Les Disciples à Saïs et les Fragments de Novalis/Introduction

Traduction par Maurice Maeterlinck.
Paul Lacomblez, Éditeur (p. v-li).


Introduction


I


« Les hommes marchent par des chemins divers ; qui les suit et les compare verra naître d’étranges figures », dit notre auteur. J’ai choisi trois de ces hommes dont les routes nous mènent sur trois cimes différentes. J’ai vu miroiter à l’horizon des œuvres de Ruysbroeck les pics les plus bleuâtres de l’âme, tandis qu’en celles d’Emerson les sommets plus humbles du cœur humain s’arrondissaient irrégulièrement. Ici, nous nous trouvons sur les crêtes aiguës et souvent dangereuses du cerveau ; mais il y a des retraites pleines d’une ombre délicieuse entre les inégalités verdoyantes de ces crêtes, et l’atmosphère y est d’un inaltérable cristal.

Il est admirable de voir combien les voies de l’âme humaine divergent vers l’inaccessible. Il faut suivre un moment les traces des trois âmes que je viens de nommer. Elles sont allées, chacune de son côté, bien au delà des cercles sûrs de la conscience ordinaire, et chacune d’elles a rencontré des vérités qui ne se ressemblent pas et que nous devons cependant accueillir comme des sœurs prodigues et retrouvées. Une vérité cachée est ce qui nous fait vivre. Nous sommes ses esclaves inconscients et muets, et nous nous trouvons enchaînés tant qu’elle n’a point paru. Mais si l’un de ces êtres extraordinaires, qui sont les antennes de l’âme humaine innombrablement une, la soupçonne un instant, en tâtonnant dans les ténèbres, les derniers d’entre nous, par je ne sais quel contre-coup subit et inexplicable, se sentent libérés de quelque chose ; une vérité nouvelle plus haute, plus pure et plus mystérieuse prend la place de celle qui s’est vue découverte et qui fuit sans retour, et l’âme de tous, sans que rien le trahisse au dehors, inaugure une ère plus sereine et célèbre de profondes fêtes où nous ne prenons qu’une part tardive et très lointaine. Et je crois que c’est de la sorte qu’elle monte et s’en va vers un but qu’elle est seule à connaître.

Tout ce que l’on peut dire n’est rien en soi. Mettez dans un plateau de la balance toutes les paroles des grands sages, et dans l’autre la sagesse inconsciente de cet enfant qui passe, et vous verrez que ce que Platon, Marc-Aurèle, Schopenhauer et Pascal nous ont révélé ne soulèvera pas d’une ligne les grands trésors de l’inconscience, car l’enfant qui se tait est mille fois plus sage que Marc-Aurèle qui parle. Et, cependant, si Marc-Aurèle n’avait pas écrit les douze livres de ses méditations, une partie des trésors ignorés que notre enfant renferme ne serait pas la même. Il n’est peut-être pas possible de parler clairement de ces choses, mais ceux qui savent s’interroger assez profondément et vivre, ne fût-ce que le temps d’un éclair, selon leur être intégral, sentent que cela est. Il se peut que l’on découvre un jour les raisons pour lesquelles, si Platon, Swedenborg ou Plotin n’avaient pas existé, l’âme du paysan qui ne les a pas lus et n’en a jamais entendu parler ne serait pas ce qu’elle est infailliblement aujourd’hui. Mais quoi qu’il en puisse être, aucune pensée ne se perdit jamais pour aucune âme, et qui dira les parties de nous-mêmes qui ne vivent que grâce à des pensées qui ne furent jamais exprimées ? Notre conscience a plus d’un degré, et les plus sages ne s’inquiètent que de notre conscience à peu près inconsciente parce qu’elle est sur le point de devenir divine. Augmenter cette conscience transcendantale semble avoir toujours été le désir inconnu et suprême des hommes. Il importe peu qu’ils l’ignorent, car ils ignorent tout, et cependant ils agissent en leur âme aussi sagement que les plus sages. Il est vrai que la plupart des hommes ne doivent vivre un moment qu’à l’instant où ils meurent. En attendant, cette conscience ne s’augmente qu’en augmentant l’inexplicable autour de nous. Nous cherchons à connaître pour apprendre à ne pas connaître. Nous ne nous grandissons qu’en grandissant les mystères qui nous accablent, et nous sommes des esclaves qui ne peuvent entretenir en eux le désir de vivre qu’à condition d’alourdir, sans se décourager jamais, le poids sans pitié de leurs chaînes…

L’histoire de ces chaînes merveilleuses est l’unique histoire de nous-mêmes ; car nous ne sommes qu’un mystère, et ce que nous savons n’est pas intéressant. Elle n’est pas longue jusqu’ici ; elle tient en quelques pages, et l’on dirait que les meilleurs ont eu peur d’y songer. Combien peu osèrent s’avancer jusqu’aux extrémités de la pensée humaine ! et dites-nous les noms de ceux qui y restèrent quelques heures… Plus d’un nous l’a promise et quelques autres l’entreprirent un moment, mais peu après ils perdaient tour à tour la force qu’il faut pour vivre ici, ils retombaient du côté de la vie extérieure et dans les champs connus de la raison humaine, « et tout flottait de nouveau, comme autrefois, devant leurs yeux ».

En vérité, c’est qu’il est difficile d’interroger son âme et de reconnaître sa petite voix d’enfant au milieu des clameurs inutiles qui l’entourent. Et, cependant, que les autres efforts de l’esprit importent peu quand on y songe, et comme notre vie ordinaire se passe loin de nous ! On dirait que là-bas n’apparaissent que nos semblables des heures vides, distraites et stériles ; mais, ici, c’est le seul point fixe de notre être et le lieu même de la vie. Il faut s’y réfugier sans cesse. Nous savons tout le reste avant qu’on nous l’ait dit ; mais, ici, nous apprenons bien plus que tout ce qu’on peut dire ; et c’est au moment où la phrase s’arrête et où les mots se cachent, que notre regard inquiété rencontre tout à coup, à travers les années et les siècles, un autre regard qui l’attendait patiemment sur le chemin de Dieu. Les paupières clignent en même temps, les yeux se mouillent de la rosée douce et terrible d’un mystère identique, et nous savons que nous ne sommes plus seuls sur la route sans fin…

