Les Dieux (Alain)/Livre I/Chapitre 9

Gallimard (p. 120-130).

CHAPITRE IX

NOUVEAUX MIRACLES

Lucrèce est justement célèbre, et toujours lu, par cette sorte de miracle humain, qui, par le mouvement même de chasser les dieux, élève la poésie jusqu’au sublime. La nature trouve ici sa grandeur propre, inhumaine et catastrophique, non plus par le génie ou l’âme de la chose qui nous regarde, mais par l’intrusion et l’assaut continuel de choses voisines, ce qui réduit l’événement à un remous d’univers. Et la conquête de cet ordre aveugle agrandit l’homme, et l’univers aussi, chacun selon sa mesure propre, l’humain se resserrant en courage, et l’univers s’étalant en étendue. L’esprit physicien se trouve tout là, ce qui montre bien que la recherche des secrets les plus cachés de la nature importe surtout pour nos mécaniques, et que la première victoire, et principale, qui se fait mieux par les plus faciles connaissances, est de chasser et pourchasser les génies de l’arbre et de la fontaine. Lucrèce visant droit ici, quoiqu’il nous étonne toujours, va jusqu’à dire que les suppositions que l’on peut faire pour expliquer le lever et le coucher des astres, les phases de la lune, et l’éclipse, sont toutes bonnes, pourvu qu’on n’y mette aucun dieu. L’objet propre de la physique, et important pour la justice même, est encore aujourd’hui de nettoyer d’imagination la connaissance du monde, ce qui est sortir d’enfance. Et quel est le moyen d’esprit, ou si l’on veut l’hypothèse mère, qui sauve nos suppositions, toujours téméraires ? C’est le mécanisme pur, ou plus précisément l’atome, idée éternelle du changement extérieur à lui-même. Car l’atome n’est rien que le point de matière, gros ou petit, il n’importe, qui est seulement heurté ou poussé par d’autres atomes, sans que l’atome ait jamais d’autre propriété en lui-même que celle d’être ainsi heurté ou poussé, ce qui fera lumière, feu, océan, terre, végétaux, et l’homme même autant qu’il est chose ; car l’homme est chose, et l’esprit n’est que plus fort par cette vue strictement matérialiste. Je nettoie encore Lucrèce ; je le remets dans son propre chemin, double chemin où Descartes a marché sans peur aucune. Il n’y a point du tout de magie dans Descartes ; mais, comme nous avons été enfants avant d’être hommes, Lucrèce est à lire avant Descartes, et Homère avant Lucrèce, et premièrement les Contes de ma mère l’oie.

Si l’erreur n’était pas naturelle, il faudrait désespérer de l’esprit humain ; tel est le règne des faux dieux, selon lequel nous sommes trompés. Mais les génies sont naturels, et même d’expérience contrôlée dans la vie enfantine ; et l’enfance revient toujours. Nous avons le souvenir du dieu qui sert, qui interdit, qui menace, et si bien nommé dieu le père. Mais aussi, par d’autres causes, qui sont maintenant assez expliquées, nous imaginons derrière la chose et dans la chose une sorte de serviteur qu’on ne voit jamais, et qui nous donne ce que la chose nous donne. Et il faut faire grande attention ici, car l’expérience même la plus attentive nous prouvera tout au plus que la chose, comme arbre à résine, caoutchouc, zinc, ou charbon, nous sert à point sous des conditions toujours les mêmes, ce qui fait voir seulement que le génie caché est un serviteur sans caprice. On dit que l’électricité est une fée. Je n’ai qu’à tourner un bouton pour avoir lumière, chaleur et même froid ; et les caprices apparents s’expliquent toujours par ceci que je n’ai pas fait ce qu’il fallait faire. Mais qu’est-ce que l’électricité elle-même, nous n’en savons rien. Or il n’y a point de question dès que l’on cherche comme il faut. La réponse est ample, précise, et tout à fait autre que n’attendait la curiosité émerveillée. Car des hommes veillent, des machines tournent, d’autres hommes font les machines, d’autres creusent la terre pour en tirer le fer et le charbon. Il s’agit de retrouver tous ces travaux dans la lumière obéissante, dans le moteur qui tourne à la pression du doigt, dans le tramway qui semble avancer de lui-même. À vrai dire, nous n’arrivons jamais tout à fait à savoir qu’il n’y a pas de puissance occulte en ces choses, et que tout s’y ramène à une circulation de travaux, sous la loi d’équivalence, et encore avec des fuites, toujours explicables par un changement des choses environnantes.

