Les Deux Sœurs. Le Cœur et le Métier
Plon-Nourrit (p. 69-88).


Madeleine Liébaut ne s’était pas trompée : celui dont elle rêvait romanesquement de faire son beau-frère avait été frappé d’une impression très forte par la grâce exquise du visage d’Agathe apparu à la fenêtre du compartiment. Mais elle n’avait pas deviné que le travail qu’elle souhaitait d’accomplir s’était accompli déjà, en partie du moins, en sens inverse ; il avait suffi que l’officier la vît, elle, traverser la salle à manger, le premier soir, et ensuite qu’il causât avec elle, dans le vaste parc rempli du chant et du vol d’innombrables oiseaux. L’extraordinaire ressemblance des deux sœurs entre elles avait aussitôt dérivé sur la cadette l’admiration éveillée par le coup de foudre de la beauté de l’aînée. C’était bien Mme de Méris qu’il avait remarquée à la gare, et il l’avait aussitôt retrouvée dans l’autre, si bien qu’il en avait oublié la première, aperçue l’éclair d’un instant. Oublié ? Non, il les avait confondues. Aurait-il pu d’ailleurs distinguer l’absente de la présente, celle qu’il avait vue se pencher souriant hors du wagon, et la présente, celle qui allait et venait à côté de lui dans ce cadre de verdures, de montagnes et d’eaux qui cerne Ragatz ? De cette vallée fraîche et sauvage, Madeleine fut tout de suite pour Brissonnet la vivante fée. L’image de cette fine créature aux yeux profonds et spirituels, aux traits délicats, aux gestes menus, et que l’on devinait si frémissante sous sa grâce contenue, devait s’associer dans sa pensée désormais et pour toujours à ces pentes ombragées de sapins et de mélèzes, à ces ponts de troncs d’arbres jetés sur les torrents, à ces gorges dont les roches sauvages surplombent des eaux bouillonnantes et racontent la fureur d’antiques cataclysmes, à ces prairies fauchées de la veille et parfumées de l’arôme des foins, au joli paradoxe de ce village d’eaux, de cette oasis d’élégance abritée dans cette vallée perdue. Pour lui aussi ces huit jours de rencontres quotidiennes allaient être une oasis – la première où il lui eût donné de s’arrêter et de se reposer dans le charme que répand autour d’elle, rien qu’en existant, une femme secrètement et silencieusement aimée.

