Les Deux Sources de la morale et de la religion/Chapitre II

Félix Alcan (p. 105-222).



CHAPITRE II

la religion statique


Le spectacle de ce que furent les religions, et de ce que certaines sont encore, est bien humiliant pour l’intelligence humaine. Quel tissu d’aberrations ! L’expérience a beau dire « c’est faux » et le raisonnement « c’est absurde », l’humanité ne s’en cramponne que davantage à l’absurdité et à l’erreur. Encore si elle s’en tenait là ! Mais on a vu la religion prescrire l’immoralité, imposer des crimes. Plus elle est grossière, plus elle tient matériellement de place dans la vie d’un peuple. Ce qu’elle devra partager plus tard avec la science, l’art, la philosophie, elle le demande et l’obtient d’abord pour elle seule. Il y a là de quoi surprendre, quand on a commencé par définir l’homme un être intelligent.

Notre étonnement grandit, quand nous voyons que la superstition la plus basse a été pendant si longtemps un fait universel. Elle subsiste d’ailleurs encore. On trouve dans le passé, on trouverait même aujourd’hui des sociétés humaines qui n’ont ni science, ni art, ni philosophie. Mais il n’y a jamais eu de société sans religion.

Quelle ne devrait pas être notre confusion, maintenant, si nous nous comparions à l’animal sur ce point ! Très probablement l’animal ignore la superstition. Nous ne savons guère ce qui se passe dans des consciences autres que la nôtre ; mais comme les états religieux se traduisent d’ordinaire par des attitudes et par des actes, nous serions bien avertis par quelque signe si l’animal était capable de religiosité. Force nous est donc d’en prendre notre parti. L’homo sapiens, seul être doué de raison, est le seul aussi qui puisse suspendre son existence à des choses déraisonnables.

On parle bien d’une « mentalité primitive » qui serait aujourd’hui celle des races inférieures, qui aurait jadis été celle de l’humanité en général, et sur le compte de laquelle il faudrait mettre la superstition. Si l’on se borne ainsi à grouper certaines manières de penser sous une dénomination commune et à relever certains rapports entre elles, on fait œuvre utile et inattaquable : utile, en ce que l’on circonscrit un champ d’études ethnologiques et psychologiques qui est du plus haut intérêt ; inattaquable, puisque l’on ne fait que constater l’existence de certaines croyances et de certaines pratiques dans une humanité moins civilisée que la nôtre. Là semble d’ailleurs s’en être tenu M. Lévy-Bruhl dans ses remarquables ouvrages, surtout dans les derniers. Mais on laisse alors intacte la question de savoir comment des croyances ou des pratiques aussi peu raisonnables ont pu et peuvent encore être acceptées par des êtres intelligents. À cette question nous ne pouvons pas nous empêcher de chercher une réponse. Bon gré mal gré, le lecteur des beaux livres de M. Lévy-Bruhl tirera d’eux la conclusion que l’intelligence humaine a évolué ; la logique naturelle n’aurait pas toujours été la même ; la « mentalité primitive » correspondrait à une structure fondamentale différente, que la nôtre aurait supplantée et qui ne se rencontre aujourd’hui que chez des retardataires. Mais on admet alors que les habitudes d’esprit acquises par les individus au cours des siècles ont pu devenir héréditaires, modifier la nature et donner une nouvelle mentalité à l’espèce. Rien de plus douteux. À supposer qu’une habitude contractée par les parents se transmette jamais à l’enfant, c’est un fait rare, dû à tout un concours de circonstances accidentellement réunies : aucune modification de l’espèce ne sortira de là. Mais alors, la structure de l’esprit restant la même, l’expérience acquise par les générations successives, déposée dans le milieu social et restituée par ce milieu à chacun de nous, doit suffire à expliquer pourquoi nous ne pensons pas comme le non-civilisé, pourquoi l’homme d’autrefois différait de l’homme actuel. L’esprit fonctionne de même dans les deux cas, mais il ne s’applique peut-être pas à la même matière, probablement parce que la société n’a pas, ici et là, les mêmes besoins. Telle sera bien la conclusion de nos recherches. Sans anticiper sur elle, bornons-nous à dire que l’observation des « primitifs » pose inévitablement la question des origines psychologiques de la superstition, et que la structure générale de l’esprit humain — l’observation par conséquent de l’homme actuel et civilisé — nous paraîtra fournir des éléments suffisants à la solution du problème.

Nous nous exprimerons à peu près de même sur la mentalité « collective », et non plus « primitive ». D’après Émile Durkheim, il n’y a pas à chercher pourquoi les choses auxquelles telle ou telle religion demande de croire « ont un aspect si déconcertant pour les raisons individuelles. C’est tout simplement que la représentation qu’elle en offre n’est pas l’œuvre de ces raisons, mais de l’esprit collectif. Or il est naturel que cet esprit se représente la réalité autrement que ne fait le nôtre, puisqu’il est d’une autre nature. La société a sa manière d’être qui lui est propre, donc sa manière de penser[1] ». Nous admettrons volontiers, quant à nous, l’existence de représentations collectives, déposées dans les institutions, le langage et les mœurs. Leur ensemble constitue l’intelligence sociale, complémentaire des intelligences individuelles. Mais nous ne voyons pas comment ces deux mentalités seraient discordantes, et comment l’une des deux pourrait « déconcerter » l’autre. L’expérience ne dit rien de semblable, et la sociologie ne nous paraît avoir aucune raison de le supposer. Si l’on jugeait que la nature s’en est tenue à l’individu, que la société est née d’un accident ou d’une convention, on pourrait pousser la thèse jusqu’au bout et prétendre que cette rencontre d’individus, comparable à celle des corps simples qui s’unissent dans une combinaison chimique, a fait surgir une intelligence collective dont certaines représentations dérouteront la raison individuelle. Mais personne n’attribue plus à la société une origine accidentelle ou contractuelle. S’il y avait un reproche à faire à la sociologie, ce serait plutôt d’appuyer trop dans l’autre sens : tel de ses représentants verrait dans l’individu une abstraction, et dans le corps social l’unique réalité. Mais alors, comment la mentalité collective ne serait-elle pas préfigurée dans la mentalité individuelle ? Comment la nature, en faisant de l’homme un « animal politique », aurait-elle disposé les intelligences humaines de telle manière qu’elles se sentent dépaysées quand elles pensent « politiquement » ? Pour notre part, nous estimons qu’on ne tiendra jamais assez compte de sa destination sociale quand on étudiera l’individu. C’est pour avoir négligé de le faire que la psychologie a si peu progressé dans certaines directions. Je ne parle pas de l’intérêt qu’il y aurait à approfondir certains états anormaux ou morbides qui impliquent entre les membres d’une société, comme entre les abeilles de la ruche, une invisible anastomose : en dehors de la ruche l’abeille s’étiole et meurt ; isolé de la société ou ne participant pas assez à son effort, l’homme souffre d’un mal peut-être analogue, bien peu étudié jusqu’à présent, qu’on appelle l’ennui ; quand l’isolement se prolonge, comme dans la réclusion pénale, des troubles mentaux caractéristiques se déclarent. Ces phénomènes mériteraient déjà que la psychologie leur ouvrît un compte spécial ; il se solderait par de beaux bénéfices. Mais ce n’est pas assez dire. L’avenir d’une science dépend de la manière dont elle a d’abord découpé son objet. Si elle a eu la chance de trancher selon les articulations naturelles, ainsi que le bon cuisinier dont parle Platon, peu importe le nombre des morceaux qu’elle aura faits : comme le découpage en parties aura préparé l’analyse en éléments, on possédera finalement une représentation simplifiée de l’ensemble. C’est de quoi notre psychologie ne s’est pas avisée quand elle a reculé devant certaines subdivisions. Par exemple, elle pose des facultés générales de percevoir, d’interpréter, de comprendre, sans se demander si ce ne seraient pas des mécanismes différents qui entreraient en jeu selon que ces facultés s’appliquent à des personnes ou à des choses, selon que l’intelligence est immergée ou non dans le milieu social. Pourtant le commun des hommes esquisse déjà cette distinction et l’a même consignée dans son langage : à côté des sens, qui nous renseignent sur les choses, il met le bon sens, qui concerne nos relations avec les personnes. Comment ne pas remarquer que l’on peut être profond mathématicien, savant physicien, psychologue délicat en tant que s’analysant soi-même, et pourtant comprendre de travers les actions d’autrui, mal calculer les siennes, ne jamais s’adapter au milieu, enfin manquer de bon sens ? La folie des persécutions, plus précisément le délire d’interprétation, est là pour montrer que le bon sens peut être endommagé alors que la faculté de raisonner demeure intacte. La gravité de cette affection, sa résistance obstinée à tout traitement, le fait qu’on en trouve généralement des prodromes dans le plus lointain passé du malade, tout cela semble bien indiquer qu’il s’agit d’une insuffisance psychique profonde, congénitale, et nettement délimitée. Le bon sens, qu’on pourrait appeler le sens social, est donc inné à l’homme normal, comme la faculté de parler, qui implique également l’existence de la société et qui n’en est pas moins dessinée dans les organismes individuels. Il est d’ailleurs difficile d’admettre que la nature, qui a institué la vie sociale à l’extrémité de deux grandes lignes d’évolution aboutissant respectivement à l’hyménoptère et à l’homme, ait réglé par avance tous les détails de l’activité de chaque fourmi dans la fourmilière et négligé de donner à l’homme des directives, au moins générales, pour la coordination de sa conduite à celle de ses semblables. Les sociétés humaines diffèrent sans doute des sociétés d’insectes en ce qu’elles laissent indéterminées les démarches de l’individu, comme d’ailleurs celles de la collectivité. Mais cela revient à dire que ce sont les actions qui sont préformées dans la nature de l’insecte, et que c’est la fonction seulement qui l’est chez l’homme. La fonction n’en est pas moins là, organisée dans l’individu pour qu’elle s’exerce dans la société. Comment alors y aurait-il une mentalité sociale survenant par surcroît, et capable de déconcerter la mentalité individuelle ? Comment la première ne serait-elle pas immanente à la seconde ? Le problème que nous posions, et qui est de savoir comment des superstitions absurdes ont pu et peuvent encore gouverner la vie d’êtres raisonnables, subsiste donc tout entier. Nous disions qu’on a beau parler de mentalité primitive, le problème n’en concerne pas moins la psychologie de l’homme actuel. Nous ajouterons qu’on a beau parler de représentations collectives, la question ne s’en pose pas moins à la psychologie de l’homme individuel.

Mais, justement, la difficulté ne tiendrait-elle pas d’abord à ce que notre psychologie ne se soucie pas assez de subdiviser son objet selon les lignes marquées par la nature ? Les représentations qui engendrent des superstitions ont pour caractère commun d’être fantasmatiques. La psychologie les rapporte à une faculté générale, l’imagination. Sous la même rubrique elle classera d’ailleurs les découvertes et les inventions de la science, les réalisations de l’art. Mais pourquoi grouper ensemble des choses aussi différentes, leur donner le même nom, et suggérer ainsi l’idée d’une parenté entre elles ? C’est uniquement pour la commodité du langage, et pour la raison toute négative que ces diverses opérations ne sont ni perception, ni mémoire, ni travail logique de l’esprit. Convenons alors de mettre à part les représentations fantasmatiques, et appelons « fabulation » ou « fiction » l’acte qui les fait surgir. Ce sera un premier pas vers la solution du problème. Remarquons maintenant que la psychologie, quand elle décompose l’activité de l’esprit en opérations, ne s’occupe pas assez de savoir à quoi sert chacune d’elles : c’est justement pourquoi la subdivision est trop souvent insuffisante ou artificielle. L’homme peut sans doute rêver ou philosopher, mais il doit vivre d’abord ; nul doute que notre structure psychologique ne tienne à la nécessité de conserver et de développer la vie individuelle et sociale. Si la psychologie ne se règle pas sur cette considération, elle déformera nécessairement son objet. Que dirait-on du savant qui ferait l’anatomie des organes et l’histologie des tissus, sans se préoccuper de leur destination ? Il risquerait de diviser à faux, de grouper à faux. Si la fonction ne se comprend que par la structure, on ne peut démêler les grandes lignes de la structure sans une idée de la fonction. Il ne faut donc pas traiter l’esprit comme s’il était ce qu’il est « pour rien, pour le plaisir ». Il ne faut pas dire : sa structure étant telle, il en a tiré tel parti. Le parti qu’il en tirera est au contraire ce qui a dû déterminer sa structure ; en tout cas, le fil conducteur de la recherche est là. Considérons alors, dans le domaine vaguement et sans doute artificiellement délimité de l’ « imagination », la découpure naturelle que nous avons appelée fabulation, et voyons à quoi elle peut bien s’employer naturellement. De cette fonction relèvent le roman, le drame, la mythologie avec tout ce qui la précéda. Mais il n’y a pas toujours eu des romanciers et des dramaturges, tandis que l’humanité ne s’est jamais passée de religion. Il est donc vraisemblable que poèmes et fantaisies de tout genre sont venus par surcroît, profitant de ce que l’esprit savait faire des fables, mais que la religion était la raison d’être de la fonction fabulatrice : par rapport à la religion, cette faculté serait effet et non pas cause. Un besoin, peut-être individuel, en tout cas social, a dû exiger de l’esprit ce genre d’activité. Demandons-nous quel était le besoin. Il faut remarquer que la fiction, quand elle a de l’efficace, est comme une hallucination naissante : elle peut contrecarrer le jugement et le raisonnement, qui sont les facultés proprement intellectuelles. Or, qu’eût fait la nature, après avoir créé des êtres intelligents, si elle avait voulu parer à certains dangers de l’activité intellectuelle sans compromettre l’avenir de l’intelligence ? L’observation nous fournit la réponse. Aujourd’hui, dans le plein épanouissement de la science, nous voyons les plus beaux raisonnements du monde s’écrouler devant une expérience : rien ne résiste aux faits. Si donc l’intelligence devait être retenue, au début, sur une pente dangereuse pour l’individu et la société, ce ne pouvait être que par des constatations apparentes, par des fantômes de faits : à défaut d’expérience réelle, c’est une contrefaçon de l’expérience qu’il fallait susciter. Une fiction, si l’image est vive et obsédante, pourra précisément imiter la perception et, par là, empêcher ou modifier l’action. Une expérience systématiquement fausse, se dressant devant l’intelligence, pourra l’arrêter au moment où elle irait trop loin dans les conséquences qu’elle tire de l’expérience vraie. Ainsi aurait donc procédé la nature. Dans ces conditions, on ne s’étonnerait pas de trouver que l’intelligence, aussitôt formée, a été envahie par la superstition, qu’un être essentiellement intelligent est naturellement superstitieux, et qu’il n’y a de superstitieux que les êtres intelligents.

Il est vrai qu’alors de nouvelles questions se poseront. Il faudra d’abord se demander plus précisément à quoi sert la fonction fabulatrice, et à quel danger la nature devait parer. Sans encore approfondir ce point, remarquons que l’esprit humain peut être dans le vrai ou dans le faux, mais que dans un cas comme dans l’autre, quelle que soit la direction où il s’est engagé, il va droit devant lui : de conséquence en conséquence, d’analyse en analyse, il s’enfonce davantage dans l’erreur, comme il s’épanouit plus complètement dans la vérité. Nous ne connaissons qu’une humanité déjà évoluée, car les « primitifs » que nous observons aujourd’hui sont aussi vieux que nous, et les documents sur lesquels travaille l’histoire des religions sont d’un passé relativement récent. L’immense variété des croyances auxquelles nous avons affaire est donc le résultat d’une longue prolifération. De leur absurdité ou de leur étrangeté on peut sans doute conclure à une certaine orientation vers l’étrange ou l’absurde dans la marche d’une certaine fonction de l’esprit ; mais ces caractères ne sont probablement aussi accentués que parce que la marche s’est prolongée aussi loin : à ne considérer que la direction même, on sera moins choqué de ce que la tendance a d’irrationnel et l’on en saisira peut-être l’utilité. Qui sait même si les erreurs où elle a abouti ne sont pas les déformations, alors avantageuses à l’espèce, d’une vérité qui devait apparaître plus tard à certains individus ? Mais ce n’est pas tout. Une seconde question se pose, à laquelle il faudra même répondre auparavant : d’où vient cette tendance ? Se rattache-t-elle à d’autres manifestations de la vie ? Nous parlions d’une intention de la nature, c’était une métaphore, commode en psychologie comme elle l’est en biologie ; nous marquions ainsi que le dispositif observé sert l’intérêt de l’individu ou de l’espèce. Mais l’expression est vague, et nous dirions, pour plus de précision, que la tendance considérée est un instinct, si ce n’était justement à la place d’un instinct que surgissent dans l’esprit ces images fantasmatiques. Elles jouent un rôle qui aurait pu être dévolu à l’instinct et qui le serait, sans doute, chez un être dépourvu d’intelligence. Disons provisoirement que c’est de l’instinct virtuel, entendant par là qu’à l’extrémité d’une autre ligne d’évolution, dans les sociétés d’insectes, nous voyons l’instinct provoquer mécaniquement une conduite comparable pour son utilité, à celle que suggèrent à l’homme, intelligent et libre, des images quasi hallucinatoires. Mais évoquer ainsi des développements divergents et complémentaires qui aboutiraient d’un côté à des instincts réels et, de l’autre, à des instincts virtuels, n’est-ce pas se prononcer sur l’évolution de la vie ?

Tel est en effet le problème plus vaste que notre seconde question pose. Il était d’ailleurs implicitement contenu dans la première. Comment rapporter à un besoin vital les fictions qui se dressent devant l’intelligence, et parfois contre elle, si l’on n’a pas déterminé les exigences fondamentales de la vie ? Ce même problème, nous le retrouverons, plus explicite, quand surgira une question que nous ne pourrons pas éviter : comment la religion a-t-elle survécu au danger qui la fit naître ? Comment, au lieu de disparaître, s’est-elle simplement transformée ? Pourquoi subsiste-t-elle, alors que la science est venue combler le vide, dangereux en effet, que l’intelligence laissait entre sa forme et sa matière ? Ne serait-ce pas qu’au-dessous du besoin de stabilité que la vie manifeste, dans cet arrêt ou plutôt dans ce tournoiement sur place qu’est la conservation d’une espèce, il y a quelque exigence d’un mouvement en avant, un reste de poussée, un élan vital ? Mais les deux premières questions suffiront pour le moment. L’une et l’autre nous ramènent aux considérations que nous avons présentées autrefois sur l’évolution de la vie. Ces considérations n’étaient nullement hypothétiques, comme certains ont paru le croire. En parlant d’un « élan vital » et d’une évolution créatrice, nous serrions l’expérience d’aussi près que nous le pouvions. On commence à s’en apercevoir, puisque la science positive, par le seul fait d’abandonner certaines thèses ou de les donner pour de simples hypothèses, se rapproche davantage de nos vues. En se les appropriant, elle ne ferait que reprendre son bien.

Revenons donc sur quelques-uns des traits saillants de la vie, et marquons le caractère nettement empirique de la conception d’un « élan vital ». Le phénomène vital est-il résoluble, disions-nous, en faits physiques et chimiques ? Quand le physiologiste l’affirme, il entend par là, consciemment ou inconsciemment, que le rôle de la physiologie est de rechercher ce qu’il y a de physique et de chimique dans le vital, qu’on ne saurait assigner d’avance un terme à cette recherche, et que dès lors il faudra procéder comme si la recherche ne devait pas avoir de terme : ainsi seulement on ira de l’avant. Il pose donc une règle de méthode ; il n’énonce pas un fait. Tenons-nous en alors à l’expérience : nous dirons — et plus d’un biologiste le reconnaît — que la science est aussi loin que jamais d’une explication physico-chimique de la vie. C’est ce que nous constations d’abord quand nous parlions d’un élan vital. — Maintenant, la vie une fois posée, comment s’en représenter l’évolution ? On peut soutenir que le passage d’une espèce à l’autre s’est fait par une série de petites variations, toutes accidentelles, conservées par la sélection et fixées par l’hérédité. Mais si l’on songe au nombre énorme de variations, coordonnées entre elles et complémentaires les unes des autres, qui doivent se produire pour que l’organisme en profite ou même simplement pour qu’il n’en éprouve aucun dommage, on se demande comment chacune d’elles, prise à part, se conservera par sélection et attendra celles qui la compléteraient. Toute seule, elle ne sert le plus souvent à rien ; elle peut même gêner ou paralyser la fonction. En invoquant donc une composition du hasard avec le hasard, en n’attribuant à aucune cause spéciale la direction prise par la vie qui évolue, on applique a priori le principe d’économie qui se recommande à la science positive, mais on ne constate nullement un fait, et l’on vient tout de suite buter contre d’insurmontables difficultés. Cette insuffisance du darwinisme est le second point que nous marquions quand nous parlions d’un élan vital : à la théorie nous opposions un fait ; nous constations que l’évolution de la vie s’accomplit dans des directions déterminées. — Maintenant, ces directions sont-elles imprimées à la vie par les conditions où elle évolue ? Il faudrait admettre alors que les modifications subies par l’individu passent à ses descendants, tout au moins assez régulièrement pour assurer par exemple la complication graduelle d’un organe accomplissant de plus en plus délicatement la même fonction. Mais l’hérédité de l’acquis est contestable et, à supposer qu’elle s’observe jamais, exceptionnelle ; c’est encore a priori, et pour les besoins de la cause, qu’on la fait fonctionner avec cette régularité. Reportons à l’inné cette transmissibilité régulière : nous nous conformerons à l’expérience, et nous dirons que ce n’est pas l’action mécanique des causes extérieures, que c’est une poussée interne, passant de germe à germe à travers les individus, qui porte la vie, dans une direction donnée, à une complication de plus en plus haute. Telle est la troisième idée qu’évoquera l’image de l’élan vital. — Allons plus loin. Quand on parle du progrès d’un organisme ou d’un organe s’adaptant à des conditions plus complexes, on veut le plus souvent que la complexité des conditions impose sa forme à la vie, comme le moule au plâtre : à cette condition seulement, se dit-on, on aura une explication mécanique, et par conséquent scientifique. Mais, après s’être donné la satisfaction d’interpréter ainsi l’adaptation en général, on raisonne dans les cas particuliers comme si l’adaptation était tout autre chose, — ce qu’elle est en effet, — la solution originale, trouvée par la vie, du problème que lui posent les conditions extérieures. Et cette faculté de résoudre des problèmes, on la laisse inexpliquée. En faisant alors intervenir un « élan », nous ne donnions pas davantage, l’explication ; mais nous signalions, au lieu de l’exclure systématiquement en général pour l’admettre et l’utiliser subrepticement dans chaque cas particulier, ce caractère mystérieux de l’opération de la vie. — Mais ne faisions-nous rien pour percer le mystère ? Si la merveilleuse coordination des parties au tout ne peut pas s’expliquer mécaniquement, elle n’exige pas non plus, selon nous, qu’on la traite comme de la finalité. Ce qui, vu du dehors, est décomposable en une infinité de parties coordonnées les unes aux autres, apparaîtrait peut-être du dedans comme un acte simple : tel, un mouvement de notre main, que nous sentons indivisible, sera perçu extérieurement comme une courbe définissable par une équation, c’est-à-dire comme une juxtaposition de points, en nombre infini, qui tous satisfont à une même loi. En évoquant l’image d’un élan, nous voulions suggérer cette cinquième idée, et même quelque chose de plus : là où notre analyse, qui reste dehors, découvre des éléments positifs en nombre de plus en plus grand que nous trouvons, par là même, de plus en plus étonnamment coordonnés les uns aux autres, une intuition qui se transporterait au dedans saisirait, non plus des moyens combinés, mais des obstacles tournés. Une main invisible, traversant brusquement de la limaille de fer, ne ferait qu’écarter de la résistance, mais la simplicité même de cet acte, vue du côté résistance, apparaîtrait comme la juxtaposition, effectuée dans un ordre déterminé, des brins de limaille. — Maintenant, ne peut-on rien dire de cet acte, et de la résistance qu’il rencontre ? Si la vie n’est pas résoluble en faits physiques et chimiques, elle agit à la manière d’une cause spéciale, surajoutée à ce que nous appelons ordinairement matière : cette matière est instrument, et elle est aussi obstacle. Elle divise ce qu’elle précise. Nous pouvons conjecturer qu’à une division de ce genre est due la multiplicité des grandes lignes d’évolution vitale. Mais par là nous est suggéré un moyen de préparer et de vérifier l’intuition que nous voudrions avoir de la vie. Si nous voyons deux ou trois grandes lignes d’évolution se continuer librement à côté de voies qui finissent en impasse, et si, le long de ces lignes, se développe de plus en plus un caractère essentiel, nous pouvons conjecturer que la poussée vitale présentait d’abord ces caractères à l’état d’implication réciproque : instinct et intelligence, qui atteignent leur point culminant aux extrémités des deux principales lignes de l’évolution animale, devront ainsi être pris l’un dans l’autre, avant leur dédoublement, non pas composés ensemble mais constitutifs d’une réalité simple sur laquelle intelligence et instinct ne seraient que des points de vue. Telles sont, puisque nous avons commencé à les numéroter, la sixième, la septième et la huitième représentations qu’évoquera l’idée d’un élan vital. — Encore n’avons-nous mentionné qu’implicitement l’essentiel : l’imprévisibilité des formes que la vie crée de toutes pièces, par des sauts discontinus, le long de son évolution. Qu’on se place dans la doctrine du pur mécanisme ou dans celle de la finalité pure, dans les deux cas les créations de la vie sont prédéterminées, l’avenir pouvant se déduire du présent par un calcul ou s’y dessinant sous forme d’idée, le temps étant par conséquent sans efficace. L’expérience pure ne suggère rien de semblable. Ni impulsion ni attraction, semble-t-elle dire. Un élan peut précisément suggérer quelque chose de ce genre et faire penser aussi, par l’indivisibilité de ce qui en est intérieurement senti et la divisibilité à l’infini de ce qui en est extérieurement perçu, à cette durée réelle, efficace, qui est l’attribut essentiel de la vie. — Telles étaient les idées que nous enfermions dans l’image de l’« élan vital ». À les négliger, comme on l’a fait trop souvent, on se trouve naturellement devant un concept vide, comme celui du pur « vouloir-vivre », et devant une métaphysique stérile. Si l’on tient compte d’elles, on a une idée chargée de matière, empiriquement obtenue, capable d’orienter la recherche, qui résumera en gros ce que nous savons du processus vital et qui marquera aussi ce que nous en ignorons.

