Les Deux dernières campagnes d’Alexandre/02

Les Deux dernières campagnes d’Alexandre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 275-302).
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LES
DEUX DERNIERES CAMPAGNES
D'ALEXANDRE

II.[1]
DE LA GÉDROSIE A BABYLONE.


I

Je ne veux point fatiguer les lecteurs de la Revue de détails géographiques : après la campagne du Pendjab, je pourrais raconter la campagne du Sind, dire comment Alexandre soumit Oxycanus, Musicanus et Sambus, montrer sir Charles Napier appliqué, vingt-deux siècles plus tard, à la même œuvre ; je trouverais surtout un véritable plaisir de marin et d’hydrographe à conduire Néarque des bouches de l’Indus au confluent du Copratès et du Pasitigre ; je me résigne à garder ce travail pour des appétits plus robustes ; il faut savoir faire des sacrifices. Laissons donc de côté tous ces épisodes, n’accompagnons même pas Alexandre jusqu’à l’extrémité du delta de l’Indus, ne le suivons pas dans les déserts de la Gédrosie et, ne faisant qu’un bond de la capitale de la Pattalène à la capitale de la Carmanie[2], représentons-nous le roi de Macédoine et l’armée qu’il ramène de l’Inde arrivés à Poura, et là, tranquillement campés dans une contrée fertile où les satrapes font affluer de tous côtés des vêtemens et des vivres, s’y refaisant peu à peu de leurs incroyables misères et de leurs fatigues.

Les grandes épreuves étaient donc passées, mais dans quel état Alexandre, après six ans d’absence, retrouvait son empire ! Le général Bonaparte, débarquant à Fréjus, eût pu se croire, en comparaison, dans un pays ordonné et prospère. L’anarchie était partout, et si les populations eussent été d’un tempérament moins docile, les exactions des satrapes auraient probablement provoqué, longtemps avant le retour d’Alexandre, une insurrection générale. Cléandre, fils de Polémocrate, gouverneur de la Médie, et Sitalcès le Thrace, meurtriers tous les deux de Parménion, après avoir dépouillé les temples et accablé les peuples de vexations de tout genre, ne s’étaient même pas arrêtés devant la majesté des tombeaux : Alexandre les sacrifia sans hésitation à la vindicte publique. Ce rigoureux exemple n’était qu’un premier avertissement donné aux prévaricateurs ; il devait être suivi de leçons plus sévères encore. La prétendue cruauté des rois en pareille circonstance n’est-elle pas simplement le strict accomplissement du devoir qu’ils ont contracté envers les peuples ? En châtiant la tyrannie de ses officiers, Alexandre rassurait les nations qui allaient enfin respirer sous son sceptre ; il leur donnait en même temps la plus haute et la plus salutaire idée de sa puissance. On le croyait accablé par les pertes qu’avait subies son armée ; il reparaissait tout à coup dans l’appareil triomphant d’un dieu vengeur. Quelques historiens, démentis par Arrien, qui proteste avec indignation contre cette invraisemblance, ont prétendu qu’Alexandre traversa la Carmanie sur un double char traîné par huit chevaux, au milieu d’un cortège d’hétaires et de musiciens, suivi de ses soldats couronnés de fleurs et les provoquant par son exemple à l’orgie. C’est ainsi que Bacchus, si l’on en croyait la tradition, était revenu de l’Inde : après avoir égalé le fils de Jupiter et de Sémélé par ses exploits, le fils de Philippe, au dire de Quinte Curce, de Diodore de Sicile, de Plutarque, aurait voulu imiter encore le dieu qu’il affectait de prendre pour modèle par la pompe joyeuse de son triomphe. Le vin coulait à flots et, pendant sept jours, les soldats purent le puiser aux tonneaux constamment ouverts pour le boire à longs traits dans les vases de Perse et dans les cratères de Corinthe. Le désert avait été jonché de morts et de mourans ; c’étaient maintenant les routes de la Carmanie qu’on voyait bordées de cavaliers et de fantassins terrassés par l’ivresse.

Comme au gouverneur de la Cappadoce, ce récit m’est suspect : ce n’est certes pas une armée affaissée et portant encore dans sa démarche la trace des découragemens dont il fallait effacer jusqu’au souvenir, qu’Alexandre se proposait de montrer aux peuples rangés sur son passage ; ce ne put être non plus une armée en désordre. Ni Ptolémée ni Aristobule n’ont parlé de cette fête bachique ; Aristobule se contente d’écrire « qu’arrivé dans la Carmanie, Alexandre sacrifia aux dieux pour les remercier de lui avoir accordé la victoire dans les Indes et d’avoir sauvé son armée dans la Gédrosie. » Ce devoir pieux, Alexandre n’y manqua jamais et la reconnaissance envers les immortels, sentiment naturel à toutes les grandes âmes, fit constamment partie de sa politique.

Remercier les dieux est fort bien, mais il ne faut pas oublier non plus de remercier ses compagnons d’armes. Peuceste avait couvert Alexandre de son bouclier, quand le roi, privé de sentiment, était à la merci des Malliens ; Alexandre lui réservait la satrapie de la Perside ; avant de quitter Poura, il tint à honneur de lui donner un premier témoignage de sa gratitude. Sept gardes du corps, — pourquoi ne dirions-nous pas plutôt sept aides de camp ? — étaient attachés à la personne royale : on peut juger de l’importance de ces fonctions par les noms des officiers qui les remplissaient : les somatophylaques se nommaient alors Léonatus, Éphestion, Lysimaque, Ariston, tous les quatre de Pella ; Perdiccas de l’Orestide, Ptolémée et Python d’Éorde. Une huitième place fut créée pour Peuceste : c’était en quelque sorte donner au vaillant somatophylaque un brevet de roi.

Tous ces soins accomplis, Alexandre songea enfin à se remettre en marche : il forma de l’armée deux colonnes ; Êphestion ramènerait la grosse infanterie, les animaux de trait et les éléphans ; « il prendrait, dit Arrien, la route qui suit le bord de la mer. » Cette route n’existe pas aujourd’hui et tout fait présumer qu’elle n’a jamais existé. La seule qu’Ephestion ait pu prendre, pour accomplir cette marche d’hiver et rencontrer, avec une température plus clémente, un pays moins dénué de ressources, est très probablement la route qui se dirige d’abord vers l’ouest, de Bam à Kirman et, de Kirman, tourne au sud pour gagner Bender-Abbasi. De Bender-Abbasi, on peut atteindre Lar, redescendre à la mer, remonter vers Firozabad, aller de nouveau chercher le littoral à Boushir et longer, à partir de ce point, le rivage, pour se porter à Suse par les vallées du Pasitigre et du Copratès. Ce sont de bien longs détours sans doute ; il faut de toute nécessité s’y résigner, quand on veut éviter les pâtés de montagnes de la Perside.

Alexandre, au contraire, tenait à rentrer dans ces défilés qui n’avaient, ni en l’année 331, quand il triomphait de Madatès et d’Ariobarzane, ni en l’année 330, quand il poursuivait les Mardes en plein hiver, jusque dans leurs retraites les plus inaccessibles, suspendu un instant la marche de ses troupes. Il prend ses bataillons armés à la légère, la cavalerie des hétaires, un certain nombre d’archers et, partant de Poura, se dirige vers la vallée du Mourghab. La route est encore tracée aujourd’hui ; le major Lowett, en 1872, en a suivi, un peu plus au sud, de non moins difficiles. Alexandre s’attendait à trouver, aux frontières de la Perside, prêt à le recevoir, Phrazaorte, le satrape qu’il avait, cinq ans auparavant, commis à la garde de cette province, mais Phrazaorte était mort pendant que la grande armée achevait la conquête de l’Inde, et sans en avoir reçu mandat d’Alexandre, Orxinès s’était cru autorisé, au nom du salut public, à saisir les rênes abandonnées et flottantes. Malheureusement pour lui, il les saisit d’une main infidèle ou débile, car, de toutes les provinces de l’empire, la Perside fut celle dans laquelle Alexandre constata les plus grands désordres. Le tombeau même de Cyrus avait été violé, sacrilège aussi impardonnable aux yeux d’Alexandre que l’eût été la profanation du temple le plus révéré. Orxinès se sentait coupable : il vint au-devant du roi, les mains pleines de présens. « Il apportait en outre, dit Quinte Curce, 4,000 talens en argent monnoyé, » — plus de 22 millions de francs ! Distribué aux principaux officiers de l’armée, ce trésor devait, dans la pensée d’Orxinès, lui créer auprès d’Alexandre de puissans protecteurs. N’était-ce pas ainsi que les satrapes achetaient jadis l’impunité à la cour de Darius ? Orxinès, malgré ses artifices et ses libéralités corruptrices, n’échappa point à la justice d’Alexandre ; le roi le fit mourir sur la croix.