Mais quels livres nous parlent de ce lieu de la vie ? Les métaphysiques vont à peine jusqu’aux frontières ; et celles-ci dépassées, en vérité que reste-t-il ? Quelques mystiques qui semblent fous, parce qu’ils représenteraient probablement la nature même de la pensée de l’homme s’il avait le loisir ou la force d’être un homme véritable. Parce que nous aimons avant tout les maîtres de la raison ordinaire : Kant, Spinoza, Schopenhauer et quelques autres, ce n’est pas un motif pour repousser les maîtres d’une raison différente qui est une raison fraternelle, elle aussi, et qui sera peut-être notre raison future. En attendant, ils nous ont dit des choses qui nous étaient indispensables. Ouvrez le plus profond des moralistes ou des psychologues ordinaires, il vous parlera de l’amour, de la haine, de l’orgueil et des autres passions de notre cœur ; et ces choses peuvent nous plaire un instant, comme des fleurs détachées de leur tige. Mais notre vie réelle et invariable se passe à mille lieues de l’amour et à cent mille lieues de l’orgueil. Nous possédons un moi plus profond et plus inépuisable que le moi des passions ou de la raison pure. Il ne s’agit pas de nous dire ce que nous éprouvons lorsque notre maîtresse nous abandonne. Elle s’en va aujourd’hui ; nos yeux pleurent, mais notre âme ne pleure pas. Il se peut qu’elle apprenne l’événement et qu’elle le transforme en lumière, car tout ce qui tombe en elle irradie. Il se peut aussi qu’elle l’ignore ; et dès lors à quoi sert d’en parler ? Il faut laisser ces petites choses à ceux qui ne sentent pas que la vie est profonde. Si j’ai lu La Rochefoucauld ou Stendhal ce matin, croyez-vous que j’aie acquis des pensées qui me font homme davantage et que les anges dont il faut s’approcher jour et nuit me trouveront plus beau ? Tout ce qui ne va pas au-delà de la sagesse expérimentale et quotidienne ne nous appartient pas et n’est pas digne de notre âme. Tout ce qu’on peut apprendre sans angoisse nous diminue. Je sourirai péniblement si vous parvenez à me prouver que je fus égoïste jusque dans le sacrifice de mon bonheur et de ma vie ; mais qu’est-ce que l’égoïsme au regard de tant d’autres choses toutes-puissantes que je sens vivre en moi d’une vie indicible ? Ce n’est pas sur le seuil des passions que se trouvent les lois pures de notre être. Il arrive un moment où les phénomènes de la conscience habituelle, qu’on pourrait appeler la conscience passionnelle ou la conscience des relations au premier degré, ne nous profitent plus et n’atteignent plus notre vie. J’accorde que cette conscience soit souvent intéressante par quelque côté, et qu’il soit nécessaire d’en connaître les plis. Mais c’est une plante de la surface, et ses racines ont peur du grand feu central de notre être. Je puis commettre un crime sans que le moindre souffle incline la plus petite flamme de ce feu ; et d’un autre côté, un regard échangé, une pensée qui ne parvient pas à éclore, une minute qui passe sans rien dire, peut l’agiter en tourbillons terribles au fond de ses retraites et le faire déborder sur ma vie. Notre âme ne juge pas comme nous ; c’est une chose capricieuse et cachée. Elle peut être atteinte par un souffle et ignorer une tempête. Il faut chercher ce qui l’atteint ; tout est là, car c’est là que nous sommes.

Ainsi, et pour en revenir à cette conscience ordinaire qui règne à de grandes distances de notre âme, je sais plus d’un esprit que la merveilleuse peinture de la jalousie d’Othello, par exemple, n’étonne plus. Elle est définitive dans les premiers cercles de l’homme. Elle demeure admirable, pourvu que l’on ait soin de n’ouvrir ni portes ni fenêtres, sans quoi l’image tomberait en poussière au vent de tout l’inconnu qui attend au dehors. Nous écoutons le dialogue du More et de Desdémone comme une chose parfaite, mais sans pouvoir nous empêcher de songer à des choses plus profondes. Que le guerrier d’Afrique soit trompé ou non par la noble Vénitienne, il a une autre vie. Il doit se passer dans son âme et autour de son être, au moment même de ses soupçons les plus misérables et de ses colères les plus brutales, des événements mille fois plus sublimes, que ses rugissements ne peuvent point troubler, et à travers les agitations superficielles de la jalousie se poursuit une existence inaltérable que le génie de l’homme n’a montrée jusqu’ici qu’en passant.

Est-ce de là que naît la tristesse qui monte des chefs-d’œuvre ? Les poètes ne purent les écrire qu’à la condition de fermer leurs yeux aux horizons terribles et d’imposer silence aux voix trop graves et trop nombreuses de leur âme. S’ils ne l’avaient pas fait, ils eussent perdu courage. Rien n’est plus triste et plus décevant qu’un chef-d’œuvre, parce que rien ne montre mieux l’impuissance de l’homme à prendre conscience de sa grandeur et de sa dignité. Et si une voix ne nous avertissait que les plus belles choses ne sont rien au regard de tout ce que nous sommes, rien ne nous diminuerait davantage.

« L’âme, dit Emerson, est supérieure à ce qu’on peut savoir d’elle et plus sage qu’aucune de ses œuvres. Le grand poète nous fait sentir notre propre valeur, et alors nous estimons moins ce qu’il a réalisé. La meilleure chose qu’il nous apprenne, c’est le dédain de tout ce qu’il a fait. Shakespeare nous emporte en un si sublime courant d’intelligente activité, qu’il nous suggère l’idée d’une richesse à côté de laquelle la sienne semble pauvre, et alors nous sentons que l’œuvre sublime qu’il a créée, et qu’à d’autres moments nous élevons à la hauteur d’une poésie existant par elle-même, n’appartient pas plus profondément à la nature réelle des choses que l’ombre fugitive du passant sur un rocher. »

Les cris sublimes des grands poèmes et des grandes tragédies ne sont autre chose que des cris mystiques qui n’appartiennent pas à la vie extérieure de ces poèmes ou de ces tragédies. Ils jaillissent un instant de la vie intérieure et nous font espérer je ne sais quoi d’inattendu et que nous attendons cependant avec tant d’impatience ! jusqu’à ce que les passions trop connues les recouvrent une fois de plus de leur neige… C’est en ces moments-là que l’humanité s’est mise un instant en présence d’elle-même, comme un homme en présence d’un ange. Or il importe qu’elle se mette le plus souvent possible en présence d’elle-même pour savoir ce qu’elle est. Si quelque être d’un autre monde descendait parmi nous et nous demandait les fleurs suprêmes de notre âme et les titres de noblesse de la terre, que lui donnerions-nous ? Quelques-uns apporteraient les philosophes sans savoir ce qu’ils font. J’ai oublié quel autre a répondu qu’il offrirait Othello, le Roi Lear et Hamlet. Eh bien, non, nous ne sommes pas cela ! et je crois que notre âme irait mourir de honte au fond de notre chair, parce qu’elle n’ignore pas que ses trésors visibles ne sont pas faits pour être ouverts aux yeux des étrangers et ne contiennent que des pierreries fausses. Le plus humble d’entre nous, aux instants solitaires où il sait ce qu’il faut que l’on sache, se sent le droit de se faire représenter par autre chose qu’un chef-d’œuvre. Nous sommes des êtres invisibles. Nous n’aurions rien à dire à l’envoyé céleste et rien à lui faire voir, et nos plus belles choses nous paraîtraient subitement pareilles à ces pauvres reliques familiales qui nous semblaient si précieuses au fond de leur tiroir et qui deviennent si misérables lorsqu’on les sort un instant de leur ombre pour les montrer à quelque indifférent. Nous sommes des êtres invisibles qui ne vivent qu’en eux-mêmes, et le visiteur attentif s’en irait sans se douter jamais de ce qu’il eût pu voir, à moins qu’en ce moment notre âme indulgente n’intervienne. Elle fuit si volontiers devant les petites choses, et l’on a tant de peine à la retrouver dans la vie, qu’on a peur de l’appeler à l’aide. Et, cependant, elle est toujours présente et jamais ne se trompe ni ne trompe une fois qu’elle est mise en demeure. Elle montrerait à l’émissaire inattendu les mains jointes de l’homme, ses yeux si pleins de songes qui n’ont même pas de nom et ses lèvres qui ne peuvent rien dire ; et peut-être que l’autre, s’il est digne de comprendre, n’oserait interroger…