La loi du travail ne se retrouve pas ici en sa pureté, parce qu’il entre dans le circuit des substances qui semblent travailler d’elles-mêmes, comme le charbon, le pétrole ou le torrent ; et il est évident que le tonnerre de dieu ne coûte rien à l’homme ; mais aussi le tonnerre ne travaille pas pour l’homme, et la chute d’eau non plus ; le charbon non plus ; il n’y a que l’homme qui travaille pour l’homme. Ce que l’on apprendra mieux en des machines plus simples, où la matière reste inerte, et nous prête seulement résistance et poids. Car nul ne croira que le poids d’une horloge nous rende autre chose qu’un salaire d’homme, c’est-à-dire exactement, quoique avec moins d’effort et plus de durée, le travail qu’on a dépensé à le remonter. Nul ne pensera que le levier travaille ; il transforme seulement le travail de l’homme. La poulie de même, et le moufle, où pourtant l’on croira trouver quelque magique multiplication de la force, si l’on ne le démonte et remonte, et si on ne l’essaie pas bien des fois. Là se trouve l’alphabet de la physique. Mais voyez comme l’exorcisme véritable a été long à découvrir. La notion du travail et la mesure du travail ont à peine un siècle d’âge ; et tant d’enfants l’ignorent, parce que nous ne les conduisons pas par là. Nous en sommes à enseigner que chaque chose porte en elle des propriétés auxquelles on peut se fier. Par exemple le zinc et l’eau acidulée ensemble ont la propriété de mettre en action la force électromotrice. On demande pourquoi, et il est répondu qu’on ne sait pas pourquoi et que c’est ainsi. Il serait mieux de comparer le zinc à un poids d’horloge qui a été élevé à grand travail, ou encore à un ressort remonté de main d’homme, et le sulfate de zinc à un poids à la terre, ou à un ressort détendu. On comprendrait alors que le zinc n’est pas donné, et que c’est le travail humain qui est donné, retrouvé, consommé. Et, encore une fois, il se rencontre que certains corps, comme charbon et pétrole, sont des ressorts tout montés, qu’il suffit de transporter. Mais non, il ne suffit pas de les transporter, il faut encore les brider et les atteler, par chaudières, cylindres, et roues ; encore travail d’homme. Et la présence même de ces précieux ressorts, tout montés dans la terre, devra être expliquée par quelque travail extérieur, comme radiation solaire et pression de la terre, ce qui est chasser du charbon cette propriété occulte de chauffer ou de mouvoir, qui n’est encore qu’une sorte de dieu imaginaire. C’est ainsi que le physicien arrive en bien des cas à lire en clair tout l’univers dans la moindre chose, par des flux et tourbillons d’atomes, comme Lucrèce l’avait pressenti. Je ne traite pas maintenant de physique, et cela suffit.

Si après cela nous prétendons instruire les enfants par des expériences physiques et chimiques, nous ne nous étonnerons pas si nous confirmons leurs erreurs familières. Car, sous l’apparence du zinc, de l’acide sulfurique, du verre, et autres choses de ce genre, vous faites entrer dans l’expérience, et agir dans l’expérience, des travaux qu’on ne voit pas, de mines, de transports, d’usines. Ce sont des ouvriers, des hommes de peine, qui travaillent ici. Et qui y pense ? Le fil est rompu ; le vase est clos. Je ne suis pas bien sûr que le physicien à demi instruit n’y voie pas miracle ; à coup sûr les enfants y verront miracle, par toute leur enfance qui les prépare si bien à voir sortir de la chose, comme d’un tiroir, ce qui y était caché, par la vertu de la chose, et par l’art du sorcier. Et la curiosité, tant célébrée, n’est que l’attente du miracle. C’est que la suite des causes réelles est cachée ; or les causes réelles sont des travaux faits. Cette erreur se retrouve en ces jugements que j’ai nommés bourgeois, et qui résultent d’une enfance continuée. À recevoir sans payer de travail réel, de ce travail qui déplace les choses et qui en sent le poids, on oublie, on continue d’oublier la réelle situation de l’homme devant un univers qui ne donne rien pour rien. D’où résulte enfin la grande injustice, ingénue comme l’enfance, et elle-même suite d’enfance. Si les uns ont plus avec moins de peine, ce n’est que faveur ou chance, et art de prier, comme l’enfant croit. Et, parce que l’enfant ne peut croire autrement, c’est par là que l’instruction est chose d’importance, et difficile. Toute leçon réelle est une leçon d’incrédulité. Et le mal vient sans doute de ce que l’esprit bourgeois, par plus de loisir, est seul à bien connaître l’artifice mathématique, qui est au commencement de toute recherche, et d’ailleurs n’en est pas bien instruit, parce que son travail viril est toujours de donner des ordres, ou bien de prier et négocier ; au lieu que le prolétaire, si bien formé par l’outil à ne pas croire aux génies bienfaisants et malfaisants, demeure dans la négation pure et simple de ces choses, sans la développer par une représentation du monde selon le travail. D’où le prolétaire croit trop souvent que son tour viendra de tricher avec le travail, et que, par la découverte de richesses occultes, le temps viendra où les métiers tourneront tout seuls. J’ajoute ici pour mémoire, car ce développement serait sans fin, que le fétichisme du paysan est encore d’autre sorte ; car il laisse agir, après labour et semailles, des forces chimiques qu’on ne voit point. Quel est le paysan qui sait que les végétaux sont des dépôts de carbone atmosphérique ? Il croit que l’arbre était tout dans le germe et dans la terre. C’est toujours miracle. Il y a des terres qui nourrissent aisément l’homme. Mais j’ai appris mieux ; j’ai appris qu’il n’y a point de limite encore aperçue au nombre d’hommes que peut nourrir une terre ordinaire, si seulement ces hommes y travaillent tous du matin au soir, pour arroser, fumer, sarcler, séparer, repiquer. Quand le travail pensera, et quand la pensée travaillera, le miracle sera tout réfugié dans l’homme ; il aura nom courage.