Où Quinte Curce a-t-il donc recueilli l’infamie dont, à cette occasion, une légende venimeuse essaya de souiller la mémoire du fils de Philippe ? Le seul tort d’Orxinès, suivant l’éloquent historien, fut d’avoir négligé l’eunuque Bagoas et surtout d’avoir ajouté « qu’il voulait bien faire sa cour aux amis d’Alexandre, non à ses concubines. » Ainsi donc, au dire de Quinte Curce, ce n’était pas aux justes griefs des peuples, aux mânes de Cyrus que le conquérant de l’Asie sacrifiait Orxinès ; c’était à l’orgueil outragé « d’un de ces hommes que leurs mœurs rendaient semblables à des femmes. » Et voilà cependant comme on juge les rois ! Il suffit qu’un misérable ait mis au jour cette inepte calomnie pour que des écrivains graves, éloquens, épris d’une gloire qu’ils ont contribué à fonder, la propagent dans tout l’univers et la transmettent d’âge en âge à la postérité la plus reculée. Je comprends que l’empereur Napoléon ait gémi de voir Alexandre « finir avec les mœurs d’Héliogabale, » s’il a en la simplicité d’ajouter foi aux récits qui nous montrent le héros des Indes « assistant ivre à des concours de danses, dont Bagoas emportait généralement le prix, et souffrant que l’impudent eunuque traversât le théâtre pour venir, devant les Macédoniens assemblés, s’asseoir, dans son costume de danseur, aux côtés du roi. » Et les Macédoniens, si chatouilleux d’ordinaire, quand il s’agissait de la moindre faveur accordée aux Perses, auraient applaudit « Ils criaient au roi, dit Pintarque, d’embrasser Bagoas et ne furent satisfaits que lorsqu’Alexandre eut donné à Bagoas un baiser. »

Dans ce pêle-mêle étrange, comment discerner la vérité ? La chose ne laisse pas d’être assez difficile, j’en conviens ; elle eût peut-être moins embarrassé le grand naturaliste qui ne demandait qu’un fragment authentique des animaux gigantesques dont la race a depuis longtemps disparu, pour les faire revivre à nos yeux dans leur intégrité. Que n’essayons-nous d’appliquer la méthode de Cuvier à l’histoire ? Plus d’un monstre moral qui, par ses égaremens, rompant la chaîne des êtres, semble accuser la puissance créatrice de déroger, quand il s’agit de l’homme, aux lois qu’elle s’est tracées, irait, après un plus mûr examen, rejoindre l’hippogriffe et le dragon ailé dans le domaine des fables. La nature a rarement l’imagination malsaine ; les chroniqueurs que consultèrent Diodore de Sicile et Pintarque l’eurent souvent.

Alexandre était redescendu de Pasargade à Persépolis, quand il prit le parti d’envoyer Orxinès au supplice. La Perside n’avait pas été facile à conquérir ; il n’était guère moins difficile de la gouverner : pour remplir le rôle jadis dévolu au Perse Phrazaorte, une main ferme et un esprit délié ne seraient pas de trop. Alexandre donna pour satrape à la Perside Peuceste. Le choix faisait honneur au discernement d’Alexandre. De tous les Macédoniens, Peuceste était celui qui se montrait le plus franchement disposé à seconder les projets du roi. Au lieu de mettre son orgueil à humilier les vaincus, il ne voulut songer qu’à gagner leur confiance : il apprit leur langue, adopta leur costume et se plia si bien à toutes leurs habitudes que les Perses finirent par se montrer fiers d’avoir ainsi conquis un de leurs vainqueurs.

Les exécutions cependant se succédaient : un hardi prétendant, Bariax, avait ceint la tiare droite et pris le titre de roi des Perses et des Mèdes ; livré par Atropatès, satrape de la Médie, Bariax eut le sort d’Orxinès. Abulite, le satrape de la Susiane, et son fils Oxathrès payèrent également de leur tête les malversations qu’ils avaient commises. L’ordre renaissait partout sous les pas du roi, et les rigueurs que les historiens, d’un commun accord, ont flétries, trouvaient pour complices, non pas des courtisans dont l’approbation eût été suspecte, mais des peuples réclamant justice et appelant de tout leur espoir cette sévérité nécessaire.

Que pouvait-il donc manquer encore au fils de Philippe pour qu’il crût son empire sur les Perses à jamais affermi ? Il lui manquait ce qui fit défaut à Napoléon, demi-dieu parvenu, qui regrettait à si juste titre de n’être que le fils d’une révolution dont la hache sanglante venait de s’abattre sur le front des rois ; il lui manquait cette chose presque indéfinissable, cette force mystérieuse pour laquelle, quand on voulut raffermir le monde ébranlé sur sa base, il fallut introduire dans la langue politique un mot nouveau ; il lui manquait la légitimité. Durius Codoman, fils d’Arsane et petit-fils d’Ostanès, ne descendait pas en ligne directe des Achéménides, mais il se rattachait à eux par les liens du sang ; l’époux de Roxane pensa qu’il lui restait à faire un dernier sacrifice à la nation vaincue : à peine entré dans Suse, au mois de février de l’année 324 avant Jésus-Christ, Alexandre y célébra son mariage avec la fille aînée de Darius, — Barsine, suivant Arrien, Statira, si nous préférons nous en rapporter au témoignage de Diodore de Sicile et à celui de Plutarque. — Des considérations analogues portèrent Napoléon à demander la main d’une archiduchesse d’Autriche. Répudier Joséphine, indisposer Roxane sont des actes que les préoccupations d’un souverain excusent, mais que la secrète justice du sort ne ratifie pas toujours. A la recherche de tout ce qui pouvait associer son nom au souvenir de l’antique dynastie et mêler son sang à celui des Achéménides, Alexandre finit par découvrir, au dire d’Aristobule, une autre princesse plus légitime encore que l’arrière-petite-fille d’un frère d’Artaxerce : il épousa Parisatis, la plus jeune des filles d’Ochus. La coutume des Perses le conviait, rappelons-le ici, à ces noces multiples, car elle exigeait que les rois eussent au moins quatre épouses. Nous n’avons cependant pour garant du troisième mariage d’Alexandre que le témoignage d’Aristobule. On ne retrouve pas de trace de Parisatis dans l’histoire ; la fille de Darius en a laissé une : — trace lugubre qui nous montre bien les mœurs féroces du temps. Aussitôt après la mort d’Alexandre, « Roxane, dit Plutarque, attira auprès d’elle Statira et sa sœur. Assurée de la complicité toute-puissante encore de Perdiccas, elle fait sur-le-champ mourir les deux princesses et jeter leurs corps dans un puits que l’on comble. » Si Parisatis fût entrée au même titre que Statira dans la couche royale, Roxane, à coup sûr, par ce que nous connaissons d’elle, ne l’eût pas laissée vivre. La déposition d’Aristobule ne paraît donc pas suffisante pour établir un fait que les autres historiens ont passé sous silence.

« Épousez des Allemandes ! » disait Napoléon à ses généraux dans la première ivresse d’une union qui flattait son orgueil, mais qui fut loin de faire asseoir le bonheur à son foyer. « Épousez, comme moi, des femmes perses, » dit Alexandre à ses compagnons d’armes. Ces femmes, il les choisit lui-même pour ses amis et pour ses principaux lieutenans ; autant que possible, il tint à les choisir de sang royal. Éphestion eut Drypetis, la propre sœur de Statira ; Cratère épousa la fille d’Oxyarte, Amastrine ; — cet Oxyarte était un des frères de Darius. A Perdiccas Alexandre donna la fille d’Atropatès, le satrape de la Médie ; à Ptolémée Artacama, une des filles d’Artabaze ; à Eumène Artomis ; à Néarque la fille de Mentor ; à Séleucus celle de Spitamène. Quatre-vingts hétaïres furent unis le même jour à quatre-vingts jeunes filles appartenant aux familles les plus illustres de la Perse ; dix mille Macédoniens suivirent leur exemple. En mettant ainsi sa main dans celle de l’Asie, la Grèce abjurait, à la face du monde, les odieux projets de dévastation auxquels, depuis les jours de Cléarque et d’Agésilas, des capitaines d’aventure n’avaient pas cessé de la pousser. Les peuples conquis, à dater de ce jour, respirèrent. Des rives de l’Indus à la Méditerranée et à l’Hellespont, les anciens sujets de Darius durent éprouver ce sentiment de soulagement soudain qui parcourut la société romaine quand elle apprit que l’armée de Clovis venait de recevoir le baptême ; Alexandre voulut marquer cette heure mémorable par ses libéralités habituelles ; il consacra plus de 110 millions de francs à payer les dettes de ses soldats. L’empereur des Français, protecteur de la confédération du Rhin et roi d’Italie, n’aurait pas mieux fait.

110 millions de francs ! C’était beaucoup sans doute, c’était trop peu encore pour des gens qui se croyaient frustrés quand on ne leur livrait pas le monde à piller. Alexandre avait pressenti de longue date les murmures que lui préparaient ces insatiables et jalouses convoitises ; peut-être, tout fort qu’il fût, eût-il été impuissant à y résister, s’il n’eût pris la précaution de mettre l’Asie vaincue sous la protection des Asiatiques. L’Hyrcanie était à peine soumise et les troupes rassemblées à Zadracarta n’avaient pas encore levé leur camp pour marcher sur la Bactriane, que déjà trente mille jeunes gens recrutés dans les diverses satrapies étaient réunis en corps et formés au métier des armes par les instructeurs macédoniens que le roi leur laissait. On apprenait à ces recrues dociles à manœuvrer à la grecque, à porter la cuirasse, à manier la sarisse et le bouclier. La nouvelle phalange rejoignit l’armée à Suse : Alexandre la passa en revue, loua son zèle, applaudit à sa bonne tenue et pour mieux marquer, s’il était possible, le but auquel il tendait, appela cette jeune garde sa lignée, ses descendans, en d’autres termes ses épigones. On lui reprochait d’adopter le costume et les mœurs des barbares ; il demandait en échange aux barbares d’abandonner leur tactique vieillie pour se plier aux institutions guerrières des Macédoniens. Bactriens, Sogdiens, Arachotes, habitans de l’Arie et de la Drangiane, Parthes et Saces trouvaient accès dans la cavalerie des notaires, qui se grossissait, pour leur faire place, d’une cinquième hipparchie. L’escadron royal lui-même, l’agéma, voyait tout à coup figurer dans ses rangs OEgobarès et son frère Mithrobée, les fils d’Artabaze, ceux de Mazée et ceux de Phratapherne, Histanès, le frère de Roxane, et le Bactrien Hydaspe. Les vaincus se prêtaient facilement à cette fusion, s’y portaient même avec un certain enthousiasme ; les vainqueurs en concevaient une violente jalousie : sans le respect que leur inspirait Alexandre, leur mécontentement aurait depuis longtemps éclaté.

