Les Diaboliques/Préface de la première édition


Alphonse Lemerre (p. 1-4).


PRÉFACE
DELA
PREMIÈRE ÉDITION DES DIABOLIQUES





V
OICI les six premières !

Si le public y mord, et les trouve à son goût, on publiera prochainement les six autres ; car elles sont douze, comme une douzaine de pêches, — ces pécheresses !

Bien entendu qu’avec leur titre de Diaboliques, elles n’ont pas la prétention d’être un livre de prières ou d’Imitation chrétienne… Elles ont pourtant été écrites par un moraliste chrétien, mais qui se pique d’observation vraie, quoique très hardie, et qui croit — c’est sa poétique, à lui — que les peintres puissants peuvent tout peindre et que leur peinture est toujours assez morale quand elle est tragique et qu’elle donne l’horreur des choses qu’elle retrace. Il n’y a d’immoral que les Impassibles et les Ricaneurs. Or, l’auteur de ceci, qui croit au Diable et à ses influences dans le monde, n’en rit pas, et il ne les raconte aux âmes pures que pour les en épouvanter.

Quand on aura lu ces Diaboliques, je ne crois pas qu’il y ait personne en disposition de les recommencer en fait, et toute la moralité d’un livre est là…

Cela dit pour l’honneur de la chose, une autre question. Pourquoi l’auteur a-t-il donné à ces petites tragédies de plain-pied ce nom bien sonore — peut-être trop — de Diaboliques ?… Est-ce pour les histoires elles-mêmes qui sont ici ? ou pour les femmes de ces histoires ?…

Ces histoires sont malheureusement vraies. Rien n’en a été inventé. On n’en a pas nommé les personnages : voilà tout ! On les a masqués, et on a démarqué leur linge… « L’alphabet m’appartient », disait Casanova, quand on lui reprochait de ne pas porter son nom. L’alphabet des romanciers, c’est la vie de tous ceux qui eurent des passions et des aventures, et il ne s’agit que de combiner, avec la discrétion d’un art profond, les lettres de cet alphabet-là. D’ailleurs, malgré le vif de ces histoires à précautions nécessaires, il y aura certainement des têtes vives, montées par ce titre de Diaboliques, qui ne les trouveront pas aussi diaboliques qu’elles ont l’air de s’en vanter. Elles s’attendront à des inventions, à des complications, à des recherches, à des raffinements, à tout le tremblement du mélodrame moderne, qui se fourre partout, même dans le roman. Elles se tromperont, ces âmes charmantes !… Les Diaboliques ne sont pas des diableries : ce sont des Diaboliques, — des histoires réelles de ce temps de progrès et d’une civilisation si délicieuse et si divine, que, quand on s’avise de les écrire, il semble toujours que ce soit le Diable qui ait dicté !… Le Diable est comme Dieu. Le Manichéisme, qui fut la source des grandes hérésies du Moyen Âge, le Manichéisme n’est pas si bête. Malebranche disait que Dieu se reconnaissait, à l’emploi des moyens les plus simples. Le Diable aussi.

Quant aux femmes de ces histoires, pourquoi ne seraient-elles pas les Diaboliques ? N’ont-elles pas assez de diabolisme en leur personne pour mériter ce doux nom ? Diaboliques ! il n’y en a pas une seule ici qui ne le soit à quelque degré. Il n’y en a pas une seule à qui on puisse dire sérieusement le mot de « Mon ange ! » sans exagérer. Comme le Diable, qui était un ange aussi, mais qui a culbuté, — si elles sont des anges, c’est comme lui, — la tête en bas, le… reste en haut ! Pas une ici qui soit pure, vertueuse, innocente. Monstres même à part, elles présentent un effectif de bons sentiments et de moralité bien peu considérable. Elles pourraient donc s’appeler aussi « les Diaboliques », sans l’avoir volé… On a voulu faire un petit musée de ces dames, — en attendant qu’on fasse le musée, encore plus petit, des dames qui leur font pendant et contraste dans la société, car toutes choses sont doubles ! L’art a deux lobes, comme le cerveau. La nature ressemble à ces femmes qui ont un œil bleu et un œil noir. Voici l’œil noir dessiné à l’encre — à l’encre de la petite vertu.

On donnera peut-être l’œil bleu plus tard.

Après les Diaboliques, les Célestes… si on trouve du bleu assez pur…

Mais y en a-t-il ?

Jules BARBEY D’AUREVILLY.

Paris, 1er mai 1874.