Les Dieux (Alain)/Livre I/Chapitre 7

Gallimard (p. 99-110).

CHAPITRE VII

LA PEUR

Il y a un résultat dans la magie. Dans la vie d’enfance les choses paraissent réellement par les mots ; le serviteur d’abord, et puis les services, les clefs des portes, le jardin, le jouet, le biberon. Dans la vie d’homme beaucoup de miracles se font par paroles. Autorité, faveur, réputation, blâme, mépris, excommunication favorisent ou troublent le commerce, et la santé par là. Presque toute la guerre se fait par des mots. Guerre, faillite, misère, prison, cela n’est pas moins réel que richesse et trône. Ainsi l’imagination triomphe et périt dans son contraire. Toutefois on sait que les dieux les plus terribles n’apparaissent jamais. L’invisible nous mène. Cette sorte de transe que l’on ressent dans le désert des bois se nourrit de silence, et s’augmente de ce qui devrait l’apaiser. Il faut saisir maintenant, s’il se peut, ce vrai de l’imaginaire, qui n’est rien. Car ce dessous de la vision, cette énigme de la vision, c’est toute la vision. Quand j’écoute le voleur supposé derrière la porte, j’entends son souffle par la serrure, et ce souffle est le mien. Mais le voleur que je n’entends pas est le plus redoutable.

Toutes les émotions sont une présence. On dit trop vite que le toucher ne trompe point ; il ne faut le dire que du toucher volontaire. Le toucher de l’émotion, c’est le faux témoin. Qu’est-ce qu’émotion ? C’est en bref une préparation du corps humain, et bientôt une manière d’agir, qui revient à commencer, dans l’attente d’un objet, les mouvements que l’on ferait s’il était présent. Mais le propre de l’émotion est dans l’éveil même, ou plutôt l’alarme, de toutes nos fonctions, d’après une première secousse. Et la secousse vient souvent d’une petite chute, quand ce ne serait que d’un doigt, qui s’endort mal couché, et ainsi se réveille, comme on voit que le dormeur qui lisait son journal est réveillé par l’abandon même qui est propre au sommeil. Et, parce que la secousse initiale s’irradie par les communications nerveuses, fort promptes et en tous sens, l’alarme gagne, et nous sommes aussitôt prêts à tout, sans savoir à quoi. Cette croissance ressentie d’un trouble dont on ne comprend pas la raison, c’est la peur même. Le proverbe dit que la joie fait peur ; c’est sans doute que l’on a peur de tout mouvement qu’on commence sans l’avoir voulu. Et, comme on a peur de la peur, on peut dire que l’émotion pure est peur.

Cette naïveté plus tard est habillée ; la force virile tourne la peur en colère. Mais très certainement l’enfant a peur de la peur. Il la sent venir à l’heure fixée, au lieu fixé. Tel est le principal de ce qu’on nomme imaginer, et l’objet n’y joue presque aucun rôle ; ne rien percevoir est-ce qui laisse seul avec la peur. C’est pourquoi on peut dire qu’il n’y a de peur que des dieux. Peur de soi toujours, comme il apparaît dans le vertige, et, à l’opposé, dans les plus hauts drames. Mais assurons-nous d’abord de l’innocente enfance.

J’ai observé par hasard une peur d’enfant. On en voyait les effets, on n’en pouvait comprendre les causes, et sans doute n’y pouvait-on pas croire. Mais je sais croire. L’enfant m’avoua qu’elle avait peur de l’ombre mouvante des feuilles de platane du boulevard, projetée par une lumière de la rue. Je lui dis : “Tu sais bien que ce n’est qu’ombre de feuilles ?” Elle me dit que oui. Ce n’était rien d’effrayant pour elle, je le vis bien. Mais enfin elle avait peur ; sur cette image toute simple, elle avait rendez-vous chaque soir avec la peur. Il fallait la changer de chambre, et c’est ce qu’on fit. Il ne faut point se hâter de dire que l’enfant imagine quelque forme humaine derrière chaque chose et embusquée. Moins encore, et pour mieux dire absolument rien. Les récits de génies et de lutins sont sans doute un commencement de remède à la peur sans objet ; l’art de David commence là.

C’est une chose connue que l’on n’arrive pas aisément à craindre par raisons. Si étrange que ce soit, si on ne commence pas par avoir peur, on ne formera qu’une idée de crainte, presque sans matière. De même on ne haïra pas si on ne commence par être triste, et on n’aimera pas si on ne commence par être heureux. Ici se montre un ordre dans nos affections, qui est toujours de bas en haut, et qu’on ne peut redescendre. Comme on n’arrive pas à aimer comme on voudrait, et d’après la connaissance des perfections, ainsi on n’arrive pas à avoir peur par la seule idée qu’on le devrait. Il se peut même que la vraie peur soit toujours distincte des raisons que l’on s’en donne, à ce point qu’il n’y ait qu’une manière d’incorporer la peur à la crainte, qui est de surmonter la peur ; en sorte que dans la passion de crainte paraisse déjà le courage. Cette vue sur les passions, seulement rappelée, importe beaucoup dans ce sujet-ci. Une fillette qui se trouvait seule pour un moment, et coupant les voies d’une chasse, vit le loup, sans aucune peur ; et, au rebours, la peur sans aucun loup fait un monstre qu’on ne peut même décrire, et qui n’est rien. On m’a conté qu’un naturaliste, au Siam, vit dans une clairière un gros chat bondissant ; c’était un tigre ; et sans doute eut-il peur par réflexion, et au récit qu’il se fit, ou qu’il fit, de sa propre aventure. Et c’est ce qui arrive souvent dans les dangers, surtout quand l’échange des signes n’engendre pas la peur épidémique. Et au contraire un chant religieux peut enlever la peur, et dans le danger le plus terrible et le plus évident, comme on dit qu’il arriva sur le Titanic. Je ne sais jusqu’où peut aller la puissance héroïque ; mais toujours est-il que la peur importe bien plus à l’homme que le danger. On peut chanter en marchant au combat ou au martyre ; ce qui se passe sous la douleur même ne change pas l’événement, car la griffe va vite. Et, selon ce que je conjecture, le moment des catastrophes qui nous rompt, n’est objet ni de crainte, ni de peur, ni même de souvenir, si ce n’est dans les témoins.

