Traduction par Comte de Marcellus.
Librairie de Firmin Didot Frères, éditeurs (p. 1-11).

Le premier livre fait voir Jupiter sous la forme d’un taureau, ravisseur d’une nymphe, et la sphère ébranlée par les mains de Typhon.

Racontez, ô déesse, le souffle générateur de la foudre du fils da Saturne, étincelle nuptiale avant courrière d’un brillant éclat, et l’éclair qui présida à l’union de Sémélé. Dites la double naissance de Bacchus, que Jupiter arracha tout humide encore aux flammes, produit imparfait d’une maternité inachevée. Père et mère à la fois, le dieu ménagea pour lui, de sa propre main, des entrailles masculines[1] dans l’incision da sa cuisse ; car il n’oubliait pas que, dans un autre douloureux enfantement, il avait déjà fait jaillir lui-même d’une tumeur de son front Minerve resplendissante et tout armée.

Ô Muses, portez-moi les férules[2], agitez les cymbales ; donnez-moi le thyrse si célèbre da Bacchus ; montrez-moi prenant part à vos danses le multiple Protée[3] pris de l’île voisine du phare ; qu’il se montra sous ses transformations, variées autant que mes chants. Ainsi lorsque, dragon rampant, il se roula en cercle, je chanterai les divines batailles où, sous un thyrse de lierre, les géants. et les dragons leur chevelure, furent terrassés. Lion rugissant, s’il secoue sa crinière, je ferai voir mon jeune dieu, sur le bras de la redoutable Rhéa, usurpant la mamelle de la déesse qui nourrit les lions. Si, dans ses nombreuses métamorphoses, il bondit comme un impétueux léopard, je célébrerai les triomphes du fils de Jupiter sur les Indiens, quand il sut atteler à son char les léopards et les éléphants. S’il revêt la forme d’un sanglier, je dirai les amours du fils de Thyone[4] et son union avec Aura, l’ennemie des sangliers, Aura, fille de Cybèle, mère du troisième Bacchus, qui devait naître plus tard. S’il se change en eau, je chanterai Dionysos pénétrant dans les abîmes de la mer devant l’attaque de Lycurgue. Enfin, s’il s’élance en arbre, et que son feuillage emprunté murmure, je parlerai d’Icarios, créateur de ce pressoir divin où les pieds rivalisent à écraser la grappe.

Portez-moi des férules, ô Mimallones[5], et eu lieu de mon vêtement accoutumé, couvrez ma poitrine de la nébride tachetée, toute parfumée du nectar de Maronie[6]. Gardez pour Ménélas, guidé par Homère et par l’habitante des abîmes, Idothée, le cuir infect des phoques Donnez, donnez-moi les cymbales et les boucliers ; à d’autres la double flûte aux douces mélodies. Je ne veux pas offenser mon Apollon ; je sais que le bruit animé des chalumeaux l’importune depuis le défi de Marsyas[7] ; alors que, dépouillant tous les membres du berger impie, il en étendit la peau sur un arbre et en fit une outre gonflée, pour punir sa flûte provocatrice. Commencez donc, ô déesse, les recherches vagabondes de Cydmus.

Déjà Jupiter aux cornes élevées, taureau sur le rivage de Sidon, avait exhalé, d’un gosier mensonger, un amoureux mugissement ; déjà il avait adouci ses regards ; et l’enfant Éros soulevait et entourait de ses mains comme d’une double chaîne une femme. Le taureau navigateur s’approche, tend son cou arrondi, plie les genoux, et, soumettant son dos abaissé à la jeune fille, il enlève Europe[8] ; puis, s’avançant rapidement dans la mer, il fend les flots de ses pieds, mais sans bruit et sans secousse. Ainsi naviguait la nymphe saisie de terreur, et pourtant immobile et hors de l’atteinte des vagues. On eût dit Thétis, Galatée, Amphitrite ou Vénus assise sur un Triton. Neptune, cependant, s’étonne de ce nageur aux pieds arrondis. Aux mugissements trompeurs de Jupiter, Triton répondait par l’écho de sa conque, et par les chants de l’hymen, Nérée montrait à Doris cette femme enlevée et ce nautonier cornu et étranger, objets à la fois de crainte et d’admiration. De son côté la nymphe, emportée par son ravisseur sur cette nef submergée à demi, tient la corne comme un gouvernail, et tremble pour son passage à travers l’onde orageuse ; le Désir lui sert de pilote ; le rusé Borée, enivré d’haleines amoureuses, enfle les plis de sa robe, et, rival jaloux, il murmure autour du voile de son jeune sein. Ainsi quand, assise sur un dauphin, une des Néréides vient surveiller les eaux et dominer leur calme surface, elle agite sa main et semble nager : l’humide compagnon, qui la préserve des vagues, la promène sur son dos recourbé, et tend sa queue qui fend les flots en y creusant un double sillon ! tel s’avance le divin taureau. Éros, devenu bouvier[9], fouette de son écharpe ce cou asservi pendant qu’il nage, et, portant son arc sur son épaule comme un aiguillon[10] pastoral, il dirige à l’aide de cette houlette de Vénus l’époux de Junon deus les pâturages humides de Neptune. Les joues virginales de Pallas qui n’a pas eu de mère rougirent en voyant son père, le fils de Saturne, conduit par une femme.

Mais la mer et le passage au milieu des flots ne peuvent éteindre l’ardeur de Jupiter. N’est-ce pas dans leurs profondeurs que, pour créer Vénus, l’onde s’est grossie d’un germe céleste ? Europe gouverne, pilote et fardeau à la fois d’une traversée sans bruit et sans écume[11].

