Les Deux Sœurs. Le Cœur et le Métier
Plon-Nourrit (p. 198-202).

Quand, une heure plus tard, le médecin revint aux nouvelles rue Spontini, il aperçut, en entrant dans le petit salon, Agathe et Madeleine assises à côté l’une de l’autre. La cadette avait appuyé sa tête sur l’épaule de l’aînée qui lui caressait les cheveux doucement, avec une tendresse où le mari jaloux vit une dernière preuve qu’il avait été en proie à de folles chimères.

– « Hé bien ? » demanda-t-il vivement.

– « Hé bien, » dit Mme de Méris avec un regard qui l’adjurait de ne pas pousser plus avant son interrogation, « Madeleine n’a pas réussi… Il paraît que je m’étais trompée et que M. Brissonnet ne m’aime pas. Il a été loyal. Il a reconnu son imprudence, et il s’est excusé. Il va reprendre du service aux colonies et quitter la France… Ce que je vous demande, François, c’est de ne plus jamais prononcer ce nom devant moi… J’aurai de la force, » ajouta-t-elle en embrassant sa cadette avec passion, « oui, j’en aurai… J’ai retrouvé ma sœur… »

– « C’est moi qui ai retrouvé la mienne, » répondit Madeleine, d’une voix si basse que Liébaut ne l’entendit pas. Il les aurait entendus, d’ailleurs, ces mots si simples, qu’il n’en aurait pas compris le sens, ni le miracle de tendresse que l’héroïsme de la plus jeune venait d’accomplir dans le cœur de l’aînée. Les deux femmes avaient en effet perdu, et pour toujours, l’homme qu’elles aimaient toutes les deux. Mais ce commun regret allait, grâce au sacrifice volontaire et à la délicatesse de la pure Madeleine, les réunir au lieu de les séparer. Ni l’une ni ‘autre ne mentait. L’une et l’autre avait réellement retrouvé sa sœur – reprise touchante d’intimité qui n’a pourtant pas désarmé les commentaires du monde ! Comme avait dit Madeleine, ce monde n’est pas si aveugle, mais il a ses bonnes raisons pour ne supposer l’héroïsme et la délicatesse qu’en dernier ressort, et quand il ne peut plus trouver d’explication mesquine, et par conséquent probable, aux mystères qu’il a su deviner. Le subit départ du commandant Brissonnet a donc été dûment discuté dans toute la petite société qui évolue autour des deux sœurs, et deux versions sont en train de prévaloir. La première est celle de Mme Éthorel qui a débité, sous le sceau du secret, cette confidence à vingt intimes :

– « Imaginez-vous la gaffe que j’ai faite !… C’est moi qui suis allée raconter à Mme Liébaut que Brissonnet compromettait Mme de Méris. Les deux sœurs aimaient le même homme !… Oh ! je ne crois pas qu’il se soit jamais rien passé. D’ailleurs, je n’y étais pas… Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles ont dû avoir une terrible explication. Il a quitté Paris quarante-huit heures après que j’avais été servir ce ragot à Madeleine. Où avais-je la tête ?… Elles en ont fait toutes deux une maladie. Elles ne se quittent plus maintenant, pour empêcher les potins… C’est un peu cousu de fil blanc, ces finesses-là !… »

L’autre légende est celle que propage Favelles, en clignant de la manière la plus scélérate son vieil œil presbyte, tout bordé de rouge.

– « Les jeunes gens d’aujourd’hui n’ont vraiment pas d’estomac… Ce Brissonnet, je le présente à deux sœurs, deux femmes charmantes. Il leur fait la cour à toutes deux, en se cachant de l’une et de l’autre. Elles découvrent le pot aux roses, et voilà mon gaillard qui se sauve au Tonkin, comme s’il avait commis un crime. De mon temps, monsieur, quand on avait deux femmes dans sa vie et qu’elles l’apprenaient, on les gardait, monsieur, fût-ce deux sœurs. On leur ordonnait de rester bonnes amies, et elles obéissaient ! Je parierais vingt-cinq louis que ce nigaud-là n’a même pas été du dernier bien avec les deux !… »

* * * * *

Que ces « mots de la fin » de son roman seraient amers à Louis Brissonnet s’ils arrivaient jusqu’à lui ! Mais les soupçonnera-t-il jamais et reviendra-t-il des lointaines contrées où il s’est exilé, pour ne plus revoir ces profonds, ces beaux yeux de femme derrière lesquels il avait deviné une âme digne de la sienne, – une âme tendre et courageuse, passionnément aimante et passionnément fière ? Le souvenir de la terrible scène qui l’a pour toujours séparé de Madeleine ne lui permet plus de croire à cette âme et à ces yeux. Il est arrivé à la conclusion que les deux sœurs se sont jouées de sa naïveté afin de l’attirer dans un vulgaire piège conjugal. Et cependant, quand il évoque, sous le ciel de l’Extrême-Orient, l’image de cette adorable amoureuse qui, n’a voulu être qu’une sacrifiée, un instinct s’éveille en lui, plus fort que l’évidence. Il devine un mystère, lui aussi, et, comme il n’est pas du monde, il entrevoit la vérité. Faut-il lui souhaiter de la connaître jamais tout entière ? Oui, maintenant qu’il s’est repris à aimer de nouveau son métier de soldat de toute l’ardeur de son sentiment déçu. Tous les martyres ont droit à leur récompense. Celui de Madeleine serait payé si jamais Brissonnet accomplissait de nouveau de très hautes actions, au service de la France, avec l’idée que la joie de sa gloire est la seule volupté dont ce grand cœur de la femme qui l’aime, se permettra jamais la douceur.

Paris, septembre-décembre 1904