Le petit drame sentimental dont le premier acte se déroula durant cette semaine – sans événements comme tant de tragédies de cœur à leur début, – serait inintelligible, si l’on n’indiquait pas dès maintenant dans quelles dispositions d’âme l’officier d’Afrique se trouvait alors. Elles expliqueront la soudaineté d’une passion qui risquera de paraître un peu bien rapide. Pourtant, l’expérience le prouve trop : les invasions les plus puissantes de l’amour sont le plus souvent les plus subites. Grandi – Favelles avait dit vrai – dans des conditions très humbles, Brissonnet avait jusqu’à sa vingt-quatrième année travaillé avec une ardeur si âpre pour suppléer aux lacunes de son instruction et sortir de Saint-Maixent dans les premiers rangs, qu’il n’avait littéralement pas eu le loisir de sentir son cœur. Ses curiosités féminines s’étaient bornées à de banales aventures sans poésie et sans lendemain. Et tout de suite, ç’avait été l’Afrique, non pas celle des séjours dans les cabarets de la côte, parmi les verres d’absinthe, les parties de cartes et les créatures, mais celle des marches forcées, des luttes sans répit contre le climat, contre les bêtes féroces, contre les hommes, enfin la préparation et l’exécution, sous Marchand, de cette étonnante traversée de tout le monde noir. Au retour, il avait retrouvé les difficultés de carrière, résultat de la malveillance des pouvoirs publics à l’égard des membres de la mission. Des chagrins de famille s’y étaient mêlés, puis une crise de santé, mais surtout il avait connu ce vague état de misanthropie farouche qui se développe si aisément chez les gens de guerre soudain réduits au repos. Ces diverse circonstances combinées n’avaient pas permis à l’explorateur d’autres émotions que celles de l’ambition déçue. Il y avait donc en lui une immense et secrète réserve de tendresses demeurées intactes, une force de passion latente, si l’on peut dire. Cet aspect de héros de roman que Madeleine avait signalé à sa sœur, sur un ton mi-sérieux, mi-railleur, ne mentait pas. Toute la douleur subie dans l’action, depuis ces quelques années, avait avivé et comme mis à vif la sensibilité du soldat au lieu de l’endurcir. C’est l’histoire ordinaire des hommes d’entreprise et de danger : à trop subir et de trop dures choses, s’ils ne perdent pas toute faculté d’aimer, ils deviennent presque morbidement émotifs. Cette anomalie apparente n’est que logique : les âmes très fortes vont naturellement à l’extrême de leurs qualités et de leurs défauts. Sont-elles nées avec des tendances à l’égoïsme ? Elles ont bientôt fait de les outrer, d’abolir en elles tous les éléments qui s’opposeraient au développement implacable de leur personnalité. Ont-elles reçu, au contraire, avec la vie, cet instinct de dévouement, cet appétit des impressions tendres qui est comme un sens à part, – aussi inintelligible à ceux qui ne le possèdent pas que peut l’être la lumière à un aveugle ou le son de la voix à un sourd ? – la destinée peut les jeter dans les chemins les plus contraires à leurs dispositions primitives, il suffit d’un incident, et le Roméo qui a trop souvent passé l’âge d’être aimé, un Don Quichotte dont la Dulcinée n’a pas attendu son chevalier. Le premier cas n’était pas celui du commandant Brissonnet. Les terribles fatigues de ses campagnes d’Afrique ne lui avaient pas plus enlevé la jeunesse du visage que celle du cœur. L ‘autre cas n’était pas celui de Mme Liébaut. La sœur d’Agathe réalisait si bien en elle, malgré le bourgeoisisme de sa naissance et de son mariage, le type accompli de grâce et de noblesse qu’un dévot des cours d’amour eût rêvé pour sa Dame ! Il était impossible d’imaginer un ensemble de conditions mieux agencées pour porter aussitôt deux êtres au plus haut degré de séduction réciproque. Il y avait de quoi faire trembler, pour elle et pour lui, quelqu’un qui n’eût pas été un vieux Parisien ironiste comme Favelles. Mais l’ancien viveur, que le hasard rendait témoin de ce début de passion, n ‘était pas de ceux qui prennent au tragique des aventures de cette sorte. Cette idylle ne devait être pour lui qu’une comédie, où la note gaie était donnée par les enfantillages de ce héros, mêlé des années durant aux plus violentes sensations de la chasse et de la guerre. Et maintenant son pouls, que l’approche de la plus redoutable mort avait laissé si souvent calme, allait battre de fièvre à la seule idée que ce soir, que demain il reverrait la silhouette de cette femme, inconnue de lui si peu de temps auparavant ! Oui, pendant toute cette fin du séjour de Mme Liébaut, les énergies de Brissonnet allaient se dépenser à prendre des résolutions de cette importance : sortirait-il à l’heure où il savait qu’elle sortait ? Irait-il, après le déjeuner, sous la vérandah de l’hôtel où il était possible qu’il la rencontrât avec le baron Favelles ? Passerait-il près de sa villa avec la chance d’y parler à la petite Charlotte ? Chacun de ces riens allait représenter pour ce brave de véritables drames de timidité !

C’était cette timidité, si absolument, si naïvement sincère, qui lui avait, le premier soir, rendu impossible de supporter la présentation à Madeleine, après le petit incident de la gare. Cette même timidité l’avait fait s’échapper presque sauvagement, au cours du premier entretien qui avait suivi la rencontre du lendemain. Il ne s’était pas mépris en imaginant qu’elle l’étoufferait de nouveau à la prochaine occasion, en dépit de la grâce d’accueil déployée par elle dans cette seconde rencontre de la petite rivière, si inattendue pour lui. Ne s’était-il pas laissé aller à y raconter ses exploits de chasse, comme une émule de l’illustre Tartarin, lui le plus muet des hommes, à l’ordinaire, sur ses propres faits et gestes ? Il n’allait pas être plus hardi à la troisième rencontre. Vingt-quatre heures s’étaient passées de nouveau, durant lesquelles il s’était demandé s’il aurait ou non la chance de revoir la jeune femme, d’abord le matin, – et il avait erré dans tout le parc sans que la silhouette, passionnément contemplée la veille, apparût sous les arceaux taillés des grands arbres, – puis l’après-midi, et il s’était approché de la vérandah. – Après le déjeuner Mme Liébaut lui était apparue, comme il le prévoyait, assise auprès du baron Favelles, et occupée de la plus prosaïque manière dans ce prosaïque décor d’une terrasse d’hôtel de saison. Elle buvait tout simplement une tasse de café, tandis que son vieux cavalier servant dégustait un petit verre de fine champagne en tirant des bouffées de son éternel cigare, en dépit des prescriptions du docteur. Eux aussi, le Vieux Beau et la jeune femme, avaient aperçu l’amoureux qui, brusquement, fit volte-face et s’enfonça dans les allées, non sans que l’ancien fonctionnaire ne soulignât cette soudaine et déconcertante disparition, d’une phrase :