Nous avons vu Alexandre rétablir partout dans l’Asie-Mineure le gouvernement populaire ; dans les autres provinces de l’empire il semble, au contraire, n’avoir eu en vue que de consolider, et, s’il est permis d’employer ici une expression toute moderne, de moraliser le gouvernement des satrapes. En dépit des préjugés qui auraient pu parler si haut dans un cœur désireux d’obtenir l’approbation d’Athènes, ce conquérant de bon sens ne rêva jamais, pour les peuples rangés sous son sceptre, de constitution idéale ; il jugea plus prudent et plus sage de leur laisser, provisoirement du moins, les institutions auxquelles il les trouvait habitués. Les anciens connaissaient trois formes très différentes d’association politique : le gouvernement d’un seul, le gouvernement d’une élite peu nombreuse et finalement le gouvernement de tous. C’est à cette dernière forme gouvernementale qu’à travers des évolutions successives finissent par s’arrêter la plupart des états : monarchiques au début, oligarchiques dans leur maturité, ils évitent difficilement la pente qui doit les conduire, comme les fleuves à la mer, vers les plaines fertiles ou fangeuses de la démocratie. « Voyez, s’écrie à Sainte-Hélène l’empereur Napoléon, comme aux États-Unis sans efforts aucuns tout prospère ! C’est qu’en réalité, dans cet heureux pays, il n’y a que la volonté de tous, que les intérêts publics qui gouvernent. Mettez le gouvernement en guerre avec la volonté générale, et vous verrez aussitôt quel tapage ! » La volonté générale ? Voilà donc, selon le grand homme qui fit rentrer la révolution débordée dans son lit, le suprême arbitre et le souverain remède ! En présence d’un tel aphorisme, tombé de si haut, on aurait mauvaise grâce à douter que le monde puisse, en effet, se suffire à lui-même. L’apparition des Alexandre et des Napoléon sur la terre, ce sont les coups de foudre de la Providence ; nous ne pouvons pas demander qu’il tonne tous les jours. Il n’est donc peut-être pas mauvais que les nations s’habituent peu à peu à se passer d’une tutelle qui risque tant de leur faire défaut ; mais combien leur éducation, à ce sujet est lente et qu’il est grand le nombre des états qui ont péri avant de l’avoir complètement achevée ! « César, écrivait l’empereur Napoléon III, le 29 mars 1866, dans un livre daté du palais des Tuileries, avait l’intention de rétablir la république dans son ancien lustre, ses anciennes formes, mais sur de nouveaux principes… Il ne fut pas possible à Auguste de réaliser le projet de César ; quatorze années de guerre civile avaient épuisé les forces de la nation et usé les caractères ; les hommes imbus des grands principes du passé étaient morts ; les survivans avaient alternativement servi tous les partis… Le meilleur architecte ne peut bâtir qu’avec les matériaux qu’il a sous la main. »

« Aux jeunes l’action, aux adultes le conseil, » avaient écrit sur les murailles les bannis de Tarse. Athénodore, un philosophe dont la volonté souveraine d’Alexandre s’était plu à faire un gouverneur, ajouta : « Aux gérontes le tonnerre vengeur. » Le conseil des gérantes tenait une grandie place dans la plupart des constitutions antiques, principalement dans la constitution de Sparte. Qu’importe qu’à Céos la loi ait naguère prescrit de faire boire la ciguë à tout homme qui avait passé la soixantaine, que chez les Derbices, chez les Caspiens, dans la Bactriane même, on n’eût plus, à l’âge de soixante-dix ans, que le choix d’aller se faire égorger sur l’heure ou de mourir de faim en prison ? Il ne faut reconnaître dans ces dispositions inhumaines que les préoccupations d’une époque où. les subsistances étaient rares : dès que le blé abonde, au sein même des forêts, si la venaison ne fait pas défaut, l’humanité nous présente un tout autre spectacle. Les Chinois célèbrent dans leurs inscriptions lapidaires « l’agréable odeur des cent ans, » et chez nous-mêmes, chez nous qu’on croirait étrangers à tous les respects, voici ce qu’on entendait hier sur la montagne :


: Pierre à pierre, en songeant aux croyances éteintes,
: Sous la société qui tremble à tous les vents.
: Le penseur reconstruit ces deux colonnes saintes :
: Le respect des vieillards et l’amour des enfans.


Lycurgue ne voulut accorder qu’aux vieillards « le droit de concourir pour les qualités morales. » C’était une excellente chose, pensait-il, que les jeux gymniques, mais ces jeux ne mettaient en relief que la vigueur du corps, « tandis que le concours périodiquement ouvert pour le renouvellement du conseil des gérontes fournissait aux belles âmes l’occasion de se faire apprécier. » Gardons-nous cependant de tomber dans le travers trop fréquent des utopistes ; ne nous créons pas une Salente imaginaire : Solon ne se proposa point de donner aux Athéniens les lois les meilleures dans le sens absolu du mot ; il leur donna « les meilleures que des Athéniens pussent supporter. » La Cappadoce s’obstine à réclamer un roi ; elle se déclare complètement incapable d’exercer la libre autonomie dont nous prétendons la doter ; ne contrarions pas son penchant ; conservons la gérontocratie pour ceux qui en veulent. Cette philosophie éclectique ne fut pas seulement celle que pratiqua l’élève d’Aristote ; elle dirigea également en Asie la politique non moins sage des Romains.


II

Les rapports de Néarque avaient éclairé Alexandre sur l’importance que pouvait prendre le commerce de la Méditerranée avec l’Inde par la voie de l’Euphrate et du Golfe-Persique. Les efforts auxquels nous avons vu récemment les Anglais s’opiniâtrer pour arriver à s’ouvrir à travers l’Asie une route fluviale vers leurs possessions d’Orient s’imposaient plus naturellement encore au conquérant qui voulait faire de la Babylonie le centre de son empire. Alexandre eût rencontré sans doute dans son entourage plus d’un colonel Chesney à qui remettre le soin de cette exploration ; il préféra ne s’en fier qu’à lui-même. Dès que la flottille de Néarque se trouve réunie devant Suse, il s’embarque avec les hypaspistes, l’agéma et une partie de la cavalerie des hétaïres ; Éphestion conduira le reste de l’infanterie par terre vers le Golfe-Persique. C’est un des berceaux du genre humain qu’Alexandre va visiter, une contrée depuis longtemps peuplée, déjà semée de ruines, quand la Babylonie n’était encore qu’un désert, une région où l’âge des premiers patriarches a laissé son empreinte retrouvée par Loftus : « Le roi, dit Arrien, descend l’Eulée jusqu’à la mer, abandonne sur le fleuve la partie pesante de la flotte et, prenant avec lui les vaisseaux les plus légers, se dirige le long de la côte vers l’embouchure du Tigre. Un canal joint le Tigre à l’Eulée ; par ce canal, les navires demeurés en arrière viendront à sa rencontre. » En langage moderne, Alexandre à descendu le Karoun ; il va remonter le Shatt-el-Arab.

Les Perses, comme les Chinois, appréhendaient fort les attaques qui pouvaient leur venir de la mer ; comme les Chinois aussi, ils se préoccupaient peu du trouble que, par leurs travaux d’art, ils s’exposaient à jeter dans le régime régulier de leurs fleuves. Une vague tradition leur avait-elle appris que les premières colonies arabes et égyptiennes remontèrent naguère le Tigre et l’Euphrate pour venir asseoir leurs campemens dans les plaines de la Chaldée ? Craignaient-ils seulement les incursions des pirates ? Les bords du Golfe-Persique ont, de tout temps, été infestés par des flottilles de marins pillards, et Alexandre lui-même, dans la courte traversée qui le porta de l’embouchure de l’Eulée à l’embouchure du Tigre, paraît avoir eu l’occasion de châtier un de ces brigands, dont l’arrogance, à la grande satisfaction des rhéteurs, prétendait traiter d’égal à égal avec le conquérant de l’Asie. Toujours est-il que les Perses avaient cru devoir barrer le cours du Tigre par des digues : « Le chenal de la rivière, écrit en 1881 le commander Pringle, n’offre d’autre danger que les restes d’un ancien ouvrage en briques. » Alexandre donne l’ordre de renverser ce gênant obstacle, — ordre qui fut, paraît-il, très incomplètement exécuté, — puis il poursuit sa navigation vers Opis. Éphestion continue de lui faire escorte marchant avec l’armée le long des rives du fleuve.

Arrivé à Opis, le roi rassemble ses troupes : il sent depuis longtemps la nécessité de rajeunir l’armée. Toute résistance sérieuse de la part des Asiatiques est brisée ; quel besoin Alexandre a-t-il encore de ses vétérans ? Ce qu’il lui faut, ce sont surtout des soldats dociles ; les vétérans ne le deviendront jamais. Tous ceux que l’âge ou les blessures semblent rendre moins propres à un service actif sont libres de rentrer dans leurs foyers ; Alexandre les congédie, mais il veut que leur sort fasse envie à ceux qui n’ont pas quitté la Macédoine. Les trésors de l’Asie ne sont pas encore assez épuisés pour que le roi ne puisse pas payer dignement les exploits de ses vieux compagnons d’armes. Qu’ils partent comblés des dons qu’une main affectueuse leur prodigue, qu’ils aillent raconter à la Grèce ce qu’a fait en dix ans la grande armée ! Elle a conquis le monde et l’a si bien assujetti que 13,000 hommes d’infanterie et 2,000 cavaliers suffiront désormais pour le garder.