Ainsi envisagée, l’évolution apparaît comme s’accomplissant par sauts brusques, et la variation constitutive de l’espèce nouvelle comme faite de différences multiples, complémentaires les unes des autres, qui surgissent globalement dans l’organisme issu du germe. C’est, pour reprendre notre comparaison, un mouvement soudain de la main plongée dans la limaille et qui provoque un réarrangement immédiat de tous les brins de fer. Si d’ailleurs la transformation s’opère chez divers représentants d’une même espèce, elle peut ne pas obtenir chez tous le même succès. Rien ne dit que l’apparition de l’espèce humaine n’ait pas été due à plusieurs sauts de même direction s’accomplissant çà et là dans une espèce antérieure et aboutissant ainsi à des spécimens d’humanité assez différents ; chacun d’eux correspondrait à une tentative qui a réussi, en ce sens que les variations multiples qui caractérisent chacun d’eux sont parfaitement coordonnées les unes aux autres ; mais tous ne se valent peut-être pas, les sauts n’ayant pas franchi dans tous les cas la même distance. Ils n’en avaient pas moins la même direction. On pourrait dire, en évitant d’attribuer au mot un sens anthropomorphique, qu’ils correspondent à une même intention de la vie.

Que d’ailleurs l’espèce humaine soit sortie ou non d’une souche unique, qu’il y ait un ou plusieurs spécimens irréductibles d’humanité, peu importe : l’homme présente toujours deux traits essentiels, l’intelligence et la sociabilité. Mais, du point de vue où nous nous plaçons, ces caractères prennent une signification spéciale. Ils n’intéressent plus seulement le psychologue et le sociologue. Ils appellent d’abord une interprétation biologique. Intelligence et sociabilité doivent être replacées dans l’évolution générale de la vie.

Pour commencer par la sociabilité, nous la trouvons sous sa forme achevée aux deux points culminants de l’évolution, chez les insectes hyménoptères tels que la fourmi et l’abeille, et chez l’homme. A l’état de simple tendance, elle est partout dans la nature. On a pu dire que l’individu était déjà une société : des protozoaires, formés d’une cellule unique, auraient constitué des agrégats, lesquels, se rapprochant à leur tour, auraient donné des agrégats d’agrégats ; les organismes les plus différenciés auraient ainsi leur origine dans l’association d’organismes à peine différenciés et élémentaires. Il y a là une exagération évidente ; le « polyzoïsme » est un fait exceptionnel et anormal. Mais il n’en est pas moins vrai que les choses se passent dans un organisme supérieur comme si des cellules s’étaient associées pour se partager entre elles le travail. La hantise de la forme sociale, qu’on trouve dans un si grand nombre d’espèces, se révèle donc jusque dans la structure des individus. Mais, encore une fois, ce n’est là qu’une tendance ; et si l’on veut avoir affaire à des sociétés achevées, organisations nettes d’individualités distinctes, il faut prendre les deux types parfaits d’association que représentent une société d’insectes et une société humaine, celle-là immuable [2] et celle-ci changeante, l’une instinctive et l’autre intelligente, la première comparable à un organisme dont les éléments n’existent qu’en vue du tout, la seconde laissant tant de marge aux individus qu’on ne sait si elle est faite pour eux ou s’ils sont faits pour elle. Des deux conditions posées par Comte, « ordre » et « progrès », l’insecte n’a voulu que l’ordre, tandis que c’est le progrès, parfois exclusif de l’ordre et toujours dû à des initiatives individuelles, que vise une partie au moins de l’humanité. Ces deux types achevés de vie sociale se font donc pendant et se complètent. Mais on en dirait autant de l’instinct et de l’intelligence, qui les caractérisent respectivement. Replacés dans l’évolution de la vie, ils apparaissent comme deux activités divergentes et complémentaires.

Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons exposé dans un travail antérieur. Rappelons seulement que la vie est un certain effort pour obtenir certaines choses de la matière brute, et qu’instinct et intelligence, pris à l’état achevé, sont deux moyens d’utiliser à cet effet un outil dans le premier cas, l’outil fait partie de l’être vivant dans l’autre, c’est un instrument inorganique, qu’il a fallu inventer, fabriquer, apprendre à manier. Posez l’utilisation, à plus forte raison la fabrication, à plus forte raison encore l’invention, vous retrouverez un à un tous les éléments de l’intelligence, car sa destination explique sa structure. Mais il ne faut pas oublier qu’il reste une frange d’instinct autour de l’intelligence, et que des lueurs d’intelligence subsistent au fond de l’instinct. On peut conjecturer qu’ils commencèrent par être impliqués l’un dans l’autre, et que, si l’on remontait assez haut dans le passé, on trouverait des instincts plus rapprochés de l’intelligence que ceux de nos insectes, une intelligence plus voisine de l’instinct que celle de nos vertébrés. Les deux activités, qui se compénétraient ; d’abord, ont dû se dissocier pour grandir ; mais quelque chose de l’une est demeuré adhérent à l’autre. On en dirait d’ailleurs autant de toutes les grandes manifestations de la vie. Chacune d’elles présente le plus souvent à l’état rudimentaire, ou latent, ou virtuel, les caractères essentiels de la plupart des autres manifestations.

En étudiant alors, au terme d’un des grands efforts de la nature, ces groupements d’êtres essentiellement intelligents et partiellement libres que sont les sociétés humaines, nous ne devrons pas perdre de vue l’autre point terminus de l’évolution, les sociétés régies par le pur instinct, où l’individu sert aveuglément l’intérêt de la communauté. Cette comparaison n’autorisera jamais des conclusions fermes ; mais elle pourra suggérer des interprétations. Si des sociétés se rencontrent aux deux termes principaux du mouvement évolutif, et si l’organisme individuel est construit sur un plan qui annonce celui des sociétés, c’est que la vie est coordination et hiérarchie d’éléments entre lesquels le travail se divise : le social est au fond du vital. Si, dans ces sociétés que sont déjà les organismes individuels, l’élément doit être prêt à se sacrifier au tout, s’il en est encore ainsi dans ces sociétés de sociétés que constituent, au bout de l’une des deux grandes lignes de l’évolution, la ruche et la fourmilière, si enfin ce résultat s’obtient par l’instinct, qui n’est que le prolongement du travail organisateur de la nature, c’est que la nature se préoccupe de la société plutôt que de l’individu. S’il n’en est plus de même chez l’homme, c’est que l’effort d’invention qui se manifeste dans tout le domaine de la vie par la création d’espèces nouvelles a trouvé dans l’humanité seulement le moyen de se continuer par des individus auxquels est dévolue alors, avec l’intelligence, la faculté d’initiative, l’indépendance, la liberté. Si l’intelligence menace maintenant de rompre sur certains points la cohésion sociale, et si la société doit subsister, il faut que, sur ces points, il y ait à l’intelligence un contrepoids. Si ce contrepoids ne peut pas être l’instinct lui-même, puisque sa place est justement prise par l’intelligence, il faut qu’une virtualité d’instinct ou, si l’on aime mieux, le résidu d’instinct qui subsiste autour de l’intelligence, produise le même effet : il ne peut agir directement, mais puisque l’intelligence travaille sur des représentations, il en suscitera d’« imaginaires » qui tiendront tête à la représentation du réel et qui réussiront, par l’intermédiaire de l’intelligence même, à contrecarrer le travail intellectuel. Ainsi s’expliquerait la fonction fabulatrice. Si d’ailleurs elle joue un rôle social, elle doit servir aussi l’individu, que la société a le plus souvent intérêt à ménager. On peut donc présumer que, sous sa forme élémentaire et originelle, elle apporte à l’individu lui-même un surcroît de force. Mais avant d’arriver à ce second point, considérons le premier.

Parmi les observations recueillies par la « science psychique », nous avions jadis noté le fait suivant. Une dame se trouvait à l’étage supérieur d’un hôtel. Voulant descendre, elle s’engagea sur le palier. La barrière destinée à fermer la cage de l’ascenseur était justement ouverte. Cette barrière ne devant s’ouvrir que si l’ascenseur est arrêté à l’étage, elle crut naturellement que l’ascenseur était là, et se précipita pour le prendre. Brusquement elle se sentit rejeter en arrière : l’homme chargé de manœuvrer l’appareil venait de se montrer, et la repoussait sur le palier. À ce moment elle sortit de sa distraction. Elle constata, stupéfaite, qu’il n’y avait ni homme ni appareil. Le mécanisme s’étant dérangé, la barrière avait pu s’ouvrir à l’étage où elle était, alors que l’ascenseur était resté en bas. C’est dans le vide qu’elle allait se précipiter : une hallucination miraculeuse lui avait sauvé la vie. Est-il besoin de dire que le miracle s’explique aisément ? La dame avait raisonné juste sur un fait réel, car la barrière était effectivement ouverte et par conséquent l’ascenseur aurait dû être à l’étage. Seule, la perception de la cage vide l’eût tirée de son erreur ; mais cette perception serait arrivée trop tard, l’acte consécutif au raisonnement juste étant déjà commencé. Alors avait surgi la personnalité instinctive, somnambulique, sous-jacente à celle qui raisonne. Elle avait aperçu le danger. Il fallait agir tout de suite. Instantanément elle avait rejeté le corps en arrière, faisant jaillir du même coup la perception fictive, hallucinatoire, qui pouvait le mieux provoquer et expliquer le mouvement en apparence injustifié.

Imaginons alors une humanité primitive et des sociétés rudimentaires. Pour assurer à ces groupements la cohésion voulue, la nature disposerait d’un moyen bien simple : elle n’aurait qu’à doter l’homme d’instincts appropriés. Ainsi fit-elle pour la ruche et pour la fourmilière. Son succès fut d’ailleurs complet : les individus ne vivent ici que pour la communauté. Et son travail fut facile, puisqu’elle n’eut qu’à suivre sa méthode habituelle : l’instinct est en effet coextensif à la vie, et l’instinct social, tel qu’on le trouve chez l’insecte, n’est que l’esprit de subordination et de coordination qui anime les cellules, tissus et organes de tout corps vivant. Mais c’est à un épanouissement de l’intelligence, et non plus à un développement de l’instinct, que tend la poussée vitale dans la série des vertébrés. Quand le terme du mouvement est atteint chez l’homme, l’instinct n’est pas supprimé, mais il est éclipsé ; il ne reste de lui qu’une lueur vague autour du noyau, pleinement éclairé ou plutôt lumineux, qu’est l’intelligence. Désormais la réflexion permettra à l’individu d’inventer, à la société de progresser. Mais, pour que la société progresse, encore faut-il qu’elle subsiste. Invention signifie initiative, et un appel à l’initiative individuelle risque déjà de compromettre la discipline sociale. Que sera-ce, si l’individu détourne sa réflexion de l’objet pour lequel elle est faite, je veux dire de la tâche à accomplir, à perfectionner, à rénover, pour la diriger sur lui-même, sur la gêne que la vie sociale lui impose, sur le sacrifice qu’il fait à la communauté ? Livré à l’instinct, comme la fourmi ou l’abeille, il fût resté tendu sur la fin extérieure à atteindre ; il eût travaillé pour l’espèce, automatiquement, somnambuliquement. Doté d’intelligence, éveillé à la réflexion, il se tournera vers lui-même et ne pensera qu’à vivre agréablement. Sans doute un raisonnement en forme lui démontrerait qu’il est de son intérêt de promouvoir le bonheur d’autrui ; mais il faut des siècles de culture pour produire un utilitaire comme Stuart Mill, et Stuart Mill n’a pas convaincu tous les philosophes, encore moins le commun des hommes. La vérité est que l’intelligence conseillera d’abord l’égoïsme. C’est de ce côté que l’être intelligent se précipitera si rien ne l’arrête. Mais la nature veille. Tout à l’heure, devant la barrière ouverte, un gardien avait surgi, qui interdisait l’entrée et repoussait le contrevenant. Ici ce sera un dieu protecteur de la cité, lequel défendra, menacera, réprimera. L’intelligence se règle en effet sur des perceptions présentes ou sur ces résidus plus ou moins imagés de perceptions qu’on appelle les souvenirs. Puisque l’instinct n’existe plus qu’à l’état de trace ou de virtualité, puisqu’il n’est pas assez fort pour provoquer des actes ou pour les empêcher, il devra susciter une perception illusoire ou tout au moins une contrefaçon de souvenir assez précise, assez frappante, pour que l’intelligence se détermine par elle. Envisagée de ce premier point de vue, la religion est donc une réaction défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de l’intelligence.

Mais nous n’obtenons ainsi qu’une figuration stylisée de ce qui se passe effectivement. Pour plus de clarté, nous avons supposé dans la société une brusque révolte de l’individu, et dans l’imagination individuelle la soudaine apparition d’un dieu qui empêche ou qui défend. Les choses prennent sans doute cette forme dramatique, à un moment donné et pour un certain temps, dans une humanité déjà avancée sur la route de la civilisation. Mais la réalité n’évolue vers la précision du drame que par l’intensification de l’essentiel et par l’élimination du surabondant. En fait, dans les groupements humains tels qu’ils ont pu sortir des mains de la nature, la distinction entre ce qui importe et ce qui n’importe pas à la cohésion du groupe n’est pas aussi nette, les conséquences d’un acte accompli par l’individu ne paraissent pas aussi strictement individuelles, la force d’inhibition qui surgit au moment où l’acte va s’accomplir ne s’incarne pas aussi complètement dans une personne. Arrêtons-nous sur ces trois points.

Dans des sociétés telles que les nôtres, il y a des coutumes et il y a des lois. Sans doute les lois sont souvent des coutumes consolidées ; mais une coutume ne se transforme en loi que lorsqu’elle présente un intérêt défini, reconnu et formulable ; elle tranche dès lors sur les autres. La distinction est donc nette entre l’essentiel et l’accidentel : il y a d’un côté ce qui est simplement usage, de l’autre ce qui est obligation légale et même morale. Il ne peut pas en être ainsi dans des sociétés moins évoluées qui n’ont que des coutumes, les unes justifiées par un besoin réel, la plupart dues au simple hasard ou à une extension irréfléchie des premières. Ici tout ce qui est usuel est nécessairement obligatoire, puisque la solidarité sociale, n’étant pas condensée dans des lois, l’étant encore moins dans des principes, se diffuse sur la commune acceptation des usages. Tout ce qui est habituel aux membres du groupe, tout ce que la société attend des individus, devra donc prendre un caractère religieux, s’il est vrai que par l’observation de la coutume, et par elle seulement, l’homme est attaché aux autres hommes et détaché ainsi de lui-même. Soit dit en passant, la question des rapports de la morale avec la religion se simplifie ainsi beaucoup quand on considère les sociétés rudimentaires. Les religions primitives ne peuvent être dites immorales, ou indifférentes à la morale, que si l’on prend la religion telle qu’elle fut d’abord, pour la comparer à la morale telle qu’elle est devenue plus tard. À l’origine, la coutume est toute la morale ; et comme la religion interdit de s’en écarter, la morale est coextensive à la religion. En vain donc on nous objecterait que les interdictions religieuses n’ont pas toujours concerné ce qui nous apparaît aujourd’hui comme immoral ou comme antisocial. La religion primitive, vue par le côté que nous envisageons d’abord, est une précaution contre le danger que l’on court, dès qu’on pense, de ne penser qu’à soi. C’est donc bien une réaction défensive de la nature contre l’intelligence.

D’autre part, l’idée de responsabilité individuelle est loin d’être aussi simple qu’on pourrait le croire. Elle implique une représentation relativement abstraite de l’activité de l’individu, que l’on tient pour indépendante parce qu’on l’a isolée de l’activité sociale. Mais telle est d’abord la solidarité entre les membres du groupe que tous doivent se sentir participer dans une certaine mesure à la défaillance d’un seul, au moins dans les cas qu’ils tiennent pour graves : le mal moral, si l’on peut déjà employer ce terme, fait l’effet d’un mal physique qui s’étendrait de proche en proche et affecterait la société entière, par contamination. Si donc une puissance vengeresse surgit, ce sera pour frapper la société dans son ensemble, sans s’appesantir uniquement sur le point d’où le mal était parti : le tableau de la Justice poursuivant le coupable est relativement moderne, et nous avons trop simplifié les choses en montrant l’individu arrêté, au moment de rompre le lien social, par la crainte religieuse d’un châtiment qu’il serait seul à subir. Il n’en est pas moins vrai que les choses tendent à prendre cette forme, et qu’elles la prendront de plus en plus explicitement à mesure que la religion, fixant ses propres contours, deviendra plus franchement mythologique. Le mythe portera d’ailleurs toujours la trace de ses origines ; jamais il ne distinguera complètement entre l’ordre physique et l’ordre moral ou social, entre la régularité voulue, qui vient de l’obéissance de tous à une loi, et celle que manifeste le cours de la nature. Thémis, déesse de la justice humaine, est la mère des Saisons (Hôrai) et de Dikè, qui représente aussi bien la loi physique que la loi morale. De cette confusion nous sommes à peine libérés aujourd’hui ; la trace en subsiste dans notre langage. Mœurs et morale, règle au sens de constance et règle au sens d’impératif : l’universalité de fait et l’universalité de droit s’expriment à peu près de la même manière. Le mot « ordre » ne signifie-t-il pas, tout à la fois, arrangement et commandement ?

Enfin nous parlions d’un dieu qui surgirait pour interdire, prévenir ou punir. La force morale d’où part la résistance, et au besoin la vengeance, s’incarnerait donc dans une personne. Qu’elle tende bien ainsi, tout naturellement, à prendre aux yeux de l’homme une forme humaine, cela n’est pas douteux ; mais, si la mythologie est un produit de la nature, c’en est le produit tardif, comme la plante à fleurs, et les débuts de la religion ont été plus modestes. Un examen attentif de ce qui se passe dans notre conscience nous montre qu’une résistance intentionnelle, et même une vengeance, nous apparaissent d’abord comme des entités qui se suffisent ; s’entourer d’un corps défini, comme celui d’une divinité vigilante et vengeresse, est déjà pour elles un luxe ; la fonction fabulatrice de l’esprit ne s’exerce sans doute avec un plaisir d’art que sur des représentations ainsi vêtues, mais elle ne les forme pas du premier coup ; elle les prend d’abord toutes nues. Nous aurons à nous appesantir sur ce point, qui n’a pas suffisamment attiré l’attention des psychologues. Il n’est pas démontré que l’enfant qui s’est cogné à une table, et qui lui rend le coup reçu d’elle, voie en elle une personne. Il s’en faut d’ ailleurs que tous les psychologues acceptent aujourd’hui cette interprétation. Mais, après avoir trop concédé ici à l’explication mythologique, ils ne vont pas assez loin maintenant quand ils supposent que l’enfant cède simplement à un besoin de frapper que susciterait la colère. La vérité est qu’entre l’assimilation de la table à une personne, et la perception de la table comme chose inerte, il y a une représentation intermédiaire qui n’est ni celle d’une chose ni celle d’une personne : c’est l’image de l’acte qu’accomplit la table en cognant, ou mieux l’image de l’acte de cogner amenant avec lui — comme un bagage qu’il porterait sur le dos — la table qui est derrière. L’acte de cogner est un élément de personnalité, mais non pas encore une personnalité complète. L’escrimeux qui voit arriver sur lui la pointe de son adversaire sait bien que c’est le mouvement de la pointe qui a entraîné l’épée, l’épée qui a tiré avec elle le bras, le bras qui a allongé le corps en s’allongeant lui-même : on — ne se fend comme il faut, et l’on ne sait porter un coup droit, que du jour où l’on sent ainsi les choses. Les placer dans l’ordre inverse est reconstruire et par conséquent philosopher ; en tout cas c’est expliciter l’implicite, au lieu de s’en tenir aux exigences de l’action pure, à ce qui est immédiatement donné et véritablement primitif. — Quand nous lisons sur un écriteau « Défense de passer », nous percevons l’interdiction d’abord ; elle est en pleine lumière ; derrière elle seulement il y a dans la pénombre, vaguement imaginé, le garde qui dressera procès-verbal. Ainsi les interdictions qui protègent l’ordre social sont d’abord lancées en avant, telles quelles ; ce sont déjà, il est vrai, plus que de simples formules ; ce sont des résistances, des pressions et des poussées ; mais la divinité qui interdit, et qui était masquée par elles, n’apparaîtra que plus tard, à mesure que se complétera le travail de la fonction fabulatrice. Ne nous étonnons donc pas de rencontrer chez les non-civilisés des interdictions qui sont des résistances semi-physiques et semi-morales à certains actes individuels : l’objet qui occupe le centre d’un champ de résistance sera dit, tout à la fois, « sacré » et « dangereux », quand se seront constituées ces deux notions précises, quand la distinction sera nette entre une force de répulsion physique et une inhibition morale ; jusque-là il possède les deux propriétés fondues en une seule ; il est tabou, pour employer le terme polynésien que la science des religions nous a rendu familier. L’humanité primitive a-t-elle conçu le tabou de la même manière que les « primitifs » d’aujourd’hui ? Entendons-nous d’abord sur le sens des mots. Il n’y aurait pas d’humanité primitive si les espèces s’étaient formées par transitions insensibles à aucun moment précis l’homme n’aurait émergé de l’animalité ; mais c’est là une hypothèse arbitraire, qui se heurte à tant d’invraisemblances et repose sur de telles équivoques que nous la croyons insoutenable [3] ; à suivre le fil conducteur des faits et des analogies, on arrive bien plutôt à une évolution discontinue, qui procède par sauts, obtenant à chaque arrêt une combinaison parfaite en son genre, comparable aux figures qui se succèdent quand on tourne un kaléidoscope ; il y a donc bien un type d’humanité primitive, encore que l’espèce humaine ait pu se constituer par plusieurs sauts convergents accomplis de divers points et n’arrivant pas tous aussi près de la réalisation du type. D’autre part, l’âme primitive nous échapperait complètement aujourd’hui s’il y avait eu transmission héréditaire des habitudes acquises. Notre nature morale, prise à l’état brut, différerait alors radicalement de celle de nos plus lointains ancêtres. Mais c’est encore sous l’influence d’idées préconçues, et pour satisfaire aux exigences d’une théorie, qu’on parle d’habitudes héréditaires et surtout qu’on croit la transmission assez régulière pour opérer une transformation. La vérité est que, si la civilisation a profondément modifié l’homme, c’est en accumulant dans le milieu social, comme dans un réservoir, des habitudes et des connaissances que la société verse dans l’individu à chaque génération nouvelle. Grattons la surface, effaçons ce qui nous vient d’une éducation de tous les instants : nous retrouverons au fond de nous, ou peu s’en faut, l’humanité primitive. De cette humanité, les « primitifs » que nous observons aujourd’hui nous offrent-ils l’image ? Ce n’est pas probable, puisque la nature est recouverte, chez eux aussi, d’une couche d’habitudes que le milieu social a conservées pour les déposer en chaque individu. Mais il y a lieu de croire que cette couche est moins épaisse que chez l’homme civilisé, et qu’elle laisse davantage transparaître la nature. La multiplication des habitudes au cours des siècles a dû en effet s’opérer chez eux d’une manière différente, en surface, par un passage de l’analogue à l’analogue et sous l’influence de circonstances accidentelles, tandis que le progrès de la technique, des connaissances, de la civilisation enfin, se fait pendant des périodes assez longues dans un seul et même sens, en hauteur, par des variations qui se superposent ou s’anastomosent, aboutissant ainsi à des transformations profondes et non plus seulement à des complications superficielles. Dès lors on voit dans quelle mesure nous pouvons tenir pour primitive, absolument, la notion du tabou que nous trouvons chez les « primitifs » d’aujourd’hui. À supposer qu’elle ait paru telle quelle dans une humanité sortant des mains de la nature, elle ne s’appliquait pas à toutes les mêmes choses, ni probablement à autant de choses. Chaque tabou devait être une interdiction à laquelle la société trouvait un intérêt défini. Irrationnel du point de vue de l’individu, puisqu’il arrêtait net des actes intelligents sans s’adresser à l’intelligence, il était rationnel en tant qu’avantageux à la société et à l’espèce. C’est ainsi que les relations sexuelles, par exemple, ont pu être utilement réglées par des tabous. Mais, justement parce qu’il n’était pas fait appel à l’intelligence individuelle et qu’il s’agissait même de la contrecarrer, celle-ci, s’emparant de la notion du tabou, a dû en faire toute sorte d’extensions arbitraires, par des associations d’idées accidentelles, et sans s’inquiéter de ce qu’on pourrait appeler l’intention originelle de la nature. Ainsi, à supposer que le tabou ait toujours été ce qu’il est aujourd’hui, il ne devait pas concerner un aussi grand nombre d’objets, ni donner des applications aussi déraisonnables. — Mais a-t-il conservé sa forme originelle ? L’intelligence des « primitifs » ne diffère pas essentiellement de la nôtre ; elle doit incliner, comme la nôtre, à convertir le dynamique en statique et à solidifier les actions en choses. On peut donc présumer que, sous son influence, les interdictions se sont installées dans les choses auxquelles elles se rapportaient : ce n’étaient que des résistances opposées à des tendances, mais comme la tendance a le plus souvent un objet, c’est de l’objet, comme si elle siégeait en lui, que la résistance a semblé partir, devenant ainsi un attribut de sa substance. Dans les sociétés stagnantes, cette consolidation s’est faite définitivement. Elle a pu être moins complète, elle était en tout cas temporaire, dans des sociétés en mouvement, où l’intelligence finirait par apercevoir derrière l’interdiction une personne.

