Les Deux croisières/Partie 2/07

La Renaissance du livre (p. 199-211).


VII


La salle à manger du Dungeness était vaste, fort agréablement décorée. Le jour y pénétrait abondamment par de multiples fenêtres latérales et une lanterne qui ouvrait sur le spardeck. Le soir, grâce aux ampoules électriques qui fleurissaient les caissons, la salle resplendissait comme un théâtre.

Tout au fond du hall, dans la direction de l’avant, le piano à queue se dressait sur une estrade ; c’était un Steinway de grand prix, habituellement recouvert d’une épaisse housse de feutre pour le protéger contre l’humidité saline.

Or, ce soir-là, on avait expédié le dîner en grande hâte afin que les stewarts pussent dévisser les tables et disposer les chaises pour le concert.

Vers huit heures, le monde commença d’entrer. Reynaud et moi, sacrés garçons d’honneur par Mr James, nous conduisions les dames à leur place. Je m’emparai de miss Helen dès qu’elle parut au seuil de la porte. Son cou flexible, ses bras ronds, ses épaules satinées émergeaient suavement d’un brouillard de mousseline. Je fus étourdi d’admiration ; au tremblement de ma main, à l’émotion de ma voix, elle connut des sentiments qui n’osaient encore parler.

Tandis que je l’installais, mon ami introduisait lady Rositer dont un murmure flatteur accueillit la noble beauté.

Je plaçai encore Mrs Clift et quelques dames dont j’ai oublié d’inscrire les noms sur mes tablettes.

Reynaud avait presque retrouvé sa bonne humeur du matin et se montrait empressé. Le mystère de mes paroles, l’attente vague de quelque chose d’extraordinaire, sans compter le souci de bien remplir son rôle d’introducteur, l’avaient sorti de son accablement. Une animation factice éclatait sur sa physionomie à laquelle les mèches nébuleuses qui lui retombaient sur le front, imprimaient une allure de poésie romantique.

Plusieurs passagers, qui occupaient un grade dans des régiments anglais ou écossais, avaient revêtu leur brillant uniforme de gala. C’est ainsi que Mr Davidson parut en officier de Highlanders, tunique rouge, écharpe et jupon vert quadrillé, ce qui avantageait sa haute taille et donnait à toute sa personne beaucoup de séduction.

On n’attendait plus que Mr Wood et Mr James qui arrivèrent à l’heure précise parés de la grande tenue. Ils s’installèrent au milieu du premier rang, et, sur un discret all right du capitaine, le concert commença aussitôt.

Il fut attrayant, varié et se prolongea jusqu’à onze heures avec le plus vif succès. Nous venions, miss Helen et moi, de terminer la séance par l’exécution magistrale de Léonore quand, les applaudissements apaisés, le docteur s’élança sur l’estrade pour avertir l’auditoire qu’un numéro avait été ajouté au programme. Il sortit de la salle et reparut un instant après avec une jeune femme qu’il conduisit cérémonieusement au piano au milieu de la stupeur admirative de toute l’assistance.

Quelle était cette passagère ? Personne ne se souvenait de l’avoir encore vue. Elle portait une robe de tulle noir ceinturée sous la gorge et qui laissait complètement à découvert ses épaules magnifiques.

Un frémissement courut parmi les spectateurs. Je cherchai Reynaud ; je le vis là-bas, adossé à une fausse colonne, très pâle, prêt à défaillir. Je courus à lui :

— Lâche ! dis-je en l’empoignant sous le bras.

Déjà Mme de L… s’était assise au piano drapant avec coquetterie les plis de sa longue traîne autour du tabouret. Elle tira un petit mouchoir caché dans son corsage, le froissa un instant dans ses mains pour le déposer ensuite sur une tablette du pupitre.

Soudain, au milieu d’un silence religieux, elle commença la sonate Clair de Lune de Beethoven. Son jeu, lent d’abord, d’une sonorité retenue par la pédale sourde, exhalait toute la voluptueuse mélancolie de ce songe d’une nuit d’été.

Et puis, tout à coup, la virtuose attaqua l’allegro que, peu à peu, sous l’agitation de son cœur irrité, elle emporta dans un mouvement de passion tumultueuse qui déchaîna l’enthousiasme de l’auditoire.

On l’entourait ; enivrés, et comme subitement doués d’un regain d’ardente jeunesse, nos quinquagénaires bondissaient sur l’estrade, prosternant leur admiration à ses pantoufles de vair.

Elle accueillait les hommages avec bonne grâce, encore qu’un sourire énigmatique, emprunté à la Monna Lisa, errât sur ses lèvres…

Reynaud chancelait. Il me semblait entendre les battements précipités de ses tempes. Je l’arrachai à ce spectacle et le transportai pour ainsi dire sur le pont, tel un blessé…

La nuit était d’une tiédeur exquise. Une paix sublime endormait l’océan dont le calme et profond miroir reflétait les pierreries du ciel.

Un parfum indéfinissable vaguait dans l’air, comme une effluence terrestre, grisante…

Nous étions assis sur ce même banc où, hier soir, l’enchanteresse m’avait parlé. J’oubliais le bal et miss Helen, tant le visage livide de mon ami me faisait craindre pour sa raison. Je n’eusse pas osé le quitter à cette minute ; je lisais dans ses yeux la tentation d’un acte violent contre lui-même…

Il exhala un soupir :

— Cette sonate. Elle l’a si souvent jouée pour moi ! Pour moi seul !