Mais s’il lui fallait d’autres preuves, elle le mènerait parmi ceux dont les œuvres touchent presque au silence. Elle ouvrirait la porte des domaines où quelques-uns l’aimèrent pour elle-même, sans s’inquiéter des petits gestes de son corps. Ils monteraient tous deux sur les hauts plateaux solitaires où la conscience s’élève d’un degré et où tous ceux qui ont l’inquiétude d’eux-mêmes rôdent attentivement autour de l’anneau monstrueux qui relie le monde apparent à nos mondes supérieurs. Elle irait avec lui aux limites de l’homme ; car c’est à l’endroit où l’homme semble sur le point de finir que probablement il commence ; et ses parties essentielles et inépuisables ne se trouvent que dans l’invisible, où il faut qu’il se guette sans cesse. C’est sur ces hauteurs seules qu’il y a des pensées que l’âme peut avouer et des idées qui lui ressemblent et qui sont aussi impérieuses qu’elle-même. C’est là que l’humanité a régné un instant, et ces pics faiblement éclairés sont peut-être les seules lueurs qui signalent la terre dans les espaces spirituels. Leurs reflets ont vraiment la couleur de notre âme. Nous sentons que les passions de l’esprit et du cœur, aux yeux d’une intelligence étrangère, ressembleraient à des querelles de clocher ; mais dans leurs œuvres, les hommes dont je parle sont sortis du petit village des passions, et ils ont dit des choses qui peuvent intéresser ceux qui ne sont pas de la paroisse terrestre. Il ne faut pas que notre humanité s’agite exclusivement au fond de soi comme un troupeau de taupes. Il importe qu’elle vive comme si un jour elle devait rendre compte de sa vie à des frères aînés. L’esprit replié sur lui-même n’est qu’une célébrité locale qui fait sourire le voyageur. Il y a autre chose que l’esprit, et ce n’est pas l’esprit qui nous allie à l’univers. Il est temps qu’on ne le confonde plus avec l’âme. Il ne s’agit pas de ce qui se passe entre nous, mais de ce qui a lieu en nous, au-dessus des passions de la raison. Si je n’offre à l’intelligence étrangère que La Rochefoucauld, Lichtenberg, Meredith ou Stendhal, elle me regardera comme je regarde, au fond d’une ville morte, le bourgeois sans espoir qui me parle de sa rue, de son mariage ou de son industrie. Quel ange demandera à Titus pourquoi il n’a pas épousé Bérénice et pourquoi Andromaque s’est promise à Pyrrhus ? Que représente Bérénice, si je la compare à ce qu’il y a d’invisible dans la mendiante qui m’arrête ou la prostituée qui me fait signe ? Une parole mystique peut seule, par moments, représenter un être humain ; mais notre âme n’est pas dans ces autres régions sans ombres et sans abîmes ; et vous-mêmes, vous y arrêtez-vous aux heures graves où la vie s’appesantit sur votre épaule ? L’homme n’est pas dans ces choses, et cependant ces choses sont parfaites. Mais il faut n’en parler qu’entre soi, et il est convenable de s’en taire si quelque visiteur frappe le soir à notre porte. Mais si ce même visiteur me surprend au moment où mon âme cherche la clef de ses trésors les plus proches dans Pascal, Emerson ou Hello, ou, d’un autre côté, dans quelques-uns de ceux qui eurent l’inquiétude de la beauté très pure, je ne fermerai pas le livre en rougissant ; et peut-être que lui-même y prendra quelque idée d’un être fraternel condamné au silence, ou saura, tout au moins, que nous ne fûmes pas tous des habitants satisfaits de la terre.


II


Parmi ces envoyés de l’âme humaine, Novalis serait celui qui représenterait l’un des aspects les plus insaisissables, les plus subtils et les plus transparents de l’être supérieur qui doit se taire au fond de nous. Il serait l’âme ambulante, l’abeille de cristal de ce groupe à peu près immobile. Il est aussi mystique que les autres, mais son mysticisme est d’un genre spécial. « Qu’est ce que le mysticisme, dit-il lui-même en un de ses fragments, et qu’est-ce qui doit être traité mystiquement ? — La religion, l’amour, la politique. Toutes les choses élevées ont des rapports avec le mysticisme. Si tous les hommes n’étaient qu’un couple d’amants, la différence entre le mysticisme et le non-mysticisme prendrait fin. »

Entre une pensée mystique et une pensée ordinaire, si élevée qu’elle soit, il y a la même différence qu’entre les yeux morts de l’aveugle et ceux de l’enfant qui regarde la montagne ou la mer. L’âme de l’homme ne s’y trompe jamais. Il ne s’agit pas seulement ici du mysticisme théologique ou extatique. Tous ceux qui aperçoivent quelque chose par delà les phénomènes habituels des passions ou de la raison sont des mystiques, eux aussi. Si Pascal avait aidé Racine tandis qu’il écrivait Bérénice, l’amour de Bérénice fût devenu mystique, c’est-à-dire plus humain, et Pascal y eût mis je ne sais quoi qui nous eût rappelé le regard de l’amante au moment où ses yeux rencontrent les yeux de l’amant. Et le poème eût été inépuisable. Au lieu que maintenant, Bérénice vit d’une vie sèche et détachée qui ne se renouvellera jamais. Bérénice est impérissable, mais elle ne communique pas avec Dieu comme Hamlet et Cordélia.

Il y a mille mysticismes divers. « Le mysticisme, a dit Matter, le biographe de Claude de Saint-Martin, le mysticisme allant au-delà de la science positive et de la spéculation rationnelle, a tout autant de formes diverses qu’il y a de mystiques éminents. Mais sous toutes ses formes il a deux ambitions qui sont les mêmes : celle d’arriver dans ses études métaphysiques jusqu’à l’intuition, et dans ses pratiques morales jusqu’à la perfection. La science la plus haute et la moralité la plus haute, voilà en deux mots ce qu’il cherche, ce qu’il a la volonté bien arrêtée de conquérir, et la prétention, sinon d’enseigner, car ses conquêtes ne s’enseignent guère, du moins de laisser entrevoir. » Novalis ne s’occupe pas expressément de théosophie, de théurgie, de pneumatologie transcendante, de cosmologie métaphysique, ni de tout ce qui se trouve dans les cercles spéciaux de la mystique proprement dite. C’est un mystique presque inconscient et qui n’a pas de but. Il pense mystiquement, puisqu’une pensée qui communique d’une certaine façon avec l’infini est une pensée mystique. Il faut rechercher en tout lieu des pensées de ce genre, car ce sont les seules dans lesquelles notre âme vive véritablement, et, comme ces pensées sont fort rares, il faut se contenter des moindres tentatives et des moindres indices. Je ne viens pas vous dire que Novalis soit un être admirable entre tous. Son enseignement est bien vague et il n’apporte pas de solution nouvelle aux grandes questions de l’essence. Mais quelques-unes de ses pensées sont vraiment imprégnées de l’odeur spéciale de notre âme, et vous reconnaîtrez sans peine cette odeur qu’aucune langue ne pourra jamais définir. Il a su donner des vêtements mystiques à un certain nombre de choses de la terre ; et ce sont les vêtements les plus calmes, les plus spontanés et les plus virginaux que l’on puisse rencontrer. Son mysticisme est même si naturel et si intrinsèque qu’on ne l’aperçoit pas dès le premier moment. En lui, les communications infinies se font sans qu’on y songe et s’étendent à tout avec grâce. Il ne se torture pas ; il ne se cherche pas dans les ténèbres ou les larmes ; mais il sourit aux choses avec une indifférence très douce et regarde le monde avec la curiosité inattentive d’un ange inoccupé et distrait par de longs souvenirs. Il joue simplement dans les jardins de l’âme, sans se douter qu’il est tout au bout de la vie, et qu’il passe souvent les mains entre les branches pour cueillir des fleurs de l’autre côté de la haie enflammée. Il est bien loin aussi de la joie exubérante et noire des mystiques ascétiques. Il ignore les flammes intolérables qui dissolvent les âmes aux pôles de l’amour divin. C’est plutôt un enfant émerveillé et mélodieux qui a le sens de l’unité. Il n’est pas triste et il n’est pas inquiet. « Il n’y a pas à proprement parler, de malheur en ce monde », nous dit-il ; et cependant il fut aussi malheureux qu’un autre homme. Mais le malheur ne pouvait descendre dans son âme et ne parvenait pas à troubler ses pensées. « La douleur est une vocation divine », dit-il encore ; mais on sent qu’il ne l’a point connue et qu’il en parle comme un voyageur qui n’a pas pénétré le langage du pays où il passe. Car une âme a beau faire, elle est la sœur de la douleur ou de la joie, et les événements n’y peuvent rien changer. Lorsque mourut sa petite fiancée, la seule femme qu’il aima véritablement, sa vie sembla brisée. Il ne fit plus que pleurer rêveusement sur une tombe. Mais à quel endroit de son œuvre mourut-elle ? Il est bien difficile de le dire ; et, malgré toutes ses larmes, l’angélique optimisme de sa vie ne put pas s’assombrir ; tant il est vrai que l’on sait peu de choses des lois de l’âme et que notre existence n’a point d’action sur elle. Au reste, il ne s’occupe pas de lui-même ni de rien qui soit assuré. Il vit dans le domaine des intuitions erratiques, et rien n’est plus ondoyant que sa philosophie. Son mysticisme est plutôt, pour me servir d’une expression qu’il aime et qu’il emploie souvent lorsqu’il parle de sa science, « un idéalisme magique ». Il lui semble que rien n’est plus à la portée de l’esprit que l’infini et c’est pourquoi il n’entre presque jamais dans les champs ordinaires de la pensée humaine. Il ne parcourt que les frontières de cette pensée, mais il les parcourt presque toutes.