Nous venons d’indiquer la première fonction de la religion, celle qui intéresse directement la conservation sociale. Arrivons à l’autre. C’est pour le bien de la société que nous allons encore la voir travailler, mais indirectement, en stimulant et dirigeant les activités individuelles. Son travail sera d’ailleurs plus compliqué, et nous aurons à en énumérer les formes. Mais dans cette recherche nous ne risquons pas de nous égarer, parce que nous tenons le fil conducteur. Nous devons toujours nous dire que le domaine de la vie est essentiellement celui de l’instinct, que sur une certaine ligne d’évolution l’instinct a cédé une partie de sa place à l’intelligence, qu’une perturbation de la vie peut s’ensuivre et que la nature n’a d’autre ressource alors que d’opposer l’intelligence à l’intelligence. La représentation intellectuelle qui rétablit ainsi l’équilibre au profit de la nature est d’ordre religieux. Commençons par le cas le plus simple.

Les animaux ne savent pas qu’ils doivent mourir. Sans doute il en est parmi eux qui distinguent le mort du vivant : entendons par là que la perception du mort et celle du vivant ne déterminent pas chez eux les mêmes mouvements, les mêmes actes, les mêmes attitudes ; cela ne veut pas dire qu’ils aient l’idée générale de la mort, non plus d’ailleurs que l’idée générale de la vie, non plus qu’aucune autre idée générale, en tant du moins que représentée à l’esprit et non pas simplement jouée par le corps. Tel animal « fera le mort » pour échapper à un ennemi ; mais c’est nous qui désignons ainsi son attitude ; quant à lui, il ne bouge pas parce qu’il sent qu’en remuant il attirerait ou ranimerait l’attention, qu’il provoquerait l’agression, que le mouvement appelle le mouvement. On a cru trouver des cas de suicide chez les animaux ; a supposer qu’on ne se soit pas trompé, la distance est grande entre faire ce qu’il faut pour mourir et savoir qu’on en mourra ; autre chose est accomplir un acte, même bien combiné, même approprié, autre chose imaginer l’état qui s’ensuivra. Mais admettons même que l’animal ait l’idée de la mort. Il ne se représente certainement pas qu’il est destine a mourir, qu’il mourra de mort naturelle si ce n’est pas de mort violente. Il faudrait pour cela une série d’observations faites sur d’autres animaux, puis une synthèse, enfin un travail de généralisation qui offre déjà un caractère scientifique. À supposer que l’animal pût esquisser un tel effort, ce serait pour quelque chose qui en valût la peine ; or, rien ne lui serait plus inutile que de savoir qu’il doit mourir. Il a plutôt intérêt à l’ignorer. Mais l’homme sait qu’il mourra. Tous les autres vivants, cramponnés à la vie, en adoptent simplement l’élan. S’ils ne se pensent pas eux-mêmes sub specie aeterni, leur confiance, perpétuel empiétement du présent sur l’avenir, est la traduction de cette pensée en sentiment. Mais avec l’homme apparaît la réflexion, et par conséquent la faculté d’observer sans utilité immédiate, de comparer entre elles des observations provisoirement désintéressées, enfin d’induire et de généraliser. Constatant que tout ce qui vit autour de lui finit par mourir, il est convaincu qu’il mourra lui-même. La nature, en le dotant d’intelligence, devait bon gré mal gré l’amener à cette conviction. Mais cette conviction vient se mettre en travers du mouvement de la nature. Si l’élan de vie détourne tous les autres vivants de la représentation de la mort, la pensée de la mort doit ralentir chez l’homme le mouvement de la vie. Elle pourra plus tard s’encadrer dans une philosophie qui élèvera l’humanité au-dessus d’elle-même et lui donnera plus de force pour agir. Mais elle est d’abord déprimante, et elle le serait encore davantage si l’homme n’ignorait, certain qu’il est de mourir, la date où il mourra. L’événement a beau devoir se produire : comme on constate à chaque instant qu’il ne se produit pas, l’expérience négative continuellement répétée se condense en un doute à peine conscient qui atténue les effets de la certitude réfléchie. Il n’en est pas moins vrai que la certitude de mourir, surgissant avec la réflexion dans un monde d’êtres vivants qui était fait pour ne penser qu’à vivre, contrarie l’intention de la nature. Celle-ci va trébucher sur l’obstacle qu’elle se trouve avoir placé sur son propre chemin. Mais elle se redresse aussitôt. À l’idée que la mort est inévitable elle oppose l’image d’une continuation de la vie après la mort [4] ; cette image, lancée par elle dans le champ de l’intelligence où vient de s’installer l’idée, remet les choses en ordre ; la neutralisation de l’idée par l’image manifeste alors l’équilibre même de la nature, se retenant de glisser. Nous nous retrouvons donc devant le jeu tout particulier d’images et d’idées qui nous a paru caractériser la religion à ses origines. Envisagée de ce second point de vue, la religion est une réaction défensive de la nature contre la représentation, par l’intelligence, de l’inévitabilité de la mort.

À cette réaction, la société est intéressée autant que l’individu. Non pas seulement parce qu’elle bénéficie de l’effort individuel et parce que cet effort va plus loin quand l’idée d’un terme n’en vient pas contrarier l’élan, mais encore et surtout parce qu’elle a besoin elle-même de stabilité et de durée. Une société déjà civilisée s’adosse à des lois, à des institutions, à des édifices même qui sont faits pour braver le temps ; mais les sociétés primitives sont simplement « bâties en hommes » : que deviendrait leur autorité, si l’on ne croyait pas à la persistance des individualités qui les composent ? Il importe donc que les morts restent présents. Plus tard viendra le culte des ancêtres. Les morts se seront alors rapprochés des dieux. Mais il faudra pour cela qu’il y ait des dieux, au moins en préparation, qu’il y ait un culte, que l’esprit se soit franchement orienté dans la direction de la mythologie. À son point de départ, l’intelligence se représente simplement les morts comme mêlés aux vivants, dans une société à laquelle ils peuvent encore faire du bien et du mal.

Sous quelle forme les voit-elle se survivre ? N’oublions pas que nous cherchons au fond de l’âme, par voie d’introspection, les éléments constitutifs d’une religion primitive. Tel de ces éléments a pu ne jamais se produire dehors à l’état pur. Il aura tout de suite rencontré d’autres éléments simples, de même origine, avec lesquels il se sera composé ; ou bien il aura été pris, soit tout seul soit avec d’autres, pour servir de matière au travail indéfiniment continué de la fonction fabulatrice. Il existe ainsi des thèmes, simples ou complexes, fournis par la nature ; et il y a, d’autre part, mille variations exécutées sur eux par la fantaisie humaine. Aux thèmes eux-mêmes se rattachent sans doute les croyances fondamentales que la science des religions retrouve a peu près partout. Quant aux variations sur les thèmes, ce sont les mythes et même les conceptions théoriques qui se diversifient à l’infini selon les temps et les lieux. Il n’est pas douteux que le thème simple que nous venons d’indiquer se compose tout de suite avec d’autres pour donner, avant les mythes et les théories, la représentation primitive de l’âme. Mais a-t-il une forme définie en dehors de cette combinaison ? Si la question se pose, c’est parce que notre idée d’une âme survivant au corps recouvre aujourd’hui l’image, présentée à la conscience immédiate, d’un corps pouvant se survivre à lui-même. Cette image n’en existe pas moins, et il suffit d’un léger effort pour la ressaisir. C’est tout simplement l’image visuelle du corps, dégagée de l’image tactile. Nous avons pris l’habitude de considérer la première comme inséparable de la seconde, comme un reflet ou un effet. Dans cette direction s’est effectué le progrès de la connaissance. Pour notre science, le corps est essentiellement ce qu’il est pour le toucher ; il a une forme et une dimension déterminées, indépendantes de nous ; il occupe une certaine place dans l’espace et ne saurait en changer sans prendre le temps d’occuper une à une les positions intermédiaires ; l’image visuelle que nous en avons serait alors une apparence, dont il faudrait toujours corriger les variations en revenant à l’image tactile ; celle-ci serait la chose même, et l’autre ne ferait que la signaler. Mais telle n’est pas l’impression immédiate. Un esprit non prévenu mettra l’image visuelle et l’image tactile au même rang, leur attribuera la même réalité, et les tiendra pour relativement indépendantes l’une de l’autre. Le « primitif » n’a qu’à se pencher sur un étang pour y apercevoir son corps tel qu’on le voit, dégagé du corps que l’on touche. Sans doute le corps qu’il touche est également un corps qu’il voit : cela prouve que la pellicule superficielle du corps, laquelle constitue le corps vu, est susceptible de se dédoubler, et que l’un des deux exemplaires reste avec le corps tactile. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a un corps détachable de celui qu’on touche, corps sans intérieur, sans pesanteur, qui s’est transporté instantanément au point où il est. Que ce corps subsiste après la mort, il n’y a rien en lui, sans doute, qui nous invite à le croire. Mais si nous commençons par poser en principe que quelque chose doit subsister, ce sera évidemment ce corps et non pas l’autre, car le corps qu’on touche est encore présent, il reste immobile et ne tarde pas à se corrompre, tandis que la pellicule visible a pu se réfugier n’importe où et demeurer vivante. L’idée que l’homme se survit à l’état d’ombre ou de fantôme est donc toute naturelle. Elle a dû précéder, croyons-nous, l’idée plus raffinée d’un principe qui animerait le corps comme un souffle ; ce souffle (anemos) s’est lui-même peu à peu spiritualisé en âme (anima ou animus). Il est vrai que le fantôme du corps paraît incapable, par lui-même, d’exercer une pression sur les événements humains, et qu’il faut pourtant qu’il l’exerce, puisque c’est l’exigence d’une action continuée qui a fait croire à la survie. Mais ici un nouvel élément intervient.

Nous ne définirons pas encore cette autre tendance élémentaire. Elle est aussi naturelle que les deux précédentes ; c’est également une réaction défensive de la nature. Nous aurons à en rechercher l’origine. Pour le moment, nous n’en considérerons que le résultat. Elle aboutit à la représentation d’une force répandue dans l’ensemble de la nature et se partageant entre les objets et les êtres individuels. Cette représentation, la science des religions la tient généralement pour primitive. On nous parle du « mana » polynésien, dont l’analogue se retrouve ailleurs sous des noms divers : « wakanda » des Sioux, « orna » des Iroquois, « pantang » des Malais, etc. Selon les uns, le « mana » serait un principe universel de vie et constituerait en particulier, pour parler notre langage, la substance des âmes. Selon d’autres, ce serait plutôt une force qui viendrait par surcroît et que l’âme, comme d’ailleurs toute autre chose, pourrait capter, mais qui n’appartiendrait pas à l’âme essentiellement. Durkheim, qui semble raisonner dans la première hypothèse, veut que le « mana » fournisse le principe totémique par lequel communieraient les membres du clan ; l’âme serait une individualisation directe du « totem » et participerait du « mana » par cet intermédiaire. Il ne nous appartient pas de choisir entre les diverses interprétations. D’une manière générale, nous hésitons à considérer comme primitive, nous voulons dire comme naturelle, une représentation que nous ne formerions pas, aujourd’hui encore, naturellement. Nous estimons que ce qui fut primitif n’a pas cessé de l’être, bien qu’un effort d’approfondissement interne puisse être nécessaire pour le retrouver. Mais, sous quelque forme qu’on prenne la représentation dont il s’agit, nous ne ferons aucune difficulté pour admettre que l’idée d’une provision de force où puiseraient les êtres vivants et même bon nombre d’objets inanimés est une des premières que l’esprit rencontre sur son chemin quand il suit une certaine tendance, celle-là naturelle et élémentaire, que nous définirons un peu plus loin. Tenons donc cette notion pour acquise. Voilà l’homme pourvu de ce qu’il appellera plus tard une âme. Cette âme survivra-t-elle au corps ? Il n’y aurait aucune raison de le supposer si l’on s’en tenait à elle. Rien ne dit qu’une puissance telle que le « mana » doive durer plus longtemps que l’objet qui la recèle. Mais si l’on a commencé par poser en principe que l’ombre du corps demeure, rien n’empêchera d’y laisser le principe qui imprimait au corps la force d’agir. On obtiendra une ombre active, agissante, capable d’influer sur les événements humains. Telle serait la conception primitive de la survie.

L’influence exercée ne serait d’ailleurs pas grande, si l’idée d’âme ne venait rejoindre l’idée d’esprit. Celle-ci dérive d’une autre tendance naturelle, que nous aurons aussi à déterminer. Prenons-la aussi pour accordée, et constatons qu’entre les deux notions vont se pratiquer des échanges. Les esprits que l’on suppose partout présents dans la nature ne se rapprocheraient pas tant de la forme humaine si l’on ne se représentait déjà ainsi les âmes. De leur côté, les âmes détachées des corps seraient sans influence sur les phénomènes naturels si elles n’étaient du même genre que les esprits, et plus ou moins capables de prendre place parmi eux. Les morts vont alors devenir des personnages avec lesquels il faut compter. Ils peuvent nuire. Ils peuvent rendre service. Ils disposent, jusqu’à un certain point, de ce que nous appelons les forces de la nature. Au propre et au figuré, ils font la pluie et le beau temps. On s’abstiendra de ce qui les irriterait. On s’efforcera de capter leur confiance. On imaginera mille moyens de les gagner, de les acheter, voire de les tromper. Une fois engagée dans cette voie, il n’est guère d’absurdité où ne puisse tomber l’intelligence. La fonction fabulatrice travaille déjà assez bien par elle-même : que sera-ce, si elle est aiguillonnée par la crainte et par le besoin ! Pour écarter un danger ou pour obtenir une faveur, on offrira au mort tout ce que l’on croit qu’il désire. On ira jusqu’à couper des têtes, si cela peut lui être agréable. Les récits des missionnaires sont pleins de détails à ce sujet. Puérilités, monstruosités, la liste est interminable des pratiques inventées ici par la stupidité humaine. À ne voir qu’elles, on serait tenté de prendre l’humanité en dégoût. Mais il ne faut pas oublier que les primitifs d’aujourd’hui ou d’hier, ayant vécu autant de siècles que nous, ont eu tout le temps d’exagérer et comme d’exaspérer ce qu’il pouvait y avoir d’irrationnel dans des tendances élémentaires, assez naturelles. Les vrais primitifs étaient sans doute plus sensés, s’ils s’en tenaient à la tendance et à ses effets immédiats. Tout change, et, comme nous le disions plus haut, le changement se fera en surface s’il n’est pas possible en profondeur. Il y a des sociétés qui progressent, — probablement celles que des conditions d’existence défavorables ont obligées à un certain effort pour vivre, et qui ont alors consenti, de loin en loin, à accentuer leur effort pour suivre un initiateur, un inventeur, un homme supérieur. Le changement est ici un accroissement d’intensité ; la direction en est relativement constante ; on marche à une efficacité de plus en plus haute. Il y a, d’autre part, des sociétés qui conservent leur niveau, nécessairement assez bas. Comme elles changent tout de même, il se produit en elles, non plus une intensification qui serait un progrès qualitatif, mais une multiplication ou une exagération du primitivement donné : l’invention, si l’on peut encore employer ce mot, n’exige plus d’effort. D’une croyance qui répondait à un besoin on aura passé à une croyance nouvelle qui ressemble extérieurement à la précédente, qui en accentue tel caractère superficiel, mais qui ne sert plus à rien. Dès lors, piétinant sur place, on ajoute et l’on amplifie sans cesse. Par le double effet de la répétition et de l’exagération, l’irrationnel devient de l’absurde, et l’étrange du monstrueux. Ces extensions successives ont d’ailleurs dû être accomplies, elles aussi, par des individus ; mais plus n’était besoin ici de supériorité intellectuelle pour inventer, ni pour accepter l’invention. La logique de l’absurde suffisait, cette logique qui conduit l’esprit de plus en plus loin, à des conséquences de plus en plus extravagantes, quand il part d’une idée étrange sans la rattacher à des origines qui en expliqueraient l’étrangeté et qui en empêcheraient la prolifération. Nous avons tous eu l’occasion de rencontrer quelqu’une de ces familles très unies, très satisfaites d’elles-mêmes, qui se tiennent à l’écart, par timidité ou par dédain. Il n’est pas rare qu’on observe chez elles certaines habitudes bizarres, phobies ou superstitions, qui pourraient devenir graves si elles continuaient à fermenter en vase clos. Chacune de ces singularités a son origine. C’est une idée qui sera venue à tel ou tel membre de la famille, et que les autres auront acceptée de confiance. C’est une promenade qu’on aura faite un dimanche, qu’on aura recommencée le dimanche suivant, et qui s’est imposée alors pour tous les dimanches de l’année : si par malheur on y manquait une fois, on ne sait pas ce qui pourrait arriver. Pour répéter, pour imiter, pour se fier, il suffit de se laisser aller; c’est la critique qui exige un effort. — Donnez-vous alors quelques centaines de siècles au lieu de quelques années ; grossissez énormément les petites excentricités d’une famille qui s’isole : vous vous représenterez sans peine ce qui a dû se passer dans des sociétés primitives qui sont restées closes et satisfaites de leur sort, au lieu de s’ouvrir des fenêtres sur le dehors, de chasser les miasmes au fur et à mesure qu’ils se formaient dans leur atmosphère, et de faire un effort constant pour élargir leur horizon.

Nous venons de déterminer deux fonctions essentielles de la religion, et nous avons rencontré, au cours de notre analyse, des tendances élémentaires qui nous paraissent devoir expliquer les formes générales que la religion a prises. Nous passons à l’étude de ces formes générales, de ces tendances élémentaires. Notre méthode restera d’ailleurs la même. Nous posons une certaine activité instinctive ; faisant surgir alors l’intelligence, nous cherchons si une perturbation dangereuse s’ensuit ; dans ce cas, l’équilibre sera vraisemblablement rétabli par des représentations que l’instinct suscitera au sein de l’intelligence perturbatrice : si de telles représentations existent, ce sont des idées religieuses élémentaires. Ainsi, la poussée vitale ignore la mort. Que l’intelligence jaillisse sous sa pression, l’idée de l’inévitabilité de la mort apparaît : pour rendre à la vie son élan, une représentation antagoniste se dressera ; et de là sortiront les croyances primitives au sujet de la mort. Mais si la mort est l’accident par excellence, à combien d’autres accidents la vie humaine n’est-elle pas exposée ! L’application même de l’intelligence à la vie n’ouvre-t-elle pas la porte à l’imprévu et n’introduit-elle pas le sentiment du risque ? L’animal est sûr de lui-même. Entre le but et l’acte, rien chez lui ne s’interpose. Si sa proie est là, il se jette sur elle. S’il est à l’affût, son attente est une action anticipée et formera un tout indivisé avec l’acte s’accomplissant. Si le but définitif est lointain, comme il arrive quand l’abeille construit sa ruche, c’est un but que l’animal ignore ; il ne voit que l’objet immédiat, et l’élan qu’il a conscience de prendre est coextensif à l’acte qu’il se propose d’accomplir. Mais il est de l’essence de l’intelligence de combiner des moyens en vue d’une fin lointaine, et d’entreprendre ce qu’elle ne se sent pas entièrement maîtresse de réaliser. Entre ce qu’elle fait et le résultat qu’elle veut obtenir il y a le plus souvent, et dans l’espace et dans le temps, un intervalle qui laisse une large place à l’accident. Elle commence, et pour qu’elle termine il faut, selon l’expression consacrée, que les circonstances s’y prêtent. De cette marge d’imprévu elle peut d’ailleurs avoir pleine connaissance. Le sauvage qui lance sa flèche ne sait pas si elle touchera le but ; il n’y a pas ici, comme lorsque l’animal se précipite sur sa proie, continuité entre le geste et le résultat ; un vide apparaît, ouvert à l’accident, attirant l’imprévu. Sans doute, en théorie, cela ne devrait pas être. L’intelligence est faite pour agir mécaniquement sur la matière ; elle se représente donc mécaniquement les choses ; elle postule ainsi le mécanisme universel et conçoit virtuellement une science achevée qui permettrait de prévoir, au moment où l’acte est décoché, tout ce qu’il rencontrera avant d’atteindre le but. Mais il est de l’essence d’un pareil idéal de n’être jamais réalisé et de servir tout au plus de stimulant au travail de l’intelligence. En fait, l’intelligence humaine doit s’en tenir à une action très limitée sur une matière très imparfaitement connue d’elle. Or la poussée vitale est là, qui n’accepte pas d’attendre, qui n’admet pas l’obstacle. Peu lui importe l’accident, l’imprévu, enfin l’indéterminé qui est le long de la route ; elle procède par bonds et ne voit que le terme, l’élan dévorant l’intervalle. De cette anticipation il faut pourtant bien que l’intelligence ait connaissance. Une représentation va en effet surgir, celle de puissances favorables qui se superposeraient ou se substitueraient aux causes naturelles et qui prolongeraient en actions voulues par elles, conformes à nos vœux, la démarche naturellement engagée. Nous avons mis en mouvement un mécanisme, voilà le début ; le mécanisme se retrouvera dans la réalisation de l’effet souhaité, voilà la fin : entre les deux s’insérerait une garantie extra-mécanique de succès. Il est vrai que si nous imaginons ainsi des puissances amies, s’intéressant à notre réussite, la logique de l’intelligence exigera que nous posions des causes antagonistes, des puissances défavorables, pour expliquer notre échec. Cette dernière croyance aura d’ailleurs son utilité pratique ; elle stimulera indirectement notre activité en nous invitant à prendre garde. Mais ceci est du dérivé, je dirais presque du décadent. La représentation d’une force qui empêche est à peine postérieure, sans doute, à celle d’une force qui aide ; si celle-ci est naturelle, celle-là s’en tire comme une conséquence immédiate ; mais elle doit surtout proliférer dans les sociétés stagnantes comme celles que nous appelons aujourd’hui primitives, où les croyances se multiplient indéfiniment par voie d’analogie, sans égard pour leur origine. La poussée vitale est optimiste. Toutes les représentations religieuses qui sortent ici directement d’elle pourraient donc se définir de la même manière : ce sont des réactions défensives de la nature contre la représentation, par l’intelligence, d’une marge décourageante d’imprévu entre l’initiative prise et l’effet souhaité.

Chacun de nous peut faire l’expérience, s’il lui plaît : il verra la superstition jaillir, sous ses yeux, de la volonté de succès. Placez une somme d’argent sur un numéro de la roulette, et attendez que la bille touche à la fin de sa course : au moment où elle va parvenir peut-être, malgré ses hésitations, au numéro de votre choix, votre main avance pour la pousser, puis pour l’arrêter ; c’est votre propre volonté, projetée hors de vous, qui doit combler ici l’intervalle entre la décision qu’elle a prise et le résultat qu’elle attend ; elle en chasse ainsi l’accident. Fréquentez maintenant les salles de jeu, laissez faire l’accoutumance, votre main renonce bien vite à se mouvoir ; votre volonté se rétracte à l’intérieur d’elle-même ; mais, à mesure qu’elle quitte la place, une entité s’y installe, qui émane d’elle et reçoit d’elle une délégation : c’est la veine, en laquelle le parti pris de gagner se transfigure. La veine n’est pas une personne complète ; il faut plus que cela pour faire une divinité. Mais elle en a certains éléments, juste assez pour que vous vous en remettiez à elle.

À une puissance de ce genre le sauvage fait appel pour que sa flèche touche le but. Franchissez les étapes d’une longue évolution : vous aurez les dieux protecteurs de la cité, qui doivent assurer la victoire aux combattants.

Mais remarquez que dans tous les cas c’est par des moyens rationnels, c’est en se réglant sur des consécutions mécaniques de causes et d’effets, qu’on met les choses en train. On commence par accomplir ce qui dépend de soi ; c’est seulement quand on ne se sent plus capable de s’aider soi-même qu’on s’en remet à une puissance extra-mécanique, eût-on même placé dès l’abord sous son invocation, puisqu’on la croyait présente, l’acte dont on ne se sentait nullement dispensé par elle. Mais ce qui pourra tromper ici le psychologue, c’est que la seconde causalité est la seule dont on parle. De la première on ne dit rien, parce qu’elle va de soi. Elle régit les actes qu’on accomplit avec la matière pour instrument ; ou joue et l’on vit la croyance qu’on a en elle ; à quoi servirait de la traduire en mots et d’en expliciter l’idée ? Ce ne serait utile que si l’on possédait déjà une science capable d’en profiter. Mais à la seconde causalité il est bon de penser, parce qu’on y trouve tout au moins un encouragement et un stimulant. Si la science fournissait au non-civilisé un dispositif qui l’assurât mathématiquement de toucher le but, c’est à la causalité mécanique qu’il s’en tiendrait (à supposer, bien entendu, qu’il pût renoncer instantanément à des habitudes d’esprit invétérées). En attendant cette science, son action tire de la causalité mécanique tout ce qu’elle en peut tirer, car il tend son arc et il vise ; mais sa pensée va plutôt à la cause extra-mécanique qui doit conduire la flèche où il faut, parce que sa croyance en elle lui donnera, à défaut de l’arme avec laquelle il serait sûr d’atteindre le but, la confiance en soi qui permet de mieux viser.

