrage et attendent en vain le bâtiment qui les ramènera parmi les hommes… Pour ceux-là la division du travail et l’échange ne peuvent rien[15]. » Et ailleurs : « La vraie solidarité s’efforce de faire une réalité de ce mot qu’on répète si souvent : nos semblables. Ce à quoi elle vise, c’est à l’unité du genre humain, fragmenté, mais qu’il faut reconstituer. C’est elle qui parle par la bouche d’un Victor Hugo disant : « Insensé ! qui croyais que je n’étais pas toi », ou par celle d’un Carlyle dans sa parabole de la pauvre veuve irlandaise qui dit à ses compagnons de vie : « Je suis votre sœur, os de vos os ; le même Dieu nous a faits », ou par celle de Jésus priant : « Père, qu’ils soient mis en moi ![16] »

Ainsi voilà identifiées la solidarité et la charité, mais la charité est-elle un ressort économique ? Peut-elle même le devenir ?

En fait, c’est l’égoïsme qui met en branle les activités économiques. M. Gide cite les associations coopératives comme un exemple de solidarité entendue à la manière qu’il vient de dire. Mais les associations de coopération, de mutualité, etc., sont des entreprises d’intérêt bien entendu. La preuve en est qu’aussitôt que les participants croient voir leurs intérêts lésés, ils s’en retirent. Il est à craindre, en dépit des efforts des solidaristes et des prêches des moralistes, qu’il en soit ainsi longtemps encore. Quand M. Gide invoque la charité, ou, si l’on veut, l’altruisme, il quitte le terrain économique pour aborder le terrain moral. Il transforme la solidarité économique en solidarité morale. Charité, fraternité, altruisme, ces idées sont belles. Cabet les invoquait déjà. Proudhon lui répondait fort justement que la fraternité ne peut être en économique un point de départ, mais un point d’arrivée. « Pour quiconque a réfléchi sur le progrès de la sociabilité humaine, dit Proudhon, la fraternité effective, cette fraternité du cœur et de la raison, qui seule mérite les soins du législateur et l’attention du moraliste, et dont la fraternité de race n’est que l’expression charnelle ; cette fraternité, dis-je, n’est point, comme le croient les socialistes, le principe des perfectionnements de la société, la règle de ses évolutions : elle en est le but et le fruit. La question n’est pas de savoir comment, étant frères d’esprit et de cœur, nous vivrons sans nous faire la guerre et nous entre-dévorer : cette question n’en serait pas une ; mais comment, étant frères par la nature, nous le deviendrons encore par les sentiments ; comment nos intérêts, au lieu de nous diviser, nous réuniront. La fraternité, la solidarité, l’amour, l’égalité, etc., ne peuvent résulter que d’une conciliation des intérêts, c’est-à-dire d’une organisation du travail et d’une théorie de l’échange. La fraternité est le but, non le principe de la communauté, comme de toutes les formes d’association et de gouvernement ; et Platon, Cabet, et tous ceux qui débutent par la fraternité, la solidarité et l’amour, tous ces gens-là prennent l’effet pour la cause, la conclusion pour le principe ; ils commencent, comme dit le proverbe, leur maison par les lucarnes.[17] »

Ce n’est pas tout ; le danger de cette solidarité morale mise à la base de la solidarité économique, c’est la tendance autoritaire. Les solidaristes parlent sans cesse de devoir social, de devoir solidariste, corporatif, coopératif, etc. On crée de nouveaux devoirs. C’est facile. Créera-t-on de nouvelles vertus, de nouvelles énergies ?