En apercevant cette ingénieuse imitation du trajet rapide d’un vaisseau, un Grec, matelot expérimenté, s’écrie : « Ô mes yeux ! Quel est donc ce prodige ? d’où vient qu’un bœuf fend les vagues et abandonne ses prairies pour nos flots indomptés ? Est-ce la terre que Jupiter rend navigable, ou la mer qu’il sillonne des roues de son char ? C’est là pour moi une navigation inconnue. Serait-ce donc que la Lune, entraînée par l’un de ses taureaux rebelles, a quitté la route des cieux pour cheminer au sein des ondes ? Mais non ; Thétis elle-même favorise sa course ; et le bœuf marin n’a rien de semblable au bœuf terrestre, car il a le corps d’un poisson. Ici, loin d’être guidé sans frein par une Néréide nue, c’est une Néréide aux longs voiles qui conduit ce taureau, piéton inaccoutumé des eaux. Serait-ce donc Cérès, parée de ses épis, qui déchire le dos azuré des mers sous les pieds d’un bœuf ? Mais alors, ô Neptune, tu peux donc aussi quitter tes abîmes, promener la charrue sur l’aride surface du sol, et, creusant avec tes vaisseaux les sillons de Cérès, livrer aux vents du rivage une navigation terrestre. Taureau ! tu t’égares loin des pâturages. Nérée n’est pas bouvier ; Protée ne laboure jamais ; Glaucos n’est pas cultivateur. Il n’y a ici ni le jonc des marais, ni l’herbe des prairies ; mais des nautoniers d’une mer qui porte des vaisseaux et non le fer du sillon ; une mer dont nous fendons les flots toujours stériles avec le gouvernail et non avec le soc. Les serviteurs de Neptune n’ensemencent pas des guérets. Leurs plantes, ce sont les algues ; l’eau est leur grain ; leurs laboureurs sont des matelots, leurs champs la mer, la rame leur charrue. Mais quoi ! tu emportes une vierge ? Les taureaux amoureux enlèvent-ils donc aussi des femmes ? Ou bien Neptune, déguisé sous la forme du bœuf cornu des fleuves, a-t-il encore ravi quelque jeune fille ? Aurait-il tramé quelque nouvelle ruse après ses récentes amours avec Tyro lorsque, hier encore, pour la séduire, il empruntait les flots et le murmure du fleuve Enipée »

Ainsi parle, dans sa surprise, le matelot grec qui passe sur les mers. Cependant, la Nymphe, présageant son union avec le taureau, arrache sa chevelure et dit d’une vois plaintive.

« Onde sans écho, et vous rives insensibles, dites à ce taureau, si du moins les bœufs ne sont pas sourds aussi : Barbare, prends pitié d’une fille innocente ! Dites, rivages maritimes, dites pour moi au père qui me chérit qu’Europe abandonne sa patrie, entraînée par un taureau ravisseur, nautonier et bientôt époux si je ne m’abuse. Haleines qui nous entourez, portez ces boucles de mes cheveux à ma mère[12]. Et toi, Borée, je t’en conjure, prends-moi sur tes ailes, tomme tu as enlevé ta Nymphe athénienne[13]. Mais tais-toi, malheureuse, et ne va pas exciter l’amour de Borée, après l’amour du taureau, »

Ainsi disait la Nymphe que le taureau emporte sur les mers[14].

Cependant Cadmus[15], errant de rivage en rivage, dépassait les traces incertaines d’Europe et de son amant. Il parvint à la grotte sanglante des Arimes[16], quand les collines, chancelant sur leur base, vinrent secouer les portes de l’Olympe, ce même jour où les dieux s’envolèrent vers les bords paisibles du Nil, dirigeant leur fuite au milieu des airs, comme des troupes d’oiseaux passagers qu’on ne peut atteindre. Les sept zones du pôle en furent ébranlées. La faute en était à Jupiter épris de Plouto, et impatient de mettre au monde Tantale, ce voleur insensé du breuvage céleste. Le dieu avait caché ses foudres, les armes de l’air, dans le fond de la grotte. Là, elles s’enflamment ; leur fumée s’échappe des voûtes souterraines, noircit la blancheur des pies, échauffe les sources des pénétrantes étincelles d’un feu invisible ; et la vapeur des eaux bouillonnantes jaillit à grand bruit du gouffre de Mygdonie.

C’est alors que, par le conseil de la Terre, sa mère, le géant de Cilicie, Typhée, étendit toutes ses mains, et déroba les armes de Jupiter, armes de feu. Bientôt, développant ses nombreux et bruyants gosiers, il fait entendre le hurlement universel de tous ses monstres. Les serpents nés avec lui bondissant sur la tête des léopards leurs frères, et léchant la redoutable crinière des lions, enroulent leurs queues en spirale autour des cornes des boeufs, et lancent leurs dards écumeux contre les sangliers haletants.

Mais bientôt Typhée dépose les foudres de Jupiter dans le creux d’une roche, et porte dans les airs aussi haut que le soleil le ravage de ses bras. D’une main robuste, il saisit Cynosure au bord inférieur du ciel ; il presse et déchire d’une autre la crinière de l’Ourse de Parrhasis[17] penchée sur l’axe ; d’une troisième, il frappe le Bouvier ; d’une quatrième, il traîne l’étoile du matin. Il brave le bruit matinal du Fouet céleste dans le cercle de la sphère, et s’empare aussi de l’Aurore. Il arrête le Taureau ; et la marche du coursier des Heures reste irrégulière et inachevée. Enfin, obscurcie par l’ombre des Serpents annelés de son épaisse chevelure, la lumière se mêle aux ténèbres ; et la Lune, se levant en plein jour, brille avec le Soleil.

Ce n’est pas assez : le géant passe du nord au midi, et quitte un pôle pour l’autre pôle ; il atteint le Cocher d’un bras allongé ; flagelle le Capricorne, père de la grêle ; précipite les deux Poissons au sein des mers, et chasse le Bélier du centre de l’Olympe, là où, voisin et dominateur de l’orbite du printemps, cet astre partage d’une balance égale la nuit et le jour.

Typhée s’élève sur ses pieds et ses queues jusques auprès des nues ; là, déployant la tribu tout entière de ses bras, il rembrunit l’éclat argenté d’un ciel sans nuages, sous l’ombre des armées tortueuses de ses serpents. L’un se dresse, parcourt la ligne du pôle arrondi et, sautant sur les reins du Dragon céleste, sonne la charge. L’autre se rapproche de la fille de Céphée. Puis, formant avec ses mains étoilées un cercle, pareil à l’autre, il oblique ses anneaux et serre d’une seconde chaîne Andromède enchaînée déjà. Celui-ci, armé de cornes aiguës, s’attaque au Taureau, qui par ses cornes lui ressemble ; puis, la gueule entrouverte, il enroule autour de son front de bœuf les Hyades à l’image des cornes de la Lune ; et le Bouvier se voit lié d’une ceinture tressée de serpents venimeux. Un Dragon plus audacieux encore, apercevant dans le ciel un autre reptile, jette son bras monstrueux sur le Serpentaire ; puis, il courbe sa tête, arrondit son ventre, et entrelace ainsi une couronne nouvelle autour de la couronne d’Ariadne.

Enfin, le géant emprunte tantôt l’écharpe de Zéphyre, tantôt les ailes opposées d’Euros ; il se transporte d’une zone à l’autre, fait tournoyer tous ses bras, et entraîne les étoiles du matin et du soir, ainsi que le sommet de l’Atlas. Parfois, il saisit au fond de la mer et de l’abîme des algues, et retire sur la terre le char de Neptune. Puis, enlevant à sa crèche sous-marine le coursier du dieu avec sa crinière tout humide encore, immobile il le lance vers l’Olympe, et le darde contre la voûte des cieux. Le char circulaire du Soleil en est frappé ; et ses coursiers hennissent près du timon. Parfois aussi, arrachant le Taureau à son champêtre attelage, malgré ses mugissements il le vibre d’un bras ennemi contre les cornes de la Lune, arrête la marche de la déesse, brise les freins et les blancs colliers du joug, et fait retentir au loin le sifflement mortel de ses vipères empoisonnées.

