Les Dieux (Alain)/Livre II/Chapitre 3

Gallimard (p. 163-172).

CHAPITRE III

LES SAISONS

L’ordre est là-haut. Quand l’homme lève les yeux, c’est une autre prière, plus virile. L’ordre est là-haut, dans les étoiles, dans les phases de la lune, dans les balancements du soleil. L’ordre est ici, dans le blé qui lève, dans la moisson qui mûrit, dans les fleurs messagères ; aussi dans les feuilles jaunies. Rien ne trompe. Et ce que nous attendons alors, ce n’est pas autre chose que ce qui arrivera. L’aurore annonce le soleil, et nul ne demande autre chose. Le soleil suffit, le jour suffit. La fleur n’est pas d’autre étoffe que la tige. Le printemps est tout bon ; quand viendra-t-il ? Le voilà dans ces anémones. Et les semailles d’aller après la charrue et la bêche. Le soleil n’est pas un magicien qui donne et retire ; prier c’est travailler. Platon cite un vieux proverbe : “Qui oserait dire que le soleil est menteur ?” Croire le soleil, c’est labourer l’hiver et fendre des bûches en août. Religion allègre, qui marche avec les travaux. Ici la fête de l’Annonciation, qui est toute la fête. Je veux décrire maintenant la religion sans dieu aucun, qui fête seulement la fidèle nature, mais plutôt la réconciliation de la nature et de l’homme, et la reconnaissance dans le sens le plus fort. Je reconnais le rossignol et le coucou. Je reconnais l’hirondelle et la caille. Je reconnais les signes. J’attends l’événement, je le figure, je le nomme ; il n’y a rien derrière.

Je me plais à décrire notre fête du soleil, et à imaginer aussi ce qu’un sauvage en penserait. Quoi ? Nous dessinons le soleil sur le sol par le feuillage de l’iris ; nous promenons l’image du pain ; nous semons les roses. Le sauvage cherchera autre chose, et nous-mêmes aussi. Il faut réduire les fêtes à ce qu’elles sont. Plus grandes et plus belles, alors, comme un poème où tout est réel est le plus beau des poèmes. Sans idée aucune nous semons des roses ; c’est que les roses sèment leurs pétales au vent. N’allons pas croire que les peuples naïfs qui fêtent le Printemps fêtent autre chose que leur joie. Comme les fleurs s’ouvrent, les hommes chantent, et il n’y a rien d’autre. Ne cherchez pas le dieu ; cette foi se célèbre elle-même.

La fête de Pâques est la même partout, dès qu’il y a un hiver. Je me demande si les populations trop favorisées célèbrent assez le soleil ; ce culte si raisonnable n’est pas de chez eux. Mais plutôt vivant trop facilement à l’ordinaire, et surtout victimes de catastrophes imprévisibles, ils en sont réduits à un fétichisme violent. N’est pas paysan qui veut. Notre chaîne de Fêtes avance comme le soleil. Pâques célèbre la résurrection d’après des signes clairs. Noël célèbre la naissance d’après l’étoile annonciatrice ; de plus loin, dans le froid et la neige. La Fête-Dieu est le remerciement ; ce n’est que bonheur, et c’est le plus beau merci. Vendange est plus tumultueuse ; c’est que l’on sent déjà la fuite du soleil ; on met la joie en fût ; vainement, il faut que les sentiments humains suivent le soleil et les feuilles jaunies jusqu’aux brouillards de novembre, où la fête des morts trouve sa juste place. Homère va chercher les morts dans les brouillards cimmériens. Mais je suppose que la fête des morts fut premièrement célébrée en attitude ; ce fut un échange de signes et un soudain vieillissement ; ce l’est encore. Les fêtes d’esprit ne peuvent réussir par l’esprit. Il y faut le décor du monde et la draperie de saison. Qui célèbre Noël en été et Pâques en automne, comme au Cap ou en Australie, celui-là institue l’irréligion ; c’est qu’en ces fêtes décrétées le corps rend un autre son que l’esprit. Il faut que tout le paganisme porte tout le Christianisme. Mais les savants sont urbains et travaillent à la lampe ; et quand même ils chercheraient dans les dieux supérieurs quelques traces d’un mythe solaire, ils n’y voient jamais qu’un souvenir de l’ancien culte dans le nouveau. La mémoire ne peut pas tant ; mais la puissance du soleil est toujours la même. Et la nuit de l’année fera toujours un recueillement, et d’abord une sorte de mise en boule, ce qui est prudence. La Noël manque de force, et appelle l’image d’un dieu enfant. Mais, sans aucun dieu, et par les tromperies du printemps, il est encore vrai qu’on se réjouit trop tôt et que l’on dévore les provisions, ce qui est carnaval, fête marquée de folie grimaçante, fête sans avenir, promptement suivie de pénitence ; car le froid revient, et, avec le froid, la peur de manquer, ce qui est carême, jusqu’à l’explosion de Pâques, où toutefois l’hiver se mêle encore, par l’idée de mort et de résurrection. Ces grands mouvements sont ceux de nos joies et de nos peines, et les mythes ne sont d’abord que des gestes par lesquels nous nous replions ou nous étalons. Les coquillages et étoiles de mer célèbrent la marée. Le soleil avance et recule comme une marée ; nous ouvrons et refermons notre coquille ; tel est le fond de nos cérémonies, sur quoi vient broder la variété politique. Et, afin de nous garder de l’histoire, nous ne devons pas oublier que l’enfance est politique d’abord, avant d’être agreste, et que les dieux à forme humaine sont de nouveau les premiers autour de chaque berceau. Il n’en faut pas moins apprécier cette séparation de la nature et de l’homme, qui se fait en tout homme par les travaux premiers, sans que jamais la ville et César cessent d’entrelacer d’autres couronnes, couronnes de fer, aux couronnes de fleurs, ce qui ressuscite, sous le casque, les dieux de l’âge d’or. On remarquera que la religion paysanne va à la raison, par le sentiment des grands retours qui sont le rythme de notre vie ; mais que la raison d’état, si puissante dans l’enfant, déformera toujours la raison selon les plis d’une autre nécessité, qui ne vient pas après l’autre, mais qui est toujours ; ce que représente le gendarme au tournant de nos chemins paysans.