La solidarité économique a été parfois présentée sous un autre nom : celui d’intérêt général. Mais qu’entend-on par là ? Si on l’examine de près on voit que l’intérêt général est une fiction. C’est toujours l’intérêt particulier qui est au fond de ce qu’on appelle l’intérêt général. On a prétendu, il est vrai, établir une identité entre l’égoïsme personnel et l’égoïsme collectif (Bentham). Mais rien de plus contestable que cette identité. Stuart-Mill, le disciple de Bentham, l’a expressément reconnu. Comme cette identité n’est pas un fait, mais un simple desideratum, Stuart-Mill déclare qu’il faut l’imposer à la conscience sociale comme un mensonge utile. Au moyen d’associations d’idées appropriées, les pédagogies et les morales établiront facticement dans l’esprit de l’individu un lien indissoluble entre l’idée de l’intérêt personnel et celle de l’intérêt général. Le succès de cet expédient ou pour employer le mot vrai, de cette duperie de l’individu est plus que douteux. Car l’individu s’apercevra vite que les pédagogies sont menteuses. Contre les factices associations de Stuart-Mill il pratiquera le procédé de Dissociation des idées préconisé par M. Remy de Gourmont comme instrument de libération intellectuelle. Si ce procédé était appliqué au concept d’intérêt général, il n’est pas douteux qu’il ne fît évanouir ce concept en fumée comme les autres concepts abstraits que M. R. de Gourmont a analysés dans son beau livre : La culture des Idées.

De quelque côté qu’on l’envisage, l’idée de solidarité apparaît comme un concept vague ou plutôt comme un psittacisme. Or sur le terrain économique il faut des bases positives. Il ne faut pas prendre pour principe une vague solidarité, un vague altruisme. Aussi, suivant nous, le socialisme doit-il, s’il veut réaliser ses destinées, renoncer courageusement sur le terrain économique, à ces vagues principes : solidarité, altruisme.

Pourquoi les hommes deviennent-ils socialistes ? Parce qu’ils sont lésés sous le régime économique actuel, sous les légitimes aspirations de leur égoïsme. Ils voient et nous voyons dans le socialisme un moyen de libération et d’épanouissement pour les égoïsmes personnels. La racine du socialisme est l’individualisme, la protestation de l’individu contre les tyrannies économiques existantes ; le désir de donner une plus libre carrière à l’égoïsme économique de chaque homme. Le socialisme est une doctrine du déploiement de la vie. Or la vie est d’abord égoïsme. Elle se convertit plus tard, mais plus tard seulement, en altruisme. L’école anglaise a eu parfaitement raison quand elle a montré dans l’altruisme une transformation et un élargissement de l’égoïsme.

Le socialisme doit être essentiellement une technique économique propre à amener le plus large épanouissement des égoïsmes. Quant à l’altruisme, quant à la considération de l’intérêt général, quant au solidarisme, ils viendront à leur tour ; mais par surcroît, comme un épiphénomène de la mise en œuvre des énergies égoïstes. D’ailleurs, l’altruisme, le solidarisme, de même qu’ils ont dans l’égoïsme leur origine, trouveront toujours aussi en lui leur limite. Aussi le socialisme ne doit-il être ni une religion, ni une mystique, ni une éthique. Il doit être une technique économique, un système d’expériences économiques progressives en vue de libérer les égoïsmes humains. Si le socialisme oublie cette vérité, s’il veut se fonder sur le seul altruisme, sur la seule fraternité, laquelle devient vite autoritaire, il court grand risque de périr d’une erreur de psychologie.

Il est aussi un danger contre lequel il est bon de prémunir les esprits. C’est celui que fait courir à l’intelligence la solidarité intellectuelle. Elle n’est pas moins fausse que les autres formes de solidarité que nous avons examinées jusqu’ici.