Croit-on que cette annonce ait été reçue avec joie ? Les vétérans vont-ils saluer de leurs acclamations la liberté qui leur est rendue ? Loin de là ! Les vétérans ne voient qu’un insupportable affront dans la résolution qui leur rouvre le chemin de la patrie. Laisser Alexandre aux Perses, voilà ce que ces amans idolâtres et jaloux ne sauraient admettre. Jeunes et vieux, soldats licenciés et soldats maintenus sous le drapeau, tous se soulèvent et s’indignent ; tous demandent à partir : « Alexandre n’a plus besoin de leurs services. Ne lui restera-t-il pas, quand ils auront reçu leur congé, ses vaillans épigones et ses hétaires renforcés de tant de barbares ? Le dieu dont il descend combattra, s’il le faut, pour lui. » Jamais la sédition n’avait encore osé tenir au roi un pareil langage. Bravé ainsi en face, Alexandre ne se sent plus maître de sa colère : il s’élance de son siège et se jette au milieu de la foule armée et menaçante ; de sa propre main il saisit les soldats dans lesquels il croit reconnaître les chefs de l’émeute et les remet lui-même aux hypaspistes. Treize des plus insolens sont à l’instant traînés au supplice : la troupe reste atterrée et garde le silence. Pâle encore du courroux qui a fait refluer tout son sang jusqu’au cœur, Alexandre tient maintenant la révolte impuissante courbée sous son regard ; un froid et méprisant dédain semble errer sur ses lèvres ; l’amertume de son âme finit par déborder. Il rappelle aux Macédoniens dans quel état les a pris Philippe : cachant leur nudité sous des peaux grossières, prenant leur nourriture dans des écuelles de bois, et se couvrant, le jour de la bataille, de boucliers d’osier, hordes errantes, qui ne savaient pas même défendre leurs troupeaux contre les Illyriens, les Triballes et les Thraces. Philippe les a revêtus de la chlamyde et les a fait descendre de leurs montagnes dans la plaine ; il leur a donné des villes et des ports ; il a fait plus : après leur avoir assujetti la Thessalie, il leur a ouvert l’accès de la Grèce. Cependant, à la mort de Philippe, il restait à peine dans le trésor royal grevé d’une lourde dette quelques vases d’or et 60 talens. C’est dans ces conditions que le roi qu’ils outragent a trouvé la Macédoine ; il l’a rendue la maîtresse du monde. Les Macédoniens étaient réputés les soldats les plus pauvres de l’univers ; Alexandre leur a fait traverser l’Hellespont ; ils se sont partagé les dépouilles de l’Asie. « Partez donc, s’écrie-t-il, je ne veux plus de vous ; délivrez mes yeux du spectacle de votre ingratitude ; vous apprendrez bientôt ce que vaut une armée sans roi ! » À ces mots, sans laisser aux soldats consternés le temps de se remettre de leur stupéfaction et de leur terreur, Alexandre court s’enfermer dans sa tente. Il y reste deux jours, invisible même pour ses plus chers amis. Le troisième jour, il convoque les officiers perses et leur partage le commandement des troupes.

Querelle d’amoureux et qui ne pouvait durer ! Les Macédoniens n’avaient jamais prévu ce résultat de leur insolence : quand ils voient la personne d’Alexandre sous la garde des doryphores perses, quand ils entendent ses ordres transmis par des hérauts revêtus de la robe des Mèdes, l’énormité de leur crime leur apparaît soudain. Fous de douleur, de honte, de repentir, ils se rassemblent autour de la tente royale et jettent en pleurant leurs armes sur le seuil. « Qu’Alexandre frappe encore, s’il le veut, qu’il ordonne de nouveaux supplices, ses soldats résignés ne se plaindront pas, mais que le cœur du roi se laisse enfin toucher ; qu’il oublie une heure d’égarement et n’inflige pas à ses vieux compagnons de guerre un châtiment plus cruel que la mort, en s’obstinant à leur refuser ce qu’il accorde aux Perses : la faveur de l’embrasser. » Alexandre aimait ses soldats : c’était au milieu d’eux qu’il avait grandi ; c’était en eux qu’il se plaisait à voir les artisans les plus sincères et les plus désintéressés de sa merveilleuse fortune ; leur humeur capricieuse l’irritait souvent, mais son orgueil blessé ne lui avait jamais fait méconnaître de quelle source de tendresse profonde sortaient ces explosions malheureusement trop fréquentes de violence et d’indiscipline. Il essaya vainement de se raidir contre le spectacle de leur humiliation, et, presque malgré lui, finit par se rendre à leurs prières.

Quand il sort de sa tente, les cris de joie éclatent : vaincu par son émotion, il ne peut retenir ses larmes ; une voix en ce moment s’élève de la foule et lui rappelle, — affectueux et dernier reproche, — le nom donné aux épigones. « C’est vous, s’écrie le roi, vous qui êtes ma famille ! à dater d’aujourd’hui, vous devenez tous mes parens, je ne vous donnerai plus d’autre nom. » En prononçant ces mots, il ouvre les bras : Callinès, un des hétaïres, s’y précipite ; les sanglots du roi et ceux de l’armée se confondent : la paix de l’Asie est assurée. Alexandre veut prendre les dieux à témoin de cette réconciliation ; le sacrifice est suivi d’un banquet auquel viennent s’asseoir neuf mille convives choisis dans les deux nations. Les Macédoniens occupent le premier rang ; les Perses devront se contenter du second. Quand les prêtres ont invoqué la protection des dieux de la Perse et de la Grèce, la coupe circule de main en main. Les libations sont faites : tous les convives se lèvent et entonnent à la fois l’hymne des festins.

Les vétérans étaient apaisés : Alexandre jugea néanmoins prudent de donner cours à ses premiers projets ; il fit même hâter les préparatifs de départ de tous ces vieux soldats dont l’affection fantasque lui eût toujours laissé l’appréhension de quelque nouveau désordre. Il les renvoya comblés de ses dons, mais, pour mieux assurer leur retour dans la Macédoine, il voulut les placer sous la conduite de Cratère, le plus éprouvé de ses lieutenans et peut-être, après Éphestion et Eumène, le plus cher de ses amis.

Que ferait-on des enfans que ces Macédoniens avaient eus en Asie ? Le foyer paternel était occupé déjà : ne devait-on pas craindre que la présence de ces nouveaux hôtes n’y portât le trouble et la confusion ? Le préjugé invétéré de la Grèce contre tout mélange de sang étranger ne repousserait-il pas violemment ces demi-barbares des familles où leur place n’était pas marquée par les lois ? Alexandre se chargea de recueillir ces déshérités : il veillerait à ce qu’on leur apprît la langue de leurs pères, à ce qu’on les façonnât aux mœurs, aux institutions, à la tactique militaire des Grecs, et un jour, quand il rentrerait lui-même dans la Macédoine, il ramènerait à ses vétérans leurs fils dont il aurait fait des hommes. De quelle sagesse et de quelle prévoyance toutes ces dispositions sont empreintes ! Ce roi, qui pouvait dire à ses soldats, dans le plus magnifique langage qui soit jamais sorti de la bouche d’un souverain : « J’ai conquis le monde et je vous l’ai donné ! » avait-il donc eu si grand tort de garder pour lui seul la pourpre et le diadème ? C’était là son lot ; il dédaigna toujours de s’en réserver d’autre. De quel front, en effet, eût-il osé rappeler à ses vétérans mutinés la simplicité de sa vie, la modération de ses goûts, s’il se fût livré aux orgies que, par une contradiction singulière, lui reprochent les historiens mêmes qui nous le montrent haranguant ses troupes et leur disant, avec la noble assurance d’un détachement auquel il eût été si facile de refuser, en cas d’imposture, témoignage : « Je ne dépense rien pour moi ; ma couche et ma nourriture sont les vôtres ; si quelqu’un dans le camp se distingue par la recherche de mets délicats, ce n’est pas moi, ce sont vos officiers ; si quelqu’un veille quand l’armée repose, c’est votre général et votre roi. »

On n’est pas justicier sans péril : les rigueurs d’Alexandre ont coûté cher à sa réputation. Ceux mêmes qu’il ne menaçait pas, mais dont la conscience s’alarmait à bon droit, se rangèrent, dès le jour où Philotas et Parménion furent frappés, parmi les détracteurs d’un maître si cruel au parjure. La trahison d’Harpalus, entre autres, est restée célèbre. Nous avons raconté comment Alexandre, à peine monté sur le trône, s’empressa de rappeler de l’exil les amis qui, du vivant de son père, avaient partagé sa disgrâce ; nous avons dit quels emplois importans il leur confia : qui croirait que, parmi ces hommes, dont plus d’un venait de jouer résolument sa vie pour frayer au fils de Philippe le chemin du trône, il se rencontra, dès le début de l’expédition d’Asie, de nombreux conjurés disposés à vendre leur ami et leur maître à Darius ! Le royaume de Macédoine et mille talens d’or devaient payer ce service signalé au commandant de la cavalerie, thessalienne. D’obscures trahisons ne pouvaient sans doute se flatter d’obtenir un si haut prix ; cependant, à la veille de la bataille d’Issus, on vit un des dévoûmens les plus éprouvés se démentir soudain avec une audace et une impudence que rien n’aurait pu faire jusqu’alors pressentir. Dans la distribution générale des emplois, Harpalus, fils de Machate, avait eu pour sa part l’administration et la garde du trésor royal. « Les conseils d’un homme pervers, » dit Arrien, l’entraînèrent, pendant que l’armée occupait la Cilicie, dans un de ces projets de défection si communs à cette époque où l’or du successeur d’Ochus faisait chanceler les fidélités les plus à l’abri du soupçon, que l’histoire s’est lassée de les enregistrer ; elle a négligé les complots dans lesquels, ne figuraient que des personnages secondaires. Ni Arrien, ni Diodore de Sicile, ni Quinte Curce ne nous disent à quel dessein factieux se trouvait associé Harpalus ; il leur a semblé suffisant de nous apprendre que le secret de la conjuration fut mal gardé. Harpalus dut se réfugier à Mégare.