Chez la plupart des mystiques que nous connaissons, le mysticisme est psychologique ; c’est-à-dire qu’il s’attache à une sorte de psychologie transcendantale, où l’âme elle-même s’efforce d’étudier ses habitudes et ses passions, comme notre esprit, dans la psychologie ordinaire, s’efforce d’étudier les passions et les habitudes de notre être détaché du mystère. L’âme immobile se replie sur elle-même et s’inquiète moins de l’inconnu qui l’entoure que de l’inconnu qu’elle renferme ; ou, plutôt, elle n’aperçoit accidentellement le mystère extérieur qu’au travers et à propos du mystère intérieur. En général, elle n’est mystique qu’à propos d’elle-même, au lieu qu’en Novalis elle peut être mystique à propos d’un phénomène chimique, d’une loi pathologique ou d’une opération d’arithmétique. Elle se déplace à chaque instant, et se retrouve partout hors d’elle-même. Au lieu d’attirer en soi les extériorités et les apparences, elle s’y mêle, les sature de son essence et en change la substance. Elle transcendantalise moins son propre moi que l’univers. Elle entre dans un art, dans une science, dans une morale ; et cet art, cette science, cette morale ne sont plus ce qu’ils étaient et n’appartiennent plus directement à la vie actuelle. On ne saurait, d’ailleurs, définir mieux qu’il ne l’a fait la nature insaisissable et l’origine particulière de ses émotions spirituelles : « Il y a en nous, dit-il, certaines pensées qui paraissent avoir un caractère entièrement différent des autres, car elles sont accompagnées d’une sensation de fatalité, et cependant il n’y a pas de raison extérieure pour qu’elles naissent. Il semble que l’on prenne part à un dialogue, et que quelque être inconnu et spirituel nous donne d’une manière étrange l’occasion de développer les pensées les plus évidentes. Cet être doit être supérieur, puisqu’il entre en rapport avec nous d’une manière qui est impossible aux êtres liés aux apparences. Il faut aussi que cet être nous soit homogène, puisqu’il nous traite comme des êtres spirituels et ne nous appelle que fort rarement à l’activité personnelle. Ce moi supérieur est à l’homme ce que l’homme est à la nature ou le sage à l’enfant. L’homme s’efforce de lui devenir semblable, comme lui s’efforce de devenir semblable au non-moi. Il n’est pas possible d’établir ce fait ; il faut que chacun l’éprouve en soi. C’est un fait d’ordre supérieur que l’homme supérieur saisira seul ; mais les autres s’efforceront de le faire naître en eux. La philosophie est une auto-logie d’essence supérieure, une auto-manifestation : l’excitation du moi réel par le moi idéal. La philosophie est le fond de toutes les autres manifestations, et la résolution de philosopher est l’invitation faite au moi réel qu’il ait à prendre conscience, à s’éveiller et à devenir esprit. »

Il serait difficile de trouver sur le genre de pensées où nous nous trouvons en ce moment, et qui dépasse les premières enceintes de l’âme, une notion plus acceptable que celle qu’en passant nous rencontrons ici : « La philosophie, — et il n’entend parler que d’une philosophie transcendante, — est une excitation du moi réel par le moi idéal. » Quant à la nature de ses pensées, il la détermine mieux que ne pourrait le faire le plus habile commentateur en disant « qu’elles sont accompagnées d’une sensation de fatalité, et qu’un être inconnu lui donne d’une manière étrange l’occasion de développer les plus évidentes d’entre elles ». L’évidence dont il parle est d’ailleurs cette évidence fugitive qu’on n’aperçoit qu’aux heures les plus claires de la vie. Mais ce que nous n’apercevons qu’à de longs intervalles, obscurément et sans que cela monte jusqu’en notre pensée, et sans qu’autre chose nous le révèle qu’une satisfaction inconnue et je ne sais quelle augmentation d’une force générale, il l’aperçoit tous les jours, et parvient à fixer une partie de ce qu’il aperçoit. S’il fallait le caractériser d’un mot, on pourrait dire que c’est un mystique scientifique, encore qu’il ne s’occupe d’une science qu’aux moments et aux endroits où elle est sur le point de se confondre avec la poésie. « Il y a une atmosphère divinatoire », dit-il quelque part ; et il est l’un de ceux qui sortirent le plus rarement de cette atmosphère précieuse. Il entrevoit sans cesse, aux extrémités du plausible, une foule de choses que rien ne prouve, mais que nous ne pouvons cependant nous empêcher de reconnaître et d’admirer. Il n’y touche qu’en passant ; et, avant que vous ayez eu le temps de revenir de votre étonnement, il vous attend déjà, en souriant, sur le cap le plus solitaire de l’autre hémisphère. Il a de ces regards qui relient un moment tous les mondes. Peut-être est-il celui qui a pénétré le plus profondément la nature intime et mystique et l’unité secrète de l’univers. Il a le sens et le tourment très doux de l’unité. « Il ne voit rien isolément », et il est avant tout le docteur émerveillé des relations mystérieuses qu’il y a entre toutes les choses. Il tâtonne sans cesse aux extrémités de ce monde, là où le soleil ne luit que rarement, et, de tous côtés, il soupçonne et effleure d’étranges coïncidences et d’étonnantes analogies, obscures, tremblantes, fugitives et farouches, et qui s’évanouissent avant qu’on ait compris. Mais il a entrevu un certain nombre de choses qu’on n’aurait jamais soupçonnées s’il n’était pas allé si loin. Il est l’horloge qui a marqué quelques-unes des heures les plus subtiles de l’âme humaine. Il est évident qu’il se trompe plus d’une fois ; mais, malgré les vents de la folie et de l’erreur qui tourbillonnent autour de lui, il est parvenu à se maintenir plus longtemps qu’aucun autre sur les crêtes dangereuses où tout est sur le point de se confondre. Il semble la conscience hésitante de l’unité, mais la plus indécisément complète que nous ayons eue jusqu’ici ; et il est peu d’êtres humains en qui notre univers fut plus spiritualisé et plus divinement humain. Il est pareil au Maître serein de Saïs : « Il entend, voit, touche et pense en même temps. Tantôt les étoiles lui semblent des hommes, tantôt les hommes lui semblent des étoiles, les pierres des animaux, les nuages des plantes. Il joue avec les forces et les phénomènes. »