Toutefois, fille de Titan, la Lune résiste à la violence de Typhée ; en combattant les têtes réunies du géant, elle effleure les cercles lumineux de la corne du Taureau, et les bœufs éclatants de son char, effrayés de la gueule béante de Typhée, mugissent. De leur celé, les Heures intrépides arment les phalanges célestes et les constellations qui, de tous les points du ciel, viennent se ranger autour de leur cercle régulateur. L’armée, au milieu des clameurs et des flammes, déploie dans les airs ses bataillons divers accourus du royaume de Borée, des penchants du soir, de la zone de l’Euros et des retraites du midi. Le chœur, inébranlable des astres fixes, s’anime tumultueusement, et rallie les étoiles errantes ; l’axe droit, qui perce le centre du ciel et y demeure fixé, en gémit. Le chasseur Orion, à la vue de ces milliers de bêtes fauves, tire son épée ; la lame du glaire de Tanagre étincelle dans ses mains. Le Chien altéré rallume l’éclat de son cou incandescent ; il fait sortir de son gosier étoilé ses aboiements embrasés ; et à la place de son Lièvre accoutumé, ce sont les monstres de Typhée qui ressentent ses brûlantes haleines.

Le pôle retentit, l’Écho répète sept fois les cris des sept Pléiades dans les sept zones du ciel, et les planètes les leur renvoient en nombre égal. A l’aspect de la forme monstrueuse du reptile, le brillant Serpentaire rejette de ses mains, qui guérissent tant de maux, les anneaux azurés de ses dragons nourris de feu, et vibre un trait tacheté et oblique ; les ouragans bruissent autour de sa flamme ; et ses vipères lancent des dards qui se croisent au sein des airs et les ravagent. Le Sagittaire, vaillant compagnon du poissonneux Capricorne, décoche aussi sa flèche. Le Dragon, que divisent les deux Ourses, et qui paraissant entre elles, pousse le Chariot étoilé dans sa marche éclatante ; et voisin d’Erigone, le Bouvier, guide assidu du Chariot, brandit, d’un bras étincelant, son aiguillon, tandis qu’auprès de l’Hercule agenouillé et du Cygne, son satellise, la Lyre céleste prophétise le triomphe de Jupiter.

Alors Typhée transporta ses dévastations du haut du Ciel au sein des ondes et des écueils. là, secouant les sommets du Coryce et comprimant les flots du fleuve de la Cilicie, il réunit dans une seule de ses mains Tarse avec le Cydnus, et dirige la violence de ses traits contre les vagues de la mer. Les membres et les reins du géant, qui s’avance sur les eaux à l’aide de ses pieds, apparaissent nus à la surface et ne s’y enfoncent pas : sous leur poids, les vagues murmurent sourdement. Ses dragons à la nage se rangent en bataille sur la mer, sonnent la charge par leurs sifflements et dardent leur salive empoisonnée. Quand il se dresse sur In ondes, Typhée touche de ses pieds les algues des abîmes, en même temps qu’il presse de son ventre les nuages des airs. Lorsqu’il exhale les terribles rugissements des lions aériens de ses têtes, le Lion marin se cache dans les antres limoneux : lorsqu’il couvre de ses flancs insubmersibles la totalité de la mer plus grande que la terre, toute la phalange des monstres marins se sent pressée dans ses retraites profondes ; les phoques grommellent ; les dauphins s’enfuient sous les gouffres : le polype rusé, s’attachant aux contours de sa pierre habituelle par des fils plus nombreux, donne à ses membranes l’apparence d’une roche sous-marine. Tout tremble ; la murène, qu’un désir amoureux attire vers la vipère[18], redoute elle-même l’haleine impie de ces serpents qui traversent la mer. L’Océan élève dans les airs ses ondes comme une tour, et touche au ciel ; l’oiseau, que la pluie n’atteignait pas dans les airs, y rencontre les flots, et s’y baigne. Enfin, imitateur du trident de Neptune, Typhée arrache, au bord de la mer, une île, d’une seule secousse de sa main immense, la détache du continent, l’enlève et la jette au loin en la faisant tourner sur elle-même ; les milles bras du géant s’approchent des astres pendant le combat, obscurcissent le soleil, et lancent les cimes des montagnes contre le ciel.

Bientôt, après avoir soulevé le fond des mers et les hauteurs de la terra, le Jupiter illégitime s’arme de la foudre aux pointes de feu ; et ces mêmes armes pesantes que le dieu portait d’une seule main, le monstrueux Typhée a peine à les soulever de ses deus cents bras, tout invincibles qu’ils sont.

Sous les poignets desséchés du géant et loin desnuées, le tonnerre ne fait entendre qu’un sourd murmure éveillant à peine l’écho. L’air altéré ne laisse tomber que par intervalles quelques gouttes d’une aride rosée. La foudre s’obscurcit et son étincelle, semblable à une noire fumée, ne jette qu’une lueur languissante. Les éclairs, qui reconnaissent les mains inexpérimentées de leur directeur, déguisent, sous une lumière efféminée, leur splendeur virile, glissent d’eux-mêmes en bondissant de ses bras démesurés, et errent au hasard, regrettant la main accoutumée de leur maître céleste.

Ainsi, quand un écuyer novice et peu exercé fouette inutilement un cheval indocile et impatient du frein, celui-ci devine par instinct la main étrangère de son nouveau guide ; il s’élance, saute en fureur ; immobile sur ses pieds de derrière qui ne quittent pas le sol, et pliant les jarrets, il bat l’air de ses pieds de devant, et dresse l’épaisse crinière qui va ondoyant d’une épaule à l’autre. Tel, de ses mains alternatives, le géant cherche à contenir la foudre rebelle et les éclairs vagabonds.