L’activité humaine se déroule au milieu d’événements sur lesquels elle influe et dont aussi elle dépend. Ceux-ci sont prévisibles en partie et, pour une large part, imprévisibles. Comme notre science élargit de plus en plus le champ de notre prévision, nous concevons à la limite une science intégrale pour laquelle il n’y aurait plus d’imprévisibilité. C’est pourquoi, aux yeux de la pensée réfléchie de l’homme civilisé (nous allons voir qu’il n’en est pas tout à fait ainsi pour sa représentation spontanée) le même enchaînement mécanique de causes et d’effets avec lequel il prend contact quand il agit sur les choses doit s’étendre à la totalité de l’univers. Il n’admet pas que le système d’explication, qui convient aux événements physiques sur lesquels il a prise, doive céder la place, quand il s’aventure plus loin, à un système tout différent, celui dont il use dans la vie sociale quand il attribue à des intentions bonnes ou mauvaises, amicales ou hostiles, la conduite des autres hommes à son égard. S’il le fait, c’est à son insu ; il ne se l’avoue pas à lui-même. Mais le non-civilisé, qui ne dispose que d’une science inextensible, taillée à l’exacte mesure de l’action qu’il exerce sur la matière, ne peut pas jeter dans le champ de l’imprévisible une science virtuelle qui le couvrirait tout entier et qui ouvre tout de suite de larges perspectives à son ambition. Plutôt que de se décourager, il étend à ce domaine le système d’explication dont il use dans ses rapports avec ses semblables ; il y croira trouver des puissances amies, il y sera exposé aussi à des influences malfaisantes ; de toute manière il n’aura pas affaire à un monde qui lui soit complètement étranger. Il est vrai que, si de bons et de mauvais génies doivent prendre la suite de l’action qu’il exerce sur la matière, ils paraîtront influencer déjà cette action elle-même. Notre homme parlera donc comme s’il ne comptait nulle part, pas même pour ce qui dépend de lui, sur un enchaînement mécanique de causes et d’effets. Mais s’il ne croyait pas ici à un enchaînement mécanique, nous ne le verrions pas, dès qu’il agit, faire tout ce qu’il faut pour déclencher mécaniquement le résultat. Or, qu’il s’agisse de sauvages ou de civilisés, si l’on veut savoir le fond de ce qu’un homme pense, il faut s’en rapporter à ce qu’il fait et non pas à ce qu’il dit.

Dans les livres si intéressants et si instructifs qu’il a consacrés à la « mentalité primitive », M. Lévy-Bruhl insiste sur « l’indifférence de cette mentalité aux causes secondes », sur son recours immédiat à des « causes mystiques ». « Notre activité quotidienne, dit-il, implique une tranquille et parfaite confiance dans l’invariabilité des lois naturelles. Bien différente est l’attitude d’esprit du primitif. La nature au milieu de laquelle il vit se présente à lui sous un tout autre aspect. Tous les objets et tous les êtres y sont impliqués dans un réseau de participations et d’exclusions mystiques [5]. » Et un peu plus loin : « Ce qui varie dans les représentations collectives, ce sont les forces occultes auxquelles on attribue la maladie ou la mort qui sont survenues : tantôt c’est un sorcier qui est le coupable, tantôt l’esprit d’un mort, tantôt des forces plus ou moins définies ou individualisées... ; ce qui demeure semblable, et on pourrait presque dire identique, c’est la préliaison entre la maladie et la mort d’une part, et une puissance invisible de l’autre [6] . » À l’appui de cette idée, l’auteur apporte les témoignages concordants des voyageurs et des missionnaires, et il cite les plus curieux exemples.

Mais un premier point est frappant : c’est que, dans tous les cas allégués, l’effet dont on parle, et qui est attribué par le primitif à une cause occulte, est un événement concernant l’homme, plus particulièrement un accident arrivé à un homme, plus spécialement encore la mort ou la maladie d’un homme. De l’action de l’inanimé sur l’inanimé (à moins qu’il ne s’agisse d’un phénomène, météorologique ou autre, dans lequel l’homme a pour ainsi dire des intérêts) il n’est jamais question. On ne nous dit pas que le primitif, voyant le vent courber un arbre, la vague rouler des galets, son pied même soulever de la poussière, fasse intervenir autre chose que ce que nous appelons la causalité mécanique. La relation constante entre l’antécédent et le conséquent, qu’il perçoit l’un et l’autre, ne peut pas être sans le frapper : elle lui suffit ici, et nous ne voyons pas qu’il y superpose, encore moins qu’il y substitue, une causalité « mystique ». Allons plus loin, laissons de côté, les faits physiques auxquels le primitif assiste en spectateur indifférent : ne peut-on pas dire, de lui aussi, que « son activité quotidienne implique une parfaite confiance dans l’invariabilité des lois naturelles » ? Sans elle, il ne compterait pas sur le courant de la rivière pour porter son canot, sur la tension de son arc pour lancer sa flèche, sur la hache pour entamer le tronc de l’arbre, sur ses dents pour mordre ou sur ses jambes pour marcher. Il peut ne pas se représenter explicitement cette causalité naturelle ; il n’a aucun intérêt à le faire, n’étant ni physicien ni philosophe ; mais il a foi en elle et il la prend pour support de son activité. Allons plus loin encore. Quand le primitif fait appel à une cause mystique pour expliquer la mort, la maladie ou tout autre accident, quelle est au juste l’opération à laquelle il se livre ? Il voit par exemple qu’un homme a été tué par un fragment de rocher qui s’est détaché au cours d’une tempête. Nie-t-il que le rocher ait été déjà fendu, que le vent ait arraché la pierre, que le choc ait brisé un crâne ? Évidemment non. Il constate comme nous l’action de ces causes secondes. Pourquoi donc introduit-il une « cause mystique », telle que la volonté d’un esprit ou d’un sorcier, pour l’ériger en cause principale ? Qu’on y regarde de près : on verra que ce que le primitif explique ici par une cause « surnaturelle », ce n’est pas l’effet physique, c’est sa signification humaine, c’est son importance pour l’homme et plus particulièrement pour un certain homme déterminé, celui que la pierre écrase. Il n’y a rien d’illogique, ni par conséquent de « prélogique », ni même qui témoigne d’une « imperméabilité à l’expérience », dans la croyance qu’une cause doit être proportionnée à son effet, et qu’une fois constatées la fêlure du rocher, la direction et la violence du vent — choses purement physiques et insoucieuses de l’humanité — il reste à expliquer ce fait, capital pour nous, qu’est la mort d’un homme. La cause contient éminemment l’effet, disaient jadis les philosophes ; et si l’effet a une signification humaine considérable, la cause doit avoir une signification au moins égale ; elle est en tout cas de même ordre : c’est une intention. Que l’éducation scientifique de l’esprit le déshabitue de cette manière de raisonner, ce n’est pas douteux. Mais elle est naturelle ; elle persiste chez le civilisé et se manifeste toutes les fois que n’intervient pas la force antagoniste. Nous faisions remarquer que le joueur, qui mise sur un numéro de la roulette, attribuera le succès ou l’insuccès à la veine ou à la déveine, c’est-à-dire à une intention favorable ou défavorable : il n’en expliquera pas moins par des causes naturelles tout ce qui se passe entre le moment où il place l’argent et le moment où la bille s’arrête ; mais à cette causalité mécanique il superposera, à la fin, un choix semi-volontaire qui fasse pendant au sien : l’effet dernier sera ainsi de même importance et de même ordre que la première cause, qui avait également été un choix. De ce raisonnement très logique nous saisissons d’ailleurs l’origine pratique quand nous voyons le joueur esquisser un mouvement de la main pour arrêter la bille : c’est sa volonté de succès, c’est la résistance à cette volonté qu’il va objectiver dans la veine ou la déveine pour se trouver devant une puissance alliée ou ennemie, et pour donner au jeu tout son intérêt. Mais bien plus frappante encore est la ressemblance entre la mentalité du civilisé et celle du primitif quand il s’agit de faits tels que ceux que nous venons d’envisager : la mort, la maladie, l’accident grave. Un officier qui a pris part à la grande guerre nous disait qu’il avait toujours vu les soldats redouter les balles plus que les obus, quoique le tir de l’artillerie fût de beaucoup le plus meurtrier. C’est que par la balle on se sent visé, et que chacun fait malgré lui le raisonnement suivant : « Pour produire cet effet, si important pour moi, que serait la mort ou la blessure grave, il faut une cause de même importance, il faut une intention. » Un soldat qui fut précisément atteint par un éclat d’obus nous racontait que son premier mouvement fut de s’écrier : « Comme c’est bête ! » Que cet éclat d’obus projeté par une cause purement mécanique, et qui pouvait atteindre n’importe qui ou n’atteindre personne, fût pourtant venu le frapper, lui et non pas un autre, c’était illogique au regard de son intelligence spontanée. En faisant intervenir la « mauvaise chance », il eût manifesté mieux encore la parenté de cette intelligence spontanée avec la mentalité primitive. Une représentation riche de matière, comme l’idée d’un sorcier ou d’un esprit, doit sans doute abandonner la plus grande partie de son contenu pour devenir celle de la « mauvaise chance » ; elle subsiste cependant, elle n’est pas complètement vidée, et par conséquent les deux mentalités ne diffèrent pas essentiellement l’une de l’autre.

Les exemples si variés de « mentalité primitive » que M. Lévy-Bruhl a accumulés dans ses ouvrages se groupent sous un certain nombre de rubriques. Les plus nombreux sont ceux qui témoignent, selon l’auteur, d’une obstination du primitif à ne rien admettre de fortuit. Qu’une pierre tombe et vienne écraser un passant, c’est qu’un esprit malin l’a détachée : il n’y a pas de hasard. Qu’un homme soit arraché de son canot par un alligator, c’est qu’il a été ensorcelé : il n’y a pas de hasard. Qu’un guerrier soit tué ou blessé d’un coup de lance, c’est qu’il n’était pas en état de parer, c’est qu’on avait jeté sur lui un sort : il n’y a pas de hasard [7]. La formule revient si souvent chez M. Lévy-Bruhl qu’on peut la considérer comme donnant un des caractères essentiels de la mentalité primitive. — Mais, dirons-nous à l’éminent philosophe, en reprochant au primitif de ne pas croire au hasard, ou tout au moins en constatant, comme un trait caractéristique de sa mentalité, qu’il n’y croit pas, n’admettez-vous pas, vous, qu’il y a du hasard ? Et, en l’admettant, êtes-vous bien sûr de ne pas retomber dans cette mentalité primitive que vous critiquez, que vous voulez en tout cas distinguer essentiellement de la vôtre ? J’entends bien que vous ne faites pas du hasard une force agissante. Mais si c’était pour vous un pur néant, vous n’en parleriez pas. Vous tiendriez le mot pour inexistant, comme la chose. Or le mot existe, et vous en usez, et il représente pour vous quelque chose, comme d’ailleurs pour nous tous. Demandons-nous ce qu’il peut bien représenter. Une énorme tuile, arrachée par le vent, tombe et assomme un passant. Nous disons que c’est un hasard. Le dirions-nous, si la tuile s’était simplement brisée sur le sol ? Peut-être, mais c’est que nous penserions vaguement alors à un homme qui aurait pu se trouver là, ou parce que, pour une raison ou pour une autre, ce point spécial du trottoir nous intéressait particulièrement, de telle sorte que la tuile semble l’avoir choisi pour y tomber. Dans les deux cas, il n’y a de hasard que parce qu’un intérêt humain est en Jeu et parce que les choses se sont passées comme si l’homme avait été pris en considération [8] soit en vue de lui rendre service, soit plutôt avec l’intention de lui nuire. Ne pensez qu’au vent arrachant la tuile, à la tuile tombant sur le trottoir, au choc de la tuile contre le sol : vous ne voyez plus que du mécanisme, le hasard s’évanouit. Pour qu’il intervienne, il faut que, l’effet ayant une signification humaine, cette signification rejaillisse sur la cause et la colore, pour ainsi dire, d’humanité. Le hasard est donc le mécanisme se comportant comme s’il avait une intention. On dira peut-être que, précisément parce que nous employons le mot quand les choses se passent comme s’il y avait eu intention, nous ne supposons pas alors une intention réelle, nous reconnaissons au contraire que tout s’explique mécaniquement. Et ce serait très juste, s’il n’y avait que la pensée réfléchie, pleinement consciente. Mais au-dessous d’elle est une pensée spontanée et semi-consciente, qui superpose à l’enchaînement mécanique des causes et des effets quelque chose de tout différent, non pas certes pour rendre compte de la chute de la tuile, mais pour expliquer que la chute ait coïncidé avec le passage d’un homme, qu’elle ait justement choisi cet instant. L’élément de choix ou d’intention est aussi restreint que possible, il recule à mesure que la réflexion veut le saisir ; il est fuyant et même évanouissant ; mais s’il était inexistant, on ne parlerait que de mécanisme, il ne serait pas question de hasard. Le hasard est donc une intention qui s’est vidée de son contenu. Ce n’est plus qu’une ombre ; mais la forme y est, à défaut de la matière. Tenons-nous ici une de ces représentations que nous appelons « réellement primitives », spontanément formées par l’humanité en vertu d’une tendance naturelle ? Pas tout à fait. Si spontanée qu’elle soit encore, l’idée de hasard n’arrive à notre conscience qu’après avoir traversé la couche d’expériences accumulées que la société dépose en nous, du jour où elle nous apprend à parler. C’est dans ce trajet même qu’elle se vide, une science de plus en plus mécanistique expulsant d’elle ce qu’elle contenait de finalité. Il faudrait donc la remplir, lui donner un corps, si l’on voulait reconstituer la représentation originelle. Le fantôme d’intention deviendrait alors une intention vivante. Inversement, il faudrait donner à cette intention vivante beaucoup trop de contenu, la lester exagérément de matière, pour obtenir les entités malfaisantes ou bienfaisantes auxquelles pensent les non-civilisés. Nous ne saurions trop le répéter : ces superstitions impliquent d’ordinaire un grossissement, un épaississement, quelque chose enfin de caricatural. Elles marquent le plus souvent que le moyen s’est détaché de sa fin. Une croyance d’abord utile, stimulatrice de la volonté, se sera transportée de l’objet où elle avait sa raison d’être à des objets nouveaux, où elle ne sert plus à rien, où elle pourrait même devenir dangereuse. S’étant multipliée paresseusement, par une imitation tout extérieure d’elle-même, elle aura pour effet maintenant d’encourager à la paresse. N’exagérons rien, cependant. Il est rare que le primitif se sente dispensé par elle d’agir. Des indigènes du Cameroun s’en prendront uniquement aux sorciers si l’un des leurs a été dévoré par un crocodile ; mais M. Lévy-Bruhl, qui rapporte le fait, ajoute, sur le témoignage d’un voyageur, que les crocodiles du pays n’attaquent presque jamais l’homme [9]. Soyons convaincus que, là où le crocodile est régulièrement dangereux, l’indigène s’abstient comme nous d’entrer dans l’eau : l’animal lui fait alors peur, avec ou sans maléfice. Il n’en est pas moins vrai que, pour passer de cette « mentalité primitive » à des états d’âme qui seraient aussi bien les nôtres, il y a le plus souvent deux opérations à accomplir. Il faut d’abord supposer abolie toute notre science. Il faut ensuite se laisser aller à une certaine paresse, se détourner d’une explication qu’on devine plus raisonnable, mais qui exigerait un plus grand effort de l’intelligence et surtout de la volonté. Dans bien des cas une seule de ces opérations suffit ; dans d’autres, nous devrons combiner les deux.

Considérons par exemple un des plus curieux chapitres de M. Lévy-Bruhl, celui qui traite de la première impression produite sur les primitifs par nos armes à feu, notre écriture, nos livres, enfin ce que nous leur apportons. Cette impression nous déconcerte d’abord. Nous serions en effet tentés de l’attribuer à une mentalité différente de la nôtre. Mais plus nous effacerons de notre esprit la science graduellement et presque inconsciemment acquise, plus l’explication « primitive » nous paraîtra naturelle. Voici des gens devant lesquels un voyageur ouvre un livre, et à qui l’on dit que ce livre donne des informations. Ils en concluent que le livre parle, et qu’en l’approchant de leur oreille ils percevront un son. Mais attendre autre chose d’un homme étranger à notre civilisation, c’est lui demander beaucoup plus qu’une intelligence comme celle de la plupart d’entre nous, plus même qu’une intelligence supérieure, plus que du génie — c’est vouloir qu’il réinvente l’écriture. Car s’il se représentait la possibilité de dessiner un discours sur une feuille de papier, il tiendrait le principe d’une écriture alphabétique ou plus généralement phonétique ; il serait arrivé, du premier coup, au point qui n’a pu être atteint chez les civilisés que par les efforts longtemps accumulés d’un grand nombre d’hommes supérieurs. Ne parlons donc pas ici d’esprits différents du nôtre. Disons simplement qu’ils ignorent ce que nous avons appris.

Il y a maintenant, ajoutions-nous, des cas où l’ignorance s’accompagne d’une répugnance à l’effort. Tels seraient ceux que M. Lévy-Bruhl a classés sous la rubrique « ingratitude des malades ». Les primitifs qui ont été soignés par des médecins européens ne leur en savent aucun gré ; bien plus, ils attendent du médecin une rétribution, comme si c’étaient eux qui avaient rendu le service. Mais n’ayant aucune idée de notre médecine, ne sachant pas ce qu’est une science doublée d’un art, voyant d’ailleurs que le médecin est loin de guérir toujours son malade, considérant enfin qu’il donne son temps et sa peine, comment ne se diraient-ils pas que le médecin a quelque intérêt, inconnu d’eux, a faire ce qu’il fait ? Comment aussi, plutôt que de travailler à sortir de leur ignorance, n’adopteraient-ils pas naturellement l’interprétation qui leur vient d’abord à l’esprit et dont ils peuvent tirer profit ? Je le demande à l’auteur de « La Mentalité primitive », et j’évoquerai un souvenir très ancien, à peine plus vieux cependant que notre vieille amitié. J’étais enfant, et j’avais de mauvaises dents. Force était de me conduire parfois chez le dentiste, lequel sévissait aussitôt contre la dent coupable ; il l’arrachait sans pitié. Entre nous soit dit, cela ne me faisait pas grand mal, car il s’agissait de dents qui seraient tombées d’elles-mêmes ; mais je n’étais pas encore installé dans le fauteuil à bascule que je poussais déjà des cris épouvantables, pour le principe. Ma famille avait fini par trouver le moyen de me faire taire. Bruyamment, dans le verre qui servirait à me rincer la bouche après l’opération (l’asepsie était inconnue en ces temps très lointains) le dentiste jetait une pièce de cinquante centimes, dont le pouvoir d’achat était alors de dix sucres d’orge. J’avais bien six ou sept ans, et je n’étais pas plus sot qu’un autre. J’étais certainement de force à deviner qu’il y avait collusion entre le dentiste et ma famille pour acheter mon silence, et que l’on conspirait autour de moi pour mon plus grand bien. Mais il aurait fallu un léger effort de réflexion, et je préférais ne pas le donner, probablement par paresse, peut-être aussi pour n’avoir pas à changer d’attitude vis-à-vis d’un homme contre lequel — c’est le cas de le dire — j’avais une dent. Je me laissais donc simplement aller à ne pas penser, et l’idée que je devais me faire du dentiste se dessinait alors d’elle-même dans mon esprit en traits lumineux. C’était évidemment un homme dont le plus grand plaisir était d’arracher des dents, et qui allait jusqu’à payer pour cela une somme de cinquante centimes.

Mais fermons cette parenthèse et résumons-nous. À l’origine des croyances que nous venons d’envisager nous avons trouvé une réaction défensive de la nature contre un découragement qui aurait sa source dans l’intelligence. Cette réaction suscite, au sein de l’intelligence même, des images et des idées qui tiennent en échec la représentation déprimante, ou qui l’empêchent de s’actualiser. Des entités surgissent, qui n’ont pas besoin d’être des personnalités complètes : il leur suffit d’avoir des intentions, ou même de coïncider avec elles. Croyance signifie donc essentiellement confiance ; l’origine première n’est pas la crainte, mais une assurance contre la crainte. Et d’autre part ce n’est pas nécessairement une personne que la croyance prend pour objet d’abord ; un anthropomorphisme partiel lui suffit. Tels sont les deux points qui nous frappent quand nous considérons l’attitude naturelle de l’homme vis-à-vis d’un avenir auquel il pense par cela même qu’il est intelligent, et dont il s’alarmerait, en raison de ce qu’il y trouve d’imprévisible, s’il s’en tenait à la représentation que la pure intelligence lui en donne. Mais telles sont aussi les deux constatations que l’on peut faire dans des cas où il ne s’agit plus de l’avenir, mais du présent, et où l’homme est le jouet de forces énormément supérieures a la sienne. De ce nombre sont les grands bouleversements, un tremblement de terre, une inondation, un ouragan. Une théorie déjà ancienne faisait sortir la religion de la crainte qu’en pareil cas la nature nous inspire : Primus in orbe deos fecit timor. On est allé trop loin en la rejetant complètement ; l’émotion de l’homme devant la nature est sûrement pour quelque chose dans l’origine des religions. Mais, encore une fois, la religion est moins de la crainte qu’une réaction contre la crainte, et elle n’est pas tout de suite croyance à des dieux. Il ne sera pas inutile de procéder ici à cette double vérification. Elle ne confirmera pas seulement nos précédentes analyses ; elle nous fera serrer de plus près ces entités dont nous disions qu’elles participent de la personnalité sans être encore des personnes. Les dieux de la mythologie pourront sortir d’elles ; on les obtiendra par voie d’enrichissement. Mais on tirerait aussi bien d’elles, en les appauvrissant, cette force impersonnelle que les primitifs, nous dit-on, mettent au fond des choses. Suivons donc notre méthode habituelle. Demandons à notre propre conscience, débarrassée de l’acquis, rendue à sa simplicité originelle, comment elle réplique à une agression de la nature. L’observation de soi est ici fort difficile, à cause de la soudaineté des événements graves ; les occasions qu’elle a de s’exercer à fond sont d’ailleurs rares. Mais certaines impressions d’autrefois dont nous n’avons conservé qu’un souvenir confus, et qui étaient déjà superficielles et vagues, deviendront peut-être plus nettes et prendront plus de relief si nous les complétons par l’observation que fit sur lui-même un maître de la science psychologique. William James se trouvait en Californie lors du terrible tremblement de terre d’avril 1906, qui détruisit une partie de San Francisco. Voici la bien imparfaite traduction des pages vraiment intraduisibles qu’il écrivit à ce sujet :


Quand je quittai Harvard pour l’Université Stanford en décembre le dernier « au revoir», ou peu s’en faut, fut celui de mon vieil ami B***, californien : « J’espère, me dit-il, qu’ils vous donneront aussi un petit bout de tremblement de terre pendant que vous serez là-bas, de façon que vous fassiez connaissance avec cette toute particulière institution californienne.»

En conséquence, lorsque, couché encore mais éveillé, vers cinq heures et demie du matin, le 18 avril, dans mon petit appartement de la cité universitaire de Stanford, je m’aperçus que mon lit commençait à osciller, mon premier sentiment fut de reconnaître joyeusement la signification du mouvement : « Tiens, tiens ! me dis-je, mais c’est ce vieux tremblement de terre de B***. Il est donc venu tout de même ? » Puis, comme il allait crescendo : « Par exemple, pour un tremblement de terre, c’en est un qui se porte bien ! ... »

Toute l’affaire ne dura pas plus de 48 secondes, comme l’observatoire Lick nous le fit savoir plus tard. C’est à peu près ce qu’elle me parut durer ; d’autres crurent l’intervalle plus long. Dans mon cas, sensation et émotion furent si fortes qu’il ne put tenir que peu de pensée, et nulle réflexion, nulle volition, dans le peu de temps qu’occupa le phénomène.

Mon émotion était tout entière allégresse et admiration : allégresse devant l’intensité de vie qu’une idée abstraite, une pure combinaison verbale comme« tremblement de terre » pouvait prendre, une fois traduite en réalité sensible et devenue l’objet d’une vérification concrète ; admiration devant le fait qu’une frêle petite maison de bois pût tenir, en dépit d’une telle secousse. Pas l’ombre d’une peur ; simplement un plaisir extrême, avec souhaits de bienvenue.

Je criais presque : « Mais vas-y donc ! et vas-y plus fort »

Dès que je pus penser, je discernai rétrospectivement certaines modalités toutes particulières dans l’accueil que ma conscience avait fait au phénomène. C’était chose spontanée et, pour ainsi dire, inévitable et irrésistible.

D’abord, je personnifiais le tremblement de terre en une entité permanente et individuelle. C’était le tremblement de terre de la prédiction de mon ami B***, tremblement qui s’était tenu tranquille, qui s’était retenu pendant tous les mois intermédiaires, pour enfin, en cette mémorable matinée d’avril, envahir ma chambre et s’affirmer d’autant plus énergiquement et triomphalement. De plus, c’est à moi qu’il venait en droite ligne. Il se glissait à l’intérieur, derrière mon dos ; et une fois dans la chambre, il m’avait pour lui tout seul, pouvant ainsi se manifester de façon convaincante. Jamais animation et intention ne furent plus présentes à une action humaine. Jamais, non plus, activité humaine ne fit voir plus nettement derrière elle, comme source et comme origine, un agent vivant.

Tous ceux que j’interrogeai là-dessus se trouvèrent d’ailleurs d’accord sur cet aspect de leur expérience : « Il affirmait une intention », « Il était pervers », « Il s’était mis en tête de détruire », « Il voulait montrer sa force», etc., etc. À moi, il voulait simplement manifester la pleine signification de son nom. Mais qui était cet « il » ? Pour quelques-uns, vraisemblablement, un vague pouvoir démoniaque. Pour moi, un être individualisé, le tremblement de terre de B***.

Une des personnes qui me communiquèrent leurs impressions s’était crue à la fin du monde, au commencement du jugement dernier. C’était une dame logée dans un hôtel de San Francisco, à laquelle l’idée d’un tremblement de terre ne vint que lorsqu’elle se fut trouvée dans la rue et qu’elle entendit donner cette explication. Elle me dit que son interprétation théologique l’avait préservée de la peur, et lui avait fait prendre la secousse avec calme.

Pour « la science », quand des tensions de l’écorce terrestre atteignent le point de rupture, et que des strates subissent une modification d’équilibre, le tremblement de terre est tout simplement le nom collectif de tous les craquements, de toutes les secousses, de toutes les perturbations qui se produisent. Ils sont le tremblement de terre. Mais, pour moi, c’était le tremblement de terre qui était la cause des perturbations, et la perception de ce tremblement comme d’un agent vivant était irrésistible. Il avait une force dramatique de conviction qui emportait tout.

Je vois mieux maintenant combien étaient inévitables les anciennes interprétations mythologiques de catastrophes de ce genre, et combien sont artificielles, comment vont en sens inverse de notre perception spontanée, les habitudes ultérieures que la science imprime en nous par l’éducation. Il était simplement impossible à des esprits inéduqués d’accueillir des impressions de tremblement de terre autrement que comme des avertissements ou des sanctions surnaturels [10].