On voit ici de nouveau, et de plus près, pourquoi un récit est toujours trompeur. Mais l’analyse des causes permet de faire un pas de plus vers les dieux. Car il est clair que rien ne donne mieux la peur qu’un récit. Je disais qu’il importe peu que les objets décrits ne soient pas présents ; je comprends maintenant qu’il importe beaucoup qu’ils ne le soient pas. Sans doute suffit-il que les perceptions soient assez brouillées pour qu’on croie voir, ou pour qu’on craigne de voir, comme il arrive dans l’antique veillée paysanne, où la chandelle éclaire mal les parties reculées de la grange ; on ne voit bien alors que le narrateur, et l’on prend assez aisément les affections qu’il exprime pour que l’on croie n’importe quoi. La veillée du Médecin de Campagne décrit assez ce théâtre, bien plus émouvant que les monstres d’opéra. Mais, passant sur le conte héroïque, qui côtoie l’histoire commune, on s’instruira mieux sur la puissance du récit en lisant la Bossue Courageuse, qui appartient au même épisode, et qui, partant du vraisemblable, et sauvant d’abord la peur par le courage, arrive aux limites de l’épouvante dans la paix retrouvée qui suit le danger réel ; alors les membres et la tête de l’homme assassiné tombent par la cheminée dans la poêle. Je ne veux pas transcrire ce récit, et il le faudrait. Il faudrait aussi, par contraste, raconter les Grues d’Ibycus, où au contraire la suite des événements est toute naturelle et ne cesse pas de paraître telle ; et le dieu qui punit est tout dans le coupable. Mais il n’est pas mauvais que le lecteur recherche lui-même ces grands témoignages, sachant qu’il y retrouvera la suite des dieux selon l’ordre, étant bien entendu que la religion ne se divise point, et que dieux et diables, si l’on peut dire, sont tous ensemble, comme le ventre, la poitrine et la tête sont toujours ensemble.

Revenons à la solitude des bois, et aux nuits silencieuses, où la peur est goûtée toute pure, et sans aucun art. L’homme ne peut voir derrière lui, ni se défendre derrière lui. Même devant lui, et en pleine lumière, l’homme ne voit jamais qu’un côté de l’arbre. Les bêtes, s’il y en a, ne paraissent qu’un instant. Souvent même une apparence de biche ou de loup n’est qu’une souche avec deux feuilles pendantes. Cette approche et cette exploration ne rassurent pas autant qu’on croirait. Que l’apparition qui a remué le cœur ne soit qu’un tronc d’arbre, c’est une preuve ambiguë, puisque le Malin Génie de Descartes, qui est dans toutes nos pensées, peut se plaire à nous détromper. J’espère mettre au clair ce grand débat, et en sa juste place, entre l’esprit et un monde toujours insuffisant. Nous en sommes à l’enfance, où l’expérience est naïvement cherchée, et ne prouve jamais rien. On a assez dit que les primitifs sont imperméables à l’expérience ; mais c’est trop les séparer de nous. Le débat humain est celui-ci : nous cherchons la vérité, et nous ne la trouverons qu’en nous-mêmes, et par une purification, d’abord, des pensées qui dépendent de nous. C’est bien ce que signifie l’exorcisme ; mais il s’en faut que l’homme croie d’abord assez à son propre esprit. L’exorcisme, et la paix qu’il donne, nous renvoie premièrement à d’autres puissances, invisibles aussi, cachées aussi derrière l’arbre. On trouvera, dans le mouvement lyrique du Phèdre, un autre exorcisme qui fait presque paraître les dieux de la terre, Centaures et Ægipans, mais en cortège, et par un jeu presque tout volontaire. Les Contes enfantins sont aussi des jeux de flûte, qui habillent décemment la peur. L’enfance se rassure à toutes ces règles, comme baguette, lampe, tapis magique, Sésame, qui font une sorte d’autre monde cohérent, en accord d’ailleurs avec la vie domestique, d’où l’enfant tire inévitablement la première idée d’une loi. La nature, domaine toujours inexploré, effraye bien plus que les contes, par la vaine recherche d’un rite suffisant. Une simple baguette, ce qui est la hache et les faisceaux de l’enfance, doit rassurer bien mieux qu’une arme. Et l’arme elle-même, l’arme virile, ne peut que redoubler les superstitions, parce que, comme on voit pour l’arc, elle dépend premièrement du corps humain lui-même, qui ne peut bien viser s’il tremble. Ce qui donne confiance est aussi ce qui tue l’ennemi de loin. C’est pourquoi on devait dire, et on a dit en effet, que c’est le sortilège qui tue et non pas la flèche. J’aime à penser que le plus redoutable tireur n’est pas le moins superstitieux des hommes, mais qu’au contraire il l’est plus qu’un autre. On le sera moins si l’on manque toujours.