Cependant, au moment où Cadmus arrivait chez les Arimes, le taureau navigateur déposait sur le rivage de Dicté Europe respectée des flots. Junon a vu la passion de son infidèle époux, et s’écrie, dans sa colère ironique[19] et jalouse : « Venez donc, ô Phébus, au secours de votre père, de peur que quelque laboureur ne s’en empare et ne l’attelle à la charrue. Oh ! qu’il l’attelle et s’en empare[20] ! Je dirais alors à Jupiter : Supporte le double aiguillon de l’amour et des bouviers ; — gardez votre père, berger Apollon, car la Lune conductrice des bœufs pourrait bien le plier à son joug et l’ensanglanter de ses lanières redoublées, lorsqu’elle se hâte vers le pasteur Endymion. Roi des dieux, c’est grand dommage qu’Io, quand elle était génisse, ne t’ait pas vu la courtiser sous une telle forme ; elle n’eut pas manqué de te donner un fils au front cornu, pareil à son père. Crois-moi, tremble que Mercure, si habile à dérober les boeufs, ne dérobe son père aussi, le croyant taureau, et qu’il ne donne une seconde fois la lyre à ton autre fils Phébus en gage de ce ravisseur ravi (21)[21]. Mais que fais-je ? et pourquoi Argus n’est-il plus là avec son corps tout parsemé d’yeux vigilants ? Ce berger de Junon frapperait de sa houlette les flancs de l’indocile Jupiter, et le ramènerait au pâturage. »

Elle dit : Et le dieu, dépouillant la forme du taureau, paraît semblable à un jeune époux ; il s’approche de l’innocente Europe, jouit de sa beauté ; et, détachant d’abord les replis de sa ceinture, sa main, comme par hasard, presse les contours du sein de la Nymphe ; puis il effleure sa lèvre d’un baiser, et cueille en silence le fruit sacré et mûr à peine des amours que la Vierge gardait pour lui[22].

Plus tard, Jupiter donna pour épouse au riche Astérion la nymphe enceinte d’un double et divin fardeau, et fit briller le Taureau, époux constellé, aux pieds du Cocher dans la sphère. Là, replié sur ses genoux, il paraît au printemps derrière le Soleil et protège les premières rosées ; puis, il se montre à demi plongé dans la mer, tendant le pied droit à Orion ; et le soir, précipitant sa course, il devance le Cocher, son compagnon, qui se lève à coté de lui. Telle est a place dans les cieux.

Cependant Typhée ne devait pas conserver longtemps les armes de Jupiter ; le fils de Saturne quitta le pôle arrondi pour aller sur la montagne au-devant de Cadmus, qui cherchait sa sœur à l’aventure. Éros[23] est avec lui ; tous deux méditaient, dans une pensée artificieuse, la mort de Typhée, condamné par les Parques inexorables ; alors il détermine, dans sa sagesse, que le berger Pan, qui l’accompagne, lui livrera des boeufs, des brebis, des troupeaux de chèvres aux belles cornes, et qu’il dressera sur le sol une cabane de roseaux attachés par des liens circulaires. Il veut que, revêtant Cadmus d’un habit pastoral sous une forme méconnaissable, Pan en fasse un faux berger sous ce costume menteur ; il veut encore qu’il prête à l’habile musicien la flûte astucieuse qui doit amener la mort de Typhée. Dans ce dessein, Jupiter appelle à la fois le pasteur supposé et le générateur ailé de l’espèce humaine ; puis il leur tient ce commun langage :

« Cher Cadmus, fais entendre ta flûte, et les cieux s’apaiseront. Tu tardes, et l’Olympe souffre. Car Typhée s’est emparé de mes armes célestes, et ne m’a laissé que mon égide. Or, que peut-elle cette égide, contre la foudre entre les mains de Typhée ? Je crains, je l’avoue, les railleries du vieux Saturne, l’orgueil et les gestes méprisants de mon ennemi le noble Japet. Je crains aussi que, dans la Grèce, mère des fables, une langue maligne (quel déshonneur pour mon nom !) n’invoque Typhée, maître de la pluie et souverain des cieux. Sois berger pendant une seule aurore, et viens aider le pasteur du monde de ta musette pastorale qui fait oublier le chagrin. Tu m’empêcheras d’entendre le bruit des nuages assemblés par Typhée, et son tonnerre imposteur. Je le dompterai alors, malgré l’attaque de ses éclairs et l’assaut de ses foudres. Si donc le sang de Jupiter et d’lo, fille d’lnachus, coule dans tes veines, va séduire Typhée par les sons bienfaisants de ton adroite flûte. Pour ta récompense méritée, tu recevras un double présent ; car je ferai de toi le sauveur de l’harmonie du monde et le mari d’Harmonie.

« Et toi, Éros, fondateur primitif du fécond mariage, bande ton arc ; et le globe, rentré dans l’ordre, se raffermira. Charme dominateur de la vie, si tout vient de toi, lance encore une flèche, et tout sera préservé. Dieu du feu, consume Typhée, et que par toi la foudre brûlante revienne en mes mains. Maître de tous, n’en frappe qu’un seul ; ta douce étincelle triomphera de celui que Jupiter n’a pu vaincre ; fais enfin que la voix de Cadmus ait autant d’enchantement et d’attrait que j’en ai ressenti dans les bras d’Europe[24].

Après ces mots, Jupiter, sous la forme du taureau, se retire sur le mont Taurus qui lui doit son nom. Cadmus alors, déguisé sous les habits champêtres d’un véritable pasteur, appuyé contre un chêne de la forêt voisine, accorde ses chalumeaux et fait entendre aux oreilles de Typhée un son séducteur, léger et doux, qui s’échappe de ses joues gonflées. Épris de l’harmonie, le géant accourt en rampant à ce son perfide : et, se rapprochant, par tous les anneaux de son corps, de l’entraînante mélodie et de la flûte enchanteresse, il oublie dans la grotte, auprès de la Terre sa mère, les armes brûlantes de Jupiter.

Quand il le vit prés de la forêt, Cadmus fit semblant de s’effrayer, et se cacha dans le creux d’une roche. Mais le monstrueux Typhée qui de sa haute tête l’avait vu fuir, l’appelle d’abord par des signes muets ; puis, sans se douter de la ruse harmonieuse et de la trame qui prépare sa mort, il se met en face du berger, lui tend une de ses mains droites ; et tachant de sourire d’un visage à demi humain et rouge de sang, il lui adresse ces présomptueuses paroles :

« Berger, pourquoi me craindre ? Pourquoi cacher ta main sous tes vêtements ? Serait-ce un honneur pour moi d’attaquer un mortel, après Jupiter ? Serait-ce un honneur de m’emparer d’une flûte après avoir conquis le tonnerre ? Qu’y a-t-il de commun entre les chalumeaux et la foudre ? Garde ta musette. Typhée possède maintenant un autre instrument olympien qui résonne de lui-même, divin. Jupiter, privé de son écho habituel et de ses nuages, assis a l’écart, les mains désarmées et silencieuses, peut avoir besoin de ton humble flûte. Quant à moi, je n’ajuste pas rang par rang de vils roseaux à des roseaux flexibles ; mais, roulant les nues sur les nues, je frappe le ciel de coups redoublés et retentissants.

