Les Deux croisières/Partie 1/06

La Renaissance du livre (p. 52-58).


VI


Le soleil a fermé son éventail de rayons pour s’enfoncer dans l’océan.

Une poussière mauve s’étend sur l’horizon.

Toutes les lueurs s’amortissent par degré sous les voiles sans cesse plus épais du crépuscule.

On hisse les fanaux. Le navire glisse maintenant entre de petites lames sombres aux éclairs métalliques.

Sur le pont, les voix s’apaisent, se fondent en harmonieux murmures.

Perchés dans les haubans, les matelots fument silencieusement leurs courtes pipes. Devant la cabine du second, un groupe d’officiers et d’engineers causent à mi-voix dans l’odorant nuage des cigares.

En face de la cuisine, le maître-queux et son aide, blancs tous deux, les bras croisés sur la poitrine, regardent la mer dans l’attitude hautaine de Childe Harold.

Seul, le haut pont reste animé. Là se promène le galant captain au milieu de ses ladies, tandis que l’attentif timonier, les yeux rivés à la grande boussole, fait lentement tourner le volant cornu du gouvernail.

Cependant l’ombre s’épaissit et les premières étoiles s’allument au ciel.

La nuit s’éveille. Sortis de leurs tanières, les émigrants hument la délicieuse fraîcheur du soir ; femmes et jeunes filles sont assises sur les bâches et les rouleaux de câbles ; les hommes se tiennent debout, adossés au bastingage.

Tout ce monde est silencieux. Soudain, un harmonica hoquète une brève ritournelle et voilà que nos lamentables passagers entonnent un lied populaire de la vieille Allemagne. C’est un chant doux et plaintif, comme une floraison des mélancolies qu’ils ont couvées tout le jour. Rien de si émouvant.

L’hymne s’éteint sur une note grave. Alors une voix pure, vibrante, s’élance dans la nuit magnifique…

Le cœur me cogne à grands coups dans la poitrine. Doucement, je m’avance vers les chanteurs et découvre enfin la soliste. Elle trône sur des cordages. Je ne distingue pas ses traits, mais je reconnais le châle de pâle laine qui recouvre ses cheveux et dégage dans l’ombre comme une vague lueur.

C’est Elle !

Et j’écoute, frémissant, pénétré d’admiration.

Hélas, la cloche sonne bruyamment la retraite. Neuf heures ! Les émigrants doivent regagner l’entrepont.

Quand Elle passe devant moi, je m’incline…

Est-ce qu’elle m’a vu ? Ou feignit-elle ne pas me voir ?

Je demeure longtemps soucieux. Et puis, à la pensée qu’elle me tendra demain sa cruchette, le doux espoir des romances dissipe mes low spirits.

J’allume un cigare et commence ma promenade du soir.

Parfois, je m’arrête à l’avant pour contempler dans le ciel pur une petite constellation — un Y brodé sur l’azur sombre, que j’aime depuis mon enfance entre toutes les étoiles. Et je l’invoque ardemment afin qu’un jour elle exauce les chers vœux que je forme dans le secret de mon cœur attendri.

Maintenant, le pont est plein de solitude ; au-dessus des pulsations du compound, je n’entends que le grincement intermittent de la chaîne de transmission qui rampe le long du bordage sous l’action de la barre.

Peu à peu, le souvenir de la chanteuse s’amoindrit, me quitte.

Alors je m’enivre de silence et d’espace ; mes pensées s’exaltent. J’évoque les périples fameux. Je vis les grandes épopées maritimes et je suis près de devenir un roi des mers, un découvreur de mondes, quand le bruit des vidanges dégorgeant d’un égout et tombant avec fracas dans la mer, arrête l’essor de mes chimères héroïques.

Je reprends mon errance. En passant sous les chaloupes, j’entends une musique dont les sons arrivent confus, ouatés, par les hublots entr’ouverts du saloon. Je regarde par les lucarnes, et vois les riches passagers réunis autour d’une jeune lady en robe blanche, qui martèle un piano, tandis que, placé à sa droite, un jeune homme aux cheveux lustrés scie un gros violoncelle, en découvrant de splendides manchettes.

Je tends mes oreilles pour ouïr le concert de ces virtuoses. Ils jouent la valse de l’Étudiant pauvre !

Je m’éloigne sans vouloir écouter davantage. Le beau lied des émigrants vibre encore dans mon cœur, et j’admire comme ce ramas de malheureux ployés sous les peines l’emporte par le sentiment et la grâce sur ces riches, qui ne trouvent que de vulgaires chansons d’opérettes pour adoucir l’ennui de leur élégante captivité.

De nouveau, je déplore l’injuste servitude de mes amis, et le regard perdu au milieu des constellations du ciel, je me souviens des lamentations du poète :

— La liberté et l’égalité ! on ne les trouve pas ici-bas, ni même là-haut. Ces étoiles ne sont pas égales : l’une est plus grosse et plus brillante que l’autre : aucune ne marche en liberté : toutes obéissent à des lois prescrites, à des lois de fer. L’esclavage est dans le ciel comme sur la terre…

Fatalité, résignation, j’aboutis à ces mots décevants. Et pourtant, sous mes pieds, il me semble entendre gémir les miséreux, entassés sur les étroits rayons d’une armoire obscure où s’accumulent les lourds, les écœurants effluves humains…

Moi, je me résigne.

Parbleu, je continue de humer l’air pur et de rêver délicieusement dans le silence élargi d’une nuit sublime !