Les Dictateurs/Introduction

Denoël et Steele (p. 9-13).

INTRODUCTION

Nous croyons toujours que tout est nouveau, alors que nous refaisons les expériences que les hommes des autres siècles ont faites et que nous repassons par les mêmes chemins qu’eux.

Les dictatures contemporaines ont paru au lendemain du jour où le président Wilson avait dit : « Rendez le monde sûr pour la démocratie. » On répétait partout que la victoire des alliés était celle du principe démocratique sous toutes ses formes. Trois empires s’étaient écroulés dans un grand fracas de trônes. La monarchie — le pouvoir d’un seul — semblait un système condamné. Quelle apparence y avait-il que le pouvoir personnel dût renaître ?

Au premier dictateur qui se présenta, on fut incrédule. À peine lui accorda-t-on quelques jours de règne et, en France, un homme politique eut l’imprudence de le traiter, du haut de la tribune, de « César de Carnaval ». Puis, quand la mode se répandit, on se plut à penser que, si c’était une épidémie, elle s’arrêterait aux portes des grands États, de ceux qui avaient une tradition libérale, des partis de gauche bien constitués. De même, on n’ignorait pas ce que c’était que l’inflation et la monnaie avariée, mais on les regardait comme une plaie réservée à des peuples pauvres, primitifs, ou très mal administrés. On n’admettait pas que des pays riches, pourvus d’une véritable organisation financière, fussent atteints par cette sorte de pourriture d’hôpital.

Tout cela s’est trouvé faux. La monnaie est tombée malade même là où elle avait la réputation de tout défier. Des dictatures ont surgi aux endroits où elles étaient jugées invraisemblables. Elles se sont implantées solidement alors que, pendant longtemps, les dictateurs, lorsqu’ils étaient encore de simples agitateurs, n’avaient même pas été pris au sérieux.

D’ailleurs, ce n’est pas au hasard que nous rapprochons le mal monétaire de l’établissement des régimes d’autorité. L’un précède et engendre souvent l’autre parce qu’il est pour les foules le signe le plus sensible du désordre.

C’est même une des raisons qui font que la dictature n’a pas des causes uniformes. Elle peut être une réaction de défense contre l’anarchie et la ruine et contre les effets de la démocratie portée à sa dernière conséquence, qui est le socialisme ou le communisme. Elle peut être au contraire pour la démocratie égalitaire et anticapitaliste le moyen de vaincre les forces qui lui résistent et de s’imposer.

Il y a donc des dictatures diverses. Il y en a pour tout le monde et un peu pour tous les goûts. Ceux qui en rejettent l’idée avec horreur s’en accommoderaient très bien et, souvent, s’y acheminent sans s’en douter. Ceux qui la désirent seraient parfois bien déçus si elle triomphait.

Qu’on l’appelle ou qu’on la déteste, il est donc essentiel de la connaître avec les visages divers qu’elle a pris au cours de l’Histoire, puis, de nos jours, dans des pays si nombreux et si éloignés les uns des autres qu’on aurait probablement tort de n’y voir qu’une sorte de vogue quand elle est l’effet d’une loi ou d’une nécessité.