«  Nous allons, si tu le veux, établir une lutte amicale ; anime tes roseaux ; je ferai résonner mon tonnerre. Tu enfles et allonges tes joues pour en faire sortir une faible haleine, tandis que mes foudres mugissent excités par les souffles violents de Borée. Pasteur, je t’offre une récompense de ton chant ; lorsque j’occuperai le trône et le sceptre de Jupiter, je t’enlèverai de la terre au ciel avec ta musette, et même, si cela te plaît, avec ton troupeau. Je ne veux pas t’en séparer, bien au contraire. Je mettrai tes chèvres sur le dos du Capricorne qui est de leur race ; ou bien près du Cocher qui, dans la sphère, touche de son bras étoilé l’astre de la Chèvre olénienne[25]. Tes boeufs, j’en ferai des constellations de l’Olympe, et les placerai soit sur la large encolure du Taureau pluvieux, soit près de la zone humide où les bœufs de la Lune laissent échapper de leurs ardents gosiers de sonores beuglements. Tu n’auras nul besoin de ta petite cabane. Au lieu de ta forêt, les Chevreaux du ciel partageront avec toi leur étincelant bercail. Je te construirai une seconde crèche destinée à rayonner prés de la crèche des Ânes célestes[26]. Toi-même, tu resplendiras près du Pasteur, là où se montre le Bouvier. On te verra aussi, ta houlette constellée à la main, presser la marche du char de l’Ourse de Lycaon. Pour prix de ta mélodie, je réunirai près du cercle des astres ta douce flûte à la Lyre Éthérée, et je t’établirai le musicien de l’Olympe. Alors, s’il te convient d’épouser la chaste Minerve, je te la donnerai. Si ses yeux bleus te déplaisent, je t’offre Latone, Charis, Vénus, Hébé ou Diane. Je ne réserve pour moi que la belle Junon. Si tu as quelque frère habile à conduire et à dompter les chevaux, il guidera le char à quatre jougs du Soleil. Voudrais-tu, chevrier que tu es, brandir l’Égide à la peau de chèvre ? Je te l’accorde : je puis me passer dans l’Olympe, et ne pas m’inquiéter de Jupiter désarmé. Que pourrait, en effet, contre moi Minerve avec ses armes, une faible femme ? Commence donc, ô berger, par mon triomphe sur Jupiter à qui j’ai ravi son sceptre et sa ceinture étoilée ; célèbre en ma personne le légitime et nouveau souverain de l’Olympe. Heureux berger, ta vas résider avec Typhéel Tu chantes aujourd’hui sur la terre, tu chanteras demain dans les cieux. »

Il dit, et Adrastée[27] prit acte de ces insolences. Mais, en voyant le géant, fils de la Terre, s’enivrer des doux sons de sa flûte délicieuse, et, emporté par le fuseau des Parques, s’engager volontairement dans ses filets, Cadmus lui adressa sérieusement ces paroles pleines d’astuce :

« Ce que vient de te faire entendre ma flûte est peu de chose : Que diras-tu donc quand je chanterai sur la lyre à sept tons l’hymne de ton triomphe ? Car c’est avec elle que j’ai surpassé Phoebus et ses instruments divins. Jupiter, pour favoriser son fils vaincu, pulvérisa de sa foudre mes cordes harmonieuses ; mais si j’en trouve jamais d’aussi bonnes, à l’aide de mon archet, je charmerai tous les arbres, les animaux féroces, les montagnes ; j’attirerai l’Océan, cette ceinture contemporaine de la terre, qui se meut d’elle-même ; et il se hâtera pour venir à moi de diriger son reflux tournoyant jusqu’à la ligne qui fait sa limite. J’arrêterai à la fois la phalange des étoiles fixes, les astres errants qui sont à leur rencontre, le cours du Soleil et le disque de la Lune. Si donc tu frappes d’un trait brûlant Jupiter et les autres dieux, n’épargne que Phoebus ; je compte le défier encore et voir lequel de nous deux saura plaire davantage au grand Typhée, pendant ses festins. Fais frâce également aux Muses amies de la danse, afin que si Phoebus ou ton berger mènent les rondes de l’orgie, elles puissent aussi mêler leurs voix de femme à nos mâles chansons. »

Il dit ; Typhée remue sa sourcils joyeux en signe d’assentiment ; il secoue sa chevelure ; et les serpents bouclés de sa tête lancent en pluie leur venin sur les collines[28]. Il revient aussitôt dans son antre, y prend les nerfs de Jupiter : et, ces nerfs tombés sur la terre pendant le combat, il les offre au rusé Cadmus en don d’hospitalité[29]. Alors, le faux berger loue le présent divin, manie les nerfs eu tout sens comme s’il allait en garnir sa lyre ; et, les cachant adroitement dans un creux du rocher, il les réserve pour le triomphe de Jupiter ; puis, d’un souffle léger, imitant avec le murmure de ses lèvres les bruits de l’Écho, il fait entendre, à l’aide de ses chalumeaux, la plus molle harmonie, et charme toutes les oreilles attentives de Typhée, qui ne s’est pas aperçu de la ruse.. Pour séduire le géant, le faux pasteur exprime par ses sons la déroute des dieux ; mais il célébrait en même temps la future victoire de Jupiter. Il prophétise ainsi à Typhée, assis auprès de lui, la mort de Typhée lui-même[30] ; et pourtant il excite au plus haut degré son enthousiasme.

Ainsi que dans le délire de l’amour, un jeune homme fait ses délices d’une jeune fille de son âge, admire d’abord la blanche rondeur de son visage gracieux, puis les grappes vagabondes de son épaisse chevelure, ensuite ses doigts vermeils ; tantôt il épie les contours d’une gorge de rose que resserre la ceinture, tantôt il considère les épaules dégagées de voile, se repaît ainsi de toutes les beautés de la vierge qu’il ne peut quitter, et transporte de l’une à l’autre son insatiable regard.

Tel Typhée livre à Cadmos toute son âme enivrée d’harmonie.