On remarquera d’abord que James parle du tremblement de terre comme d’un« être individualisé » ; il constate que le tremblement de terre « se personnifie pour lui en une entité permanente et individuelle ». Mais il ne dit pas qu’il y ait — dieu ou démon — une personnalité complète, capable d’actions diverses, et dont le tremblement de terre serait une manifestation particulière. Au contraire, l’entité dont il s’agit est le phénomène lui-même, considéré comme permanent ; sa manifestation nous livre son essence, elle a pour unique fonction d’être tremblement de terre il y a une âme, mais qui est l’animation de l’acte par son intention [11]. Si l’auteur nous dit que « jamais activité humaine ne fit voir plus nettement derrière elle un agent vivant », il entend par là que l’intention et l’« animation » semblaient appartenir au tremblement de terre comme appartiennent à un agent vivant, situé derrière eux, les actes que cet agent accomplit. Mais que l’agent vivant soit ici le tremblement de terre lui-même, qu’il n’ait pas d’autre activité, pas d’autre propriété, que ce qu’il est coïncide par conséquent avec ce qu’il fait, tout le récit en témoigne. Une entité de ce genre, dont l’être ne fait qu’un avec le paraître, qui se confond avec un acte déterminé et dont l’intention est immanente à cet acte même, n’en étant que le dessin et la signification consciente, est précisément ce que nous appelions un élément de personnalité. Il y a maintenant un autre point dont on ne manquera pas d’être frappé. Le tremblement de terre de San Francisco fut une grande catastrophe. Mais à James, placé brusquement en face du danger, il apparaît avec je ne sais quel air bonhomme, qui permet de le traiter avec familiarité. « Tiens, tiens ! c’est ce vieux tremblement de terre. » Analogue avait été l’impression des autres assistants. Le tremblement était « pervers » ; il avait son idée, « il s’était mis en tête de détruire ». On parle ainsi d’un mauvais garnement, avec lequel on n’a pas nécessairement rompu toute relation. La crainte qui paralyse est celle qui naît de la pensée que des forces formidables et aveugles sont prêtes à nous broyer inconsciemment. C’est ainsi que le monde matériel apparaît à la pure intelligence. La conception scientifique du tremblement de terre, à laquelle James fait allusion dans ses dernières lignes, sera la plus dangereuse de toutes tant que la science, qui nous apporte la vision nette du péril, ne nous aura pas fourni quelque moyen d’y échapper. Contre cette conception scientifique, et plus généralement contre la représentation intellectuelle qu’elle est venue préciser, une réaction défensive se produit devant le péril grave et soudain. Les perturbations auxquelles nous avons affaire, et dont chacune est toute mécanique, se composent en un Événement qui ressemble à quelqu’un, qui peut être un mauvais sujet mais qui n’en est pas moins de notre monde, pour ainsi dire. Il ne nous est pas étranger. Une certaine camaraderie entre lui et nous est possible. Cela suffit à dissiper la frayeur, ou plutôt à l’empêcher de naître. D’une manière générale, la frayeur est utile, comme tous les autres sentiments. Un animal inaccessible à la crainte ne saurait pas fuir ni se garer ; il succomberait bien vite dans la lutte pour la vie. On s’explique donc l’existence d’un sentiment tel que la crainte. On comprend aussi que la crainte soit proportionnée à la gravité du danger. Mais c’est un sentiment qui retient, qui détourne, qui retourne : il est essentiellement inhibiteur. Quand le péril est extrême, quand la crainte atteindrait son paroxysme et deviendrait paralysante, une réaction défensive de la nature se produit contre l’émotion qui était également naturelle. Notre faculté de sentir ne pourrait certes pas se modifier, elle reste ce qu’elle était ; mais l’intelligence, sous la poussée de l’instinct, transforme pour elle la situation. Elle suscite l’image qui rassure. Elle donne à l’Événement une unité et une individualité qui en font un être malicieux ou méchant peut-être, mais rapproché de nous, avec quelque chose de sociable et d’humain.

Je demande au lecteur d’interroger ses souvenirs. Ou je me trompe fort, ou ils confirmeront l’analyse de James. Je me permettrai en tout cas d’évoquer un ou deux des miens. Le premier remonte à des temps très anciens, puisque j’étais tout jeune et que je pratiquais les sports, en particulier l’équitation. Voici qu’un beau jour, pour avoir croisé sur la route cette apparition fantastique qu’était un bicycliste juché sur un haut vélocipède, le cheval que je montais prit peur et s’emporta. Que cela pût arriver, qu’il y eût en pareil cas certaines choses à faire ou du moins à tenter, je le savais comme tous ceux qui ont fréquenté un manège. Mais l’éventualité ne s’était jamais présentée à mon esprit que sous forme abstraite. Que l’accident se produisît effectivement, en un point déterminé de l’espace et du temps, qu’il m’arrivât à moi plutôt qu’à un autre, cela me paraissait impliquer une préférence donnée a ma personne. Qui donc m’avait choisi ? Ce n’était pas le cheval. Ce n’était pas un être complet, quel qu’il fût, bon ou mauvais génie. C’était l’événement luimême, un individu qui n’avait pas de corps lui appartenant, car il n’était que la synthèse des circonstances, mais il avait son âme très élémentaire, et qui se distinguait à peine de l’intention que les circonstances semblaient manifester. Il me suivait dans ma course désordonnée, malicieusement, pour voir comment je m’en tirerais. Et je n’avais d’autre souci que de lui montrer ce que je savais faire. Si je n’éprouvais aucune frayeur, c’est justement parce que j’étais absorbé par cette préoccupation ; c’est aussi, peut-être, parce que la malice de mon singulier compagnon n’excluait pas une certaine bonhomie. J’ai souvent pensé à ce petit incident, et je me suis dit que la nature n’aurait pas imaginé un autre mécanisme psychologique si elle avait voulu, en nous dotant de la peur comme d’une émotion utile, nous en préserver dans les cas où nous avons mieux à faire que de nous y laisser aller.

Je viens de citer un exemple où le caractère « bon enfant » de l’Accident est ce qu’il y a de plus frappant. En voici un autre, qui met peut-être mieux en relief son unité, son individualité, la netteté avec laquelle il se découpe dans la continuité du réel. Encore enfant en 1871, au lendemain de la guerre, j’avais, comme tous ceux de ma génération, considéré une nouvelle guerre comme imminente pendant les douze ou quinze années qui suivirent. Puis cette guerre nous apparut tout à la fois comme probable et comme impossible : idée complexe et contradictoire, qui persista jusqu’à la date fatale. Elle ne suscitait d’ailleurs dans notre esprit aucune image, en dehors de son expression verbale. Elle conserva son caractère abstrait jusqu’aux heures tragiques où le conflit apparut comme inévitable, jusqu’au dernier moment, alors qu’on espérait contre tout espoir. Mais lorsque, le 4 août 1914, dépliant un numéro du Matin, je lus en gros caractères « L’Allemagne déclare la guerre à la France », j’eus la sensation soudaine d’une invisible présence que tout le passé aurait préparée et annoncée, à la manière d’une ombre précédant le corps qui la projette. Ce fut comme si un personnage de légende, évadé du livre où l’on raconte son histoire, s’installait tranquillement dans la chambre. À vrai dire, je n’avais pas affaire au personnage complet. Il n’y avait de lui que ce qui était nécessaire pour obtenir un certain effet. Il avait attendu son heure ; et sans façon, familièrement, il s’asseyait à sa place. C’est pour intervenir à ce moment, en cet endroit, qu’il s’était obscurément mêlé à toute mon histoire. C’est à composer ce tableau, la pièce avec son mobilier, le journal déplié sur la table, moi debout devant elle, l’Événement imprégnant tout de sa présence, que visaient quarante-trois années d’inquiétude confuse. Malgré mon bouleversement, et bien qu’une guerre, même victorieuse, m’apparût comme une catastrophe, j’éprouvais ce que dit James, un sentiment d’admiration pour la facilité avec laquelle s’était effectué le passage de l’abstrait au concret : qui aurait cru qu’une éventualité aussi formidable pût faire son entrée dans le réel avec aussi peu d’embarras ? Cette impression de simplicité dominait tout. En y réfléchissant, on s’aperçoit que si la nature voulait opposer une réaction défensive à la peur, prévenir une contracture de la volonté devant la représentation trop intelligente d’un cataclysme aux répercussions sans fin, elle susciterait précisément entre nous et l’événement simplifié, transmué en personnalité élémentaire, cette camaraderie qui nous met à notre aise, nous détend, et nous dispose à faire tout bonnement notre devoir.

Il faut aller à la recherche de ces impressions fuyantes, tout de suite effacées par la réflexion, si l’on veut retrouver quelque chose de ce qu’ont pu éprouver nos plus lointains ancêtres. On n’hésiterait pas à le faire, si l’on n’était imbu du préjugé que les acquisitions intellectuelles et morales de l’humanité, s’incorporant à la substance des organismes individuels, se sont transmises héréditairement. Nous naîtrions donc tout différents de ce que furent nos ancêtres. Mais l’hérédité n’a pas cette vertu. Elle ne saurait transformer en dispositions naturelles les habitudes contractées de génération en génération. Si elle avait quelque prise sur l’habitude, elle en aurait bien peu, accidentellement et exceptionnellement ; elle n’en a sans doute aucune. Le naturel est donc aujourd’hui ce qu’il fut toujours. Il est vrai que les choses se passent comme s’il s’était transformé, puisque tout l’acquis de la civilisation le recouvre, la société façonnant les individus par une éducation qui se poursuit sans interruption depuis leur naissance. Mais qu’une surprise brusque paralyse ces activités superficielles, que la lumière où elles travaillaient s’éteigne pour un instant : aussitôt le naturel reparaît, comme l’immuable étoile dans la nuit. Le psychologue qui veut remonter au primitif devra se transporter à ces expériences exceptionnelles. Il ne lâchera pas pour cela son fil conducteur, il n’oubliera pas que la nature est utilitaire, et qu’il n’y a pas d’instinct qui n’ait sa fonction ; les instincts qu’on pourrait appeler intellectuels sont des réactions défensives contre ce qu’il y aurait d’exagérément et surtout de prématurément intelligent dans l’intelligence. Mais les deux méthodes se prêteront un mutuel appui : l’une servira plutôt à la recherche, l’autre à la vérification. C’est notre orgueil, c’est un double orgueil qui nous détourne ordinairement d’elles. Nous voulons que l’homme naisse supérieur à ce qu’il fut autrefois : comme si le vrai mérite ne résidait pas dans l’effort ! comme si une espèce dont chaque individu doit se hausser au-dessus de lui-même, par une laborieuse assimilation de tout le passé, ne valait pas au moins autant que celle dont chaque génération serait portée globalement au-dessus des précédentes par le jeu automatique de l’hérédité ! Mais il y a encore un autre orgueil, celui de l’intelligence, qui ne veut pas reconnaître son assujettissement originel à des nécessités biologiques. On n’étudierait pas une cellule, un tissu, un organe, sans s’occuper de sa fonction ; dans le domaine psychologique lui-même, on ne se croirait pas quitte envers un instinct si on ne le rattachait pas à un besoin de l’espèce ; mais une fois arrivé à l’intelligence, adieu la nature ! adieu la vie ! l’intelligence serait ce qu’elle est « pour rien, pour le plaisir ». Comme si elle ne répondait pas d’abord, elle aussi, à des exigences vitales ! Son rôle originel est de résoudre des problèmes analogues a ceux que résout l’instinct, par une méthode très différente, il est vrai, qui assure le progrès et qui ne se peut pratiquer sans une indépendance théoriquement complète à l’égard de la nature. Mais cette indépendance est limitée en fait : elle s’arrête au moment précis où l’intelligence irait contre son but, en lésant un intérêt vital. L’intelligence est donc nécessairement surveillée par l’instinct, ou plutôt par la vie, origine commune de l’instinct et de l’intelligence. Nous ne voulons pas dire autre chose quand nous parlons d’instincts intellectuels : il s’agit de représentations formées par l’intelligence naturellement, pour s’assurer par certaines convictions contre certains dangers de la connaissance. Telles sont donc les tendances, telles sont aussi les expériences dont la psychologie doit tenir compte si elle veut remonter aux origines.

L’étude des non-civilisés n’en sera pas moins précieuse. Nous l’avons dit et nous ne saurions trop le répéter : ils sont aussi loin que nous des origines, mais ils ont moins inventé. Ils ont donc dû multiplier les applications, exagérer, caricaturer, enfin déformer plutôt que transformer radicalement. Que d’ailleurs il s’agisse de transformation ou de déformation, la forme originelle subsiste, simplement recouverte par l’acquis, dans les deux cas, par conséquent, le psychologue qui veut découvrir les origines aura un effort du même genre à faire ; mais le chemin à parcourir pourra être moins long dans le second que dans le premier. C’est ce qui arrivera, en particulier, quand on trouvera des croyances semblables chez des peuplades qui n’ont pas pu communiquer entre elles. Ces croyances ne sont pas nécessairement primitives, mais il y a des chances pour qu’elles soient venues tout droit d’une des tendances fondamentales qu’un effort d’introspection nous ferait découvrir en nous-mêmes. Elles pourront donc nous mettre sur la voie de cette découverte et guider l’observation interne qui servira ensuite à les expliquer.

Revenons toujours à ces considérations de méthode si nous ne voulons pas nous égarer dans notre recherche. Au tournant où nous sommes arrivés, nous avons particulièrement besoin d’elles. Car il ne s’agit de rien de moins que de la réaction de l’homme à sa perception des choses, des événements, de l’univers en général. Que l’intelligence soit faite pour utiliser la matière, dominer les choses, maîtriser les événements, cela n’est pas douteux. Que sa puissance soit en raison directe de sa science, cela est non moins certain. Mais cette science est d’abord très limitée ; minime est la portion du mécanisme universel qu’elle embrasse, de l’étendue et de la durée sur laquelle elle a prise. Que fera-t-elle pour le reste ? Laissée à elle-même, elle constaterait simplement son ignorance ; l’homme se sentirait perdu dans l’immensité. Mais l’instinct veille. À la connaissance proprement scientifique, qui accompagne la technique ou qui s’y trouve impliquée, elle adjoint, pour tout ce qui échappe à notre action, la croyance à des puissances qui tiendraient compte de l’homme. L’univers se peuple ainsi d’intentions, d’ailleurs éphémères et changeantes ; seule relèverait du pur mécanisme la zone à l’intérieur de laquelle nous agissons mécaniquement. Cette zone s’élargit à mesure que notre civilisation avance ; l’univers tout entier finit par prendre la forme d’un mécanisme aux yeux d’une intelligence qui se représente idéalement la science achevée. Nous en sommes là, et un vigoureux effort d’introspection nous est aujourd’hui nécessaire pour retrouver les croyances originelles que notre science recouvre de tout ce qu’elle sait et de tout ce qu’elle espère savoir. Mais dès que nous les tenons, nous voyons comment elles s’expliquent par le jeu combiné de l’intelligence et de l’instinct, comment elles ont dû répondre à un intérêt vital. Considérant alors les non-civilisés, nous vérifions ce que nous avons observé, en nous-mêmes ; mais la croyance est ici enflée, exagérée, multipliée : au lieu de reculer, comme elle l’a fait chez le civilisé, devant les progrès de la science, elle envahit la zone réservée à l’action mécanique et se superpose à des activités qui devraient l’exclure. Nous touchons ici à un point essentiel. On a dit que la religion avait commencé par la magie. On a vu aussi dans la magie un prélude à la science. Si l’on s’en tient à la psychologie, comme nous venons de le faire, Si l’on reconstitue, par un effort d’introspection, la réaction naturelle de l’homme à sa perception des choses, on trouve que magie et religion se tiennent, et qu’il n’y a rien de commun entre la magie et la science.

Nous venons de voir, en effet, que l’intelligence primitive fait deux parts dans son expérience. Il y a, d’un côté, ce qui obéit à l’action de la main et de l’outil, ce qu’on peut prévoir, ce dont on est sûr : cette partie de l’univers est conçue physiquement, en attendant qu’elle le soit mathématiquement ; elle apparaît comme un enchaînement de causes et d’effets, ou en tout cas elle est traitée comme telle ; peu importe que la représentation soit indistincte, à peine consciente ; elle peut ne pas s’expliciter, mais, pour savoir ce qu’implicitemeut, l’intelligence pense, il suffit de regarder ce qu’elle fait. Maintenant il y a, d’un autre côté, la partie de l’expérience sur laquelle l’homo faber ne se sent plus aucune prise. Celle-là n’est plus traitée physiquement, mais moralement. Ne pouvant agir sur elle, nous espérons qu’elle agira pour nous. La nature s’imprégnera donc ici d’humanité. Mais elle ne le fera que dans la mesure du nécessaire. À défaut de puissance, nous avons besoin de confiance. Pour que nous nous sentions à notre aise, il faut que l’événement qui se découpe à nos yeux dans l’ensemble du réel paraisse animé d’une intention. Telle sera en effet notre conviction naturelle et originelle. Mais nous ne nous en tiendrons pas là. Il ne nous suffit pas de n’avoir rien à craindre, nous voudrions en outre avoir quelque chose à espérer. Si l’événement n’est pas complètement insensible, ne réussirons-nous pas à l’influencer ? Ne se laissera-t-il pas convaincre ou contraindre ? Il le pourra difficilement, s’il reste ce qu’il est, intention qui passe, âme rudimentaire ; il n’aurait pas assez de personnalité pour exaucer nos vœux, et il en aurait trop pour être à nos ordres. Mais notre esprit le poussera aisément dans l’une ou l’autre direction. La pression de l’instinct a fait surgir en effet, au sein même de l’intelligence, cette forme d’imagination qu’est la fonction fabulatrice. Celle-ci n’a qu’à se laisser aller pour fabriquer, avec les personnalités élémentaires qui se dessinent primitivement, des dieux de plus en plus élevés comme ceux de la fable, ou des divinités de plus en plus basses comme les simples esprits, ou même des forces qui ne retiendront de leur origine psychologique qu’une seule propriété, celle de n’être pas purement mécaniques et de céder à nos désirs, de se plier à nos volontés. La première et la deuxième directions sont celles de la religion, la troisième est celle de la magie. Commençons par la dernière.

On a beaucoup parlé de cette notion du mana qui fut signalée jadis par Codrington dans un livre fameux sur les Mélanésiens, et dont on retrouverait l’équivalent, ou plutôt l’analogue, chez beaucoup d’autres primitifs : tels seraient l’orenda des Iroquois, le wakanda des Sioux, etc. Tous ces mots désigneraient une force répandue à travers la nature et dont participeraient à des degrés différents, sinon toutes choses, du moins certaines d’entre elles. De là à l’hypothèse d’une philosophie primitive, qui se dessinerait dans l’esprit humain dès qu’il commence à réfléchir, il n’y a qu’un pas. Certains ont supposé en effet qu’un vague panthéisme hantait la pensée des non-civilisés. Mais il est peu vraisemblable que l’humanité débute par des notions aussi générales et aussi abstraites. Avant de philosopher, il faut vivre. Savants et philosophes sont trop portés à croire que la pensée s’exerce chez tous comme chez eux, pour le plaisir. La vérité est qu’elle vise l’action, et que si l’on trouve réellement chez les non-civilisés quelque philosophie, celle-ci doit être jouée plutôt que pensée ; elle est impliquée dans tout un ensemble d’opérations utiles, ou jugées telles ; elle ne s’en dégage, elle ne s’exprime par des mots — nécessairement vagues d’ailleurs — que pour la commodité de l’action. MM. Hubert et Mauss, dans leur très intéressante Théorie générale de la Magie, ont montré avec force que la croyance à la magie est inséparable de la conception du mana. Il semble que, d’après eux, cette croyance dérive de cette conception. La relation, ne serait-elle pas plutôt inverse ? Il ne nous paraît pas probable que la représentation correspondant à des termes tels que « mana », « orenda », etc., ait été formée d’abord, et que la magie soit sortie d’elle. Bien au contraire, c’est parce que l’homme croyait à la magie, parce qu’il la pratiquait, qu’il se serait représenté ainsi les choses : sa magie paraissait réussir, et il se bornait à en expliquer ou plutôt à en exprimer le succès. Que d’ailleurs il ait tout de suite pratiqué la magie, on le comprend aisément : tout de suite il a reconnu que la limite de son influence normale sur le monde extérieur était vite atteinte, et il ne se résignait pas à ne pas aller plus loin. Il continuait donc le mouvement, et comme, par lui-même, le mouvement n’obtenait pas l’effet désiré, il fallait que la nature s’en chargeât. Ce ne pouvait être que si la matière était en quelque sorte aimantée, si elle se tournait d’elle-même vers l’homme, pour recevoir de lui des missions, pour exécuter ses ordres. Elle n’en restait pas moins soumise, comme nous dirions aujourd’hui, à des lois physiques ; il le fallait bien, pour qu’on eût prise mécaniquement sur elle. Mais elle était en outre imprégnée d’humanité, je veux dire chargée d’une force capable d’entrer dans les desseins de l’homme. De cette disposition l’homme pouvait profiter, pour prolonger son action au delà de ce que permettaient les lois physiques. C’est de quoi l’on s’assurera sans peine, si l’on considère les procédés de la magie et les conceptions de la matière par lesquelles on se représentait confusément qu’elle pût réussir.

Les opérations ont été souvent décrites, mais comme applications de certains principes théoriques tels que : « le semblable agit sur le semblable », « la partie vaut pour le tout », etc. Que ces formules puissent servir à classer les opérations magiques, cela n’est pas douteux. Mais il ne s’ensuit nullement que les opérations magiques dérivent d’elles. Si l’intelligence primitive avait commencé ici par concevoir des principes, elle se fût bien vite rendue à l’expérience, qui lui en eût démontré la fausseté. Mais ici encore elle ne fait que traduire en représentation des suggestions de l’instinct. Plus précisément, il y a une logique du corps, prolongement du désir, qui s’exerce bien avant que l’intelligence lui ait trouvé une forme conceptuelle.

Voici par exemple un « primitif » qui voudrait tuer son ennemi ; mais l’ennemi est loin ; impossible de l’atteindre. N’importe ! notre homme est en rage ; il fait le geste de se précipiter sur l’absent. Une fois lancé, il va jusqu’au bout ; il serre entre ses doigts la victime qu’il croit ou qu’il voudrait tenir, il l’étrangle. Il sait pourtant bien que le résultat n’est pas complet. Il a fait tout ce qui dépendait de lui : il veut, il exige que les choses se chargent du reste. Elles ne le feront pas mécaniquement. Elles ne céderont pas à une nécessité physique, comme lorsque notre homme frappait le sol, remuait bras et jambes, obtenait enfin de la matière les réactions correspondant à ses actions. Il faut donc qu’à la nécessité de restituer mécaniquement les mouvements reçus la matière joigne la faculté d’accomplir des désirs et d’obéir à des ordres. Ce ne sera pas impossible, si la nature incline déjà par elle-même à tenir compte de l’homme. Il suffira que la condescendance dont témoignent certains événements se retrouve dans des choses. Celles-ci seront alors plus ou moins chargées d’obéissance et de puissance ; elles disposeront d’une force qui se prête aux désirs de l’homme et dont l’homme pourra s’emparer. Des mots tels que « mana », « wakonda », etc., expriment cette force en même temps que le prestige qui l’entoure. Ils n’ont pas tous le même sens, si l’on veut un sens précis ; mais tous correspondent à la même idée vague. Ils désignent ce qui fait que les choses se prêtent aux opérations de la magie. Quant à ces opérations elles-mêmes nous venons d’en déterminer la nature. Elles commencent l’acte que l’homme ne peut pas achever. Elles font le geste qui n’irait pas jusqu’à produire l’effet désiré, mais qui l’obtiendra si l’homme sait forcer la complaisance des choses.

La magie est donc innée à l’homme, n’étant que l’extériorisation d’un désir dont le cœur est rempli. Si elle a paru artificielle, si on l’a ramenée à des associations d’idées superficielles, c’est parce qu’on l’a considérée dans des opérations qui sont précisément faites pour dispenser le magicien d’y mettre son âme et pour obtenir sans fatigue le même résultat. L’acteur qui étudie son rôle se donne pour tout de bon l’émotion qu’il doit exprimer ; il note les gestes et les intonations qui sortent d’elle : plus tard, devant le publie, il ne reproduira que l’intonation et le geste, il pourra faire l’économie de l’émotion. Ainsi pour la magie. Les « lois » qu’on lui a trouvées ne nous disent rien de l’élan naturel d’où elle est sortie. Elles ne sont que la formule des procédés que la paresse a suggérés à cette magie originelle pour s’imiter elle-même.

Elle procède d’abord, nous dit-on, de ce que « le semblable produit le semblable ». On ne voit pas pourquoi l’humanité commencerait par poser une loi aussi abstraite et arbitraire. Mais on comprend qu’après avoir fait instinctivement le geste de se précipiter sur l’ennemi absent, après s’être persuadé à lui-même que sa colère, lancée dans l’espace et véhiculée par une matière complaisante, ira achever l’acte commencé, l’homme désire obtenir le même effet sans avoir à se mettre dans le même état. Il répétera donc l’opération à froid. L’acte dont sa colère traçait le dessin quand il croyait serrer entre ses doigts un ennemi qu’il étranglait, il le reproduira à l’aide d’un dessin tout fait, d’une poupée sur les contours de laquelle il n’aura plus qu’à repasser. C’est ainsi qu’il pratiquera l’envoûtement. La poupée dont il se servira n’a d’ailleurs pas besoin de ressembler à l’ennemi, puisque son rôle est uniquement de faire que l’acte se ressemble à lui-même. Telle nous paraît être l’origine psychologique d’un principe dont la formule serait plutôt : « Le semblable équivaut au semblable », ou mieux encore, en termes plus précis : « Le statique peut remplacer le dynamique dont il donne le schéma. » Sous cette dernière forme, qui rappelle son origine, il ne se prêterait pas à une extension indéfinie. Mais, sous la première, il autorise à croire qu’on peut agir sur un objet lointain par l’intermédiaire d’un objet présent ayant avec lui la ressemblance la plus superficielle. Il n’a même pas besoin d’être dégagé et formulé. Simplement impliqué dans une opération presque instinctive, il permet à cette magie naturelle de proliférer indéfiniment.