Le bonheur rend l’âme indulgente : après la bataille d’Issus, Alexandre ne songea qu’à se montrer digne de l’éclatante faveur que les dieux venaient de lui accorder ; son premier soin fut de jeter un voile sur l’injurieux passé dont l’ombre semblait encore attrister sa victoire. A quoi bon ruminer d’éternelles rancunes ? La nature humaine a sans doute ses côtés fâcheux ; il est souvent utile, il est toujours salutaire pour soi-même de les oublier. S’imaginerait-on, par hasard, qu’on élève son propre cœur en le repaissant constamment des faiblesses des autres ? Nous l’avons déjà dit, et l’occasion nous paraît favorable pour le répéter : la clémence sans l’oubli n’est que l’ostentation puérile d’une fausse grandeur ; elle frustre la justice et amende bien rarement le coupable. Alexandre offrit à la fois oubli et pardon à Harpalus : dès que cet ami infidèle fut rentré en Asie, il le rétablit dans sa charge.

L’épargne des rois de Perse était dispersée dans trois ou quatre provinces ; Alexandre ne voulut avoir qu’un seul coffre-fort. Il avait d’abord choisi Suse ; il finit par préférer Ecbatane : Parménion s’occupa sur-le-champ de régler les détails du transport. Six mille Macédoniens, auxquels on adjoignit un nombre correspondant de cavaliers, composeraient la garnison permanente de la place et monteraient une garde assidue autour de ce nouveau jardin des Hespérides. Quant au trésorier, il était tout trouvé : Alexandre n’en chercha pas d’autre qu’Harpalus. Étrange légèreté, dira-t-on : pourquoi, entre tant d’amis encore exempts de faute, aller précisément faire choix de l’ami qui avait péché pour mettre entre ses mains des trésors avec lesquels on pouvait acheter un empire ? Six années de règne n’avaient pas dû laisser beaucoup d’illusions au fils de Philippe : égaré, comme Napoléon, par sa bonté native, Alexandre manqua-t-il en cette occasion de discernement ? L’erreur serait dans ce cas peu préjudiciable à sa mémoire. Il est malheureusement à craindre que le choix d’Alexandre n’ait été inspiré bien moins par un excès de crédulité naïve que par un excès d’amertume. Aigri par les déceptions qui blessèrent de bonne heure sa jeune âme, enveloppant, à peu d’exceptions près, tous les hommes dans le même mépris, ne voulant voir ni dans les services passés ni dans l’accumulation des faveurs un gage suffisant de la constance humaine, Alexandre semble s’être préoccupé avant tout de rendre l’éventualité d’une défection aussi peu dangereuse que possible. Harpalus n’était pas, ne pouvait pas être, par suite de la faiblesse de sa constitution, un homme de guerre : s’il trahissait, le péril serait avec lui moins grand qu’avec tout autre.

Tant qu’Alexandre n’eut pas franchi l’Indus, les mandataires qu’il avait choisis n’osèrent trop se hasarder à provoquer par leurs malversations son courroux ; mais le jour où ils perdirent en quelque sorte la grande armée de vue, le jour où la témérité d’une expédition à laquelle il était impossible d’assigner une limite leur fit mettre en doute le retour du roi, ils se sentirent sur-le-champ débarrassés de tout frein, Harpalus fut des premiers à se distinguer par ses désordres : l’Asie n’avait jamais assisté à de telles profusions ; les flemmes perses et les courtisanes athéniennes purent puiser à pleines mains dans le trésor d’Ecbatane. Harpalus cependant n’était pas tellement rassuré qu’il ne songeât à se ménager un refuge en Grèce ; ses libéralités s’adressèrent à tout ce qui avait la réputation de pouvoir y exercer quelque influence, l’arrivée d’Alexandre à Suse, l’exécution de plusieurs satrapes le frappèrent de terreur ; il ne vit plus de salut que dans la fuite. Prenant à sa solde six mille mercenaires, il chargea sur des chameaux 5,000 talens d’argent, — près de 28 millions de francs, — et, sans perdre un instant, se mit en route pour l’Attique. Avant qu’Alexandre eût pu donner des ordres pour le faire intercepter en chemin, il avait quitté d’Asie et venait se présenter en suppliant devant le peuple d’Athènes. Antipater et Olympias ne furent pas plus tôt informés de cette audacieuse démarche qu’ils réclamèrent l’extradition d’Harpalus. La voix du vainqueur de Mégalopolis eut plus d’effet sur le peuple athénien que toutes les arguties des orateurs séduits par l’or du fugitif. L’infidèle trésorier n’eut que le temps de s’échapper d’une ville où il n’était plus en sûreté : il alla rejoindre près du promontoire de Ténare, en Laconie, les mercenaires qu’il y avait laissés et s’empressa de passer en Crète. Il espérait se créer un parti dans cette île et y rassembler, à d’aide de ses trésors, une véritable armée. Thimbron, un de ses amis, me crut pouvoir mieux faire que de s’inspirer de son exemple : il mit fin du même coup à ses intrigues et à ses terreurs en l’assassinant.

Alexandre n’avait pas ignoré les hésitations du peuple d’Athènes : il sentait toujours au sein de cette cité frondeuse une opposition sourde que la moindre occasion pouvait faire éclater. Il ne vit qu’un moyen de changer le cours des esprits : ce fut d’ordonner le rappel de tous les citoyens exilés. On sait qu’à cette époque, chaque cité grecque comptait presque autant de bannis que d’habitans, le parti victorieux ne manquant jamais de sceller sa victoire par la proscription en masse de la faction vaincue. L’édit royal fut solennellement proclamé à Olympie pendant qu’on y célébrait les jeux auxquels se pressait avec avidité toute la Grèce. Alexandre venait de trouver sans doute un habile expédient pour balancer les influences hostiles, mais il est facile de se figurer l'irritation qu'en conçurent les Athéniens : on les remettait en présence de leurs adversaires ; Alexandre voulait donc livrer de nouveau la cité à des divisions implacables ? La perte de la liberté n'était rien auprès de cet odieux partage de la puissance publique ; la faction, blessée dans ses haines et dans ses privilèges, n'eut plus qu'un espoir : la mort du fils de Philippe.

C'était aussi le vœu secret de bien des Macédoniens, de cette famille surtout qui exerçait, depuis près de douze années, le pouvoir à Pella. Les démêlés d'Antipater avec Olympias avaient souvent irrité Alexandre : le lils de Philippe connaissait l'humeur allière de sa mère ; il est permis cependant de penser qu'il ne mettait en doute ni son affection ni l'intérêt vigilant qu'elle apportait à surveiller des menées dont le succès aurait, avant tout, causé sa propre ruine. Les dénonciations d'Olympias possédaient d'ailleurs sur les plaintes réitérées d'Antipater un grand avantage : elles répondaient aux secrètes inquiétudes d'Alexandre. Olympias accusait Antipater de nouer en Grèce des alliances suspectes et d'aspirer dans la Macédoine au rang suprême. Alexandre prit ses précautions ; Cratère rentrait en Europe avec une armée ; il l'investit du gouvernement de la Macédoine, de la Thrace et de la Thessalie, le chargea de la protection des bannis et lui adjoignit Polysperchon, qui le remplacerait au besoin. La santé languissante de Cratère exigeait cette disposition prévoyante. Quant à Antipater, Alexandre affectait de ne pas mettre en doute sa soumission et s'appliquait à lui représenter son remplacement comme l'effet d'une faveur plutôt que d'une disgrâce. « Le roi n'avait plus pour le seconder d'officiers de la valeur et de l'importance de Cratère ; Antipater seul pouvait remplir ce rôle de premier lieutenant, dévolu au début de l'expédition à Parménion, depuis la mort de Parménion à Cratère. » Alexandre lui enjoignait donc, dès qu'il aurait remis à son successeur ses pouvoirs de vice-roi, de prendre le commandement des Macédoniens qui devaient remplacer les vieilles bandes congédiées, et de les lui amener en Asie.

Soit qu'il espérât obtenir la révocation de cet ordre, soit qu'il voulût, avant de passer en Asie, s'assurer des dispositions d'Alexandre, Antipater se fit précéder de Cassandre, l'aîné de ses fils. Il avait déjà, dans un autre fils, Iolas, le grand-échanson du roi, un surveillant attentif et dévoué des desseins qui pouvaient être tramés contre lui. Tant de précautions ne semblent pas indiquer une conscience bien nette. La conduite de Cassandre ne paraît pas non plus avoir été de nature à préparer un accueil favorable à son père : les railleries que ce Macédonien élevé à la grecque se permit contre les barbares, quand il les vit se prosterner devant Alexandre, provoquèrent le courroux d’un souverain résolu à ne pas laisser renaître les résistances qu’il eut, en Bactriane, tant de peine à dompter. Plutarque prétend qu’Alexandre, outré de colère, saisit la tête de Cassandre des deux mains et la frappa violemment contre le mur. De tels emportemens s’accordent assez mal avec la sévère étiquette que le roi s’appliquait alors à faire prévaloir à sa cour : s’ils eurent lieu, en effet, le crime dont furent accusés quelques mois plus tard les fils d’Antipater n’apparaîtrait-il pas sur-le-champ moins invraisemblable ? Quelle présomption plus accablante aurait pu inventer Olympias elle-même pour désigner aux soupçons de l’armée une famille qui ne se distingua jamais par l’oubli des injures ? Plutarque nous représente Cassandre comme atterré par les menaces que lui attira sa tenue indiscrète. « Sa frayeur fut telle, nous dit l’historien romain, que, devenu roi de la Macédoine et maître de la Grèce, il ne pouvait soutenir la vue d’une statue d’Alexandre. Un frisson convulsif agitait ses membres et la sueur du vertige courait par tout son corps. » Était-ce bien frayeur ? Ne reconnaîtrait-on pas là plutôt l’habituel effet d’un secret remords ? L’histoire, si elle accepte le récit de Plutarque, hésitera certainement à se prononcer.