Notes :

  1. Les entrailles masculines. — C’est le même mot chez Euripide : ἄρσενα τάνδε βᾶθι νηδύν. (Bacc., v. 530.) « Que le corps de ton père soit pour toi le sein maternel. » C’est ainsi qu’un traducteur récent a étouffé sous une périphrase l’excessive crudité du poète.
  2. Les férules. — Les plantes de férules étaient consacrées à Bacchus, soit parce que leur tige creuse servait à porter le feu des sacrifices, ainsi que, suivant Hésiode (Théogonie, v. 558), Prométhée en usa pour dérober le feu du ciel ; soit, comme le dit Pline (liv. XXIV, c. 1), parce que cette herbe, nuisible aux animaux, est aimée de l’âne, monture de Silène, et chéri de Bacchus. Plutarque en donne deux autres raisons. La première toute matérielle : c’est, dit-il, que ces bâtons de férules, état à la fois solides et très légers, soutiennent les vieillards et les convives chancelants, sans fatiguer leur main ; et que si, dans l’ivresse du repas, ils viennent à s’en frapper, ils ne se font aucun mal. Le second ne motif est tout philosophique ; en donnant pour attribut au dieu du vin l’oubli et la férule, l’antiquité a voulu que l’on pardonnât en les oubliant les excès de la coupe, ou du moins qu’ils fussent suivis de châtiments insignifiants et presque puérils. A propos de ce proverbe que cite Platon dans le plus sublime de ses dialogues (Phédon, § 60) : « Il y a plus de porteurs de férules que de Bacchus, » Érasme se livre à une boutade tous à fait amusante, « Ceci veut dire que bien des hommes ont plus de réputation que de vertu. Ne sont pas en effet théologiens tous ceux qui portent le bonnet de docteur. Ne sont pas poètes tous ceux qui en prennent le titre. Ne sont pas moines tous ceux qui en ont le capuchon. Ne sont pas chrétiens tous ceux qui assistent aux offices. Ne sont pas nobles tous ceux qui ont la Toison d’or. Ne sont pas vierges toutes celles qui n’ont pas encore la coiffe. Ne sont ni rois tous ceux qui ceignent la couronne, ni évêques tous ceux qui ont crosse et mitre, ni papes tous ceux dont la tiare signale la sainteté. Ne sont pas généraux enfin tous ceux qui montrent un aigle sur leurs étendards. Ce n’est, comme dit Plutarque, ni le manteau ni la barbe qui font le philosophe. » (Érasme. Adag., p. 224.)
  3. Protée. — Nonnos, en rappelant ici l’épisode de Ménélas dans le quatrième livre de l’Odyssée, ne perd pas son goût pour les paraphrases : et, comme il a allongé en cent quarante-deux hexamètres le second et le plus court chapitre de l’Évangile selon saint Jean, il délaye ici en vingt alexandrins ces trois vers d’Homère, où il suit dans leur ordre et pas à pas les six métamorphoses de Protée : «  Il se transforme d’abord en lion à la crinière épaisse, puis il devient dragon, léopard, sanglier énorme. Enfin il se change en eau limpide et en arbre aux rameaux élevés. » (Odyssée, IV, 456.)
  4. Le fils de Thyone. — C’est le cinquième Bacchus de Cicéron (de Nat. deor. liv. III, c. 23) : Quintum, Nyso natum et Thyone. — Mais, chez Nonnos, comme chez Suidas, Thyone n’est qu’un des surnoms de Sémélé Ce troisième Bacchus, né plus tard, ne serait-il pas plutôt, chez Cicéron, l’aîné des autres, le même Bacchus qu’il fait naître de Jupiter et de Proserpine ? Et Proserpine n’est-elle pas cette Cybélide, fille ou petite-fille de Cybèle, mère du troisième Bacchus ? Au lieu de laisser dans l’esprit du lecteur des doutes sur ce problème mythologique, au lieu de le fatiguer d’un résumé mime succinct d’innombrables dissertations, je crois pouvoir assurer d’avance qu’il en trouvera la solution dans les derniers vers des Dionysiaques, si sa patience lui permet de pousser jusque-là.
  5. Les Mimallones. — Cette dénomination des Bacchantes vient de leur habileté et de leur penchant à imiter Bacchus, à μιμάομαι, comme le veut Suidas, ou de ce qu’elles habitaient les forêts profondes du mont Mimas en Asie Mineure, si l’on en croit Strabon. — Je ne suis pas assez savant pour aller chercher, à la suite de Heinsius, une autre étymologie chez les Chaldéens. Memallelon, dit-il signifie femmes bruyantes et bavardes. Dans tes trois significations d’un mot assez bizarre, chacun peut choisir celle qui sera le plus à sa convenance.
  6. Le nectar de Maronie, —ville de Thrace près de l’embouchure de l’Hèbre, est le vin avec lequel Ulysse enivre Polyphème dans l’Odyssée, et que le cyclope met au-dessus de tous les produits vineux de la Sicile. Se douterait-on aujourd’hui, en traversant les solitudes baignées par la Maritza, que le vin de ses coteaux abandonnés l’emportait sur le nectar de Marsala et de Syracuse ? «  La terre fertile des Cyclopes leur donne de belles grappes, que gonfle la pluie de Jupiter, et de bon vin ; mais celui-ci distille le nectar et l’ambroisie. » (Homère, Od., IX, 359.)
  7. Marsyas. — Ce sont ces deux vers, 42 et 43, relatifs à Marsyas, que l’historien Agathias a cités de mémoire à la suite de ce qu’il dit de Nonnos, et dont j’ai fait mention dans ma préface, οὐ γὰρ δὴ τῶν προηγουμένων ἐπὼν ἐπέμνημαι. — Il a fallu depuis y remplacer le verbe παρώρησε, mal construit d’ailleurs (car c’est toujours chez Nonnos ἐπηώτησε, liv. IV, v. 356 ; et liv. V, v. 132) par le verbe παρηώρησε plus favorable à la fois au sens et à la prosodie. Quant à Marsyas, cet inventeur infortuné de la flûte, qui, après avoir été écorché vif par Apollon, devait laisser son nom à plus d’un fleuve, il a inspiré à Alcée ces beaux vers : « Tu ne chanteras plus comme jadis dans la Phrygie, mère des pins : tu ne feras plus résonner le bruit de tes roseaux ; satyre né d’une nymphe, l’instrument de la Tritonide Minerve ne brillera plus en tes mains comme autrefois. Des chaînes chargent tes bras, parce que, mortel, tu osas défier le dieu Phébus ; et les lotus qui te pleurent, tels qu’une lyre harmonieuse, au lieu de la douce couronne, prix de la victoire, ne t’ont donné que la mort. » (Choix de l’Anth. Jacobs, § 1. Epig. 76.)