Les pratiques magiques se ramènent à d’autres lois encore : « On peut influencer un être ou une chose en agissant sur ce qui les a touchés », « la partie vaut pour le tout », etc. Mais l’origine psychologique reste la même. Il s’agit toujours de répéter à tête reposée, en se persuadant qu’il est efficace, l’acte qui a donné la perception quasi hallucinatoire de son efficacité quand il était accompli dans un moment d’exaltation. En temps de sécheresse on demande au magicien d’obtenir la pluie. S’il y mettait encore toute son âme, il se hausserait par un effort d’imagination jusqu’au nuage, il croirait sentir qu’il le crève, il le répandrait en gouttelettes. Mais il trouvera plus simple de se supposer presque redescendu à terre, et de verser alors un peu d’eau : cette minime partie de l’événement le reproduira tout entier, si l’effort qu’il eût fallu lancer de la terre au ciel trouve moyen de se faire suppléer et si la matière intermédiaire est plus ou moins chargée — comme elle pourrait l’être d’électricité positive ou négative — d’une disposition semi-physique et semi-morale à servir ou à contrarier l’homme. On voit comment il y a une magie naturelle, très simple, qui se réduirait à un petit nombre de pratiques. C’est la réflexion sur ces pratiques, ou peut-être simplement leur traduction en mots, qui leur a permis de se multiplier dans tous les sens et de se charger de toutes les superstitions, parce que la formule dépasse toujours le fait qu’elle exprime.

La magie nous paraît donc se résoudre en deux éléments : le désir d’agir sur n’importe quoi, même sur ce qu’on ne peut atteindre, et l’idée que les choses sont chargées, ou se laissent charger, de ce que nous appellerions un fluide humain. Il faut se reporter au premier point pour comparer entre elles la magie et la science, et au second pour rattacher la magie à la religion.

Qu’il soit arrivé à la magie de servir la science accidentellement, c’est possible : on ne manipule pas la matière sans en tirer quelque profit. Encore faut-il, pour utiliser une observation ou même simplement pour la noter, avoir déjà quelque propension à la recherche scientifique. Mais, par là, on n’est plus magicien, on tourne même le dos à la magie. Il est facile, en effet, de définir la science, puisqu’elle a toujours travaillé dans la même direction. Elle mesure et calcule, en vue de prévoir et d’agir. Elle suppose d’abord, elle constate ensuite que l’univers est régi par des lois mathématiques. Bref, tout progrès de la science consiste dans une connaissance plus étendue et dans une plus riche utilisation du mécanisme universel. Ce progrès s’accomplit d’ailleurs par un effort de notre intelligence, qui est faite pour diriger notre action sur les choses, et dont la structure doit par conséquent être calquée sur la configuration mathématique de l’univers. Quoique nous n’ayons à agir que sur les objets qui nous entourent, et quoique telle ait été la destination primitive de l’intelligence, néanmoins, comme la mécanique de l’univers est présente à chacune de ses parties, il a bien fallu que l’homme naquît avec une intelligence virtuellement capable d’embrasser le monde matériel tout entier. Il en est de l’intellection comme de la vision : l’œil n’a été fait, lui aussi, que pour nous révéler les objets sur lesquels nous sommes en état d’agir ; mais de même que la nature n’a pu obtenir le degré voulu de vision que par un dispositif dont l’effet dépasse son objet (puisque nous voyons les étoiles, alors que nous sommes sans action sur elles), ainsi elle nous donnait nécessairement, avec la faculté de comprendre la matière que nous manipulons, la connaissance virtuelle du reste et le pouvoir non moins virtuel de l’utiliser. Il est vrai qu’il y a loin ici du virtuel à l’actuel. Tout progrès effectif, dans le domaine de la connaissance comme dans celui de l’action, a exigé l’effort persévérant d’un ou de plusieurs hommes supérieurs. Ce fut chaque fois une création, que la nature avait sans doute rendue possible en nous octroyant une intelligence dont la forme dépasse la matière, mais qui allait pour ainsi dire au delà de ce que la nature avait voulu. L’organisation de l’homme semblait en effet le prédestiner à une vie plus modeste. Sa résistance instinctive aux innovations en est la preuve. L’inertie de l’humanité n’a jamais cédé qu’à la poussée du génie. Bref, la science exige un double effort, celui de quelques hommes pour trouver du nouveau, celui de tous les autres hommes pour adopter et s’adapter. Une société peut être dite civilisée dès qu’on y trouve à la fois ces initiatives et cette docilité. La seconde condition est d’ailleurs plus difficile à remplir que la première. Ce qui a manqué aux non-civilisés, ce n’est probablement pas l’homme supérieur (on ne voit pas pourquoi la nature n’aurait pas eu toujours et partout de ces distractions heureuses), c’est plutôt l’occasion fournie à un tel homme de montrer sa supériorité, c’est la disposition des autres à le suivre. Quand une société sera déjà entrée dans la voie de la civilisation, la perspective d’un simple accroissement de bien-être suffira sans doute à vaincre sa routine. Mais pour qu’elle y entre, pour que le premier déclenchement se produise, il faut beaucoup plus : peut-être une menace d’extermination comme celle que crée l’apparition d’une arme nouvelle dans une tribu ennemie. Les sociétés qui sont restées plus ou moins « primitives » sont probablement celles qui n’ont pas eu de voisins, plus généralement celles qui ont eu la vie trop facile. Elles étaient dispensées de l’effort initial. Ensuite ce fut trop tard : la société ne pouvait plus avancer, même si elle l’avait voulu, parce qu’elle était intoxiquée par les produits de sa paresse. Ces produits sont précisément les pratiques de la magie, tout au moins dans ce qu’elles ont de surabondant et d’envahissant. Car la magie est l’inverse de la science. Tant que l’inertie du milieu ne la fait pas proliférer, elle a sa raison d’être. Elle calme provisoirement l’inquiétude d’une intelligence dont la forme dépasse la matière, qui se rend vaguement compte de son ignorance et en comprend le danger, qui devine, autour du très petit cercle où l’action est sûre de son effet, où l’avenir immédiat est prévisible et où par conséquent il y a déjà science, une zone immense d’imprévisibilité qui pourrait décourager d’agir. Il faut pourtant agir quand même. La magie intervient alors, effet immédiat de la poussée vitale. Elle reculera au fur et à mesure que l’homme élargira sa connaissance par l’effort. En attendant, comme elle paraît réussir (puisque l’insuccès d’une opération magique peut toujours être attribué au succès de quelque magie antagoniste) elle produit le même effet moral que la science. Mais elle n’a que cela de commun avec la science, dont elle est séparée par toute la distance qu’il y a entre désirer et vouloir. Bien loin de préparer la venue de la science, comme on l’a prétendu, elle a été le grand obstacle contre lequel le savoir méthodique eut à lutter. L’homme civilisé est celui chez lequel la science naissante, impliquée dans l’action quotidienne, a pu empiéter, grâce à une volonté sans cesse tendue, sur la magie qui occupait le reste du terrain. Le non-civilisé est au contraire celui qui, dédaignant l’effort, a laissé la magie pénétrer jusque dans la zone de la science naissante, se superposer à elle, la masquer au point de nous faire croire à une mentalité originelle d’où toute vraie science serait absente. D’ailleurs, une fois maîtresse de la place, elle exécute mille et mille variations sur elle-même, plus féconde que la science puisque ses inventions sont fantaisie pure et ne coûtent rien. Ne parlons donc pas d’une ère de la magie à laquelle aurait succédé celle de la science. Disons que science et magie sont également naturelles, qu’elles ont toujours coexisté, que notre science est énormément plus vaste que celle de nos lointains ancêtres, mais que ceux-ci devaient être beaucoup moins magiciens que les non-civilisés d’aujourd’hui. Nous sommes restés, au fond, ce qu’ils étaient. Refoulée par la science, l’inclination à la magie subsiste et attend son heure. Que l’attention à la science se laisse un moment distraire, aussitôt la magie fait irruption dans notre société civilisée, comme profite du plus léger sommeil, pour se satisfaire dans un rêve, le désir réprimé pendant la veille.

Reste alors la question des rapports de la magie avec la religion. Tout dépend évidemment de la signification de ce dernier terme. Le philosophe étudie le plus souvent une chose que le sens commun a déjà désignée par un mot. Cette chose peut n’avoir été qu’entrevue ; elle peut avoir été mal vue ; elle peut avoir été jetée pêle-mêle avec d’autres dont il faudra l’isoler. Elle peut même n’avoir été découpée dans l’ensemble de la réalité que pour la commodité du discours et ne pas constituer effectivement une chose, se prêtant à une étude indépendante. Là est la grande infériorité de la philosophie par rapport aux mathématiques et même aux sciences de la nature. Elle doit partir de la désarticulation du réel qui a été opérée par le langage, et qui est peut-être toute relative aux besoins de la cité : trop souvent elle oublie cette origine, et procède comme ferait le géographe qui, pour délimiter les diverses régions du globe et marquer les relations physiques qu’elles ont entre elles, s’en rapporterait aux frontières établies par les traités. Dans l’étude que nous avons entreprise, nous avons paré à ce danger en nous transportant immédiatement du mot « religion », et de tout ce qu’il embrasse en vertu d’une désarticulation peut-être artificielle des choses, à une certaine fonction de l’esprit qu’on peut observer directement sans s’occuper de la répartition du réel en concepts correspondant à des mots. Analysant le travail de la fonction, nous avons retrouvé un à un plusieurs des sens qu’on donne au mot religion. Poursuivant notre étude, nous retrouverons les autres nuances de signification et nous en ajouterons peut-être une ou deux nouvelles. Il sera donc bien établi que le mot circonscrit cette fois une réalité. Une réalité qui débordera quelque peu, il est vrai, vers le bas et vers le haut, la signification usuelle du mot. Mais nous la saisirons alors en elle-même, dans sa structure et dans son principe, comme il arrive quand on rattache à une fonction physiologique, telle que la digestion, un grand nombre de faits observés dans diverses régions de l’organisme et quand on en découvre même ainsi de nouveaux. Si l’on se place à ce point de vue, la magie fait évidemment partie de la religion. Il ne s’agit sans doute que de la religion inférieure, celle dont nous nous sommes occupés jusqu’à présent. Mais la magie, comme cette religion en général, représente une précaution de la nature contre certains dangers que court l’être intelligent. — Maintenant, on peut suivre une autre marche, partir des divers sens usuels du mot religion, les comparer entre eux et dégager une signification moyenne : on aura ainsi résolu une question de lexique plutôt qu’un problème philosophique ; mais peu importe, pourvu qu’on se rende compte de ce qu’on fait, et qu’on ne s’imagine pas (illusion constante des philosophes !) posséder l’essence de la chose quand on s’est mis d’accord sur le sens conventionnel du mot. Disposons alors toutes les acceptions de notre mot le long d’une échelle, comme les nuances du spectre ou les notes de la gamme : nous trouverons dans la région moyenne, à égale distance des deux extrêmes, l’adoration de dieux auxquels on s’adresse par la prière. Il va sans dire que la religion, ainsi conçue, s’oppose alors à la magie. Celle-ci est essentiellement égoïste, celle-là admet et souvent même exige le désintéressement. L’une prétend forcer le consentement de la nature, l’autre implore la faveur du dieu. Surtout, la magie s’exerce dans un milieu semi-physique et semi-moral ; le magicien n’a pas affaire, en tout cas, à une personne ; c’est au contraire à la personnalité du dieu que la religion emprunte sa plus grande efficacité. Si l’on admet, avec nous, que l’intelligence primitive croit apercevoir autour d’elle, dans les phénomènes et dans les événements, des éléments de personnalité plutôt que des personnalités complètes, la religion, telle que nous venons de l’entendre, finira par renforcer ces éléments au point de les convertir en personnes, tandis que la magie les suppose dégradés et comme dissous dans un monde matériel où leur efficacité peut être captée. Magie et religion divergent alors à partir d’une origine commune, et il ne peut être question de faire sortir la religion de la magie : elles sont contemporaines. On comprend d’ailleurs que chacune des deux continue à hanter l’autre, qu’il subsiste quelque magie dans la religion, et surtout quelque religion dans la magie. On sait que le magicien opère parfois par l’intermédiaire des esprits, c’est-à-dire d’êtres relativement individualisés, mais qui n’ont pas la personnalité complète, ni la dignité éminente des dieux. D’autre part, l’incantation peut participer à la fois du commandement et de la prière.

L’histoire des religions a longtemps tenu pour primitive, et pour explicative de tout le reste, la croyance aux esprits. Comme chacun de nous a son âme, essence plus subtile que celle du corps, ainsi, dans la nature, toute chose serait animée ; une entité vaguement spirituelle l’accompagnerait. Les esprits une fois posés, l’humanité aurait passé de la croyance à l’adoration. Il y aurait donc une philosophie naturelle, l’animisme, d’où serait sortie la religion. À cette hypothèse on semble en préférer aujourd’hui une autre. Dans une phase « préanimiste » ou « animatiste », l’humanité se serait représentée une force impersonnelle telle que le « mana » polynésien, répandue dans le tout, inégalement distribuée entre les parties ; elle ne serait venue que plus tard aux esprits. Si nos analyses sont exactes, ce n’est pas une force impersonnelle, ce ne sont pas des esprits déjà individualisés qu’on aurait conçus d’abord ; on aurait simplement prêté des intentions aux choses et aux événements, comme si la nature avait partout des yeux qu’elle tourne vers l’homme. Qu’il y ait bien là une disposition originelle, c’est ce que nous pouvons constater quand un choc brusque réveille l’homme primitif qui sommeille au fond de chacun de nous. Ce que nous éprouvons alors, c’est le sentiment d’une présence efficace ; peu importe d’ailleurs la nature de cette présence, l’essentiel est son efficacité : du moment qu’on s’occupe de nous, l’intention peut n’être pas toujours bonne, nous comptons du moins dans l’univers. Voilà ce que dit l’expérience. Mais a priori, il était déjà invraisemblable que l’humanité eût commencé par des vues théoriques, quelles qu’elles fussent. Nous ne cesserons de le répéter : avant de philosopher, il faut vivre ; c’est d’une nécessité vitale qu’ont dû sortir les dispositions et les convictions originelles. Rattacher la religion à un système d’idées, à une logique ou à une « prélogique », c’est faire de nos plus lointains ancêtres des intellectuels, et des intellectuels comme il devrait y en avoir davantage parmi nous, car nous voyons les plus belles théories fléchir devant la passion et l’intérêt et ne compter qu’aux heures où l’on spécule, tandis qu’aux anciennes religions était suspendue la vie entière. La vérité est que la religion, étant coextensive à notre espèce, doit tenir à notre structure. Nous venons de la rattacher à une expérience fondamentale ; mais cette expérience elle-même, on la pressentirait avant de l’avoir faite, en tout cas on se l’explique fort bien après l’avoir eue ; il suffit pour cela de replacer l’homme dans l’ensemble des vivants, et la psychologie dans la biologie. Considérons, en effet, un animal autre que l’homme. Il use de tout ce qui peut le servir. Croit-il précisément que le monde soit fait pour lui ? Non, sans doute, car il ne se représente pas le monde, et n’a d’ailleurs aucune envie de spéculer. Mais comme il ne voit, en tout cas ne regarde, que ce qui peut satisfaire ses besoins, comme les choses n’existent pour lui que dans la mesure où il usera d’elles, il se comporte évidemment comme si tout était combiné dans la nature en vue de son bien et dans l’intérêt de son espèce. Telle est sa conviction vécue ; elle le soutient, elle se confond d’ailleurs avec son effort pour vivre. Faites maintenant surgir la réflexion : cette conviction s’évanouira ; l’homme va se percevoir et se penser comme un point dans l’immensité de l’univers. Il se sentirait perdu, si l’effort pour vivre ne projetait aussitôt dans son intelligence, à la place même que cette perception et cette pensée allaient prendre, l’image antagoniste d’une conversion des choses et des événements vers l’homme : bienveillante ou malveillante, une intention de l’entourage le suit partout, comme la lune paraît courir avec lui quand il court. Si elle est bonne, il se reposera sur elle. Si elle lui veut du mal, il tâchera d’en détourner l’effet. De toute manière, il aura été pris en considération. Point de théorie, nulle place pour l’arbitraire. La conviction s’impose parce qu’elle n’a rien de philosophique, étant d’ordre vital.

Si d’ailleurs elle se scinde et évolue dans deux directions divergentes, d’un côté vers la croyance à des esprits déjà individualisés et de l’autre vers l’idée d’une essence impersonnelle, ce n’est pas pour des raisons théoriques : celles-ci appellent la controverse, admettent le doute, suscitent des doctrines qui peuvent influer sur la conduite mais qui ne se mêlent pas à tous les incidents de l’existence et ne sauraient devenir régulatrices de la vie entière. La vérité est que, la conviction une fois installée dans la volonté, celle-ci la pousse dans les directions qu’elle trouve ouvertes ou qui s’ouvrent sur les points de moindre résistance au cours de son effort. L’intention qu’elle sent présente, elle l’utilisera par tous les moyens, soit en la prenant dans ce qu’elle a de physiquement efficace, en s’exagérant même ce qu’elle a de matériel et en tâchant alors de la maîtriser par la force, soit en l’abordant par le côté moral, en la poussant au contraire dans le sens de la personnalité pour la gagner par la prière. C’est donc de l’exigence d’une magie efficace qu’est sortie une conception comme celle du mana, appauvrissement ou matérialisation de la croyance originelle ; et c’est le besoin d’obtenir des faveurs qui a tiré de cette même croyance, dans la direction inverse, les esprits et les dieux. Ni l’impersonnel n’a évolué vers le personnel, ni de pures personnalités n’ont été posées d’abord ; mais de quelque chose d’intermédiaire, fait pour soutenir la volonté plutôt que pour éclairer l’intelligence, sont sorties par dissociation, vers le bas et vers le haut, les forces sur lesquelles pèse la magie et les dieux auxquels montent les prières.

Nous nous sommes expliqué sur le premier point. Nous aurions fort à faire si nous devions nous étendre sur le second. L’ascension graduelle de la religion vers des dieux dont la personnalité est de plus en plus marquée, qui entretiennent entre eux des rapports de mieux en mieux définis ou qui tendent à s’absorber dans une divinité unique, correspond au premier des deux grands progrès de l’humanité dans le sens de la civilisation. Elle s’est poursuivie jusqu’au jour où l’esprit religieux se tourna du dehors au dedans, du statique au dynamique, par une conversion analogue à celle qu’exécuta la pure intelligence quand elle passa de la considération des grandeurs finies au calcul différentiel. Ce dernier changement fut sans doute décisif ; des transformations de l’individu devinrent possibles, comme celles qui ont donné les espèces successives dans le monde organisé ; le progrès put désormais consister dans une création de qualités nouvelles, et non plus dans un simple agrandissement; au lieu de profiter seulement de la vie, sur place, au point où l’on s’est arrêté, on continuera maintenant le mouvement vital. De cette religion tout intérieure nous traiterons dans le prochain chapitre. Nous verrons qu’elle soutient l’homme par le mouvement même qu’elle lui imprime en le replaçant dans l’élan créateur, et non plus par des représentations imaginatives auxquelles il adossera son activité dans l’immobilité. Mais nous verrons aussi que le dynamisme religieux a besoin de la religion statique pour s’exprimer et se répandre. On comprend donc que celle-ci tienne la première place dans l’histoire des religions. Encore une fois, nous n’avons pas à la suivre dans l’immense variété de ses manifestations. Il suffira d’indiquer les principales, et d’en marquer l’enchaînement.

Partons donc de l’idée qu’il y a des intentions inhérentes aux choses : nous arriverons tout de suite à nous représenter des esprits. Ce sont les vagues entités qui peuplent, par exemple, les sources, les fleuves, les fontaines. Chaque esprit est attaché à l’endroit où il se manifeste. Il se distingue déjà par là de la divinité proprement dite, qui saura se partager, sans se diviser, entre des lieux différents, et régir tout ce qui appartient à un même genre. Celle-ci portera un nom ; elle aura sa figure à elle, sa personnalité bien marquée, tandis que les mille esprits des bois ou des sources sont des exemplaires du même modèle et pourraient tout au plus dire avec Horace : Nos numerus sumus. Plus tard, quand la religion se sera élevée jusqu’à ces grands personnages que sont les dieux, elle pourra concevoir les esprits à leur image : ceux-ci seront des dieux inférieurs ; ils paraîtront alors l’avoir toujours été. Mais ils ne l’auront été que par un effet rétroactif. Il a sans doute fallu bien du temps, chez les Grecs, pour que l’esprit de la source devînt une nymphe gracieuse et celui du bois une Hamadryade. Primitivement, l’esprit de la source n’a dû être que la source même, en tant que bienfaitrice de l’homme. Plus précisément, il était cette action bienfaisante, dans ce qu’elle a de permanent. On aurait tort de prendre ici pour une idée abstraite, je veux dire extraite des choses par un effort intellectuel, la représentation de l’acte et de sa continuation. C’est une donnée immédiate des sens. Notre philosophie et notre langage posent la substance d’abord, l’entourent d’attributs, et en font alors sortir des actes comme des émanations. Mais nous ne saurions trop le répéter : il arrive à l’action de s’offrir d’abord et de se suffire à elle-même, surtout dans les cas où elle intéresse particulièrement l’homme. Tel est l’acte de nous verser à boire : on peut le localiser dans une chose, puis dans une personne ; mais il a son existence propre, indépendante ; et s’il se continue indéfiniment, sa persistance même l’érigera en esprit animateur de la source où l’on boit, tandis que la source, isolée de la fonction qu’elle accomplit, passera d’autant plus complètement à l’état de simple chose. Il est vrai que les âmes des morts viennent tout naturellement rejoindre les esprits : détachées de leur corps, elles n’ont pas tout à fait renoncé à leur personnalité. En se mêlant aux esprits, elles déteignent nécessairement sur eux et les préparent, par les nuances dont elles les colorent, à devenir des personnes. Ainsi, par des voies différentes mais convergentes, les esprits s’achemineront à la personnalité complète. Mais, sous la forme élémentaire qu’ils avaient d’abord, ils répondent à un besoin si naturel qu’il ne faut pas s’étonner si la croyance aux esprits se retrouve au fond de toutes les anciennes religions. Nous parlions du rôle qu’elle joua chez les Grecs : après avoir été leur religion primitive, autant qu’on en peut juger par la civilisation mycénienne, elle resta religion populaire. Ce fut le fond de la religion romaine, même après que la plus large place eût été faite aux grandes divinités importées de Grèce et d’ailleurs : le lar familiaris, qui était l’esprit de la maison, conservera toujours son importance. Chez les Romains comme chez les Grecs, la déesse qui s’appela Hestia ou Vesta a dû n’être d’abord que la flamme du foyer envisagée dans sa fonction, je veux dire dans son intention bienfaisante. Quittons l’antiquité classique, transportons-nous dans l’Inde, en Chine, au Japon : partout nous retrouverons la croyance aux esprits ; on assure qu’aujourd’hui encore elle constitue (avec le culte des ancêtres, qui en est très voisin) l’essentiel de la religion chinoise. Parce qu’elle est universelle, on s’était aisément persuadé qu’elle était originelle. Constatons du moins qu’elle n’est pas loin des origines, et que l’esprit humain passe naturellement par elle avant d’arriver à l’adoration des dieux.

Il pourrait d’ailleurs s’arrêter à une étape intermédiaire. Nous voulons parler du culte des animaux, si répandu dans l’humanité d’autrefois que certains l’ont considéré comme plus naturel encore que l’adoration des dieux à forme humaine. Nous le voyons se conserver, vivace et tenace, là même où l’homme se représente déjà des dieux à son image. C’est ainsi qu’il subsista jusqu’au bout dans l’ancienne Égypte. Parfois le dieu qui a émergé de la forme animale refuse de l’abandonner tout à fait ; à son corps d’homme il superposera une tête d’animal. Tout cela nous surprend aujourd’hui. C’est surtout parce que l’homme a pris à nos yeux une dignité éminente. Nous le caractérisons par l’intelligence, et nous savons qu’il n’y a pas de supériorité que l’intelligence ne puisse nous donner, pas d’infériorité qu’elle ne sache compenser. Il n’en était pas ainsi lorsque l’intelligence n’avait pas encore fait ses preuves. Ses inventions étaient trop rares pour qu’apparût sa puissance indéfinie d’inventer ; les armes et les outils qu’elle procurait à l’homme supportaient mal la comparaison avec ceux que l’animal tenait de la nature. La réflexion même, qui est le secret de sa force, pouvait faire l’effet d’une faiblesse, car elle est source d’indécision, tandis que la réaction de l’animal, quand elle est proprement instinctive, est immédiate et sûre. Il n’est pas jusqu’à l’incapacité de parler qui n’ait servi l’animal en l’auréolant de mystère. Son silence peut d’ailleurs passer aussi pour du dédain, comme s’il avait mieux à faire que d’entrer en conversation avec nous. Tout cela explique que l’humanité n’ait pas répugné au culte des animaux. Mais pourquoi y est-elle venue ? On remarquera que c’est en raison d’une propriété caractéristique que l’animal est adoré. Dans l’ancienne Égypte, le taureau figurait la puissance de combat ; la lionne était destruction ; le vautour, si attentif à ses petits, maternité. Or, nous ne comprendrions certainement pas que l’animal fût devenu l’objet d’un culte si l’homme avait commence par croire à des esprits. Mais si ce n’est pas à des êtres, si c’est à des actions bienfaisantes ou malfaisantes, envisagées comme permanentes, qu’on s’est adressé d’abord, il est naturel qu’après avoir capté des actions on ait voulu s’approprier des qualités : ces qualités semblaient se présenter à l’état pur chez l’animal, dont l’activité est simple, tout d’une pièce, orientée en apparence dans une seule direction. L’adoration de l’animal n’a donc pas été la religion primitive ; mais, au sortir de celle-ci, on avait le choix entre le culte des esprits et celui des animaux.