– « Décidément notre tueur de lions est moins apprivoisé que je n’aurais cru, d’après ses façons d’hier… Il vous a vue, et regardez-le se sauver… »

– « Pourquoi croyez-vous qu’il nous a vus ? » demanda Madeleine en rectifiant.

– « Vous ! » répondit Favelles. « Je répète : vous… Raisonnons. Il n’a pu venir de ce côté qu’avec l’idée de me retrouver ; il sait mes habitudes. S’il n’a pas poussé jusqu’ici, c’est qu’il a eu un motif. Lequel ? Votre présence, ma chère amie. Vous l’embarrassez… Songez qu’il a été habitué, des années durant, à ne parler qu’à des dames noires – coloured ladies, comme on dit en Amérique. Ces beaux cheveux blonds et ce joli teint rose le changent un peu trop… »

– « Un madrigal… » fit la jeune femme en menaçant Favelles de son doigt levé. « Notre pacte tient toujours. Vous devez une discrétion… » Puis, moqueuse, peut-être pour ne pas laisser deviner le secret plaisir que lui causait le subit retour du promeneur, ramené de leur côté par une autre volte-face. « Raisonnons, soit.

Mais vous vous en acquittez bien mal, mon pauvre baron. M. Brissonnet a si peu peur de moi qu’il revient sur ses pas. Cette fois, il nous a vus, et se dirige-t-il vers nous, oui ou non ? »

Favelles assura son monocle d’écaille dans son arcade sourcilière, afin de constater l’approche du jeune homme, et aussi d’étudier l’attitude de la jeune femme. Si avisé qu’il fût, il ne discerna pas la nuance du sentiment qu’elle éprouvait. Il dit tout haut, en hochant sa vieille tête de jugeur d’amour, un énigmatique : « Quel enfant !… » Cette évidente gaucherie de son protégé paraissait souverainement maladroite à son expérience, et c’était de nouveau la plus adroite des tactiques, comme aussi la plus inconsciente. Madeleine était mariée. Elle était mère. De chacun de ses mouvements émanait une atmosphère de pureté. L’officier ne la connaissait que depuis trois jours, et, déjà, il se fût méprisé de seulement supposer qu’elle pût jamais cesser d’être une honnête femme, tant il avait compris que cette bonté et cette grâce étaient toutes mêlées de vertu, que cette finesse de façons accompagnait une irréprochable délicatesse de conscience. Mais être sûr que l’on ne sera jamais aimé, est-ce une raison pour ne pas aimer ? Si quelque chose peut toucher le cœur d’une femme fidèle à ses devoirs, n’est-ce pas cette passion dans le respect, cette hésitation de l’amoureux sans audace qui veut plaire, qui ne le veut pas, qui avance, qui recule ? Ce trouble, qu’il n’a pas la force de cacher, désarme chez celle qui l’inspire l’instinct de défense, aussitôt éveillé devant le désir avoué. Si cette honnête femme porte elle-même, dans un intime repli de son être, une place tendre sur laquelle l’amoureux timide a fait une impression, elle se donne alors des raisons pour n’être pas trop sévère à cet intérêt qu’elle provoque, au lieu de s’en donner pour s’en défendre. Elle se dit qu’elle n’a rien à redouter. Elle peut même, par un de ces sophismes que les plus sévères fiertés se permettent, se dire que cet intérêt est seulement une admiration trop émue, un commencement exalté d’amitié. D’ailleurs n’entrait-il pas dans le programme imaginé par Madeleine que Brissonnet fût un peu amoureux d’elle, – juste assez pour qu’ensuite, lorsqu’il reverrait sa sœur, et grâce à l’attrait d’une ressemblance surprenante jusqu’à l’identité, cette fantaisie se tournât en un sentiment sérieux pour celle qu’il pouvait épouser ? Ne sera-ce pas de quoi justifier au regard des plus austères moralistes, le sourire avec lequel elle répondit de nouveau au commandant, quand il eut enfin osé la saluer, – sourire si charmant que le jeune homme, après s’être promis à lui-même de s’éclipser aussitôt, par crainte d’être indiscret, accepta au contraire l’offre du baron Favelles et s’assit à leur table ? Celui-ci, continuant son rôle de cornac avec d’autant plus de verve qu’il en constatait le succès, aiguillait la conversation dans le même sens que la veille :

