Tallandier (p. 250-253).


CHAPITRE XXII


Le mariage ne se célébra que quatre mois plus tard, lorsque Alexis eut surmonté la terrible faiblesse physique à laquelle jusque-là il n’avait pas voulu résister. En même temps, il s’était instruit au point de vue religieux, il avait reçu le baptême et fait sa première communion avant son mariage. Celui-ci eut lieu à la villa Lætitia. Ce fut une cérémonie simple et émouvante que celle qui unissait cette jeune fille dans tout l’éclat de sa beauté blonde à l’infirme cloué pour toujours sur sa chaise longue. On essaya bien d’insinuer que la grosse fortune d’Alexis était le seul mobile qui dirigeait Suzanne, mais ces racontars ne tinrent pas lorsqu’on apprit que le fils de Prosper Louviers s’était débarrassé de la plus grande partie de ses biens au profit de nombreuses oeuvres, et que les jeunes époux, quittant la luxueuse villa, iraient vivre avec Mme Mariey et ses fils dans une confortable mais simple maison déjà louée dans le quartier de Montreuil, et où la jeune femme et sa mère assumeraient la plus grande partie du service, tandis que Louis et Lucien continueraient leur métier, l’un de serrurier, l’autre d’ébéniste, pour s’établir plus tard à l’aide des économies réalisées par leur mère au prix de maints sacrifices.

Tous les Mollens étaient là, sauf Henry. Marié depuis un mois, il venait d’être envoyé dans une petite garnison du centre, fort peu recherchée. Que peut, en effet, espérer un gouvernement d’un officier noté de cette façon : « Clérical militant, intelligence supérieure, très dangereux par l’influence exercée sur le soldat qu’il feint de traiter avec bonté et intérêt. À expédier immédiatement dans une garnison « choisie ».

Mais, à peine établi depuis une quinzaine de jours dans son « trou », le lieutenant écrivait déjà à son père : « J’ai pu apprécier dès maintenant, et une fois de plus, cher père, la vérité de cette parole qui a été la règle de votre vie : « Il y a du bien à faire partout : le terrain le plus ingrat est susceptible de s’améliorer… » Entre mes devoirs d’époux et ceux d’officier, je puis, aidé de mes principes chrétiens, mener ici une vie utile et heureuse. Les sectaires nous mettent des entraves, à nous de les briser par notre hauteur d’âme et notre invariable attachement aux causes sacrées de la religion et de la patrie. »

Mlle Césarine était venue aussi assister au mariage de cette petite Suzanne qu’elle avait autrefois si souvent bercée. Elle était bien vieille, bien cassée, l’excellente demoiselle, mais son cœur était meilleur que jamais, et son pauvre logement abritait toujours des protégés.

Après la cérémonie, tandis que les quelques invités, parmi lesquels se trouvait Mme de Revals, entouraient Micheline, charmante dans la robe de soie noire offerte par Alexis, Suzanne vint s’asseoir près de son mari. Il lui prit la main et l’enveloppa d’un regard de tendresse émue où passait un peu d’inquiétude.

— Tu ne regretteras rien, dis, ma Suzanne ? murmura-t-il.

— Oh ! ne crains rien, mon cher Alexis ! J’ai trop bien apprécié ton cœur, maintenant !

Et, penchant la tête vers lui, elle lui offrit son front sur lequel il posa doucement ses lèvres.

— Merci, Suzanne, ma chère femme. Nous serons donc unis… unis comme je l’avais rêvé. Te rappelles-tu, lorsque je te disais que je voulais te voir penser comme moi, trouver en toi les mêmes goûts les mêmes opinions ? Eh bien ! ce rêve se réalisera, car me voilà chrétien aussi, et c’est dans la religion, je le sens, que se trouve la véritable union des cœurs, la véritable joie de l’esprit.

Il demeura quelques instants silencieux, son regard fixé sur le groupe formé par Micheline, M. et Mme de Mollens, Mlle Césarine.

— Suzanne, les voilà, les vrais socialistes, ceux qui pratiquent réellement la fraternité ! dit-il à voix basse. Les autres n’en sont que les comédiens. Oui, il y a deux fraternités dans le monde : celle que l’on pratique dans la sincérité de son cœur, au prix du sacrifice même, et celle qui sert d’enseigne pour tromper le peuple.