La tendance à mésestimer l’individu s’est fait jour sur le terrain intellectuel comme ailleurs. On a déprécié la pensée solitaire — l’invention — au profit de la pensée collective — l’imitation — prônée sous l’éternel vocable de solidarité. C’est un trait caractéristique des races latines, suivant la remarque de M. R. de Gourmont, que l’horreur des tentatives inédites, de l’originalité intellectuelle et esthétique. On aime la pensée embrigadée, la méditation conformiste et décente. Un écrivain allemand, Mme Laura Marholm, a finement analysé cette tendance contemporaine. « Un trait universel est la lâcheté intellectuelle. On n’ose pas trancher sur son milieu. Personne ne se permet plus une pensée originale. La pensée originale n’ose plus se présenter que quand elle est soutenue par un groupe. Il faut qu’elle ait réuni plusieurs adhérents pour oser se montrer. Il faut être plusieurs pour oser parler. C’est là un indice de la démocratisation universelle et d’une démocratisation qui en est encore à ses débuts et qui se caractérise comme une réaction contre le capital international qui a jusqu’ici à sa disposition tous les moyens de défense militaires et législatifs. Personne n’ose s’appuyer sur soi seul. Une pensée qui contrevient aux idées reçues n’arrive presque jamais à se faire jour. La propagation de l’idée antipathique est circonvenue et entravée par mille censures anonymes parmi lesquelles la censure officielle de l’État n’a qu’un rôle effacé.

« La première chose que fait l’homme qui se sent favorisé d’une idée, d’une pensée nouvelle, c’est de chercher un soutien social, de créer un groupe, une société, une association. Cela est très utile à l’inventeur de l’idée ; mais hélas ! très préjudiciable à l’idée elle-même. C’est pour cela que la plupart des idées de notre temps sont plates et banales comme des monnaies usées. Partout où l’intervention de l’individu serait créatrice et féconde, nous voyons se produire à sa place l’action des cercles, des parlottes, des parleurs et des parleuses…[18] »

Le résultat de cette tendance est qu’on n’ose plus être soi et penser par soi. On pense par ouï-dire et par mots d’ordre.

Beaucoup semblent poser comme idéal l’uniformisation parfaite de l’humanité. M. Gide dit : « L’homme doit tendre à l’unité de la race humaine[19] ». Suivant nous, l’uniformisation de plus en plus grande des conditions économiques de l’humanité est possible, souhaitable et probable. Mais une uniformisation intellectuelle et esthétique de l’humanité serait la mort de la culture. Nous appelons plutôt de nos vœux cet état futur que M. Tarde appelle l’individualisme final. À l’uniformisation extérieure de l’humanité correspondrait une diversité intérieure croissante des consciences, grâce à la complication plus grande et à la liberté accrue des relations sociales. Alors s’épanouirait la diversité, fleur de la vie intellectuelle et esthétique.

La solidarité morale et sociale a été aussi posée par certains comme un idéal souhaitable. Il faut entendre par cette solidarité l’uniformisation morale, la dépendance morale de la conscience individuelle vis-à-vis de la conscience collective. M. R. de Gourmont a bien mis en lumière le conflit qui éclate ici entre la conscience individuelle et la conscience sociale, conflit qui n’est qu’une des formes du conflit fondamental de l’égoïsme personnel et de l’égoïsme du groupe. « Il n’est pas douteux, dit cet écrivain, qu’un homme ne puisse retirer de l’immoralité même, de l’insoumission aux préjugés décalogués, un grand bienfait personnel, un grand avantage pour son développement intégral, mais une collectivité d’individus trop forts, trop indépendants les uns des autres, ne constitue qu’un peuple médiocre. On voit alors l’instinct social entrer en antagonisme avec l’instinct individuel et des sociétés, professer comme société une morale que chacun de ses membres intelligents, suivis par une très grande partie du troupeau, juge vaine, surannée ou tyrannique[20]. »

C’est surtout au point de vue moral que l’écrasement de l’égoïsme personnel par l’égoïsme de groupe est intolérable. On sait assez les mesquineries de l’Esprit de corps, les coalitions grégaires surtout enragées contre les individualités supérieures, la solidarité pour l’irresponsabilité, toutes ces formes d’humanité diminuée. C’est cette solidarité qui engendre toutes les coteries, camaraderies, chapelles, sociétés d’admiration mutuelle, etc. Devant ce débordement d’égoïsmes honteux, devant la prétention de tant de gens à contrôler les actes d’autrui au nom de je ne sais quel intérêt de corps, de groupe, etc., le meilleur précepte moral et social serait « Soyez égoïstes. Soyez attentifs à votre propre destinée. C’est déjà tâche ardue ? Et abstrayez-vous un peu plus de la destinée d’autrui. »

La solidarité favorise les intrigants, les flatteurs des puissances. Elle hait les indépendants et les ombrageux. Il serait temps de préférer ces derniers aux intrigants et aux serviles. Car c’est dans l’âme des ombrageux que réside ce qui reste parmi nous de force généreuse.