– « Hé bien ? » disait-il à Brissonnet en lui montrant d’un geste le tableautin délicieux que formait l’angle du parc, terminé en un jardin planté de roses, avec l’horizon des montagnes là-bas, bleuâtres et profilées à travers les arbres : « Vous ne regrettez pas l’Afrique aujourd’hui ?… Ragatz vous réussit. Vous n’avez plus l’air fatal que je vous ai tant reproché à Paris, quand nous nous sommes vus après votre communication au Comité. Vous vous souvenez ?… Maintenant, j’avoue qu’il y avait de quoi. On deviendrait morose à moins… Vous ne vous figurez pas, madame, » ajouta-t-il en s’adressant à Madeleine, « à quelles persécutions le colonel Marchand et ses compagnons ont été en butte de la part de nos affreux politiciens… » Et il allait entamer un récit que l’officier interrompit :

– « N’ennuyez pas Mme Liébaut de ces misères, monsieur le baron. Si je vous les ai dites, à l’époque, c’était pour éclairer ces messieurs du Comité. Quant à moi, je n’y ai jamais vu qu’une des épreuves naturelles de mon métier de soldat. Si ce métier ne consistait qu’à se faire tuer, il serait à la portée de tous. S’il ne consistait qu’à conquérir des territoires nouveaux et à défendre les anciens, il serait si tentant qu’aucun cœur un peu généreux n’en voudrait d’autre. Il a des exigences plus sévères, plus âpres, et dont on ne comprend la poésie qu’à l’user, si l’on peut dire. Elle réside dans la pratique quotidienne et systématique du sacrifice. Un sacrifié volontaire, le soldat doit être cela, ou il n’est rien Quand le sacrifice a pour théâtre le champ de bataille d’Austerlitz ou de Waterloo, c’est une chance. Quand le sacrifice exige que nous allions, déguisés, en terre ennemie, pour faire de l’espionnage et risquer notre vie obscurément, j’allais dire ignoblement, c’est une grande épreuve. Quel est le soldat qui hésite pourtant ? C’est un sacrifice encore que de subir l’injustice d’un ministre et de rester dans l’armée… Je ne juge personne, mais, pour ma part, chaque fois que l’on m’en a trop fait et que j’ai eu la tentation de reprendre ma liberté, j’ai entendu la voix intérieure me rappeler que j’étais soldat pour me dévouer… Un médecin qui a eu à se plaindre d’un malade, qui a été calomnié par lui, refusera-t-il de le soigner s’il sait le malade en danger ?… »

Il s’était retourné vers Mme Liébaut pour prononcer ces dernières paroles. Elles évoquèrent de nouveau devant la jeune femme l’image de son mari occupé à sa besogne de docteur à ce moment même, et sans doute penché sur la poitrine de quelque patient. Que de fois elle avait entendu le médecin professer, lui aussi, cette doctrine professionnelle de l’immolation et presque dans les mêmes termes ! Les confidences de ce praticien de grand cœur l’avaient préparé à comprendre l’officier d’Afrique autant que cinquante années de frivolité parisienne en éloignaient Favelles. Aussi bien l’officier n’avait parlé que pour elle. Elle s’en rendit compte au regard qu’il lui lança, quand le Beau de 186o, haussant ses épaules, repartit avec la plus comique moue de sa bouche expressive :

– « Tout cela est bel et bon. N’empêche que c’est affreux de voir les uniformes embêtés par les redingotes, et que je remercie le bon Dieu chaque jour d’avoir été un grand garçon le 3 décembre 1851. Ce n’est pas gai de vieillir, mais je me suis réveillé joliment content ce matin-là !… Vous autres, vous êtes aussi braves au feu que vos aînés, mais vous vous embarrassez d’un tas d’idées mystiques dont on n’a pas besoin pour charger l’ennemi, donner de beaux coups de sabre, et parader dans un bel uniforme. … C’était la seule philosophie pour l’officier de mon temps. Hé ! Hé ! elle n’était pas si mauvaise.

