Les Dieux (Alain)/Livre I/Chapitre 5

Gallimard (p. 75-88).

CHAPITRE V

TRAVAIL

L’enfant est idéaliste autant qu’il ignore le travail ; et cela est vrai de tout homme, selon qu’il vit en enfant. Telle est l’idée en raccourci. Elle est bien cachée. Que de métiers où frotter la lampe n’est qu’une manière de prier ! Dans un roman oublié, qui avait pour titre Balaoo, et c’était l’histoire d’un singe à qui on avait appris à parler et à s’habiller comme un homme, j’ai trouvé une parole assez éclairante. Sur les contes je crois les contes. Ce Balaoo, donc, singe assez civilisé, allait chercher la nuit son frère du Jardin des Plantes, nommé Gabriel, et l’habillait, et le promenait de cabaret en cabaret, ce qui fait un assez beau texte. Seulement Gabriel avait cette mauvaise manière de se jeter sur ce qui lui faisait envie, comme un chapeau de dame en paille et fruits. Après les bagarres et la fuite, Balaoo faisait la morale à Gabriel : « Les hommes sont ainsi ; avant de prendre ce qu’on veut manger, il faut prévenir avec de l’argent. » Telle est bien l’idée de l’argent que peut former l’enfant ; et cette idée reste telle, ou presque, en beaucoup d’hommes. Le duc de Villeroy disait un jour aux laquais, au moment d’aller au jeu : « A-t-on mis de l’or dans mes poches ? » Et ce mot d’un grand enfant n’est pas plus déraisonnable que cette idée d’un prétendu physicien, qu’il y a assez d’énergie chimique dans un sou de bronze pour faire tourner mille machines. Cet homme naïf ne se disait point que l’énergie de ce sou étant au repos, il faudrait, pour la faire travailler, séparer d’abord les parties du sou, comme on tend un ressort, et qu’ainsi on n’obtiendrait en résultat que l’équivalent, au plus, du travail qu’on aurait exercé contre les forces de cohésion du sou. De même le noble duc ne pensait nullement que la puissance d’achat de l’or supposait tous les métiers du monde marchant du matin au soir, à grand travail de muscles et à grande fatigue. Et, par des causes qui tiennent à l’enfance même, l’enfant ne peut comprendre que les trésors d’Aladin sont les fruits du travail. Et c’est pourquoi tous ces personnages vivent et pensent en féerie, quant à cette partie du monde qui n’est pour eux que spectacle. On sait que l’évêque Berkeley s’était persuadé que ce monde n’est qu’une imagerie en nous, dans notre pensée. Ce monde n’était pour lui qu’un dîner d’évêque. Et cet homme enfant alla jusqu’à Terre-Neuve pour quelque prédication, et en revint, toujours persuadé que nos perceptions n’ont point de substance. C’est qu’il s’était laissé porter dans le bateau, pendant que d’autres hissaient la voile. Le métier de passager est sans doute le plus sot du monde ; et l’on saisit pourquoi il y a voyages et voyages. Revenons à l’enfant qui lui, par état, est d’abord passager seulement, sans aucun pouvoir ni aucune peine de manœuvre. Son travail propre, disais-je, est de grandir, comme ces fameux lis, qui ne travaillent ni ne filent, et élèvent seulement leur propre substance. Mais l’enfant reçoit vêtement, abri et nourriture ; et c’est vivre comme dans un conte. Telle est l’idée qu’il faut reprendre par les racines.