Concluons de cette revue des diverses formes de la solidarité qu’il est impossible d’ériger en dogme l’égoïsme collectif. On ne voit pas pourquoi les égoïsmes deviendraient sacro-saints par le fait de s’agglomérer. Ajoutons que ces égoïsmes collectifs restent armés les uns contre les autres et la loi de la lutte pour la vie, en dépit des affirmations optimistes, déploie ici implacablement ses effets.

Il en est de la solidarité parfaite comme de la justice absolue, de l’altruisme absolu, du monisme absolu. Ce sont là des concepts abstraits intraduisibles en termes réels. Chaque homme a son concept spécial de la solidarité, de la justice, sa façon à lui d’interpréter le fas et nefas en suite de ses intérêts de coterie, de classe, etc. « Dès qu’une idée est dissociée, dit M. Remy de Gourmont, si on la met ainsi toute nue en circulation, elle s’agrège en son voyage par le monde toutes sortes de végétations parasites. Parfois l’organisme premier disparaît, entièrement dévoré par les colonies égoïstes qui s’y développent. Un exemple fort amusant de ces déviations d’idées fut donné récemment par la corporation des peintres en bâtiment à la cérémonie dite du « triomphe de la république ». Les ouvriers promenèrent une bannière où leurs revendications de justice sociale se résumaient en ce cri « À bas le ripolin ! » Il faut savoir que le ripolin est une peinture toute préparée que le premier venu peut étaler sur une boiserie ; on comprendra alors toute la sincérité de ce vœu et son ingénuité. Le ripolin représente ici l’injustice et l’oppression ; c’est l’ennemi, c’est le diable. Nous avons tous notre ripolin et nous en colorions à notre usage les idées abstraites qui, sans cela, ne nous seraient d’aucune utilité personnelle[21]. »

L’idéal se salit au contact du réel :

Perle avant de tomber et fange après sa chute.

Il est donc chimérique de vouloir réaliser ces idéaux qui fuient devant nous d’une fuite éternelle, de poser en dogme l’Insaisissable. Le monisme absolu, l’altruisme absolu, la justice absolue, ce sont là des idoles logiques qui trônent dans un ciel métaphysique, comme les thèses des antinomies kantiennes dont elles ne sont d’ailleurs qu’un aspect. Elles ressemblent à ces mères du second Faust « qui trônent dans l’infini, éternellement solitaires, la tête ceinte des images de la vie, actives, mais sans vie ». — « En matière de bonheur comme en tout autre ordre de conception, dit M. Jules de Gaultier, la prétention métaphysique de créer de l’absolu se heurte aux lois de notre faculté de connaître dont les formes indéfinies n’engendrent que du relatif. La sensibilité secrète de l’humanité rejette la fadeur de cette félicité parfaite. En harmonie avec la curiosité de l’Intellect que tout assouvissement attire pour une recherche plus anxieuse, elle se sait insatiable. Le Faust de Gœthe connaît cette loi ; il spécule sur cette forme de la sensibilité humaine pour duper Méphistophélès lorsqu’il conclut avec lui le pacte sous cette condition où il insiste : « Si tu peux me séduire au point que je vienne à me plaire à moi-même, si tu peux m’endormir au sein des jouissances, que ce soit pour moi le dernier jour ! Je t’offre le marché… Si je dis jamais au moment : Attarde-toi, tu es si beau ! alors tu peux me charger de liens[22]… »

Devant la faillite de tous les dogmatismes sociaux a priori ou a posteriori, un seul parti reste logique ; c’est l’anomie, l’autarchie de l’individu ; c’est l’individualisme posé, non comme un dogme (car ce serait ressusciter un absolu nouveau), mais comme une tendance, une forme de pensée et d’action adaptée à la loi fondamentale de notre nature intellectuelle qui nous contraint à nous mouvoir dans un monde de relativités.