III

D’Opis, Alexandre se préparait à passer à Ecbatane : la trahison d’Harpalus hâta ce mouvement. Alexandre, suivant le récit de Diodore de Sicile, presque littéralement reproduit par Quinte Gurce, conduisit ses troupes à travers la Sittacène, atteignit Sambane en quatre jours et Célones, colonie thébaine fondée par Xerxès, en trois marches ; il entra ensuite dans la Bagistane, contrée opulente, couverte à la fois d’arbres forestiers, de vergers et de moissons. A la Bagistane succédèrent les prairies de Nysée, pâturages sans rivaux dans le monde, où jadis les rois de Perse laissaient errer à l’état sauvage plus de cent soixante mille chevaux. Les désordres causés par la guerre avaient beaucoup diminué l’importance de ce haras royal ; Alexandre y trouva néanmoins encore près de soixante mille animaux. Il s’était reposé sept jours à Célones ; il s’arrêta tout un mois dans la Bagistane. Harpalus avait pris déjà une telle avance qu’Alexandre ne pouvait conserver l’espoir de l’atteindre : à quoi bon alors imposer par une précipitation inutile de nouvelles fatigues à l’armée ? Sept journées de marche conduisirent les troupes macédoniennes, entièrement refaites par ce long séjour au sein d’un pays fertile, des champs nyséens à la capitale de la Médie.

La route d’Opis à Ecbatane, par la Sittacène et la Bagistane, est une des plus fréquentées de l’Orient, car c’est encore celle que suivent les caravanes qui, parties de Chiraz ou de Téhéran traversent les massifs montagneux d’Hamadan et de Kermanshah pour gagner par Bagdad la cité des funérailles saintes, Kerbelah. Flandin l’a décrite en partie ; Buckingham nous l’a fait connaître tout entière.

Un grand deuil, une immense douleur attendait Alexandre à Ecbatane : Éphestion lui était enlevé en sept jours par une maladie dont la gravité ne fut pas soupçonnée au début. Le désespoir violent auquel le roi se livra, les marques outrées qu’au dire de la plupart des historiens il donna de son affliction n’ont pas laissé de rencontrer l’incrédulité d’un juge plus délicat en matière de critique que Plutarque, Diodore de Sicile et Quinte Curce. Arrien révoque en doute « ces excès de douleur, indignes, suivant lui, d’Alexandre et d’un roi. » C’est à peine s’il admet les obsèques magnifiques dont nous ont entretenus les autres historiens, obsèques dont les frais se seraient élevés à la somme exorbitante de 10,000 talens, — plus de 55 millions de francs. — Le scepticisme d’Arrien me paraît jusqu’à un certain point justifié : la perte d’un ami est sans doute plus cruelle pour un roi que pour l’homme privé, qui n’est pas exposé à perdre du même coup le confident de ses pensées intimes et le dévoué concours nécessaire à l’accomplissement de ses grands desseins ; mais un roi a trop de devoirs à remplir pour être libre de s’abandonner longtemps à des regrets qui le détourneraient du soin de son empire, — tâche non moins laborieuse que celle de Sisyphe, tâche ingrate et dure que connaissent mal sans doute ceux qui la convoitent, car elle constitue certainement le plus assujettissant et le plus impérieux des esclavages.

Quelle œuvre que celle d’un Bossuet ou d’un Fénelon chargé de former l’âme du futur héritier du trône ! Ces deux grands esprits n’ont eu cependant à préparer un roi que pour une monarchie bien assise : saint Louis était un modèle tout trouvé pour leur royal élève. Le prince destiné par le sort à présider à l’éclosion ou au développement d’un monde nouveau aurait eu très probablement besoin d’autres leçons. Alexandre n’a pas été moins pleuré par les Perses que par les Macédoniens ; si Aristote ne lui eût appris qu’à bouter, le cas échéant, de la dague dans le ventre aux infidèles, je doute fort que ses funérailles eussent été honorées des larmes des nations vaincues. Alexandre, dira-t-on, n’a-t-il donc pas, lui aussi, exterminé des tribus entières ? Je ne le nierai point ; il me suffira de faire observer que la disparition de ces tribus sauvages répondait aux vœux les plus chers des populations qu’elles opprimaient : paisible et laborieuse, la plaine pardonnera toujours aisément aux rigueurs qui la débarrasseront des incursions du désert ou de la montagne.

La route suivie par Alexandre, pour se rendre avec son armée de Suse à Ecbatane ne mesurait pas moins de à 50 kilomètres. Il existait pourtant entre ces deux villes une voie infiniment plus courte et surtout plus directe, mais cette voie traversait les montagnes des Cosséens, et Alexandre n’avait pu, avec des troupes qu’il conduisait dans leurs quartiers d’hiver, songer à en user. Les rois de Perse eux-mêmes, au temps de leur plus grande puissance, ne se seraient pas impunément hasardés sur cette route s’ils n’eussent pris soin d’acheter à l’avance le passage par des libéralités qui ressemblaient fort à un tribut. Le trajet n’est devenu ni plus sûr ni plus facile aujourd’hui.

Flandin en fit l’épreuve, quand il voulut se rendre d’Hamadan à Shouster, en l’année 1839. Il lui fallut d’abord quatorze heures de marche pour gagner Kienguawer. De Kienguawer l’intrépide voyageur français tourna brusquement au sud-est ; après avoir dépassé Firouz-Abad, il s’engagea dans un défilé qui sépare les montagnes du Loristan des sommets neigeux de l’Elvend. La caravane franchit cette gorge étroite en deux heures et déboucha ainsi dans la longue et fertile vallée de Nehavend. C’est là qu’en l’année 641 de notre ère, le douzième successeur de Chosroès le Grand, Yezdigherd, succomba sous les coups d’un des lieutenans d’Omar. La vallée est bordée d’un côté par le massif montagneux d’Hamadan, de l’autre par la chaîne qui se prolonge et s’abaisse vers Shouster. Accidenté par de nombreux mamelons, le terrain est en outre coupé à chaque pas par des ruisseaux et par des marécages. Flandin eut à traverser, à très peu de distance l’une de l’autre, deux rivières qui coulaient dans des sens différens : la première descendait de l’Elvend et s’épanchait au sud ; la seconde venait du sud-est et remontait au nord. Au calcul de Flandin, on ne doit pas compter entre Hamadan et Nehavend moins de vingt-cinq heures de marche. Nehavend est une petite ville bâtie sur la pente d’une colline que couronne une citadelle. Dès qu’on l’a quittée, la vallée se rétrécit beaucoup ; elle finit même par se fermer presque complètement. L’obstacle à gravir est pourtant peu de chose et l’on ne tarde pas à pénétrer dans une vallée nouvelle. Mais ici les racines de l’Elvend et celles des montagnes du Loristan se sont tellement rapprochées qu’elles s’entrecroisent ; c’est moins une vallée qu’un long défilé qu’il faut suivre. Une rivière très sinueuse baigne le pied des monts ; on ne peut se dispenser d’en suivre pas à pas les détours. Onze heures de marche conduisent Flandin de Nehavend à Boroudgherd ; il ne reste plus que 222 kilomètres à parcourir pour arriver aux ruines de Suse ; la vallée du Choaspe y conduira par une pente naturelle. Malheureusement, à Boroudgherd, les voyageurs se trouvent arrêtés. Le Loristan est livré à une anarchie complète ; il faudrait une armée pour frayer la route à la caravane.

Quand on songe à l’immense intérêt qu’avaient les Macédoniens à s’assurer par cette voie un passage direct de la Médie aux plaines de la Susiane, on a peine à comprendre qu’il se soit trouvé des déclamateurs assez aveugles ou assez injustes pour blâmer Alexandre d’avoir, aussitôt que les troupes conduites à Ecbatane eurent repris haleine, fait irruption chez les Cosséens. Cette expédition, aussi périlleuse qu’indispensable, les rhéteurs l’ont appelée une chasse à l’homme ; ils n’y ont voulu voir que la fantaisie d’un souverain cherchant dans les dangers au-devant desquels il courait une distraction à son deuil et à sa douleur. Je ne souhaiterais d’autre châtiment à ces juges si sévères et si présomptueux que l’exercice du pouvoir d’Alexandre pendant une semaine. L’expédition contre les Cosséens eut lieu vers la fin de l’hiver : elle dura quarante jours. Ptolémée y prit une part importante. Toute la population mâle, si l’on en croyait certains historiens, fut passée au fil de l’épée. C’est encore là une de ces exagérations que démentent ceux mêmes qui les accréditent : si les Cosséens avaient été complètement détruits, comment expliquerait-on qu’Alexandre « eût fait élever, dans les situations les plus favorables, des villes fortes pour empêcher la nation domptée de reprendre les armes, aussitôt après le départ des troupes macédoniennes ? »

L’année fatale, l’année 323 avant Jésus-Christ, venait de s’ouvrir. Alexandre, poursuivant sa marche rétrograde, se remit en route pour gagner à petites journées Babylone. Il n’était plus qu’à 5 ou 6 kilomètres de cette ville quand il rencontra Néarque. Le chef de la flotte, après avoir descendu le Pasitigre, s’était une seconde fois acheminé le long de la côte du Golfe-Persique, pour rentrer dans l’Euphrate. Des navires d’un plus fort tonnage que les siens se trouvaient déjà rassemblés sous les murs de Babylone : on les avait construits dans les divers ports de la Phénicie ; démontés et transportés ainsi, à dos de chameau, jusqu’à Thapsaque. Avec le renfort venu de la côte syrienne la flotte de Néarque se composait de deux quinquérèmes, trois quadrirèmes, douze trières et trente triacontores. Toute la pensée d’Alexandre appartient dès lors à la mer. Héraclide est envoyé en Hyrcanie pour y construire, avec les bois dont le pays abonde, des vaisseaux longs en partie pontés, comme les bâtimens grecs. Cette flottille, distincte de la grande flottille de Néarque, reconnaîtra la mer Caspienne et s’assurera s’il n’existe pas une communication entre l’Océan qui baigne les côtes de l’Hyrcanie et le Pont-Euxin. Pendant ce temps, on creuse un port à Babybne ; un port capable de contenir mille vaisseaux ; on y bâtit des cales pour tirer ces vaisseaux à terre. Des cyprès sont amenés de Syrie : il faut que Babylone ait ses chantiers aussi bien que ses cales de hâlage. Micale de Clazomène reçoit 500 talens, — près de trois millions de francs, — pour aller faire des levées de gens de mer sur les bords de la Méditerranée ; Archaïs descend l’Euphrate sur une triacontore et va explorer le Golfe-Arabique.