  8. Europe. — Europe aux larges yeux (εὐρὺς ὤψ), était née à Sarepta, s’il faut en croire Lycophron. « Les sangliers de l’Ida, les curètes, s’emparèrent de la génisse de Sarepta. » (Πόρτιν Σαραπτιάν, v. 1298.) Quand on me montrait sur les bords de la mer Phénicienne, entre Tyr et Sidon, le village du prophète Élie, debout sur les décombres de Sarepta, « la ville des Sidoniens  » (Bible, les Rois, liv. III, ch. 17), je ne savais pas que cette bourgade d’Arabes avait aussi une légende mythologique.
  9. Éros, bouvier. — Ce singulier titre d’Éros rappelle l’élégante idylle, ou plutôt l’épigramme de Moschus, l’Amour laboureur : « Le méchant Amour, déposant son arc et son flambeau, prend l’aiguillon, et met le sac des semailles sur son épaule ; puis, soumettant au joug des taureaux laborieux, il ensemence les sillons de la féconde Cérès ; enfin, menaçant du regard Jupiter lui-même : Fertilise ces champs, lui dit-il, taureau d’Europe, si tu ne veux que je t’attelle aussi. »
  10. L’aiguillon. — Au mot matis, κεστῷ, ceinture, porté par les anciens manuscrits et conservé par l’édition de Graefe, j’ai substitué le mot κέντρῳ, aiguillon ; et je me persuade que c’est la version véritable.
  11. Europe en mer. — Ce tableau rappelle le cygne de Buffon : « La queue est un vrai gouvernail ; les pieds sont de larges rames, et ses grandes ailes, demi-ouvertes au vent et doucement enflées, sont les voiles qui poussent le vaisseau vivant, navire et pilote à la fois. »
  12. Imitation d’Apollonlus de Rhodes. — Ici ce n’est plus Homère qu’imite notre poète, c’est Apollonius de Rhodes. Europe, comme Médée, envoie à sa mère les tresses de ses cheveux ; et toute deux obéissent à la coutume antique. « Quand le doux chant d’hyménée vient inquiéter sur leur couche les jeunes filles, et qu’elles offrent les prémices de leur chevelure intacte jusqu’alors… » (Callimaque, Délos, v. 206.)
  13. La nymphe athénienne. — Oritthyie était fille d’Érechthée, roi d’Athènes. Borée, roi de Thrace, ou le vent qui souffle du nord, l’enleva, Pavidamque metu caligine tectus Orythylan amans fulvis amplectitur alis. Ovide, Mét., I, VI, v. 710.) Et, en ma qualité de traducteur du poète le plus mythologique de l’antiquité, je préfère l’absurdité de ce mythe à la légende vulgaire de Socrate (Platon, Phèdre. § 3), qui fait périr Orithyie renversée par un vent impétueux sur les rochers de l’llissus.
  14. Enlèvement d’Europe. — On peut comparer au récit de Nonnos la spirituelle narration d’Ovide (Métam., liv. II, v. 850), les plaintes lyriques d’Horace (liv. III, ode 27), un fragment d’Anacréon, et mieux encore l’Enlèvement d’Europe, le chef-d’œuvre de MoscIus. Le poète épique de Panopolis, en les imitant les uns et les autres, mais surtout le dernier, reste éloigné de la gracieuse élégance du chantre sicilien, autant que celui-ci de la simplicité bucolique de Théocrite.
  15. Cadmus. — le nom de Cadmus, qui va se répéter si fréquemment dans le cours du poème, est prononcé ici pour la première fois ; il me servira de prétexte a traduire toute une historiette de Conon que Photius nous a conservée. — « La phrase de ce narrateur est attique, » dit-il, « dans la composition et la diction ; il est gracieux, aimable, mais il a quelque chose de contourné, qui l’éloigne des idées reçues. » Et c’est ce qu’il est facile d’apercevoir dans ce récit. « L’île de Thase est ainsi appelée du frère de Cadmus. C’est la que Cadmus quitta Thasos en lui donnant une moitié de son armée ; et, comme c’était un homme très puissant lui-même parmi les Phéniciens, il fut envoyé par leur roi en Europe. Ceux-ci dominaient en Asie et possédaient aussi le royaume de Thèbes en Égypte ; Cadmus ne fut pas, comme le croient les Grecs, envoyé à la recherche de la fille du roi de Phénicie, Europe, que Jupiter aurait enlevée sous la forme d’un taureau, mais il se servit du prétexte du rapt de sa sœur pour parcourir l’Europe et s’y établir : d’où la fable des Grecs sur Europe. Dans sa circumnavigation européenne, il laissa, comme nous l’avons dit, Thasos, son frère, dans l’île de ce nom, vint en Béotie, y fonda la ville qu’on nomme Thèbes, et en éleva les remparts à l’aide de ses compagnons ; il lui donna le nom de sa Thèbes paternelle. Les Béotiens d’abord avaient, en se réunissant, vaincu les Phéniciens, qui, par leurs embûches, leurs stratagèmes et l’aspect inaccoutumé des armes, l’emportèrent bientôt, car jusqu’alors les Grecs n’avaient connu ni le casque ni le bouclier. Cadmus, maître du pays, ses ennemis étant retournés chacun cher eux, établit les Phéniciens dans Thèbes et épousa Harmonie, fille de Vénus et de Mars. Il resta ainsi de ces armes et de ces embûches, dans l’esprit des Béotiens, l’idée que Cadmnus et ses guerriers sortaient tout armés de terre ; et on les appela Spartes, comme s’ils avaient été semés sur place. Voilà ce qu’il y a de vrai sur Cadmus et son séjour à Thèbes ; tout le reste est fable et fait pour charmer l’oreille : τὸ δέ ἄλλο, μύθος καὶ γοητεὶς ἀκοῆς. » (Conon, ap. Phot. Hist. 37.)
  16. La grotte des Arimes. — L’antre aux mille noms, comme l’appelle Pindare, après avoir été l’habitation de Typhée en Cilicie, Εἰν Ἀρίμοις, ὅθι γασὶ Τυφωέος ἔμμεναι εὐνάς. Hom. Il, II, 783.) devint son tombeau en Italie, s’il faut en croire Virgile, Inarime Jovis imperiis imposta Typhoeo… (En, IX, v. 716) Car ce nom d’lnarime, né du vers d’Homère, fut donné aussi à Pithécuse, l’île d’Ischia, que le géant fatigue encore de ses convulsions souterraines. — Quelque plaisir que j’aie ainsi à reconnaître dans le mont Epomée, qui a fait si souvent le charme de mes yeux, un rejeton volcanique de Typhée, je ne puis m’empêcher de penser que le Titan, sans sortir du pays qui le vit naître, aurait trouvé sous le mont Taurus, dont j’ai tant admiré les sommets et les neiges, une tombe tout aussi digne de lui : et c’est aussi la pensée de Strabon. — Suivant Nicandre, mythographe perdu, dont Antoninus Liberalis nous a conservé ce passage : « Typhon fils de la Terre, était un génie d’une forme monstrueuse et mixte et d’une force immense (ἐξαίσιος, immanis) Il était né avec une foule de têtes, d’ailes, de mains et de dragons autour des membres. Il jetait à la fois tous les cris ; et rien ne résistait à sa vigueur. Il voulut détrôner Jupiter : à cette attaque, tous les dieux s’enfuirent en Égypte, moins Jupiter et Minerve. Typhée