En même temps que la nature de l’animal semble se concentrer en une qualité unique, on dirait que son individualité se dissout dans un genre. Reconnaître un homme consiste à le distinguer des autres hommes ; mais reconnaître un animal est ordinairement se rendre compte de l’espèce à laquelle il appartient : tel est notre intérêt dans l’ un et dans l’autre cas ; il en résulte que notre perception saisit les traits individuels dans le premier, tandis qu’elle les laisse presque toujours échapper dans le second. Un animal a donc beau être du concret et de l’individuel, il apparaît essentiellement comme une qualité, essentiellement aussi comme un genre. De ces deux apparences, la première, comme nous venons de le voir, explique en grande partie le culte des animaux. La seconde ferait comprendre dans une certaine mesure, croyons-nous, cette chose singulière qu’est le totémisme. Nous n’avons pas à l’étudier ici ; nous ne pouvons cependant nous dispenser d’en dire un mot, car si le totémisme n’est pas de la zoolâtrie, il implique néanmoins que l’homme traite une espèce animale, ou même végétale, parfois un simple objet inanimé, avec une déférence qui n’est pas sans ressembler à de la religion. Prenons le cas le plus fréquent : il s’agit d’un animal, le rat ou le kangourou, par exemple, qui sert de « totem », c’est-à-dire de patron, à tout un clan. Ce qu’il y a de plus frappant, c’est que les membres du clan déclarent ne faire qu’un avec lui ; ils sont des rats, ils sont des kangourous. Reste à savoir, il est vrai, dans quel sens ils le disent. Conclure tout de suite à une logique spéciale, propre au « primitif » et affranchie du principe de contradiction, serait aller un peu vite en besogne. Notre verbe être a des significations que nous avons de la peine à définir, tout civilisés que nous sommes : comment reconstituer le sens que le primitif donne dans tel ou tel cas à un mot analogue, même quand il nous fournit des explications ? Ces explications n’auraient quelque précision que s’il était philosophe, et il faudrait alors connaître toutes les subtilités de sa langue pour les comprendre. Songeons au jugement qu’il porterait de son côté sur nous, sur nos facultés d’observation et de raisonnement, sur notre bon sens, s’il savait que le plus grand de nos moralistes a dit : « L’homme est un roseau pensant ! » Converse-t-il d’ailleurs avec son totem ? Le traite-t-il comme un homme ? Or nous en revenons toujours là : pour savoir ce qui se passe dans l’esprit d’un primitif, et même d’un civilisé, il faut considérer ce qu’il fait, au moins autant que ce qu’il dit. Maintenant, si le primitif ne s’identifie pas avec son totem, le prend-il simplement pour emblème ? Ce serait aller trop loin en sens opposé : même si le totémisme n’est pas à la base de l’organisation politique des non-civilisés, comme le veut Durkheim, il occupe trop de place dans leur existence pour qu’on y voie un simple moyen de désigner le clan. La vérité doit être quelque chose d’intermédiaire entre ces deux solutions extrêmes. Donnons, à titre d’hypothèse, l’interprétation à laquelle on pourrait être conduit par nos principes. Qu’un clan soit dit être tel ou tel animal, il n’y a rien à tirer de là ; mais que deux clans compris dans une même tribu doivent nécessairement être deux animaux différents, c’est beaucoup plus instructif. Supposons, en effet, qu’on veuille marquer que ces deux clans constituent deux espèces, au sens biologique du mot : comment s’y prendra-t-on, là où le langage ne s’est pas encore imprégné de science et de philosophie ? Les traits individuels d’un animal ne frappant pas l’attention, l’animal est perçu, disions-nous, comme un genre. Pour exprimer que deux clans constituent deux espèces différentes, on donnera alors à l’un des deux le nom d’un animal, à l’autre celui d’un autre. Chacun de ces noms, pris isolément, n’était qu’une appellation : ensemble, ils équivalent à une affirmation. Ils disent en effet que les deux clans sont de sang diffèrent. Pourquoi le disent-ils ? Si le totémisme se retrouve, comme on l’assure, sur divers points du globe, dans des sociétés qui n’ont pas pu communiquer entre elles, il doit répondre à un besoin commun de ces sociétés, à une exigence vitale. Par le fait, nous savons que les clans entre lesquels se partage la tribu sont souvent exogames : en d’autres termes, les unions se contractent entre membres de clans différents, mais non pas à l’intérieur de l’un d’eux. Longtemps même on a cru qu’il y avait là une loi générale, et que totémisme impliquait toujours exogamie. Supposons qu’il en ait été ainsi au départ, et que l’exogamie soit tombée en route dans beaucoup de cas. On voit très bien l’intérêt qu’a la nature à empêcher que les membres d’une tribu se marient régulièrement entre eux et que, dans cette société close, des unions finissent par se contracter entre proches parents : la race ne tarderait pas à dégénérer. Un instinct, que des habitudes toutes différentes recouvrent dès qu’il a cessé d’être utile, portera donc la tribu à se scinder en clans à l’intérieur desquels le mariage sera interdit. Cet instinct arrivera d’ailleurs à ses fins en faisant que les membres du clan se sentent déjà parents, et que, de clan à clan, on se croie au contraire aussi étrangers que possible les uns aux autres, car son modus operandi, que nous pouvons aussi bien observer chez nous, est de diminuer l’attrait sexuel entre hommes et femmes qui vivent ensemble ou qui se savent apparentés entre eux [12]. Comment alors les membres de deux clans différents se persuaderont-ils à eux-mêmes, comment exprimeront-ils qu’ils ne sont pas du même sang ? Ils s’habitueront à dire qu’ils n’appartiennent pas à la même espèce. Lors donc qu’ils déclarent constituer deux espèces animales, ce n’est pas sur l’animalité, c’est sur la dualité qu’ils mettent l’accent. Du moins a-t-il dû en être ainsi à l’origine [13]. Reconnaissons d’ailleurs que nous sommes ici dans le domaine du simple probable, pour ne pas dire du pur possible. Nous avons seulement voulu essayer à un problème très controversé la méthode qui nous paraît d’ordinaire la plus sûre. Partant d’une nécessité biologique, nous cherchons dans l’être vivant le besoin qui y correspond. Si ce besoin ne crée pas un instinct réel et agissant, il suscite, par l’intermédiaire de ce qu’on pourrait appeler un instinct virtuel ou latent, une représentation imaginative qui détermine la conduite comme eût fait l’instinct. À la base du totémisme serait une représentation de ce genre.

Mais fermons cette parenthèse, ouverte pour un objet dont on dira peut-être qu’il méritait mieux. C’est aux esprits que nous en étions restés. Nous croyons que, pour pénétrer jusqu’à l’essence même de la religion et pour comprendre l’histoire de l’humanité, il faudrait se transporter tout de suite, de la religion statique et extérieure dont il a été question jusqu’à présent, à cette religion dynamique, intérieure, dont nous traiterons dans le prochain chapitre. La première était destinée à écarter des dangers que l’intelligence pouvait faire courir à l’homme ; elle était infra-intellectuelle. Ajoutons qu’elle était naturelle, car l’espèce humaine marque une certaine étape de l’évolution vitale : là s’est arrêté, à un moment donné, le mouvement en avant ; l’homme a été posé alors globalement, avec l’intelligence par conséquent, avec les dangers que cette intelligence pouvait présenter, avec la fonction fabulatrice qui devait y parer ; magie et animisme élémentaire, tout cela était apparu en bloc, tout cela répondait exactement aux besoins de l’individu et de la société, l’un et l’autre bornés dans leurs ambitions, qu’avait voulus la nature. Plus tard, et par un effort qui aurait pu ne pas se produire, l’homme s’est arraché à son tournoiement sur place ; il s’est inséré de nouveau, en le prolongeant, dans le courant évolutif. Ce fut la religion dynamique, jointe sans doute à une intellectualité supérieure, mais distincte d’elle. La première forme de la religion avait été infra-intellectuelle ; nous en savons la raison. La seconde, pour des raisons que nous indiquerons, fut supra-intellectuelle. C’est en les opposant tout de suite l’une à l’autre qu’on les comprendrait le mieux. Seules, en effet, sont essentielles et pures ces deux religions extrêmes. Les formes intermédiaires, qui se développèrent dans les civilisations antiques, ne pourraient qu’induire en erreur la philosophie de la religion si elles faisaient croire qu’on a passé d’une extrémité à l’autre par voie de perfectionnement graduel : erreur sans doute naturelle, qui s’explique par le fait que la religion statique s’est survécu en partie à elle-même dans la religion dynamique. Mais ces formes intermédiaires ont tenu une si grande place dans l’histoire connue de l’humanité qu’il faut bien que nous nous appesantissions sur elles. Nous n’y voyons, pour notre part, rien d’absolument nouveau, rien de comparable à la religion dynamique, rien que des variations sur le double thème de l’animisme élémentaire et de la magie ; la croyance aux esprits est d’ailleurs toujours restée le fond de la religion populaire. Mais de la faculté fabulatrice, qui l’avait élaborée, est sortie par un développement ultérieur une mythologie autour de laquelle ont poussé une littérature, un art, des institutions, enfin tout l’essentiel de la civilisation antique. Parlons donc de la mythologie, sans jamais perdre de vue ce qui en avait été le point de départ, ce qu’on aperçoit encore par transparence au travers d’elle.

Des esprits aux dieux la transition peut être insensible, la différence n’en est pas moins frappante. Le dieu est une personne. Il a ses qualités, ses défauts, son caractère. Il porte un nom. Il entretient des relations définies avec d’autres dieux. Il exerce des fonctions importantes, et surtout il est seul à les exercer. Au contraire, il y a des milliers d’esprits différents, répartis sur la surface d’un pays, qui accomplissent une même besogne ; ils sont désignés par un nom commun et ce nom pourra, dans certains cas, ne pas même comporter un singulier : mânes et pénates, pour ne prendre que cet exemple, sont des mots latins qu’on ne trouve qu’au pluriel. Si la représentation religieuse vraiment originelle est celle d’une « présence efficace », d’un acte plutôt que d’un être ou d’une chose, la croyance aux esprits se situe très près des origines ; les dieux ne paraissent que plus tard, quand la substantialité pure et simple qu’avaient les esprits s’est haussée, chez tel ou tel d’entre eux, jusqu’à la personnalité. Ces dieux se surajoutent d’ailleurs aux esprits, mais ne les remplacent pas, Le culte des esprits reste, comme nous le disions, le fond de la religion populaire. La partie éclairée de la nation n’en préférera pas moins les dieux, et l’on peut dire que la marche au polythéisme est un progrès vers la civilisation.

Inutile de chercher à cette marche un rythme ou une loi. C’est le caprice même. De la foule des esprits on verra surgir une divinité locale, d’abord modeste, qui grandira avec la cité et sera finalement adoptée par la nation entière. Mais d’autres évolutions sont aussi bien possibles. Il est rare, d’ailleurs, que l’évolution aboutisse à un état définitif. Si élevé que soit le dieu, sa divinité n’implique aucunement l’immutabilité. Bien au contraire, ce sont les dieux principaux des religions antiques qui ont le plus changé, s’enrichissant d’attributs nouveaux par l’absorption de dieux différents dont ils grossissaient leur substance. Ainsi, chez les Égyptiens, le dieu solaire Râ, d’abord objet d’adoration suprême, attire à lui d’autres divinités, se les assimile ou s’accole à elles, s’amalgame avec l’important dieu de Thèbes Amon pour former Amon-Râ. Ainsi Mardouk, le dieu de Babylone, s’approprie les attributs de Bel, le grand dieu de Nippour. Ainsi dans la puissante déesse Istar viennent se fondre plusieurs dieux assyriens. Mais nulle évolution n’est plus riche que celle de Zeus, le dieu souverain de la Grèce. Après avoir commencé sans doute par être celui qu’on adore au sommet des montagnes, qui dispose des nuages, de la pluie et du tonnerre, il a joint à sa fonction météorologique, si l’on peut s’exprimer ainsi, des attributions sociales qui prirent une complexité croissante ; il finit par être le dieu qui préside à tous les groupements, depuis la famille jusqu’à l’état. Il fallait juxtaposer à son nom les épithètes les plus variées pour marquer toutes les directions de son activité : Xenios quand il veillait à l’accomplissement des devoirs d’hospitalité, Horkios quand il assistait aux serments, Hikesios quand il protégeait les suppliants, Genethlios quand on l’invoquait pour un mariage, etc. L’évolution est généralement lente et naturelle ; mais elle peut aussi bien être rapide et s’accomplir artificiellement sous les yeux mêmes des adorateurs du dieu. Les divinités de l’Olympe datent des poèmes homériques, qui ne les ont peut-être pas créées, mais qui leur ont donné la forme et les attributions que nous leur connaissons, qui les ont coordonnées entre elles et groupées autour de Zeus, procédant cette fois par simplification plutôt que par complication. Elles n’en ont pas moins été acceptées par les Grecs, qui savaient pourtant les circonstances et presque la date de leur naissance. Mais point n’était besoin du génie des poètes : un décret du prince pouvait suffire à faire ou à défaire des dieux. Sans entrer dans le détail de ces interventions, rappelons seulement la plus radicale de toutes, celle du pharaon qui prit le nom d’Iknaton : il supprima les dieux de l’Égypte au profit d’un seul d’entre eux et réussit à faire accepter jusqu’à sa mort cette espèce de monothéisme. On sait d’ailleurs que les pharaons participaient eux-mêmes de la divinité. Dès les temps les plus anciens ils s’intitulaient « fils de Râ ». Et la tradition égyptienne de traiter le souverain comme un dieu se continua sous les Ptolémées. Elle ne se limitait pas à l’Égypte. Nous la rencontrons aussi bien en Syrie, sous les Séleucides, en Chine, et au Japon, où l’empereur reçoit les honneurs divins pendant sa vie et devient dieu après sa mort, enfin à Rome, où le Sénat divinise Jules César en attendant qu’Auguste, Claude, Vespasien, Titus, Nerva, finalement tous les empereurs passent au rang des dieux. Sans doute l’adoration du souverain ne se pratique pas partout avec le même sérieux. Il y a loin, par exemple, de la divinité d’un empereur romain à celle d’un pharaon. Celle-ci est proche parente de la divinité du chef dans les sociétés primitives ; elle se lie peut-être à l’idée d’un fluide spécial ou d’un pouvoir magique dont le souverain serait détenteur, tandis que celle-là fut conférée à César par simple flagornerie et utilisée par Auguste comme un instrumentum regni. Pourtant le demi-scepticisme qui se mêlait à l’adoration des empereurs resta, à Rome, l’ apanage des esprits cultivés ; il ne s’étendait pas au peuple ; il n’atteignait sûrement pas la province. C’est dire que les dieux de l’antiquité pouvaient naître, mourir, se transformer au gré des hommes et des circonstances, et que la foi du paganisme était d’une complaisance sans bornes.

Précisément parce que le caprice des hommes et le hasard des circonstances ont eu tant de part à leur genèse, les dieux ne se prêtent pas à des classifications rigoureuses. Tout au plus peut-on démêler quelques grandes directions de la fantaisie mythologique ; encore s’en faut-il qu’aucune d’elles ait été suivie régulièrement. Comme on se donnait le plus souvent des dieux pour les utiliser, il est naturel qu’on leur ait généralement attribué des fonctions, et que dans beaucoup de cas l’idée de fonction ait été prédominante. C’est ce qui se passa à Rome. On a pu dire que la spécialisation des dieux était caractéristique de la religion romaine. Pour les semailles elle avait Saturne, pour la floraison des arbres fruitiers Flore, pour la maturation du fruit Pomone. Elle assignait à Janus la garde de la porte, à Vesta celle du foyer. Plutôt que d’attribuer au même dieu des fonctions multiples, apparentées entre elles, elle aimait mieux poser des dieux distincts, quitte à leur donner le même nom avec des qualificatifs différents. Il y avait la Venus Victrix, la Venus Felix, la Venus Genetrix. Jupiter lui-même était Fulgur, Feretrius, Stator, Victor, Optimus maximus ; et c’étaient des divinités jusqu’à un certain point indépendantes ; elles jalonnaient la route entre le Jupiter qui envoie la pluie ou le beau temps et celui qui protège l’État dans la paix comme dans la guerre. Mais la même tendance se retrouve partout, à des degrés différents. Depuis que l’homme cultive la terre, il a des dieux qui s’intéressent à la moisson, qui dispensent la chaleur, qui assurent la régularité des saisons. Ces fonctions agricoles ont dû caractériser quelques-uns des plus anciens dieux, encore qu’on les ait perdues de vue lorsque l’évolution du dieu eut fait de lui une personnalité complexe, chargée d’une longue histoire. C’est ainsi qu’Osiris, la figure la plus riche du panthéon égyptien, paraît avoir été d’abord le dieu de la végétation. Telle était la fonction primitivement dévolue à l’Adonis des Grecs. Telle aussi celle de Nisaba, en Babylonie, qui présida aux céréales avant de devenir la déesse de la Science. Au premier rang des divinités de l’Inde figurent Indra et Agni. On doit à Indra la pluie et l’orage, qui favorisent la terre, à Agni le feu et la protection du foyer domestique ; et ici encore la diversité des fonctions s’accompagne d’une différence de caractère, Indra se distinguant par sa force et Agni par sa sagesse. La fonction la plus élevée est d’ailleurs celle de Varouna, qui préside à l’ordre universel. Nous retrouvons dans la religion Shinto, au Japon, la déesse de la Terre, celle des moissons, celles qui veillent sur les montagnes, les arbres, etc. Mais nulle divinité de ce genre n’a une personnalité plus accusée et plus complète que la Déméter des Grecs, elle aussi déesse du sol et des moissons, et s’occupant en outre des morts, auxquels elle fournit une demeure, présidant d’autre part, sous le nom de Thesmophoros, à la vie de famille et à la vie sociale. Telle est la tendance la plus marquée de la fantaisie qui crée les dieux.

Mais, en leur assignant des fonctions, elle leur attribue une souveraineté qui prend tout naturellement la forme territoriale. Les dieux sont censés se partager l’univers. D’après les poètes védiques, leurs diverses zones d’influence sont le ciel, la terre, et l’atmosphère intermédiaire. Dans la cosmologie babylonienne, le ciel est le domaine d’Anu, et la terre celui de Bel ; dans les profondeurs de la mer habite Ea. Les Grecs partagent le monde entre Zeus, dieu du ciel et de la terre, Poséidon, dieu des mers, et Hadès, auquel appartient le royaume infernal. Ce sont là des domaines délimités par la nature même. Or, non moins nets de contour sont les astres ; ils sont individualisés par leur forme, comme aussi par leurs mouvements, qui semblent dépendre d’eux ; il en est un qui dispense ici-bas la vie, et les autres, pour n’avoir pas la même puissance, n’en doivent pas moins être de même nature ; ils ont donc, eux aussi, ce qu’il faut pour être des dieux. C’est en Assyrie que la croyance à la divinité des astres prit sa forme la plus systématique. Mais l’adoration du soleil, et celle aussi du ciel, se retrouvent à peu près partout : dans la religion Shinto du Japon, où la déesse du Soleil est érigée en souveraine avec, au-dessous d’elle, un dieu de la lune et un dieu des étoiles ; dans la religion égyptienne primitive, où la lune et le ciel sont envisagés comme des dieux à côté du soleil qui les domine ; dans la religion védique où Mitra (identique à l’iranien Mithra qui est une divinité solaire) présente des attributs qui conviendraient à un dieu du soleil ou de la lumière ; dans l’ancienne religion chinoise, où le soleil est un dieu personnel ; enfin chez les Grecs eux-mêmes, dont un des plus anciens dieux est Helios. Chez les peuples indo-germaniques en général, le ciel a été l’objet d’un culte particulier. Sous les noms de Dyaus, Zeus, Jupiter, Ziu, il est commun aux Indiens védiques, aux Grecs, aux Romains et aux Teutons, quoique ce soit en Grèce et à Rome seulement qu’il soit le roi des dieux, comme la divinité céleste des Mongols l’est en Chine. Ici surtout se constate la tendance des très anciens dieux, primitivement chargés de besognes toutes matérielles, à s’enrichir d’attributs moraux quand ils avancent en âge. Dans la Babylonie du Sud, le soleil qui voit tout est devenu le gardien du droit et de la justice ; il reçoit le titre de « juge ». Le Mitra indien est le champion de la vérité et du droit ; il donne la victoire à la bonne cause. Et l’Osiris égyptien, qui s’est confondu avec le dieu solaire après avoir été celui de la végétation, a fini par être le grand juge équitable et miséricordieux qui règne sur le pays des morts.

Tous ces dieux sont attachés à des choses. Mais il en est — souvent ce sont les mêmes, envisagés d’un autre point de vue — qui se définissent par leurs relations avec des personnes ou des groupes. Peut-on considérer comme un dieu le génie ou le démon propre a un individu ? Le genius romain était numen et non pas deus ; il n’avait pas de figure ni de nom ; il était tout près de se réduire à cette « présence efficace » que nous avons vue être ce qu’il y a de primitif et d’essentiel dans la divinité. Le lar familiaris, qui veillait sur la famille, n’avait guère plus de personnalité. Mais plus le groupement est important, plus il a droit à un dieu véritable. En Égypte, par exemple, chacune des cités primitives, avait son divin protecteur. Ces dieux se distinguaient précisément les uns des autres par leur relation à telle ou telle communauté : en disant « Celui d’Edfu », « Celui de Nekkeb », on les désignait suffisamment. Mais le plus souvent il s’agissait de divinités qui préexistaient au groupe, et que celui-ci avait adoptées. Il en fut ainsi, en Égypte même, pour Amon-Râ, le dieu de Thèbes. Il en fut ainsi en Babylonie, où la ville d’Ur avait pour déesse la Lune, celle d’Uruk la planète Vénus. De même en Grèce, où Déméter se sentait spécialement chez elle à Éleusis, Athéné sur l’Acropole, Artémis en Arcadie. Souvent aussi protecteurs et protégés avaient partie liée ; les dieux de la cité bénéficiaient de son agrandissement. La guerre devenait une lutte entre divinités rivales. Celles-ci pouvaient d’ailleurs se réconcilier, les dieux du peuple subjugué entrant alors dans le panthéon du vainqueur. Mais la vérité est que la cité ou l’empire, d’une part, ses dieux tutélaires de l’autre, formaient un consortium vague dont le caractère a dû varier indéfiniment.

Toutefois c’est pour notre commodité que nous définissons et classons ainsi les dieux de la fable. Aucune loi n’a présidé à leur naissance, non plus qu’à leur développement ; l’humanité a laissé ici libre jeu à son instinct de fabulation. Cet instinct ne va pas très loin, sans doute, quand on le laisse à lui-même, mais il progresse indéfiniment si l’on se plaît à l’exercer. Grande est la différence, à cet égard, entre les mythologies des différents peuples. L’antiquité classique nous offre un exemple de cette opposition : la mythologie romaine est pauvre, celle des Grecs est surabondante. Les dieux de l’ancienne Rome coïncident avec la fonction dont ils sont investis et s’y trouvent, en quelque sorte, immobilisés. C’est à peine s’ils ont un corps, je veux dire une figure imaginable. C’est à peine s’ils sont des dieux. Au contraire, chaque dieu de la Grèce antique a sa physionomie, son caractère, son histoire. Il va et vient, il agit en dehors de l’exercice de ses fonctions. On raconte ses aventures, on décrit son intervention dans nos affaires. Il se prête à toutes les fantaisies de l’artiste et du poète. Ce serait, plus précisément, un personnage de roman, s’il n’avait une puissance supérieure à celle des hommes et le privilège de rompre, dans certains cas au moins, la régularité des lois de la nature. Bref, la fonction fabulatrice de l’esprit s’est arrêtée dans le premier cas ; elle a poursuivi son travail dans le second. Mais c’est toujours la même fonction. Elle reprendra au besoin le travail interrompu. Tel fut l’effet de l’introduction de la littérature et plus généralement des idées grecques à Rome. On sait comment les Romains identifièrent certains de leurs dieux avec ceux de l’Hellade, leur conférant ainsi une personnalité plus accusée et les faisant passer du repos au mouvement.