Maine de Biran, ce sous-préfet, a touché le monde en essayant avec réflexion la résistance de son bureau ; et ses Mémoires concernant le toucher, la vue, et les autres sens, ont résisté presque seuls parmi tant de discours philosophiques dans son siècle très bavard. Mais la raison de croire ce qu’on dit est déjà derrière nous. Ce sous-préfet fut un penseur très positif. Il remarqua qu’on ne connaît comme monde réel que ce que l’on se donne par l’effort volontaire. Par exemple, explorer la faible odeur par des aspirations volontaires, c’est la faire dépendre de nous, et en même temps connaître qu’elle ne dépend pas de nous. Le toucher de la main éclaire aussitôt cette première pensée. Car recevoir un choc, ce n’est toujours que se sentir soi ; on ne connaît alors que son propre sentiment. Mais il en est tout autrement si l’on explore un corps dur, par exemple un bureau de sous-préfet. Car, selon les mouvements volontaires, on peut se donner, et de nouveau se donner, une impression plus ou moins émouvante, depuis frôler jusqu’à appuyer, et retrouver tous ces événements sensibles selon une règle de mouvement et un effort qui dépend de nous. Par quoi le monde se recule de nous, et commence à prendre existence. Et bref, ce qui fait l’existence, ce n’est pas le paraître, c’est le paraître au commandement et sous la condition d’un travail. Et ce qui fait que le monde est connu comme réel, ce sont ces liaisons entre le travail et les effets, ces lois, en d’autres termes, dont le simple spectateur ne peut s’assurer. C’est pourquoi Maine de Biran dit que la vue est idéaliste. C’est qu’il n’y a point de travail possible dans l’exploration par la vue ; je tourne la tête ; d’autres couleurs entrent, et tout le ciel sans plus de peine ; mais aussi on sait bien que la vue toute seule ne nous ferait connaître aucune chose. Notre philosophe a voulu seulement insister sur ceci que le toucher actif nous fait au contraire éprouver la réalité par l’effort. Ce n’est encore que la moitié de l’idée ; l’effort n’est pas un travail ; aussi le travail du sous-préfet était presque tout magique. Toujours était-il dans le bon chemin.

Laissant ce qu’il dit de précieux sur le géomètre aveugle, le seul profond, et sur le léger géomètre des choses vues, je veux seulement, avançant d’un pas sur son idée, comparer l’aveugle travail, qui sent le poids du monde sur l’outil, avec la facile contemplation du spectacle coloré qui change d’instant en instant par de trop faciles mouvements. Le voyage, il est vrai, est un travail, quoiqu’on se laisse souvent voiturer. Mais en considérant même le cas le plus favorable d’un explorateur ou d’un grimpeur, où le travail senti accompagne toujours les changements du spectacle, on remarquera qu’il n’y a point de proportion entre le travail et le changement ; il reste du merveilleux ici, et une apparence qui rappelle les contes. Et au contraire le travail aveugle, d’un bout à l’autre du champ, ne cesse de payer un changement stable, où l’on s’établit pour le continuer. Il n’y a point soupçon d’idéalisme, alors, parce que ce qui est senti en cet échange qui se fait entre les reins, les bras, l’outil, et la terre résistante, c’est bien le terme antagoniste, fortement lié en toutes ses parties, et par une loi non arbitraire. Ce n’est pas une petite affaire de changer l’apparence d’une jachère en l’apparence d’un labour, et c’est le travail qui donne consistance à cette suite de visions, comme la plus profonde physique l’a enfin compris. Aussi quand le paysan se relève et contemple, il n’en est plus aux trésors d’Aladin, ni à aucun genre de trésor, mais c’est son propre travail qu’il ressent, en même temps qu’il le voit. Il a conquis cette vision ; il en est maître. Ce monde n’est plus un jeu ; c’est que le travail n’est pas un jeu. Et deux notions paraissent en même temps, qui sont corrélatives, celle de puissance et celle de nécessité. De puissance, car on ne cesse de faire en connaissant ; de nécessité, car ce n’est que par le travail que l’on s’assure de cette fidélité du monde, qu’on peut nommer aussi cette inertie du monde, qui efface promesses et qui vaut mieux que promesses ; car, sous la condition d’obéir, et d’entrer soi-même, comme une chose bêchant et piochant, dans le tissu des choses, on sait enfin ce que c’est que vouloir, qui est aussi vouloir ce qu’on ne veut pas. Mais j’avoue que si d’aventure le paysan trouvait un pot rempli de pièces d’or, il commencerait à rêver, je dis à rêver sa propre vie ; il serait magicien.