Les dieux sont composés, comme nous sommes ; je dirais même composés de divers animaux, comme nous sommes. L’on trouve encore l’agneau, le bœuf et l’aigle, mêlés aux branches et aux fleurs, dans les ornements de nos cathédrales comme dans les métaphores de Bossuet. Peut-être pressent-on qu’une religion sans images ne serait plus du tout une religion. Poussant plus avant, et serrant de plus près notre existence solaire, nous nous demanderons si une pensée sans images serait encore une pensée. La réponse est physiologique et ne peut être autre.

Das Was bedenke, mehr bedenke Wie. Seulement la physiologie s’étend au delà du corps vivant, comme Darwin l’a vu. Le milieu nous fait, le soleil nous fait, la proie nous fait, le compagnon nous fait. Comme l’organisme dessine toutes ces choses en sa forme, ainsi la religion, quelle qu’elle soit, dessine en sa forme repliée mille fois, toutes les circonstances et le corps humain lui-même. Et le véritable intérieur, s’il en est, on le trouvera enveloppé de toutes ces écorces, comme il doit être. La métaphore ne fait que pieusement recouvrir, et encore recouvrir, ce qui ne peut vivre nu. C’est ainsi que la philosophie, l’imprudente, ne cesse de perdre l’esprit, qu’elle cherche, pendant que la religion ne cesse de le perdre en le sauvant. Il faut vivre entre deux.

Si l’on pensait selon les saisons et selon les fêtes paysannes, on penserait vrai ; si l’on pensait la campagne avant la ville, on penserait juste, car la ville ne se nourrit pas d’elle-même. L’esprit non plus ne se nourrit pas de lui-même. Un temple donne plus à penser qu’un livre, et le temple lui-même est mieux en sa place dans les champs et les bois qu’au-dessus des maisons serrées et du torrent des hommes. Vide d’hommes et pleine de traces, telle est la vraie route du pèlerin. Présentement, en ce pèlerinage, je ne laisse pas encore la forme humaine entre la religion et nous. Il y a mille raisons de croire à l’homme et mille de n’y pas croire. Il n’y a que raisons de croire au printemps ; c’est vivre. “Sois pieux devant le jour qui se lève”, dit le petit oncle à Jean-Christophe. C’est se réveiller, c’est croire encore une fois. La vie, devant le regard de Darwin, implique le jugement que ce monde est bon. Prier c’est donc premièrement s’adapter, ou, mieux, se reconnaître apte. Ce que confirme Stendhal, ce mélancolique de l’après-dînée, disant que la vie est faite de matinées, autrement dit de joyeux départs. Les chants du soir ont couleur de tristesse ; la prière n’y est que d’esprit ; le monde ne la soutient guère ; c’est qu’il va lui-même s’effaçant. Au contraire le chant du matin rebondit sur l’objet et l’esprit se jette hors de lui-même. Sans ce pas du colporteur rien ne serait fait et rien ne serait pensé. La ville est pleine d’aurores manquées, et les dieux y sont tristes.