Après une journée et une nuit de navigation, Archaïs revient sur ses pas : il n’a pas osé s’éloigner davantage de l’embouchure du fleuve. Androsthène pousse un peu plus loin ; Hiéron de Soli part avec l’intention de longer toute la Péninsule et de remonter la Mer-Rouge jusqu’à Héroopolis, — la ville des demi-dieux, — où commande, depuis le passage d’Alexandre en Égypte, le fils de Naucratès, Cléomène. Les vivres, plus encore que le courage, manquent au hardi marin ; il lui faut rebrousser chemin avant d’avoir atteint le but montré à son audace. Hiéron, à son retour, raconte que la Péninsule a une étendue immense, une étendue presque égale à celle de l’Inde.

Ce n’est que partie remise : Alexandre tient à mettre Babylone en rapport direct avec les échelles de l’encens, et ce sera bientôt la flotte tout entière, la flotte de Néarque, qui se chargera de mener à bien l’entreprise. Les délais nécessaires vont d’ailleurs trouver leur emploi et, avant qu’Alexandre songe à s’éloigner, le sol de la Chaldée aura éprouvé le premier les bienfaisans effets de l’activité royale. A 150 kilomètres au-dessous de la ville de Sémiramis, s’ouvrait le canal de Pallocopas, canal destiné à conduire vers un vaste déversoir le trop plein des eaux de l’Euphrate, dans la saison des crues. Sans cette précaution, la campagne inondée n’eût plus offert, au moment des débordemens, que le spectacle d’une vaste mer. La fonte des neiges passée, vers le coucher des pléiades, le fleuve rentrait de lui-même dans son lit ; les plaines de la Chaldée se trouvaient alors stérilisées par une implacable sécheresse. Et pendant ce temps, le Pallocopas, rempli jusqu’aux bords, continuait d’épancher vers les lacs son onde inutile, immense masse d’eau qui, convenablement distribuée, aurait rendu la fécondité à la plaine ! Pour rentrer en possession de ce trésor perdu, il n’y avait qu’un moyen : il fallait fermer le canal à son extrémité par des digues et obliger ainsi l’Euphrate à refluer vers les champs auxquels, pour les préserver d’une inondation plus désastreuse encore que la sécheresse, on avait jugé à propos de les soustraire. Les satrapes de Babylone employaient pendant trois mois dix mille Assyriens à ce travail : le barrage était à recommencer chaque année, et souvent la terre, trop légère et trop meuble, cédait à la pression du fleuve. Alexandre voulut étudier le terrain de ses propres yeux ; il descendit le Pallocopas, parcourut dans tous les sens le lac où ce canal se déchargeait et finit par découvrir un terrain assez solide pour qu’on y pût asseoir une digue permanente. L’exploration du lac l’avait conduit aux lieux où s’élevaient, non loin de la frontière arabe, les tombeaux des premiers rois chaldéens : il donna l’ordre d’y bâtir une ville entourée de murailles et de la peupler d’une colonie composée de Grecs mercenaires.

Quelle noble agitation et que cet empressement à se prodiguer nous montre bien la grande âme qu’avaient formée les leçons d’Aristote ! Quand Alexandre, après cette excursion, revint à Babylone, quels étaient ses projets ? La plupart des historiens ont pensé qu’Alexandre se proposait alors de soumettre l’Arabie. Ce plan presque invraisemblable de conquête n’avait pas seulement pour objet d’exploiter les richesses d’un pays « où l’on recueillait la casse dans les marais, la myrrhe et l’encens sur les arbres, le cinnamomum, — probablement la cannelle, — sur des arbustes et le nard, — le parfum favori de Salomon, — dans les prés ; » l’Arabie soumise, c’était pour la Chaldée et pour l’Assyrie la garantie de paix que les rudes campagnes de la Sogdiane et de la Bactriane venaient de donner aux provinces orientales de l’empire. Alexandre comptait, après la victoire, laisser aux Arabes, comme il le fit pour les peuples de l’Inde, leurs lois et leurs coutumes ; il tenait uniquement à se préserver de leurs invasions. Nous n’irons certes pas jusqu’à croire qu’Alexandre, par une sorte de divination qui n’appartint jamais qu’aux prophètes, ait pu, dès ce moment, entendre mugir au loin le flot de l’islamisme : il devait s’écouler encore bien des siècles avant que les tribus divisées de la péninsule arabique songeassent à se réunir dans une pensée commune, mais il est permis au génie d’avoir la vue longue, et l’expédition d’Arabie entrait naturellement dans les plans d’un souverain auquel le monde, séduit ou subjugué, se hâtait de déférer le rôle de suprême arbitre.

Les députations affluaient de toutes parts dans le camp d’Alexandre : il en venait de Carthage et de l’Éthiopie ; du pays des Scythes européens, de celui des Celtes et de la contrée qu’habitaient les Ibères. Les Bruttiens, les Lucaniens, les Étrusques, envoyaient également d’Italie solliciter une alliance dont la grandeur naissante de Rome était bien faite pour rehausser le prix. Quant aux députés grecs, ils ne pouvaient avoir d’autre mandat que de resserrer le pacte qui unissait déjà, sous le sceptre d’Alexandre, toutes les fractions si longtemps désunies de l’hellénisme. C’était l’hellénisme qui avait vaincu ; c’était l’hellénisme que l’Europe et l’Asie couronnaient dans le fils de Philippe. L’hellénisme cependant n’était pas plus la Grèce que la révolution française ne fut l’empire agrandi des Gaules ; l’hellénisme était un mode de civilisation nouveau envahissant peu à peu l’univers. Alexandre et Napoléon auraient songé à borner leurs conquêtes que la cause dont ils étaient les représentant n’en eût pas moins poursuivi sans eux et, en quelque sorte malgré eux, sa marche irrésistible.


IV

Les sinistres présages semblaient cependant se multiplier pour décourager Alexandre : son entrée à Babylone, déconseillée par les prêtres chaldéens, s’était accomplie sous des auspices funestes, les entrailles des victimes n’annonçaient que deuils et catastrophes ; un vent soudain, pendant que la flotte naviguait sur les lacs de l’Euphrate, avait emporté au loin la couronne et le diadème royal. Augure plus redoutable encore, dans le palais même, un inconnu, trouvant le trône vide, venait insolemment s’y asseoir. L’alarme gagnait insensiblement les cœurs les moins sujets à de puériles terreurs. Ne devrait-il pas suffire, en effet, pour s’alarmer, de se voir parvenu au faîte des prospérités humaines ? Un instinct secret ne vient-il pas nous avertir alors que le moment approche où le sort jaloux réclamera sa revanche ? Alexandre néanmoins, convaincu que sa tâche n’était encore qu’à moitié remplie, refusait obstinément de prêter attention à tant d’indices fâcheux : il exerçait sa flotte, excitait ses trières et ses quadrirèmes à se disputer le prix de la course ; il s’occupait, en outre, de faire entrer dans les rangs des phalanges macédoniennes affaiblies 20,000 soldats perses que lui amenait Peuceste. Les Tapuriens des bords de la mer Caspienne, les Cosséens eux-mêmes, si récemment soumis, apportaient leur contingent d’hommes belliqueux et robustes à l’armée, que le roi mettait tous ses soins à reconstituer. On sait que les files de la phalange se composaient de seize hommes : chaque file des phalanges nouvelles comprit quatre Macédoniens et douze Asiatiques. Les Macédoniens seuls conservèrent la sarisse et l’armure défensive de l’hoplite grec ; les Perses furent armés de flèches et de javelots.

Tout allait être prêt : la flotte rassemblée se balançait sur ses ancres et Alexandre se voyait déjà côtoyant les rivages de l’Arabie, longeant l’Ethiopie et la Libye, qu’il croyait plus proches du Golfe-Persique que ne l’est en réalité la côte de Zanzibar, franchissant à l’extrémité de sa course le détroit de Gadès et laissant derrière lui les colonnes d’Hercule, la Numidie, l’Atlas, pour venir soumettre en dernier lieu Carthage et Cyrène, étonnées de se trouver assaillies par des Grecs dont les vaisseaux sortiraient tout armés des mers inexplorées où le soleil se couche. Alexandre eût ainsi devancé les exploits « de ces hommes fameux qui, partis des rives de la Lusitanie, s’avancèrent au-delà de la Taprobane. »


:…… Os Baroês assinalados,
: Que da Occidental praia Lusitana
: Por mares nunca d’antés navegados,
: Passáram ainda além da Taprobana.


À toutes les appréhensions de ses amis Alexandre répondait gaîment par ce vers d’Euripide :


: Un projet bien conçu, voilà le bon présage !