D’où j’ai compris le plein sens du mot visions. Car le langage populaire ne balance point, nous jetant aussitôt la plus profonde idée, puisqu’il entend par visions, ou choses seulement vues, des spectacles absolument trompeurs, oui trompeurs, quand même on s’assurerait de la suite et des retours ; ainsi furent sans doute les éclipses pour l’Égyptien ; ainsi sont-elles pour le calculateur, à qui trente zéros ne coûtent guère ; et il a fallu une sorte d’attention aveugle et un refus du spectacle, pour introduire le travail si loin de nos mains, jusque dans les mouvements des corps célestes, et jusque dans la naissance et la décroissance des soleils. Mais il y a toujours péril dans le travail du bon élève, qui n’est jamais qu’un visionnaire intelligent. Car, disait Maine de Biran, le géomètre qui voit se satisfait du spectacle qu’il s’est donné par le crayon et la plume. Il se meut d’évidence en évidence, et d’intuition en intuition ; il laisse la vérité entrer toute. Au lieu que le géomètre aveugle, qui est le vrai géomètre, ne tient jamais rien ; tout ce qu’il pense, il le fait ; il le construit et reconstruit. Un triangle n’est plus alors un secret qui nous regarde, et si bien que le bon élève n’a pu s’empêcher d’y dessiner l’œil de Dieu. Mais le triangle est un chemin parcouru et retenu, d’après des règles d’avancer et de tourner ; d’où naît la preuve, toujours d’avertissement à soi, et d’entendement, comme le langage l’exprime si énergiquement. Et sans doute ce travail de mains et de mémoire, de serment à soi aussi, n’est encore qu’une imitation du vrai travail ; et cette différence entre les deux géomètres n’importe guère, tant que la géométrie n’engendre que géométrie ; car ce n’est jamais que mondes possibles. Au contraire, si l’on veut pousser la géométrie vers les choses, par mécanique et physique, ce sont les mains qui trouvent l’objet ; l’œil idéaliste ne le trouve jamais. Toutefois ce n’est pas le lieu d’expliquer cette idée difficile. J’ai voulu pourtant rendre hommage à Maine de Biran, de ce qu’il m’a fait comprendre les visionnaires, hommes légers, hommes séparés, rêveurs du monde, qui ne cessent jamais d’attendre le miracle, c’est-à-dire le trésor sans travail. Les mêmes visionnaires cherchent une preuve de l’existence du monde, sans jamais trouver une telle preuves ; je le crois bien ; ils ne savent pas ce que c’est qu’existence. C’est toujours dîner d’évêque.

La situation de l’enfant est la même, quoique bien plus naturelle. Et je cherche à expliquer comment l’expérience enfantine, qui est pourtant bien, et toujours, l’expérience du monde, est le commencement de toutes nos erreurs. L’enfant ignore le travail. Les jeux ne sont qu’effort sans résultat durable ; les jeux sont écrits sur le sable, comme les marelles. On efface, on recommence. On n’y trouve point la suite qui est dans les travaux, où le résultat est aussitôt moyen. Cette différence, qui éclate lorsque les jeux sont tout fiction, par exemple cortège, chanson, danse, cérémonie, est pourtant encore plus frappante lorsque les jeux imitent les métiers ; car rien n’y est fait ; tout y est parlé ou mimé ; les jeux ne mordent pas sur le monde ; et c’est que l’enfant est nourri et abrité par d’autres moyens. Qui ne mord point sur le monde, il ignore le monde. Qui ne sait transporter la loi du travail jusque dans les choses, et les lier selon la mécanique d’aveugle, celui-là ne peut savoir ce qu’il en coûte pour faire paraître un champ de blé à la place d’une friche. Tout est possible ; n’importe quoi peut arriver. Ce qui, joint aux perceptions rompues et aux voyages magiques du premier âge, explique assez que tout est miracle. Les contes expriment les surprises d’un voyageur transporté pendant qu’il dort ; mais plus profondément les contes expriment une vie réelle où tout est obtenu par prière, où rien n’est gagné par travail. Le monde cependant est comme il est, et paraît à tous comme il paraît. Mais l’esprit, ce dieu des dieux, s’y joue d’abord comme Ariel, et s’y trompe sans inventer rien. Pendant ces jours où j’écris, la moisson s’est changée en tas de blé et en tas de paille ; et je n’en ai rien su ; je vois seulement que le décor a changé, et par ces génies terrestres qui apparaissent au bout d’un champ et qui en ont ainsi ordonné. C’est de la même manière que l’on m’apporte mon pain. D’où vient le pain ? Et qui s’en soucie ? Même si je m’en souciais, même si je me donnais le spectacle successivement des labours, des semailles, de la pousse, de la moisson, du moulin et de la boulangerie, je n’aurais toujours qu’un rêve mieux lié, sans réellement savoir que je me nourris de la peine des hommes. Nous sommes enfants et visionnaires pour une bonne partie des choses dont nous usons, et même pour presque tout. Le géomètre visionnaire s’est nourri de triangles tout faits comme il s’est nourri du petit pain matinal, autre miracle.