De cette fonction fabulatrice nous avons dit qu’on la définirait mal en faisant d’elle une variété de l’imagination. Ce dernier mot a un sens plutôt négatif. On appelle imaginatives les représentations concrètes qui ne sont ni des perceptions ni des souvenirs. Comme ces représentations ne dessinent pas un objet présent ni une chose passée, elles sont toutes envisagées de la même manière par le sens commun et désignées par un seul mot dans le langage courant. Mais le psychologue ne devra pas les grouper pour cela dans la même catégorie ni les rattacher à la même fonction. Laissons donc de côté l’imagination, qui n’est qu’un mot, et considérons une faculté bien définie de l’esprit, celle de créer des personnages dont nous nous racontons à nous-mêmes l’histoire. Elle prend une singulière intensité de vie chez les romanciers et les dramaturges. Il en est parmi eux qui sont véritablement obsédés par leur héros ; ils sont menés par lui plutôt qu’ils ne le mènent ; ils ont même de la peine à se débarrasser de lui quand ils ont achevé leur pièce ou leur roman. Ce ne sont pas nécessairement ceux dont l’œuvre a la plus haute valeur ; mais, mieux que d’autres, ils nous font toucher du doigt l’existence, chez certains au moins d’entre nous, d’une faculté spéciale d’hallucination volontaire. À vrai dire, on la trouve à quelque degré chez tout le monde. Elle est très vivante chez les enfants. Tel d’entre eux entretiendra un commerce quotidien avec un personnage imaginaire dont il vous indiquera le nom, dont il vous rapportera les impressions sur chacun des incidents de la journée. Mais la même faculté entre en jeu chez ceux qui, sans créer eux-mêmes des êtres fictifs, s’intéressent à des fictions comme ils le feraient à des réalités. Quoi de plus étonnant que de voir des spectateurs pleurer au théâtre ? On dira que la pièce est jouée par des acteurs, qu’il y a sur la scène des hommes en chair et en os. Soit, mais nous pouvons être presque aussi fortement « empoignés » par le roman que nous lisons, et sympathiser au même point avec les personnages dont on nous raconte l’histoire. Comment les psychologues n’ont-ils pas été frappés de ce qu’une telle faculté a de mystérieux ? On répondra que toutes nos facultés sont mystérieuses, en ce sens que nous ne connaissons le mécanisme intérieur d’aucune d’elles. Sans doute ; mais s’il ne peut être question ici d’une reconstruction mécanique, nous sommes en droit de demander une explication psychologique. Et l’explication est en psychologie ce qu’elle est en biologie ; on a rendu compte de l’existence d’une fonction quand on a montré comment et pourquoi elle est nécessaire à la vie. Or, il n’est certainement pas nécessaire qu’il y ait des romanciers et des dramaturges ; la faculté de fabulation en général ne répond pas à une exigence vitale. Mais supposons que sur un point particulier, employée à un certain objet, cette fonction soit indispensable à l’existence des individus comme à celle des sociétés : nous concevrons sans peine que, destinée à ce travail, pour lequel elle est nécessaire, on l’utilise ensuite, puisqu’elle reste présente, pour de simples jeux. Par le fait, nous passons sans peine du roman d’aujourd’hui à des contes plus ou moins anciens, aux légendes, au folklore, et du folklore à la mythologie, qui n’est pas la même chose, mais qui s’est constituée de la même manière ; la mythologie, à son tour, ne fait que développer en histoire la personnalité des dieux, et cette dernière création n’est que l’extension d’une autre, plus simple, celle des « puissances semi-personnelles » ou « présences efficaces » qui sont, croyons-nous, à l’origine de la religion. Ici nous touchons à ce que nous avons montré être une exigence fondamentale de la vie : cette exigence a fait surgir la faculté de fabulation ; la fonction fabulatrice se déduit ainsi des conditions d’existence de l’espèce humaine. Sans revenir sur ce que nous avons déjà longuement exposé, rappelons que, dans le domaine vital, ce qui apparaît à l’analyse comme une complication infinie est donné à l’intuition comme un acte simple. L’acte pouvait ne pas s’accomplir ; mais, s’il s’est accompli, c’est qu’il a traversé d’un seul coup tous les obstacles. Ces obstacles, dont chacun en faisait surgir un autre, constituent une multiplicité indéfinie, et c’est précisément l’élimination successive de tous ces obstacles qui se présente à notre analyse. Vouloir expliquer chacune de ces éliminations par la précédente serait faire fausse route ; toutes s’expliquent par une opération unique, qui est l’acte lui-même dans sa simplicité. Ainsi le mouvement indivisé de la flèche triomphe en une seule fois des mille et mille obstacles que notre perception, aidée du raisonnement de Zénon, croit saisir dans les immobilités des points successifs de la ligne parcourue. Ainsi l’acte indivisé de vision, par cela seul qu’il réussit, tourne tout d’un coup des milliers de milliers d’obstacles ; ces obstacles tournés sont ce qui apparaît à notre perception et à notre science dans la multiplicité des cellules constitutives de l’œil, dans la complication de l’appareil visuel, enfin dans les mécanismes élémentaires de l’opération. De même, posez l’espèce humaine, c’est-à-dire le saut brusque par lequel la vie qui évoluait est parvenue à l’homme individuel et social : du même coup vous vous donnez l’intelligence fabricatrice et par suite un effort qui se poursuivra, en vertu de son élan, au delà de la simple fabrication pour laquelle il était fait, créant ainsi un danger. Si l’espèce humaine existe, c’est que le même acte par lequel était posé l’homme avec l’intelligence fabricatrice, avec l’effort continué de l’intelligence, avec le danger créé par la continuation de l’effort, suscitait la fonction fabulatrice. Celle-ci n’a donc pas été voulue par la nature ; et pourtant elle s’explique naturellement. Si, en effet, nous la joignons à toutes les autres fonctions psychologiques, nous trouvons que l’ensemble exprime sous forme de multiplicité l’acte indivisible par lequel la vie a sauté de l’échelon où elle s’était arrêtée jusqu’à l’homme.

Mais voyons de plus près pourquoi cette faculté fabulatrice impose ses inventions avec une force exceptionnelle quand elle s’exerce dans le domaine religieux. Elle est là chez elle, sans aucun doute ; elle est faite pour fabriquer des esprits et des dieux ; mais comme elle continue ailleurs son travail de fabulation, il y a lieu de se demander pourquoi, opérant encore de même, elle n’obtient plus alors la même créance. On trouverait à cela deux raisons.

La première est qu’en matière religieuse l’adhésion de chacun se renforce de l’adhésion de tous. Déjà, au théâtre, la docilité du spectateur aux suggestions du dramaturge est singulièrement accrue par l’attention et l’intérêt de la société présente. Mais il s’agit d’une société juste aussi grande que la salle, et qui dure juste autant que la pièce : que sera-ce, si la croyance individuelle est soutenue, confirmée par tout un peuple, et si elle prend son point d’appui dans le passé comme dans le présent ? Que sera-ce, si le dieu est chanté par les poètes, logé dans des temples, figuré par l’art ? Tant que la science expérimentale ne se sera pas solidement constituée, il n’y aura pas de plus sûr garant de la vérité que le consentement universel. La vérité sera le plus souvent ce consentement même. Soit dit en passant, c’est là une des raisons d’être de l’intolérance. Celui qui n’accepte pas la croyance commune l’empêche, pendant qu’il nie, d’être totalement vraie. La vérité ne recouvrera son intégrité que s’il se rétracte ou disparaît.

Nous ne voulons pas dire que la croyance religieuse n’ait pas pu être, même dans le polythéisme, une croyance individuelle. Chaque Romain avait un genius attaché à sa personne ; mais il ne croyait si fermement à son génie que parce que chacun des autres Romains avait le sien et parce que sa foi, personnelle sur ce point, lui était garantie par une foi universelle. Nous ne voulons pas dire non plus que la religion ait jamais été d’essence sociale plutôt qu’individuelle : nous avons bien vu que la fonction fabulatrice, innée à l’individu, a pour premier objet de consolider la société ; mais nous savons qu’elle est également destinée à soutenir l’individu lui-même, et que d’ailleurs l’intérêt de la société est là. À vrai dire, individu et société s’impliquent réciproquement : les individus constituent la société par leur assemblage ; la société détermine tout un côté des individus par sa préfiguration dans chacun d’eux. Individu et société se conditionnent donc, circulairement. Le cercle, voulu par la nature, a été rompu par l’homme le jour où il a pu se replacer dans l’élan créateur, poussant la nature humaine en avant au lieu de la laisser pivoter sur place. C’est de ce jour que date une religion essentiellement individuelle, devenue par là, il est vrai, plus profondément sociale, Mais nous reviendrons sur ce point. Disons seulement que la garantie apportée par la société à la croyance individuelle, en matière religieuse, suffirait déjà à mettre hors de pair ces inventions de la faculté fabulatrice.

Mais il faut tenir compte d’autre chose encore. Nous avons vu comment les anciens assistaient, impassibles, à la genèse de tel ou tel dieu. Désormais, ils croiraient en lui comme en tous les autres. Ce serait inadmissible, si l’on supposait que l’existence de leurs dieux était de même nature pour eux que celle des objets qu’ils voyaient et touchaient. Elle était réelle, mais d’une réalité qui n’était pas sans dépendre de la volonté humaine.

Les dieux de la civilisation païenne se distinguent en effet des entités plus anciennes, elfes, gnomes, esprits, dont ne se détacha jamais la foi populaire. Celles-ci étaient issues presque immédiatement de la faculté fabulatrice, qui nous est naturelle ; et elles étaient adoptées comme elles avaient été produites, naturellement. Elles dessinaient le contour exact du besoin d’où elles étaient sorties. Mais la mythologie, qui est une extension du travail primitif, dépasse de tous côtés ce besoin ; l’intervalle qu’elle laisse entre lui et elle est rempli par une matière dans le choix de laquelle le caprice humain a une large part, et l’adhésion qu’on lui donne s’en ressent. C’est toujours la même faculté qui intervient, et elle obtient, pour l’ensemble de ses inventions, la même créance. Mais chaque invention, prise à part, est acceptée avec l’arrière-pensée qu’une autre eût été possible. Le panthéon existe indépendamment de l’homme, mais il dépend de l’homme d’y faire entrer un dieu, et de lui conférer ainsi l’existence. Nous nous étonnons aujourd’hui de cet état d’âme. Nous l’expérimentons pourtant en nous dans certains rêves, où nous pouvons introduire à un moment donné l’incident que nous souhaitons : il se réalise par nous dans un ensemble qui s’est posé lui-même, sans nous. On pourrait dire, de même, que chaque dieu déterminé est contingent, alors que la totalité des dieux, ou plutôt le dieu en général, est nécessaire. En creusant ce point, en poussant aussi la logique plus loin que ne l’ont fait les anciens, on trouverait qu’il n’y a jamais eu de pluralisme définitif que dans la croyance aux esprits, et que le polythéisme proprement dit, avec sa mythologie, implique un monothéisme latent, où les divinités multiples n’existent que secondairement, comme représentatives du divin.

Mais les anciens auraient tenu ces considérations pour accessoires. Elles n’auraient d’importance que si la religion était du domaine de la connaissance ou de la contemplation. On pourrait alors traiter un récit mythologique comme un récit historique, et se poser dans un cas comme dans l’autre la question d’authenticité. Mais la vérité est qu’il n’y a pas de comparaison possible entre eux, parce qu’ils ne sont pas du même ordre. L’histoire est connaissance, la religion est principalement action : elle ne concerne la connaissance, comme nous l’avons maintes fois répété, que dans la mesure où une représentation intellectuelle est nécessaire pour parer au danger d’une certaine intellectualité. Considérer à part cette représentation, la critiquer en tant que représentation, serait oublier qu’elle forme un amalgame avec l’action concomitante. C’est une erreur de ce genre que nous commettons quand nous nous demandons comment de grands esprits ont pu accepter le tissu de puérilités et même d’absurdités qu’était leur religion. Les gestes du nageur paraîtraient aussi ineptes et ridicules à celui qui oublierait qu’il y a de l’eau, que cette eau soutient le nageur, et que les mouvements de l’homme, la résistance du liquide, le courant du fleuve, doivent être pris ensemble comme un tout indivisé.

La religion renforce et discipline. Pour cela des exercices continuellement répétés sont nécessaires, comme ceux dont l’automatisme finit par fixer dans le corps du soldat l’assurance morale dont il aura besoin au jour du danger. C’est dire qu’il n’y a pas de religion sans rites et cérémonies. À ces actes religieux la représentation religieuse sert surtout d’occasion. Ils émanent sans doute de la croyance, mais ils réagissent aussitôt sur elle et la consolident : s’il y a des dieux, il faut leur vouer un culte ; mais du moment qu’il y a un culte, c’est qu’il existe des dieux. Cette solidarité du dieu et de l’hommage qu’on lui rend fait de la vérité religieuse une chose à part, sans commune mesure avec la vérité spéculative, et qui dépend jusqu’à un certain point de l’homme.

À resserrer cette solidarité tendent précisément les rites et cérémonies. Il y aurait lieu de s’étendre longuement sur eux. Disons seulement un mot des deux principaux : le sacrifice et la prière.

Dans la religion que nous appellerons dynamique, la prière est indifférente à son expression verbale ; c’est une élévation de l’âme, qui pourrait se passer de la parole. À son plus bas degré, d’autre part, elle n’était pas sans rapport avec l’incantation magique ; elle visait alors, sinon à forcer la volonté des dieux et surtout des esprits, du moins à capter leur faveur. C’est à mi-chemin entre ces deux extrémités que se situe ordinairement la prière, telle qu’on l’entend dans le polythéisme. Sans doute l’antiquité a connu des formes de prière admirables, où se traduisait une aspiration de l’âme à devenir meilleure. Mais ce furent là des exceptions, et comme des anticipations d’une croyance religieuse plus pure. Il est plus habituel au polythéisme d’imposer à la prière une forme stéréotypée, avec l’arrière-pensée que ce n’est pas seulement la signification de la phrase, mais aussi bien la consécution des mots avec l’ensemble des gestes concomitants qui lui donnera son efficacité. On peut même dire que, plus le polythéisme évolue, plus il devient exigeant sur ce point ; l’intervention d’un prêtre est de plus en plus nécessaire pour assurer le dressage du fidèle. Comment ne pas voir que cette habitude de prolonger l’idée du dieu, une fois évoquée, en paroles prescrites et en attitudes prédéterminées confère à son image une objectivité supérieure ? Nous avons montré jadis que ce qui fait la réalité d’une perception, ce qui la distingue d’un souvenir ou d’une imagination, c’est, avant tout, l’ensemble des mouvements naissants qu’elle imprime au corps et qui la complètent par une action automatiquement commencée. Des mouvements de ce genre pourront se dessiner pour une autre cause : leur actualité refluera aussi bien vers la représentation qui les aura occasionnés, et la convertira pratiquement en chose.

Quant au sacrifice, c’est sans doute, d’abord, une offrande destinée à acheter la faveur du dieu ou à détourner sa colère. Il doit être d’autant mieux accueilli qu’il a plus coûté, et que la victime a une plus grande valeur. C’est probablement ainsi que s’explique en partie l’habitude d'immoler des victimes humaines, habitude qu’on trouverait dans la plupart des religions antiques, peut-être dans toutes si l’on remontait assez haut. Il n’est pas d’erreur ni d’horreur où ne puisse conduire la logique, quand elle s’applique à des matières qui ne relèvent pas de la pure intelligence. Mais il y a autre chose encore dans le sacrifice : sinon, l’on ne s’expliquerait pas que l’offrande ait nécessairement été animale ou végétale, presque toujours animale. D’abord, on s’accorde généralement à voir les origines du sacrifice dans un repas que le dieu et ses adorateurs étaient censés prendre en commun. Ensuite et surtout, le sang avait une vertu spéciale. Principe de vie, il apportait de la force au dieu pour le mettre à même de mieux aider l’homme et peut-être aussi (mais c’était une arrière-pensée à peine consciente) pour lui assurer plus solidement l’existence. C’était, comme la prière, un lien entre l’homme et la divinité.

Ainsi le polythéisme avec sa mythologie a eu pour double effet d’élever de plus en plus haut les puissances invisibles qui entourent l’homme, et de mettre l’homme en relations de plus en plus étroites avec elles. Coextensif aux anciennes civilisations, il s’est grossi de tout ce qu’elles produisaient, ayant inspiré la littérature et l’art, et reçu d’eux plus encore qu’il ne leur avait donné. C’est dire que le sentiment religieux, dans l’antiquité, a été fait d’éléments très nombreux, variables de peuple à peuple, mais qui étaient tous venus s’agglomérer autour d’un noyau primitif. À ce noyau central nous nous sommes attaché, parce que nous avons voulu dégager des religions antiques ce qu’elles avaient de spécifiquement religieux. Telle d’entre elles, celle de l’Inde ou de la Perse, s’est doublée d’une philosophie. Mais philosophie et religion restent toujours distinctes. Le plus souvent, en effet, la philosophie ne survient que pour donner satisfaction à des esprits plus Cultivés ; la religion subsiste, dans le peuple, telle que nous l’avons décrite. Là même où le mélange se fait, les éléments conservent leur individualité : la religion aura des velléités de spéculer, la philosophie ne se désintéressera pas d’agir ; mais la première n’en restera pas moins essentiellement action, et la seconde, par-dessus tout, pensée. Quand la religion est réellement devenue philosophie chez les anciens, elle a plutôt déconseillé d’agir et renoncé à ce qu’elle était venue faire dans le monde. Était-ce encore de la religion ? Nous pouvons donner aux mots le sens que nous voulons, pourvu que nous commencions par le définir ; mais nous aurions tort de le faire quand par hasard nous nous trouvons devant un mot qui désigne une découpure naturelle des choses — ici nous devrons tout au plus exclure de l’extension du terme tel ou tel objet qu’on y aurait accidentellement compris. C’est ce qui arrive pour la religion. Nous avons montré comment on donne ordinairement ce nom à des représentations orientées vers l’action et suscitées par la nature dans un intérêt déterminé ; on a pu exceptionnellement, et pour des raisons qu’il est facile d’apercevoir, étendre l’application du mot à des représentations qui ont un autre objet ; la religion n’en devra pas moins être définie conformément à ce que nous avons appelé l’intention de la nature.

Nous avons maintes fois expliqué ce qu’il faut entendre ici par intention. Et nous nous sommes longuement appesanti, dans le présent chapitre, sur la fonction que la nature avait assignée à la religion. Magie, culte des esprits ou des animaux, adoration des dieux, mythologie, superstitions de tout genre paraîtront très complexes si on les prend un à un. Mais l’ensemble en est fort simple.

L’homme est le seul animal dont l’action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne, qui forme des projets avec l’espoir de réussir et la crainte d’échouer. C’est le seul qui se sente sujet à la maladie, et le seul aussi qui sache qu’il doit mourir. Le reste de la nature s’épanouit dans une tranquillité parfaite. Plantes et animaux ont beau être livrés à tous les hasards ; ils ne s’en reposent pas moins sur l’instant qui passe comme ils le feraient sur l’éternité. De cette inaltérable confiance nous aspirons à nous quelque chose dans une promenade à la campagne, d’où nous revenons apaisés. Mais ce n’est pas assez dire. De tous les êtres vivant en société, l’homme est le seul qui puisse dévier de la ligne sociale, en cédant à des préoccupations égoïstes quand le bien commun est en cause ; partout ailleurs, l’intérêt individuel est inévitablement coordonné ou subordonné à l’intérêt général. Cette double imperfection est la rançon de l’intelligence. L’homme ne peut pas exercer sa faculté de penser sans se représenter un avenir incertain, qui éveille sa crainte et son espérance. Il ne peut pas réfléchir à ce que la nature lui demande, en tant qu’elle a fait de lui un être sociable, sans se dire qu’il trouverait souvent son avantage à négliger les autres, à ne se soucier que de lui-même. Dans les deux cas il y aurait rupture de l’ordre normal, naturel. Et pourtant c’est la nature qui a voulu l’intelligence, qui l’a mise au bout de l’une des deux grandes lignes de l’évolution animale pour faire pendant à l’instinct le plus parfait, point terminus de l’autre. Il est impossible qu’elle n’ait pas pris ses précautions pour que l’ordre, à peine dérangé par l’intelligence, tende à se rétablir automatiquement. Par le fait, la fonction fabulatrice, qui appartient à l’intelligence et qui n’est pourtant pas intelligence pure, a précisément cet objet. Son rôle est d’élaborer la religion dont nous avons traité jusqu’à présent, celle que nous appelons statique et dont nous dirions que c’est la religion naturelle, si l’expression n’avait pris un autre sens. Nous n’avons donc qu’à nous résumer pour définir cette religion en termes précis. C’est une réaction défensive de la nature contre ce qu’il pourrait y avoir de déprimant pour l’individu, et de dissolvant pour la société, dans l’exercice de l’intelligence.

Terminons par deux remarques, pour prévenir deux malentendus. Quand nous disons qu’une des fonctions de la religion, telle qu’elle a été voulue par la nature, est de maintenir la vie sociale, nous n’entendons pas par là qu’il y ait solidarité entre cette religion et la morale. L’histoire témoigne du contraire. Pécher a toujours été offenser la divinité ; mais il s’en faut que la divinité ait toujours pris offense de l’immoralité ou même du crime : il lui est arrivé de les prescrire. Certes, l’humanité semble avoir souhaité en général que ses dieux fussent bons ; souvent elle a mis les vertus sous leur invocation ; peut-être même la coïncidence que nous signalions entre la morale et la religion originelles, l’une et l’autre rudimentaires, a-t-elle laissé au fond de l’âme humaine le vague idéal d’une morale précise et d’une religion organisée qui s’appuieraient l’une sur l’autre. Il n’en est pas moins vrai que la morale s’est précisée à part, que les religions ont évolué à part, et que les hommes ont toujours reçu leurs dieux de la tradition sans leur demander d’exhiber un certificat de moralité ni de garantir l’ordre moral. Mais c’est qu’il faut distinguer entre les obligations sociales d’un caractère très général, sans lesquelles aucune vie en commun n’est possible, et le lien social particulier, concret, qui fait que les membres d’une certaine communauté sont attachés à sa conservation. Les premières se sont dégagées peu à peu du fond confus de coutumes que nous avons montré à l’ origine ; elles s’en sont dégagées par voie de purification et de simplification, d’abstraction et de généralisation, pour donner une morale sociale. Mais ce qui lie les uns aux autres les membres d’une société déterminée, c’est la tradition, le besoin, la volonté de défendre ce groupe contre d’autres groupes, et de le mettre au-dessus de tout. À conserver, à resserrer ce lien vise incontestablement la religion que nous avons trouvée naturelle : elle est commune aux membres d’un groupe, elle les associe intimement dans des rites et des cérémonies, elle distingue le groupe des autres groupes, elle garantit le succès de l’entreprise commune et assure contre le danger commun. Que la religion, telle qu’elle sort des mains de la nature, ait accompli à la fois — pour employer notre langage actuel — les deux fonctions morale et nationale, cela ne nous paraît pas douteux : ces deux fonctions étaient nécessairement confondues, en effet, dans des sociétés rudimentaires où il n’y avait que des coutumes. Mais que les sociétés, en se développant, aient entraîné la religion dans la seconde direction, c’est ce que l’on comprendra sans peine si l’on se reporte à ce que nous venons d’exposer. On s’en fût convaincu tout de suite, en considérant que les sociétés humaines, à l’extrémité d’une des grandes lignes de l’évolution biologique, font pendant aux sociétés animales les plus parfaites, situées à l’extrémité de l’autre grande ligne, et que la fonction fabulatrice, sans être un instinct, joue dans les sociétés humaines un rôle symétrique de celui de l’instinct dans ces sociétés animales.

Notre seconde remarque, dont nous pourrions nous dispenser après ce que nous avons tant de fois répété, concerne le sens que nous donnons à l’« intention de la nature », une expression dont nous avons usé en parlant de la « religion naturelle ». À vrai dire, il s’agissait moins de cette religion elle-même que de l’effet obtenu par elle. Il y a un élan de vie qui traverse la matière et qui en tire ce qu’il peut, quitte à se scinder en route. À l’extrémité des deux principales lignes d’évolution ainsi tracées se trouvent l’intelligence et l’instinct. Justement parce que l’intelligence est une réussite, comme d’ailleurs l’instinct, elle ne peut pas être posée sans que l’accompagne une tendance à écarter ce qui l’empêcherait de produire son plein effet. Cette tendance forme avec elle, comme avec tout ce que l’intelligence présuppose, un bloc indivisé, qui se divise au regard de notre faculté — toute relative à notre intelligence elle-même — de percevoir et d’analyser. Revenons encore une fois sur ce qui a été dit de l’œil et de la vision. Il y a l’acte de voir, qui est simple, et il y a une infinité d’éléments, et d’actions réciproques de ces éléments les uns sur les autres, avec lesquels l’anatomiste et le physiologiste reconstituent l’acte simple. Éléments et actions expriment analytiquement et pour ainsi dire négativement, étant des résistances opposées à des résistances, l’acte indivisible, seul positif, que la nature a effectivement obtenu. Ainsi les inquiétudes de l’homme jeté sur la terre, et les tentations que l’individu peut avoir de se préférer lui-même à la communauté, — inquiétudes et tentations qui sont le propre d’un être intelligent, — se prêteraient à une énumération sans fin. Indéfinies en nombre, aussi, sont les formes de la superstition, ou plutôt de la religion statique, qui résistent à ces résistances. Mais cette complication s’évanouit si l’on replace l’homme dans l’ensemble de la nature, si l’on considère que l’intelligence serait un obstacle à la sérénité qu’on trouve partout ailleurs, et que l’obstacle doit être surmonté, l’équilibre rétabli. Envisagé de ce point de vue, qui est celui de la genèse et non plus de l’analyse, tout ce que l’intelligence appliquée à la vie comportait d’agitation et de défaillance, avec tout ce que les religions y apportèrent d’apaisement, devient une chose simple. Perturbation et fabulation se compensent et s’annulent. À un dieu, qui regarderait d’en haut, le tout paraîtrait indivisible, comme la confiance des fleurs qui s’ouvrent au printemps.



  1. Année sociologique, volume II, pages 29 et suivantes.
  2. Il va sans dire que l’immutabilité n’est pas absolue, mais essentielle. Elle existe en principe, mais elle admet des variations sur le thème une fois posé.
  3. Voir L’Évolution créatrice, principalement les deux premiers chapitres.
  4. Il va sans dire que l’image n’est hallucinatoire que sous la forme qu’elle prend pour le primitif. Sur la question générale de la survie nous nous sommes expliqués dans des travaux antérieurs ; nous y reviendrons dans celui-ci. Voir le chap. III pp. 279 et suiv., et le chap. IV, pp 337-338.
  5. La Mentalité primitive , Paris, 1922, pp. 17-18.
  6. Ibid., p. 24.
  7. Voir en particulier La Mentalité primitive, p. 28, 36, 45, etc. Cf. Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, p. 73.
  8. Nous avons développé cette conception du hasard dans un cours professé au Collège de France en 1898, à propos du Peri heimarmenès d’Alexandre d’Aphrodisiaque.
  9. La Mentalité primitive, p. 38
  10. William James, Memories and Studies, p. 209-214. Cité par H. M. Kallen dans Why religion, New York, 1927.
  11. « Animus and intent were never more présent in any human action. »
  12. Voir à ce sujet, Westermarck, History of human marriage, London, 1901, pages 290 et suivantes.
  13. L’idée que le clan descend de l’animal-totem — idée sur laquelle M. Van Gennep insiste dans son intéressant ouvrage sur L’État actuel du problème totémique (Paris, 1920) — a très bien pu se greffer sur la représentation que nous indiquons.