Et pourtant Alexandre, si l’on en croit Diodore de Sicile et Plutarque, était loin d’être aussi exempt d’inquiétudes qu’il affectait, dans l’intérêt de sa politique, de le paraître. Est-il donc besoin de tant de prodiges menaçans pour rappeler à l’homme la fragilité de son existence ? Roi de la nature qu’il dompte et qu’il maîtrise, l’homme en reste-t-il moins le plus chétif et le plus exposé de tous les atomes ? Dans les premiers jours de juin de l’année 323 avant Jésus-Christ, Alexandre, au sortir d’un banquet donné à Néarque, se sent brusquement « frappé, » comme d’un coup de lance, d’une douleur aiguë dans les reins. » Ses douleurs sont si vives « qu’il demande, dit Justin, un poignard pour remède et que le moindre attouchement lui arrache des plaintes, comme si l’on retournait le fer dans la place. » C’est ainsi que j’ai vu, au mois de novembre 1855, défaillir subitement sous la première atteinte du fléau dont nos vaisseaux gardèrent toujours le germe l’amiral illustre qui ramenait en France l’escadre victorieuse de Crimée. L’amiral Bruat fut aussi frappé « d’urne douleur aiguë dans les reins, » pendant que, du balcon du Montebello, il donnait ses ordres pour la nuit et faisait rectifier la ligne un instant déformée. Que conclure de ce rapprochement ? Le poison et le choléra n’ont-ils pas, jusqu’à un certain point des effets analogues ? Ni l’un ni l’autre pourtant, si j’en crois les médecins que j’ai consultés, n’a l’habitude de trahir sa cruelle invasion par la fièvre, et chez Alexandre, au dire d’Aristobule, l’hôte et le protégé du meurtrier présumé, de l’impie et détestable Cassandre, au rapport si souvent invoqué et si peu certain cependant des éphémérides, la fièvre, une fièvre ardente, dès le milieu de la nuit se déclare. Le lendemain, le roi trouve encore le courage d’écouter « les récits que lui fait Néarque sur son périple et sur la grande mer. » La fièvre ne s’abat point : huit jours après, Alexandre est mort. Que va devenir l’univers ?

L’univers est à la merci de l’armée. Il en eût été sans doute autrement si Alexandre eût vécu davantage ; tout dans la vie du vainqueur d’Issus et d’Arbèles démontre la préoccupation constante de soustraire les peuples aux compétitions violentes des gens de guerre. Les Grecs qui décernèrent en l’année 336 une couronne d’or à l’assassin de Philippe élèveraient volontiers, en l’année 323, des statues de marbre et d’airain à Iolas : ils se réjouissent tous à cette heure ; ils aspirent avec volupté l’odeur du grand cadavre ! Attendez quelques jours : Antipater et son fils sauront bien leur faire regretter Alexandre.

Enivrez-vous, Athéniens, du deuil des vainqueurs de Chéronée, c’est votre droit après la défaite et je n’y contredis pas ; mais ne poignardez pas la réputation de ceux qu’en d’autres temps et avec d’autres mœurs vous auriez su vaincre. Jaloux comme il l’était de sa gloire, il semble qu’Alexandre eût dû prendre plus de précautions pour transmettre à la postérité un récit authentique de sa vie ; il n’est pas cependant de héros dont la physionomie ait été plus défigurée. Le seul homme qui eût pu nous la rendre fidèlement, Eumène, mis à mort par ordre d’Antigone, suivit malheureusement de trop près le roi de Macédoine dans la tombe. Faut-il donc désespérer de recomposer jamais, à la lueur des clartés douteuses dont il nous est si difficile de former un faisceau, le véritable Alexandre ? Si j’en désespérais, je voudrais qu’on gravât à l’instant sur tous les tombeaux la prétendue épitaphe d’Anchiale : « Mangez, buvez, tenez-vous en joie : le reste n’est rien. » Car enfin à quoi bon être valeureux, à quoi bon être magnanime, s’il ne doit plus y avoir de justice en ce monde ? L’Alexandre que je crois discerner à travers tous les voiles dont demeure encore enveloppée sa majestueuse image, c’est Napoléon à l’âge de trente-six ans, au lendemain de la bataille d’Austerlitz et à la veille de la paix de Presbourg, Napoléon sans la guerre d’Espagne et sans l’expédition de Russie. Les Perses n’écrivaient l’histoire que sur leurs rochers ; les Grecs s’emparaient de l’esprit des peuples par leurs écrits : nous avons hérité de cette dangereuse puissance. Heureusement la mobilité de nos impressions amène dans nos convictions et dans nos témoignages de prompts retours : nous courons moins le risque d’égarer la postérité.

Dans nul pays au monde, à aucune époque de l’histoire, les choses n’ont repris aussi vite que chez nous leur niveau. Soldats gais et vaillans, mais enclins plus que d’autres au changement et à la critique, nous n’avons jamais tardé bien longtemps à nous apercevoir que de toutes les humeurs, la pire humeur est l’humeur difficile. Ubi plura nitent, non ego paucis offendar maculis, dit Horace. Tacite sera sur ce point du même avis : « Vénérez les bons généraux, dit-il aux cohortes romaines ; continuez de marcher au pas sous ceux mêmes qui n’ont pas le bonheur de vous plaire. »

Quel excellent conseil ! On devrait le graver au frontispice de toutes les casernes. Et pourtant, dans ces périodes indécises et nuageuses que je me permettrai d’appeler les tournans de l’histoire, quand, par la lente usure des vieux rouages, la machine, près de s’arrêter, ne marche plus que par soubresauts et par saccades, ni Hoche, ni Joubert, malgré leur incontestable valeur, ne réussiraient peut-être à rendre au volant emporté son équilibre. Est-il donc interdit alors aux meilleurs citoyens, aux esprits les plus libéraux, de souhaiter qu’en cette heure critique, mais en cette heure seulement, le demi-dieu intervienne, qu’il intervienne comme Alexandre, comme Louis XIV et comme Napoléon, « pour éteindre les torches et pour faire rentrer les épées dans le fourreau ? »

On n’a fait à Napoléon qu’un reproche qui me touche : serait-il vrai que ce puissant génie, méritant l’apostrophe que le poète lui adresse :


: For sceptred cynics earth were too far wide a den,


ait, du haut de sa nue, « trop méprisé les hommes ? » Je le regretterais pour sa bonne renommée non moins que pour la nôtre. D’autres souverains plus éprouvés encore ont su courageusement


: Vider la coupe d’amertume,
: Sans que leur lèvre en ait gardé le souvenir,


et l’on n’a certes pas décerné un médiocre éloge à un prince, quand on a dit de lui qu’il fut et demeura dans toutes les traverses de sa vie « l’homme le mieux élevé de son empire. » Le cœur des rois a beau être voué par de douloureuses expériences à d’incurables soupçons, le rôle de Diogène n’est pas fait pour celui qui a reçu mission de représenter la divinité sur la terre. Quand on a tant besoin de l’admiration des autres, affecter de ne rien trouver qui soit digne de la moindre estime est chose, à mon avis, des plus impolitiques. Omnis homo mendax : un anachorète a le droit de se le dire tous les jours ; un roi doit l’oublier.

Louis XIV fut, sous ce rapport, bien plus roi que le vainqueur d’Austerlitz : il fit naître la grandeur non pas seulement en s’appliquant à en donner l’exemple, mais aussi en la désignant, partout où il croyait en avoir seulement découvert l’apparence, aux regards distraits du vulgaire. Nul ne posséda mieux l’à-propos de l’éloge. On sait le mot heureux et charmant dont il récompensa Duguay-Trouin au retour de l’expédition si brillante de Rio-Janeiro : « J’ordonnai à la Gloire de me suivre, disait l’amiral, racontant avec feu son entrée de vive force dans la baie. — Et la gloire vous suivit, » observa finement Louis XIV. Ce souverain, passé maître dans l’art de régner, eût certainement aussi bien réussi à rabaisser son siècle qu’il est parvenu à lui mériter le nom de grand si, au lieu de l’encourager à l’élévation par une louange habite et discrète, il ne l’eût jamais entretenu que de son indignité. Aussi quels sentimens, quel culte, malgré ses malheurs et malgré ses fautes, il inspira jusque dans sa douloureuse vieillesse à toute une génération formée en des temps plus prospères à son image !

« J’étais à Versailles, écrivait Duguay-Trouin en 1715, quand le roi fut frappé de cette maladie mortelle qui nous l’a enlevé. : la douleur que j’en ressentis ne se peut exprimer. Dès ma tendre jeunesse, j’avais eu pour sa personne et pour ses vertus des sentimens pleins d’amour et d’admiration ; les bontés et la confiance dont un aussi grand roi avait bien daigné m’honorer m’auraient fait sacrifier mille fois ma vie pour la conservation de ses jours précieux ; je ne pus soutenir un spectacle aussi touchant et, le moment d’après qu’il eut rendu son dernier soupir, je partis en poste pour aller dans un coin de ma province donner un libre cours à mes regrets[3]. » Voilà bien, si je ne me trompe, l’accent de la vérité ; voilà l’écho sincère de l’opinion publique ! C’est sur de tels témoignages, ce n’est pas d’après les pamphlets publiés en Hollande ou forgés dans Athènes qu’il faut juger un règne : Auguste a eu les vœux d’Horace et de Virgile ; un Antonin a mérité les bénédictions de Quinte Curce ; moi je me range à l’opinion d’Arrien : « Je ne rougis point de m’inscrire parmi les admirateurs d’Alexandre. »


JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. Ne pas confondre la Carmanie, qui formait autrefois, avec la Gédrosie, une des satrapies orientales, et la Caramanie, province moderne de l’Asie-Mineure.
  3. Extrait d’un manuscrit conservé à la bibliothèque du dépôt de la marine et portant ce titre : Manuscrit de Du Gay Trouin lui-même, contenant ses exploits et la prise de Rio-Janeiro.