En même temps, il soulevait une breloque d’or suspendue à la chaîne de sa montre. C’était un médaillon à secret qu’Elle lui avait donné jadis au moment de la séparation. Il l’ouvrit en pressant un ressort et s’absorba dans la contemplation de cette relique qui renfermait une image pâlie par ses yeux, encore plus que par l’ardent soleil des tropiques, tant il l’avait regardée !

Soudain, il détourna la tête et fondit en larmes. La détente enfin. C’était la première fois que je le voyais pleurer, la première fois qu’il pleurait à cause d’elle. Une pudeur farouche avait constamment tenu ses yeux secs, même aux plus cruelles heures d’amertume.

Je me réjouis de ces pleurs qui débordaient de son âme oppressée et la soulageaient. Je me gardai de refouler cette marée bienfaisante par aucune parole d’ironie ou de vaine consolation ; je comprenais maintenant toute la force de ses regrets, et maudissais la femme qui se jouait ainsi d’une telle douleur.

Cependant le bal avait commencé ; par les lucarnes entr’ouvertes de la lanterne, la musique de danse nous arrivait assourdie, très douce.

Rassuré à présent, je m’apprêtais à redescendre afin de m’excuser auprès de miss Helen qui m’avait promis sa première valse, lorsqu’une blanche apparition s’encadra dans la porte de la dunette. Avant que j’eusse poussé un cri, Valentine s’avançait déjà au milieu de la clarté sidérale et posait sa main sur l’épaule de Reynaud courbé de chagrin :

— Jean !

Il releva lentement la tête et regarda cette femme avec une surprise mêlée de crainte. Sans doute, c’était encore le même rêve, le même mirage qui l’avait abusé tant de fois…

— Jean !

Il passa la main sur son front. Soudain, ses yeux s’écarquillèrent ; alors, avec une hésitation, une sorte de défiance enfantine, il toucha l’adorable fantôme, s’enhardit jusqu’à lui caresser le bras…

Et tout à coup, il reconnut Valentine qui le regardait de ses yeux brûlants, tout remplis de pardon.

— Toi ! C’est Toi !

Telle était sa fièvre, l’angoisse de sa joie, qu’il pouvait à peine parler.

Elle s’abattit sur sa poitrine et, dans une étreinte passionnée :

— Ah, dit-elle contre ses lèvres, pourquoi as-tu oublié que tu es, que tu seras toujours le plus cher de mes amis !

 

La discrétion me commandait de n’en voir ni ouïr davantage. Aussi m’étais-je déjà esquivé, souhaitant que les Heures repliassent leurs ailes et s’endormissent afin de prolonger l’extase de ces amants superlatifs — en même temps que la mienne auprès de miss Rositer…

Le lendemain, au clair jour, on voyait les montagnes de l’île de Madère, mais si vaporeuses qu’on les eût prises pour de lointains nuages. Elles sombrirent, détachèrent leurs lignes échancrées sur le ciel pur et bientôt nous nous arrêtions au milieu de l’admirable corbeille de fleurs de Funchal.

L’ancre tomba dans une eau d’une limpidité cristalline qui ressemblait à des émeraudes liquides. Une vingtaine de passagers arrivés au terme de leur voyage descendirent dans un steamlaunch et gagnèrent le wharf.

L’escale était malheureusement trop courte pour nous permettre de les suivre et de visiter le pays. Pourtant, je m’étais promis tant de joie d’une promenade avec miss Helen à travers cette île bienheureuse, parfumée comme un printemps de la Grèce !

Au moment où le Dungeness levait l’ancre, Mr James me remit un pli en grand mystère. Reynaud m’annonçait « leur » débarquement.

Je fouillai la rive de ma jumelle. Je les découvris sur une terrasse fleurie, qui nous faisaient des signes d’adieux.

Et il me sembla que la brise m’apportait ces paroles amoureuses :

L’air est plein d’une haleine de roses.
Revenez mes plaisirs, ma Dame est revenue !

Les vents heureux m’ont ramené en Europe.

J’aime miss Helen, nous nous aimons…

Loués soient les Dieux qui me donnèrent une âme raisonnable, à l’abri des passions orageuses et sensible seulement au charme du pur amour.

Et mon ami Reynaud ?

J’aurais tant désiré qu’il fût mon témoin nuptial… Pauvre garçon ! Il promène de nouveau sa mélancolie à travers les Amériques…

Quant à Valentine…

— Oh, bien sûr qu’il me reviendra, m’a-t-elle déclaré à notre dernière rencontre. Je l’attends !

Elle l’attend sans être inhumaine à d’autres, simplement pour que le temps ne lui dure. Mais chacun de ces intérimaires s’illusionnerait étrangement s’il se figurait, même à la meilleure minute, qu’il est « le plus cher de ses amis ».

Ce précieux titre ne s’applique, n’appartient qu’à Reynaud et nul mieux que lui ne pourrait rappeler avec plus d’à-propos à ses coadjuteurs le vers du poète amoureux :

Te tenet : absentes alios suspirat amores.

« Oui, c’est toi qu’elle presse dans ses bras, mais c’est pour moi qu’elle soupire ! »

Bonne fiche de consolation chez un amant philosophe…


FIN