Les Dieux (Verhaeren)

Poèmes (IIe série)Société du Mercure de France (p. 183-185).
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LES DIEUX


Et mon désert de cœur est peuplé de Dieux noirs,
Ils s’érigent, blocs lourds de bois, ornés de cornes
Et de pierres, Dieux noirs silencieux des soirs,
Mornes et noirs, dans le désert de mon cœur morne.

Avec des yeux, comme les yeux des loups, la nuit,
Avec des yeux comme la lune, ils me regardent ;
Et c’est vers eux, vers leur terreur que mon ennui
Monte, c’est vers ces yeux nitreux qui me poignardent.


Mes Dieux, ils sont : le mal gratuit, celui pour soi,
L’unique ! Ils le rêvent, au clair minuit des astres,
Voici soudain leur ombre en moi, comme l’effroi
Entr’aperçu, la nuit, de ténébreux pilastres.

Et les uns des autres insoucieux : seuls — tous.
Chacun pour soi rêvant à sa toute puissance,
Sous les plafonds de fer des firmaments jaloux ;
Et la taisant, pour l’aiguiser, sa malfaisance,
 
Les uns ? la haine — et les autres ? l’atrocité.
Tel autre, avec des dents lentes et vexatoires,
Mâchant et remâchant sa taciturnité ;
Et tel, avec du rouge en feu dans ses mâchoires.

Ils sont les éternels de mon désert, ils sont
De mon ciel violent, dont les anciens tonnerres
Ont saccagé l’azur, l’immobile horizon ;
Ils sont mes éternels et mes tortionnaires.

 
Oh ! leurs rages de bête, oh ! leurs orgueils de roc,
Ô les cruels, ô les tristes, ô les nocturnes,
Voici ma chair et mon cerveau, voici le bloc
De mon entêtement sous vos pieds taciturnes,
 
Écrasez-moi : je suis victime — et que mon cœur
Soit le captif de vos vouloirs tentaculaires ?
Écrasez-moi, sous votre énorme poids vainqueur,
Et que je meure, au vent de fer de vos colères !