III


Frédéric von Hardenberg, qui prit en littérature le nom de « Novalis », naquit, le 2 mai 1772, en la vieille demeure familiale de Wiedestedt, dans l’ancien comté de Mansfeld, en Saxe. Son père, qui avait été soldat dans sa jeunesse, un honnête et solide Allemand, qui d’ailleurs ne comprit jamais rien au génie de son fils, était directeur des salines saxonnes, emploi considérable à cette époque et qui assurait une très large aisance à toute sa maison. Sa mère, dont on parle trop peu, selon l’usage, bien que ce soient les mères qui créent l’âme des êtres, était probablement une de ces douces et pieuses femmes très soumises, qui, passant dans la vie sans s’expliquer l’attitude de l’homme, se contentent de se taire et cachent ce qu’elles savent et tout ce qu’elles devinent, sous un pauvre sourire humilié. Il se peut que Novalis se soit souvenu d’elle en décrivant la simple et tendre femme qui accompagne son héros, Henry d’Ofterdingen, dans son voyage idéal. C’est entre elle et ses trois sœurs que s’écoula, dans ce petit château solitaire, toute son enfance maladive. Il y vécut, au fond des chambres un peu sombres et encombrées des vieilles demeures allemandes, cette vie discrète et silencieuse qui donne à l’être intérieur le temps de se trouver et de s’interroger dès les premières heures. Ensuite, il étudia aux universités d’Iéna, de Leipzig et de Wittenberg, et le voici sur le point de sortir de ces années obscures où l’âme se prépare, sans qu’on en sache rien, pour entrer dans la bande de lumière que son œuvre a tracée sur sa vie, faite des petites choses dont sont faites les vies.

Nous sommes en 1794. Il y a treize ans que Kant a publié la Critique de la raison pure ; mais ce n’est guère que depuis quatre ou cinq ans que ce livre se répand en Allemagne et que commence, dans l’enthousiasme et la colère, le règne despotique du philosophe de Kœnigsberg. Dans le même temps que Kant analyse, Fichte reconstruit le monde dans sa Doctrine des sciences, tandis que Schelling enseignait déjà, dans sa petite chambre de Leipzig, à quelques disciples dont était Novalis, l’identité absolue de l’objectif et du subjectif.

Ce n’est point le lieu de rappeler ici, à propos d’une philosophie plutôt littéraire, les grandes querelles de l’âge d’or de la métaphysique allemande. Il suffit que l’on sache que toute la jeunesse de Novalis se passa au centre même de ce vaste incendie de la pensée humaine. Mais jamais il n’entra dans les prisons étroites de la philosophie systématique. Il aima mieux s’imaginer le monde selon les libres élans de son âme que de l’astreindre aux exigences d’une idée première, irrévocable et arbitraire. Il avait du génie, et Kant avait déclaré que le génie n’est pas à sa place dans la science. Des trois grands philosophes qui gouvernaient alors l’intelligence humaine, il est certain que Fichte, le penseur passionné, laissa les traces les plus profondes en son esprit, et il y songe souvent dans ses écrits. Au reste, il est impossible de savoir exactement l’influence qu’ils eurent sur son âme, car la véritable vie intérieure dépend de petites circonstances qu’on ignore toujours. Gœthe, dans son autobiographie spirituelle, ne parle d’aucun des grands événements de sa vie, mais consacre de très longues pages à d’humbles jeux de son enfance. L’âme n’écoute jamais, mais entend quelquefois, et si nous remontons aux sources de notre existence nouvelle et définitive, nous y trouvons souvent une parole d’ivrogne, de fille ou de fou à l’endroit même où les plus sages d’entre nos maîtres avaient parlé en vain durant bien des années.

Le philosophe, d’ailleurs, ne s’arrête pas longtemps parmi ses frères. « La philosophie, écrit-il quelque part, repose en ce moment dans ma bibliothèque. Je suis heureux d’avoir traversé ce labyrinthe de la raison pure et d’habiter de nouveau, corps et âme, les contrées rafraîchissantes des sens… La philosophie, on peut l’estimer très haut sans en faire la directrice de sa maison et sans se résigner à ne vivre que d’elle. Les mathématiques seules ne font pas le soldat et le mécanicien, et la philosophie seule ne forme pas un homme.

Mais nous nous trouvons en même temps dans le grand siècle littéraire de l’Allemagne. Gœthe, qu’il est si difficile de définir, l’homme aux mille aptitudes, l’Argus qui sourit gravement à toutes les vérités intérieures, allait donner son Faust et venait de publier Wilhelm Meister. Et Wilhelm Meister, ce livre décevant et inépuisable entre tous, s’attachait à Xovahs jusqu’à la mort. Novalis ne l’aimait pas, mais il y revenait sans cesse. Il en fut possédé et ne put plus l’abandonner. Dans le journal des dernières années de sa vie, l’événement le plus important du matin ou du soir, c’est tous les jours l’adoration impatiente et mécontente de Meister. Il l’aimait et le détestait à la fois comme on aime et déteste une maîtresse à laquelle une loi mystérieuse et méchante vous attache. Ce fut le livre de sa vie, et l’on peut dire qu’il pesa sur toute son existence. Il lutta vainement contre l’ange de « l’ironie romantique », il le contredisait et il le repoussait ; et l’instant d’après, il retombait dans ses bras, les yeux fermés d’admiration. Il savait cependant les défauts de ce bréviaire de la vie quotidienne. « Il est entièrement moderne et prosaïque, nous dit-il. Le romantique y périt, de même que la poésie de la nature et le merveilleux. Il ne parle que de choses ordinaires. L’athéisme artistique, voilà l’esprit du livre ». Mais « l’ardent et saint Novalis », comme l’appelle Emerson, ne pouvait, au milieu des plus grandes douleurs de sa vie, oublier un instant ce « Candide dirigé contre la poésie » qui, jusqu’aux derniers jours, régnera sur son âme avec le souvenir de sa fiancée morte.

Autour de Gœthe, c’est toute l’Allemagne qui fleurit. On connaît l’histoire de l’école romantique. Pour se représenter le milieu où s’écoula sa vie, il importe seulement de savoir que, fort jeune encore, presque un enfant, Novalis approcha bien souvent le tendre et grand Schiller et n’oublia jamais l’extase où le plongèrent ces heures délicieuses. Il fut l’ami intime des deux Schlegel dont les belles traductions révélèrent Shakespeare à l’Allemagne. Il fut aussi l’ami de l’énorme Jean-Paul, si peu connu en France, Jean-Paul, le Rabelais romantique et mystique des Germains, le plus puissant, le plus désordonné, le plus intarissable, le plus chaotique et le plus doux des monstres littéraires. Puis, vers les derniers jours, c’est Ludwig Tieck, le bon et fidèle Tieck des légendes ingénues et limpides, qui s’approche et qui pieusement va réunir avec Schlegel les œuvres de l’enfant que la mort impatiente a saisi.