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  23. … à fait moderne, comparativement à Homère, qui anime cette poésie. Certaines expressions y tournent à l’épigramme, comme le δείδια. Je crains aussi que dans la Grèce, mère des fables, etc. » A part le jeu de mots sur Harmonie, qui va jusqu’au calembour, je ne trouve, l’avouerai-je, à cette harangue de Jupiter, ni l’esprit moderne, ni la tournure épigrammatique ; et le δείδια cité ci-dessus est une réminiscence d’Homère lui-même (Iliade, V1,442), dont ce morceau tout entier n’est qu’une imitation élégante, je dirai même simple, autant que Nonnos peut atteindre à la simplicité. C’est quand le maître des dieux s’adresse à Éros qu’il me paraît, dans son style confus et antithétique, mériter le reproche de modernité que le critique russe lui fait ici.
  24. La chèvre olénienne. — C’est Amalthée, chèvre native d’Olénos, dans le Péloponnèse ; elle donna son lait à Jupiter, qui, en récompense, en fit une constellation : …Et oleniae sidus pluviale capellae. (Ovid., Métam, III, v. 504.)
  25. Les ânes célestes. — Nonnos, dans on poème consacré à Bacchus, ne pouvait oublier la crèche des ânes célestes, ces deux constellations qui se voient au milieu de l’Écrevisse. « Bacchus, » dit Hygin, « rendu insensé et furieux par Junon, s’enfuit dans la Thesprotie pour demander un remède à l’oracle de Jupiter de Dodone ; arrivé à un grand marais qu’il ne pouvait traverser, il rencontra deux ânes, s’empara de l’un d’eux, et passa ainsi sans toucher l’eau. Puis, parvenu au temple et guéri, il récompensa les ânes en les plaçant dans la sphère. » (Poet. astr., ch. 83.) Ἐκ δ’ ἄρκτοι τ’ ἐφάνησαν, ὄνων τ’ ἀνὰ μέσσον ἀμαυρὴ φάντη, σημαίνουσα τὰ πρὸς πλόον εὔδια πάντα. (Théocrite, Idyll. XXII, v. 21.) « Les ourses reparaissent, et la crèche sombre au milieu des ânes présage que tout est favorable à la navigation. » Suivant une autre légende, Bacchus serait le seul des dieux qui aurait su réconcilier Junon avec son fils Vulcain ; et il aurait ramené malgré lui dans les cieux le boiteux forgeron monté sur un âne. «  Il est clair, » dit le rhéteur Aristide, « qu’il y a là une énigme, mais son sens ne peut échapper ; on comprend cette grande et invincible puissance du dieu qui fait voler les ânes, et non pas seulement les chevaux. » En vérité, l’utile et patient quadrupède protégé par Bacchus a été tant ridiculisé de nos jours qui Aristide semble ici ne parler sérieusement ni de l’un ni de l’autre.
  26. Adrastée. — Ce surnom de Némésis lui venait du temple que le roi Adraste avait élevé eu son honneur sur les bords de la Propontide, dans la plaine, ou sur la montagne, ou près de la ville qui, toutes les trois, portaient aussi la dénomination d’Adrastée, citée par Homère. — Quand je remontais l’Hellespont sur ma barque grecque, un matelot d’Abydos me montra dans le lointain, entre Lampsaque et les écueils de Cysique, un promontoire qu’il nommait à tort le golfe noir. « Ceux a qui placent le golfe noir entre Cysique et les Proconnèses, » dit Eustathe, «  le font sans aucune autorité. » (Com. Denys Periég., p. 596.) Le rameur d’Abydos me parlait sans doute du promontoire Karaboha, où fut autrefois la ville de Priape, à quelques milles de Parium, ou peut-être avait-il adopté la langue si confuse en géographie des conquérants, et alors il disait comme eux Kara-Bournou, appellation turque qui a remplacé en Orient tant de titres poétiques et sonores ; et cette pointe noire avait dû, en effet, porter jadis la ville ou le temple d’Adrastée. « Comme les Argonautes, je regardais, d’un côté, la bouche nuageuse du Bosphore et les collines de la Mysie ; de l’autre, le cours de l’Aesèpe, et, dans les champs népéiens, la citadelle d’Adrastée. » (Apollonius, Arg., liv. 1, v.1116.)
  27. Imitation de l’Iliade. — Autre imitatifs ou parodie de trois vers fameux de l’Iliade. (1, 627 et suivants.) «  Ainsi disant, le fils de Saturne fait un signe de ses noirs sourcils ; sa divine chevelure s’agite sur sa tête immortelle ; et l’immense Olympe en est ébranlé. »
  28. Les nerfs de Jupiter. — Ces nerfs de Jupiter tombés dans une première lutte de Jupiter contre Typhon, Nonnus, par une suite des traditions qui régnaient en Égypte autour de lui, les échangés contre les nerfs de Typhon lui-même. «  En la ville des Coptes, on dit que Mercure ôta les nerfs de Typhon, dont il fit des cordes à sa lyre, nous enseignant par là que la raison a mis d’accord tout ce qui auparavant était en désaccord. » Ὡς τὸ πᾶν ὁ λόγος διαρμοσάμενος σύμφωνον ἐξ ἀσυμφώνων μερῶν ἐποίησε. (Plutarque, Isis et Os., § 54.) Ce qui veut dire, dans les deux langues, que Mercure est la raison, la lyre l’accord, et le discord les nerfs de Typhon, génie du mal.
  29. Typhon et Typhée. — Je n’ai pas tenu compte de la différence que les commentateurs les plus érudits établissent entre Typhon et Typhée, comme entre la cithare et la lyre. D’abord, parce que la limite qu’ils ont tracée, tant d’un côté que de l’autre de ces deux termes, me paraît toujours fort indécise ; ensuite, même après l’examen le plus attentif du texte, je ne suis pas bien sûr que Nonnos n’ait pas voulu confondre lui-même dans son poème, comme ils l’étaient alors dans l’idée mythologique, Typhée le Cilicien, fils de la Terre, et Typhon l’Égyptien, né d’Isis : et je me persuade qu’il s’est servi indifféremment des deux noms, au gré de la prosodie. Quant à la cithare, une dissertation sur cet article m’aurait entraîné beaucoup trop loin ; car je n’aurais pas manqué de faire descendre des sept tons d’Orphée (septem discrimina) aux sept notes de notre gamme actuelle ; et cette lyre qui se frappait tantôt avec l’archet, tantôt avec les doigts, on a voulu reconnaître cette sorte de guitare- ??? dont l’essai, renouvelé de l’antique, a été vainement tenté de nos jours.