Il y a d’ailleurs des façons diverses de comprendre l’Individualisme. Chaque individu a sa façon propre d’affirmer son moi. « Chacun, dit Nietzsche, se tient le plus pour libre là où son sentiment de vivre est le plus fort, partant, tantôt dans la passion, tantôt dans le devoir, tantôt dans la recherche scientifique, tantôt dans la fantaisie. Ce par quoi l’individu est fort, ce dans quoi il se sent animé de vie, il croit involontairement que cela doit être aussi toujours l’élément de sa liberté : il met ensemble la dépendance et la torpeur, l’indépendance et le sentiment de vivre comme des couples inséparables… L’homme fort est aussi l’homme libre ; le sentiment vivace de joie et de souffrance, la hauteur des espérances, la hardiesse des désirs, la puissance de la haine sont l’apanage du souverain et de l’indépendant, tandis que le sujet, l’esclave, vit opprimé et stupide[23]. » Chaque type humain aura sa façon d’entendre l’individualisme. Dans sa belle étude sur les formes du caractère[24], M. Ribot a établi que le fond de l’être étant le vouloir-vivre, non l’intelligence, le principe d’une division des caractères humains devait être tiré de la considération des divers modes de réaction du vouloir-vivre. À ce point de vue, M. Ribot distingue les sensitifs et les actifs. Il est clair que l’individualisme des sensitifs ne sera pas le même que celui des actifs. Le premier sera un individualisme d’abstention et de contemplation, le second un individualisme à forme combattive. Le premier sera presque ascétisme ; le second sera assaut, conquête de la vie.

Au point de vue de l’étendue de sa sphère d’action sociale, l’individualisme peut être conçu tantôt d’une manière plus large, tantôt d’une manière plus étroite. On peut ainsi distinguer un individualisme économique, un individualisme politique, un individualisme intellectuel, esthétique, religieux, moral, social. Ici, une remarque s’impose au sujet de l’individualisme économique tel qu’il a été professé par l’école libérale. Cette philosophie économique n’a de l’individualisme que le nom ; car elle aboutit à un véritable dogmatisme social. Chez Spencer, par exemple, c’est au nom d’une idole dogmatique : le Progrès de l’Espèce, que l’écrasement des faibles économiquement est justifié comme nécessaire et providentiel.

Au point de vue de l’organisation politique, l’individualisme peut donner lieu à deux formes opposées : l’individualisme aristocratique et l’individualisme démocratique. Selon nous, l’individualisme aristocratique est un individualisme contradictoire. Car il ne réclame que pour quelques privilégiés l’épanouissement intégral de leur moi et il se convertit pour les autres en une doctrine d’oppression.

Enfin, il est un dernier point sur lequel l’individualisme peut donner lieu à deux formes opposées. C’est la question de la valeur intrinsèque et de la destinée probable des sociétés humaines. Ici, deux conceptions opposées sont en présence : l’optimisme social et le pessimisme social. — On pourrait donc distinguer ici deux formes d’individualisme : l’individualisme optimiste et l’individualisme pessimiste.

Résoudre la question de l’optimisme et du pessimisme social serait un problème métaphysique qui déborde le cadre que nous nous sommes fixé. Aussi bien résoudre ce problème serait revenir à ces dogmatismes sociaux que nous avons écartés.

La question que nous posons à présent est un peu différente. Elle consiste à se demander, les dogmatismes sociaux écartés, quelle sera l’attitude de l’individu devant le problème de l’action. Nous voulons simplement envisager le lien possible entre la pensée et l’action dans les diverses hypothèses qui s’offrent à l’individu libéré des dogmatismes sociaux.