Mais la mort est encore au tournant de la route. Novalis a terminé ses études de droit. Il s’est appliqué aussi à la chimie et aux mathématiques. Il vient de Wittenberg et s’installe à Tennsted. Désormais, c’est entre Tennsted, Weissenfels et Grüningue en Thuringe que s’écouleront les quelques années qui lui sont accordées pour accomplir son œuvre. La destinée, qui sait ce qu’il faut faire et tire des quelques hommes qui l’intéressent tout ce qu’il est possible d’en tirer, le fixe dans ces petites villes endormies, familières et patriarcales de l’Allemagne centrale. On voit sans peine les entours. Il y a de grands arbres ; des pins surtout, et des montagnes, les Erzbirge, les monts qui contiennent des métaux. Le Harz et la grande forêt thuringienne sont proches. La vigne croît sur les bords de la Saale. On travaille aux salines et dans les mines de cuivre. Il y a de vieilles auberges basses, sous les tilleuls, au bord des routes, des tours en ruine sur les rochers ; et tout le confus sombre et vert, et malgré tout familial, maisons penchées, chaumes moussus et châteaux un peu noirs de l’Allemagne légendaire. On rentre la moisson en chantant sur les gerbes. On passe le petit pont sur le ruisseau de la forêt, on revient au village à midi et le soir ; et la vie comme partout, sous les étoiles ou le soleil, s’écoule dans l’attente.

En 1796, le poète, qui sait tant de choses, se prépare à vivre définitivement au moment où ses jours sont ironiquement comptés. Il entre dans l’administration des salines saxonnes. Mais quelques mois auparavant, le plus grand événement de sa vie pure et simple avait lieu, par hasard, sans bruit et sans éclat, comme tous les événements qui pénètrent dans l’âme.

Ce fut pendant un voyage en Thuringe où l’accompagnait le brave Just, qui devait devenir son biographe surpris et vague. Je laisse la parole à Ludwig Tieck, dont le récit tremble encore sous la rosée de ce premier amour : « Il était arrivé depuis peu à Cronstadt, quand, dans une maison de campagne voisine, il fit la connaissance de Sophie von Kühn. Le premier regard qu’il jeta sur cette apparition belle et merveilleuse décida de sa vie. Nous pouvons même dire que le sentiment qui maintenant le pénétra et l’inspira fut la substance et l’essence de toute sa vie. Souvent dans le regard et le visage d’un enfant, il y a une expression que nous sommes obligés d’appeler surhumaine ou céleste, car elle est d’une beauté trop angélique et trop éthérée ; et d’ordinaire, à la vue de visages ainsi purifiés et presque transparents, la crainte nous vient qu’ils ne soient trop fragiles et trop délicatement façonnés pour cette vie ; que c’est la mort ou l’immortalité qui nous regarde si profondément dans ces yeux éclatants ; et trop souvent, un prompt dépérissement transforme en certitude nos tristes pressentiments. Ces visages sont bien plus impressionnants encore lorsque leur première période est heureusement passée et qu’ils viennent s’offrir à nous sur le seuil fleuri de la puberté. Tous ceux qui ont connu cette merveilleuse fiancée de notre ami s’accordent à dire que nulle description ne peut donner une idée de la grâce et de la céleste harmonie dans lesquelles se mouvait ce bel être, de la beauté qui brillait en elle, de la douceur et de la majesté qui l’environnaient. Novalis devenait poète chaque fois qu’il en parlait. Elle venait d’accomplir sa treizième année lorsqu’il la vit pour la première fois. Le printemps et l’été de l’an 1795 furent la fleur de sa vie ; toutes les heures qu’il pouvait dérober à ses occupations, il les passait à Grüningue ; et à la fin de cette même année, il obtint des parents de Sophie le consentement désiré. »

Il est probable que le vieux poète n’a vu la petite fiancée qu’à travers l’extase de son ami. Au reste, il importe assez peu en quel vase l’homme verse les illusions de l’amour, et je crois que Tieck s’exagère l’influence que cette rencontre eut sur la vie et la pensée de Novalis. En de tels hommes, la pensée est une plante somptueuse et centrale, qui s’élève à l’abri de toutes les circonstances. Et puis, en général, l’âme suit son chemin, comme un aveugle qui ne se laisse pas distraire par les fleurs de la route. Si elle remarque, en passant, une autre âme, c’est que cette âme marche déjà par les mêmes voies. Et notre être intérieur est presque inébranlable. Toute l’œuvre de Novalis, qui fut écrite avant la rencontre et après la perte de Sophie von Kühn, a l’élasticité heureuse des jours d’ivresse pure et d’amour doux et infini. C’est en lui que l’amour habitait, et son objet ne fut qu’une occasion. Au fond, on ne sait pas. De très grands événements partent bien souvent de la femme, et elle change fréquemment la direction d’une vie ; mais est-ce bien la femme en tant que femme qui a eu l’influence, et n’est-ce pas plutôt une âme qui est intervenue ? Il arrive d’ailleurs qu’une vie se transforme sans que l’âme ait bougé. Il se peut cependant que l’âme de la femme ait une action plus prompte que celle de l’homme, ou qu’on la remarque davantage. Quoi qu’il en soit, cette extraordinaire fillette de treize ans, était, comme vous verrez, semblable à toutes les fillettes de son âge. Elle parlait, elle riait, elle lissait ses cheveux, elle mangeait des fruits verts, et elle jouait encore avec des restes de poupées. On a trouvé dans les derniers carnets de Novalis une page de notes ingénues où il admire ses petits gestes et ses petites pensées de pensionnaire, sans se douter que toutes ont fait ces gestes et ont eu ces pensées, depuis l’origine de ce monde. Il marque pieusement qu’elle « aime le potage aux herbes, le bœuf et les haricots, ainsi que la bière et le vin. Elle a peur des souris et des araignées. Elle craint les spectres. Elle redoute le mariage. Elle aime passionnément tout ce qui est convenable, on la bat quelquefois. Elle est irritable et sensible. L’amour de Novalis l’ennuie souvent. Elle est froide. Elle est bonne ménagère. Un jour, elle a voulu, toute seule, arrêter un voleur. Elle aime entendre des histoires. Elle est extraordinairement dissimulée. » « Les femmes sont plus complètes que nous, ajoute-t-il, plus fières que nous. Elles reconnaissent mieux que nous. Leur nature semble être notre art et notre nature leur art. Elles individualisent, nous universalisons… »

La voilà devant nous telle qu’il l’a aimée ; et nous la voyons un instant par ses yeux, une fillette pareille à celles que vous trouverez au fond de toutes les maisons aisées et au parloir de tous les pensionnats. C’est elle qu’il a aimée et admirée, et c’est d’elle qu’il est mort. Il avait peut-être raison, et cela n’étonne pas. Sans doute savait-il, sans pouvoir se le dire à lui-même, ce qu’il y avait en elle. Et s’il adorait ses petits gestes insignifiants, c’est qu’il n’ignorait pas qu’un être plus profond devait veiller tranquillement au fond de ses regards qui souriaient avec banalité. On ne sait pas ce que contiennent ces rencontres d’amants. Au surplus, on ne peut juger d’une femme par ce qui reste de ses actes et de ses pensées ou par ce qu’on dit d’elle. Il faut l’avoir vue et l’avoir approchée pour savoir ce qu’elle est et ce que vaut l’être inconnu qui vit en elle ; car la femme, plus que l’homme, est une question d’âme.

Il fut heureux durant tout un printemps, durant tout un été. Mais le malheur attendait en souriant sur le seuil de l’année finissante. La petite Sophie tombe brusquement et gravement malade. Un abcès se déclare dans le foie, et ses pauvres chairs vierges sont livrées au scalpel des médecins. Toute l’année qui suit, Novalis la passe à errer de la maison paternelle, où agonise un de ses frères, au cottage de Grüningue, où se meurt sa jeune fiancée. Enfin, le 19 mars 1797, Sophie von Kühn abandonne le rêve ou la vie. Elle avait quinze ans. Trois semaines après, le frère de Novalis expirait à son tour.