L’instinct de connaissance ayant dissous tous les dogmatismes sociaux passés et ayant même appris à l’avance à l’individu l’inanité de tous les dogmatismes futurs, l’individu ne renoncera-t-il pas à l’action ? L’instinct de connaissance, l’instinct critique ne sera-t-il pas destructeur, dans sa conscience, de l’instinct vital ?

M. Jules de Gaultier[25] a admirablement expliqué le rôle de l’instinct de connaissance en face de l’instinct vital. D’une part, l’instinct de connaissance tend à nier la vie en renversant successivement les dogmatismes que l’instinct vital des sociétés édifie à son usage. D’autre part, ces dogmatismes renversés, l’instinct vital en suscite d’autres, plus perfectionnés, à l’aide desquels il s’asservit de nouveau l’instinct de connaissance, jusqu’à ce que ce dernier entre de nouveau en révolte et aboutisse à de nouvelles négations. Cette lutte de l’instinct vital et de l’instinct de connaissance remplit le champ de l’histoire. C’est cet antagonisme de l’instinct vital et de l’instinct de connaissance qui est peut-être au fond de l’antinomie de l’individu et de la société. La société symbolise l’instinct vital. Elle semble être un égoïsme forcené, créateur de mythes utiles, illusionniste à outrance, fabricateur de ruses pour duper l’individu. C’est que la conscience individuelle est le refuge — précaire et fragile — de l’éternel ennemi de l’instinct vital : l’instinct de connaissance. C’est dans le moi humain que s’incarne l’instinct de connaissance. C’est là qu’il prend conscience de l’omnipotence de son tyran : le vouloir-vivre. C’est là, dans la conscience de l’individu, que s’allume la petite flamme libératrice de l’intelligence. C’est de ce petit point lumineux perdu dans la nuit de l’Être que l’instinct de connaissance contemple la vie et pose le point d’interrogation : Que vaut-elle ?

Nous sommes ramenés à la question que nous posions plus haut. Des deux instincts antagonistes, l’instinct de connaissance et l’instinct vital, l’un qui nie, l’autre qui affirme la vie et l’action, lequel l’individu libéré des dogmatismes va-t-il suivre ?

Tous les dogmatismes écartés, deux hypothèses s’offrent à l’individu : l’hypothèse agnostique et l’hypothèse de l’absolue illusion.

L’agnosticisme se refuse à trancher la question de la valeur de la vie sociale dans un sens ou dans l’autre. Entre l’optimisme social et le pessimisme social, il laisse la question ouverte. L’hypothèse agnostique contre laquelle protestent les dogmatistes outranciers tels que M. de Roberty, interdit-elle absolument l’action à l’individu ? Est-elle nécessairement négative de l’action ? Nous ne le croyons pas. À défaut de certitude, un acte de foi suffira à l’individu pour agir. L’individu prendra pour devise le mot d’Edmond Thiaudière : « Penser comme un sceptique, agir comme un croyant[26]. »

Pour le faire sortir de l’inaction et de la neutralité, la poussée de la vie et cet amour du risque dont parle Guyau auront une puissance décisive.

Mais abordons l’autre hypothèse : celle de l’absolue illusion, de l’absolu mensonge de la vie, celle dans laquelle l’existence est un néant et l’intelligence humaine un simple appareil à filtrer des illusions de plus en plus raffinées et délicates. — Il semble qu’ici la solution soit simple et unilatérale. C’est celle qui consiste à se retirer de l’action et à assister impassiblement à l’illusion. Tout au plus, cette suprême et esthétique illusion : l’art, sera-t-elle le refuge de l’individu. C’est l’attitude de pensée si bien décrite par M. Jules de Gaultier. « Par la production de l’œuvre d’art, l’intelligence annonce qu’elle s’est retirée de la scène où elle agissait sous l’empire de l’illusion et qu’elle s’est fixée en spectatrice sur les rives du devenir, au bord du fleuve où les barques, chargées de masques et de valeurs inventées par la folie de Maya, continuent de descendre le courant parmi tous les bruits de la vie[27]. »

Cette attitude semble la seule logique. Mais n’oublions pas que, dans l’humanité, il y a deux types : les passifs et les actifs. — Les natures passives, éclairées par l’instinct de connaissance, aboutiront à l’Hindouisme que nous venons de dire. Mais il n’en sera pas de même des natures actives. Chez ces derniers, la voix de la vie, de l’action, sera éternellement plus forte que la voix de la désillusion.

En elles, malgré tout, le vouloir-vivre triomphera, brutal et éternel vainqueur. Pour ces natures, l’action est fatale. C’est d’elles qu’est vrai le mot de Faust. « Au commencement était l’action ». Et l’action est aussi à la fin. Elle est en elles le dernier élan, le dernier cri de la vie.

Donc, l’actif agira, même s’il sent, s’il sait qu’il vit dans un illusionnisme éternel. Il s’enivrera du spectacle de la vie ; il s’enthousiasmera pour les ombres, il s’élancera vers les chimères et les mirages. L’actif, devant le décor mouvant de la vie, ressemblera à ces spectateurs qui, au théâtre, se sentent ravis par l’illusion au point de courir, de vouloir intervenir dans l’action, comme on le raconte de ce spectateur qui criait à Othello tuant Desdémone : « Arrête ; elle est innocente ! »

Ceux en qui triomphe la volonté de vie et de puissance projetteront éternellement sur le monde le mirage de l’énergie qui déborde en eux. — Au contact de leur volonté puissante, la pâle Maya semblera s’animer comme autrefois la statue de Galatée. Et d’avoir senti la Maya frémir sous leur étreinte restera pour ces Énergétiques la sensation la plus enivrante dont il leur aura été donné de tressaillir dans leur passage à travers le phénomène Vie.

G. Palante.
Mai 1901.

  1. Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Alcan, p. 75.
  2. Lazarus et Steinthal, Jahrschrift für Volkerpsychologie, p. 10.
  3. Burdeau, cité par Barrès, Les Déracinés, p. 21.
  4. Dorner, Das menschliche Handeln, p. 461.
  5. Aristote, Politique, livre II.
  6. Max Nordau, Paradoxes sociologiques, p. 125.
  7. Comte de Gobineau, De l’Inégalité des races humaines, tome II, p. 31.
  8. Schopenhauer, Le fondement de la Morale, Alcan, p. 87.
  9. De Roberty, La Constitution de l’Éthique, Alcan, p. 90.
  10. Espinas, Être ou ne pas être, ou du postulat de la Sociologie, Revue philosophique de mai 1901.
  11. Revue philosophique, mai 1901, p. 469.
  12. Congrès de Paris, Annales, p. 321 et sqq.
  13. Le Dantec, La Définition de l’individu (2e article). (Revue philosophique de février 1901.)
  14. Ch. Gide, Conférence faite au cercle des étudiants libéraux de Liège, le 3 mai 1901.
  15. Gide, Conférence faite à Liège, le 3 mai 1901.
  16. Gide, Recherche d’une définition de la Solidarité, p. 15.
  17. Proudhon, Système des contradictions économiques, t. II, p. 275.
  18. Laura Marholm, Zur Psychologie der Frau (Berlin, Carl Dunker, p. 219).
  19. Ch. Gide, Conférence faite à Liège le 3 mai 1901.
  20. Remy de Gourmont, La Culture des Idées, p. 83.
  21. Remy de Gourmont, La Culture des Idées, p. 98.
  22. Jules de Gaultier, De Kant à Nietzsche, p. 215.
  23. Nietzsche, Le voyageur et son ombre, § 9.
  24. Th. Ribot, Sur les diverses formes du caractère (Revue philosophique, nov. 1892).
  25. J. de Gaultier, De Kant à Nietzsche, ch. i.
  26. E. Thiaudière, La décevance du vrai.
  27. J. de Gaultier, De Kant à Nietzsche, p. 303.