Il ne faut point parler longtemps de la douleur. Tout ce qu’il y a d’extérieur en elle varie selon les jours où nous vivons, et ce qu’elle a d’intérieur ne peut se peser ni se dire. Celle de Novalis, qui fut violente d’abord, se transforma bientôt en une étrange paix attristée et profonde, et le froid grave et stable de la vie véritable monta du fond de son malheur. Il fut comme un homme ivre qui se réveille, un soir d’hiver, sous les étoiles, au sommet d’une tour. À partir de ce jour, il sourira profondément, et sa fiancée morte commence en lui une vie pure et solennelle. Rien n’est plus noblement triste que cette transformation de la douleur au fond d’une âme, bien que rien ne soit peut-être moins rare. Mais la plupart des âmes sont soumises au silence, et nous sommes entourés d’une foule de beautés muettes et solitaires.

Il vécut ainsi avec cette amante invisible. Je citerai ici une page de son journal intime, une page que j’ai prise au hasard, car elles se ressemblent toutes, et, comme on le remarque fréquemment aux approches de la mort, sa vie devient sereine et monotone :

« 5 mai. — Quarante-huit jours après la mort de Sophie. De bonne heure, comme d’habitude, pensé à elle. Après, réflexions sur la critique. Puis, Meister. Après le repas, vives discussions politiques. Promenade. En chemin, méditation heureuse et profonde, notamment sur cette remarque de Gœthe : que bien rarement nous connaissons et choisissons le moyen propre à la fin, que bien rarement nous prenons le bon chemin. Il semble que je deviens meilleur et plus profond. Sur le tard, j’ai eu son image très vivante devant moi : de profil, à mon côté, sur le canapé ; avec un fichu vert. C’est dans des situations et dans des vêtements caractéristiques que je m’en souviens le plus volontiers. Toute la soirée, pensé à elle très intimement. Dieu, jusqu’ici, m’a conduit charitablement. Il continuera de le faire. »

Et le journal se poursuit ainsi durant trois mois, apportant avec régularité les mêmes souvenirs et les mêmes petits faits : promenades, travail, repas, petites fêtes, visites à la tombe de Sophie, musique sous les tilleuls et soirées sous la lampe. « Le monde me devient de plus en plus étranger et les choses de plus en plus indifférentes », remarque-t-il ; et le lendemain, il se réjouit comme un enfant d’un beau jour de soleil, car la vie, malgré tout, est plus puissante qu’un souvenir. Entre les faits insignifiants, il s’examine et délibère : « J’ai remarqué que c’est ma destinée ici-bas, jamais je n’atteindrai à rien. Il faut que je me sépare de tout dans sa fleur, et ce n’est qu’à la fin que j’apprendrai à connaître le meilleur dans ce que je connais bien. Moi-même aussi… Ce n’est que maintenant que j’apprends à me connaître et à jouir de moi-même. Et c’est pourquoi il faut que je m’en aille. »

Il parle souvent d’une résolution bien arrêtée. Il se demande quel vide ferait sa mort dans sa famille, et reconnaît qu’aucun être n’est indispensable. Lorsqu’il est avec ses amis, on parle plus d’une fois du suicide. L’idée de mettre fin à ses jours a-t-elle flotté dans son esprit ? Il ne l’a pas dit. Les notes à peu près quotidiennes continuent jusqu’au cent dixième jour après la mort de Sophie ; puis, tout à coup, au tournant d’une page, brille le nom d’une autre femme.

Novalis, en 1798, était allé à Freyberg pour y étudier la minéralogie sous l’illustre Julie von Charpentier, et de nouvelles fiançailles sont célébrées peu de temps après.

Ici, tous les biographes s’effarouchent. Le bon Tieck balbutie des excuses, et le vieux Just passe rapidement sans oser regarder. Carlyle lui-même, encore qu’accoutumé aux mouvements imprévus des héros véritables, s’embarrasse un moment et sépare la constance active de la constance passive, qui est, dit-il, une vertu très inférieure, un accident plutôt qu’une vertu, et, en tout cas, extrêmement rare en ce monde. « Sa Sophie, ajoute-t-il, pouvait être pour lui une sainte présence, mélancolique et invisiblement douce ; une présence à adorer dans le plus secret tabernacle de la mémoire ; mais une adoration de ce genre n’est pas la seule affaire de l’homme, et il ne faut pas que nous blâmions Novalis d’avoir séché ses larmes et d’avoir une fois de plus jeté un regard d’espérance sur cette terre qui est toujours ce qu’elle était : le plus étrange mélange de lumière et de mystère, de joie et de douleur. La vie appartient aux vivants et celui qui vit doit être prêt à subir les vicissitudes. » Je ne crois pas qu’il faille tant d’explications, et j’aimerais moins Novalis s’il n’avait pas aimé deux fois. Il faut vivre naïvement, et les morts ont sur nous d’autres droits.

Maintenant, les jours heureux semblaient revenus, plus beaux et plus sûrs qu’autrefois. Il avait obtenu un emploi important en Thuringe, sa vie s’élargissait, et sa seconde fiancée l’attendait en souriant dans la douce impatience des noces. Jamais il n’avait senti plus près de lui la présence tiède et puissante du bonheur. Il faut se méfier, comme de la mort, de cette sensation de plénitude, de force, d’espérance et de joie. C’est la réaction instinctive et suprême de la vie, qui sait tout, contre le malheur, qui s’approche et qui débarquera demain. Quand nous sentons trop vivement notre bonheur, c’est qu’il nous frappe en passant sur l’épaule, pour nous faire ses adieux. Brusquement, durant l’été de l’année 1801, au moment où toutes ses joies étaient sur le point de se réaliser, la mort inattendue d’un de ses frères le trouble si profondément, qu’un vaisseau se rompt dans sa poitrine : il rend le sang en abondance. On le transporte à Dresde, puis à Weissenfels, où il traîne quelque temps encore au milieu des grands espoirs et des grands projets des phtisiques, et meurt le 25 mars 1801. Il n’avait pas accompli sa vingt-neuvième année.


IV


Je passerai rapidement en revue, pour terminer cette étude, les œuvres de Novalis, qui dans l’édition originale, accompagnent les fragments traduits ici : Henry d’Ofterdingen qui se trouve en tête du recueil de Tieck et Schlegel, fut écrit en Thuringe, dans les solitudes de la « prairie d’or » au pied des Kyfhaüserbirge. C’était en 1800, et Novalis, à deux pas de la mort et fiancé une seconde fois, plein d’espoir, de projets et d’ardeur, souriait à l’existence avec une joie et une confiance qu’il n’avait jamais eues jusqu’alors. Henry d’Ofterdingen devait être dans sa pensée, l’épreuve positive de l’image dont ce Wilhelm Meister, qui avait pesé sur toute sa jeunesse, n’avait donné que les négations et les ombres. Il voulait une sorte « d’apothéose de la poésie ». Comme une traduction complète de ce roman doit paraître sous peu, je me dispenserai de l’analyser ici. Cette œuvre qu’il n’eut pas le temps d’achever est l’effort le plus continu et le plus considérable de notre auteur ; mais on n’y trouvera pas l’audace étonnante et heureuse des Fragments. L’artiste dans Ofterdingen lutte contre le penseur et leurs forces s’annulent par moments dans cette lutte. C’est une œuvre monochrome, claire, froide, belle et noble. Mais la pure essence du génie de Novalis y parait moins qu’ailleurs. Il y règne cependant d’un bout à l’autre, cette merveilleuse clarté cristalline qui lui est propre et qui se manifeste spécialement dans ce livre, qu’on dirait écrit par un ange descendu d’un paradis de neiges et de glaces.

Nous avons ensuite les Hymnes à la Nuit. C’est une brève série de poèmes en prose et en vers écrits peu de temps après la mort de sa fiancée. Novalis regardait ces poèmes comme la partie la plus parfaite de son œuvre. « Ils sont, dit Carlyle, d’un caractère étrange, voilé et presque énigmatique. Cependant, examinés plus profondément, ils ne sont nullement dénués de véritable valeur poétique. Il y a là une étendue, une immensité d’idée ; une solennité tranquille règne en eux, une solitude qui est presque celle de quelque monde éteint. Çà et là aussi un rayon de lumière nous visite dans la profondeur vide ; et nous jetons un regard clair et émerveillé sur les secrets de cette âme mystérieuse… » Voici l’un de ces poèmes :

« Le matin reviendra-t-il toujours ? et l’effort de la terre ne finira-t-il pas ? L’activité mauvaise dévore le souffle céleste de la nuit. L’offrande secrète de l’amour ne brûlera-t-elle jamais éternellement ? Le temps fut mesuré à la lumière, mais le règne de la nuit ne connaît ni le temps ni l’espace. Éternelle est la durée du sommeil. Sommeil sacré ! ne rends pas trop rarement heureux ceux qui sont voués à la nuit en ces travaux terrestres ! Les fous seuls te méconnaissent et ne connaissent d’autre sommeil que l’ombre que tu répands miséricordieusement sur nous en ce crépuscule de la nuit véritable. Ils ne te sentent pas dans le flot doré des raisins, dans l’huile merveilleuse de l’amande et dans la sève fauve du pavot. Ils ne savent pas que c’est toi qui enveloppes le tendre sein de la Vierge et fais un paradis de son giron. Ils ne soupçonnent pas que du fond des légendes tu t’avances en entr’ouvrant le ciel, et que tu portes la clef du séjour des heureux ; messager silencieux de secrets infinis. »

Novalis est encore l’auteur d’une série d’Hymnes spirituelles destinées à être chantées dans les églises, et de quelques autres poèmes que je ne mentionne ici que pour être complet. Ces Hymnes spirituelles ont l’harmonie claire et douce, la pureté et l’étrange transparence qui caractérisent le génie du poète, mais il n’y faudrait pas chercher ce qu’il appelait lui-même « le noyau de son âme ».

Nous rencontrons ensuite, dans le recueil de Tieck, Les disciples à Saïs, l’admirable roman physique ou plutôt métaphysique dont on trouvera plus loin la traduction complète. Il est peu d’œuvres plus mystérieuses, plus sereines et plus belles. On dirait qu’il a gravi je ne sais quelle montagne intérieure que lui seul a connue ; et que du haut des cimes silencieuses il a vu à ses pieds la nature, les systèmes, les hypothèses et les pensées des hommes. Il ne résume pas, il purifie ; il ne juge pas, il domine sans rien dire. En ces grands dialogues profonds et solennels, entremêlés d’allusions symboliques qui vont parfois bien au delà de la pensée possible, il a fixé le souvenir de l’un des instants les plus lucides de l’âme humaine. Il suffit que le lecteur soit averti qu’il s’agit ici d’un de ces livres rares, où chacun, selon ses mérites, trouve sa récompense. L’œuvre est malheureusement inachevée. L’auteur avait, dès le début, franchi le cercle étroit des forces ordinaires et il a pu, plus longtemps qu’aucun autre, s’écarter de ce cercle. Mais un soir, il lui a bien fallu s’arrêter à son tour avant d’avoir pu dire ce qu’il voyait encore ; car il y a un abîme entre ce qu’on peut dire et ce que l’on découvre. On a trouvé, plus tard, dans ses papiers divers, les notes que voici, et qui semblent se rapporter à quelque projet d’achèvement de son roman interrompu par la crainte ou la mort. Quoi qu’il en soit, je les transcris ici :

« Transformation du temple de Saïs. Apparition d’Isis. Mort du Maître. Rêve dans le temple. Atelier d’Archaeus. Arrivée des dieux Grecs. Initiation aux mystères. Statue de Memnon. Voyage aux pyramides. L’enfant et son précurseur. Le Messie de la nature. Nouveau testament et nouvelle nature. Jérusalem nouvelle. Cosmogonie des anciens. Divinités indoues. »

Mais laissons maintenant les fragments de cette œuvre mystérieuse que la nuit semble ronger de deux côtés, pour arriver à d’autres fragments plus mutilés encore, car toute l’œuvre de ce poète malheureux est un monument idéal dont la fatalité a fait des ruines merveilleuses avant qu’il fût construit. On a dit de Novalis, à propos de ces Fragments, qu’il était un Pascal allemand, et le mot, à certains égards, peut paraître assez juste. Certes, il n’a pas la force claire et profonde, la puissance ramassée et les bonds prodigieux du grand fauve des Pensées ; c’est un Pascal un peu somnambule et qui n’entre que très rarement dans la région des certitudes où se complaît son frère. Mais il y a bien des choses qui sont aussi belles que les certitudes. Pascal n’avait pas connu Bœhme, Lavater, Eckartshausen, Zinzendorf, Yung Stilling ; et le grand Bœhme, notamment, ne lâche plus jamais les proies heureuses qu’il a saisies. Novalis règne au pays des hypothèses et des incertitudes, et la puissance de l’homme devient bien hésitante en ces contrées. Il n’a pas de but comme Pascal ; il tourne en cercle, les yeux bandés dans le désert ; mais il faut reconnaître que son cercle est immense. Il voulait faire une sorte d’œuvre encyclopédique « où les expériences et les idées nées des sciences les plus diverses se seraient mutuellement éclairées, soutenues et vérifiées », nous dit-il. Il n’eût, probablement, jamais pu achever cette œuvre, mais les ruines éparses en sont belles et étranges.

Une grande partie de ces Fragments avaient été réunis par Schlegel et par Tieck dans le volume qui contient les autres œuvres du poète. En 1846, Ludwig Tieck, aidé d’Edouard von Bülow publia une nouvelle série de Fragments qui n’épuisa pas encore l’énorme amas de notes qu’avait laissé l’auteur des Disciples à Saïs, j’ai fait, à mon tour, un choix dans ce choix. Novalis rencontre dans son œuvre la plupart des sciences humaines. J’ai écarté d’abord un certain nombre de considérations politiques qui aujourd’hui n’offrent plus d’intérêt. J’ai écarté aussi tout ce que les progrès de la physique et de la chimie eussent fait paraître suranné ou erroné. J’ai agi de même à l’égard de certaines questions historiques ou religieuses qui se rapportaient presque exclusivement à la situation de l’Allemagne à l’époque où écrivait l’auteur. Pour le reste, le choix fut plus difficile et plus arbitraire ; mais il fallait se borner pour le moment. D’ailleurs, il est possible qu’un second volume vienne compléter cette œuvre. Je puis affirmer cependant, que parmi ces pensées, j’ai recueilli toutes celles qui étaient imprégnées de la véritable et pure essence du génie de Novalis, quelque répugnance qu’elles montrassent souvent à livrer leur secret. Je termine en priant qu’on pardonne d’inévitables erreurs. Il n’est pas facile de traduire en français un auteur obscur et qui semble parfois ne parler qu’à voix basse. Notre langue est une interprète minutieuse et sévère, qui, avant de consentir à exprimer quelque chose, exige des explications qu’il est souvent bien dangereux de lui donner.