– « Ces officiers ne servaient pas dans une armée vaincue et humiliée, » répondit Brissonnet. Ce court dialogue entre ces deux représentants de deux générations, celle d’avant la guerre de 70 et celle d’aujourd’hui, sur qui pèsent, avec le souvenir du désastre non vengé, de plus récentes et si dures épreuves, acheva d’émouvoir Madeleine à une profondeur singulière. Ce trouble excessif dénonçait déjà les orages futurs dont cette conversation et d’autres semblables allaient être le prélude. Madeleine s’en doutait si peu qu’une fois rentrée dans la solitude de sa villa, et quand elle se retrouva devant sa petite table à écrire où l’attendait le papier préparé pour la lettre quotidienne à son mari, elle n’eut pas une seconde l’idée de taire un détail de ce nouvel entretien. Sa plume courait sur le papier, rapportant, une par une, les moindres paroles de Brissonnet. Son innocence était si entière qu’elle insista sur le charme qu’auraient les rapports du médecin et de l’officier, s’ils devenaient un jour beaux-frères, étant donnée cette similitude dans leurs manières de penser. Elle annonçait encore dans cette lettre que Favelles les avait priés, elle et sa petite fille, à une longue partie de voiture pour le surlendemain, et qu’elle avait accepté. Le commandant devait en être. Le but était le défilé de Luziensteig, sur la frontière de la Suisse et de l’Autriche. On reviendrait par le Rhin et Maienfeld. Madeleine ne se doutait guère en traçant les lettres du nom de ce petit village qu’il servirait de théâtre à une scène toute voisine d’être tragique. Le hasard qui, par moments, se prête à nos imprudents projets avec une complaisance où l’on a peine à ne pas discerner une fatalité, allait avancer tout d’un coup l’intimité entre elle et Louis Brissonnet, de manière à suppléer à ce qu’il eût fallu de temps pour que leurs relations fussent ce qu’elle avait désiré. Cet épisode devait équivaloir à des mois de connaissance !

Quiconque a suivi ces chemins des environs de Ragatz par une belle journée du mois d’août comprendra quelle place la mémoire de ces paysages traversés ainsi aurait prise dans l’imagination d’une créature romanesque et déjà troublée à son insu, même si la promenade s’était achevée sans incidents. Toujours elle eût revu, dans un coin obscur de sa rêverie, le profil méditatif de l’officier d’Afrique détaché sur cet admirable horizon. Il était assis sur la banquette de devant dans le landau. Il regardait tour à tour ces aspects variés d’une nature sublime, et, quand il se croyait sûr de n’être pas remarqué, ce visage de femme. Elle était inconnue de lui la semaine précédente, – et elle venait de prendre toute sa vie ! Il se taisait. Madeleine, elle, comme épanouie au charme de ces heures, de ce ciel si doux, de cet air si pur, de ces bois si frais, causait beaucoup, tantôt avec sa fille toute rose et gaie, tantôt avec Favelles. Le Vieux Beau, qui avait envoyé d’avance un domestique, – un valet de chambre stylé par lui quinze ans durant ! – préparer un goûter dans une des auberges de la route, jouissait de cette promenade avec une naïveté de collégien en vacances. N’en était-il pas l’organisateur ? Son contentement se manifestait par une prodigalité de souvenirs. On sait que telle était sa manie. Et les anecdotes succédaient aux anecdotes.

Il contait les originales fantaisies des grands élégants de sa jeunesse : les duels de ce fou de Machault qui, un jour, s’était battu avec un de ses camarades de club, sur deux billards réunis, pour qu’il fût impossible de rompre. Il disait le noctambulisme du plus Parisien des Russes, à l’époque de la Belle-Hélène, Serge Werekiew, qui se levait à l’heure du dîner, arrivait vers dix heures chez Bignon ; là il se faisait apporter une soupière d’argent où il lavait lui-même ses couverts, mangeait un énorme repas, le seul des vingt-quatre heures, puis il montait au Jockey, où il jouait au whist jusqu’au matin. Il rappelait… Mais à quoi bon remémorer des anecdotes dont le piquant était, débitées ainsi, par le falot personnage, de contraster fantastiquement avec ce cadre de montagnes et de forêts ? Elles avaient encore, pour Madeleine et Brissonnet, ce charme d’être si étrangères à leurs secrètes impressions. Rien dans ces récits ne pouvait toucher aux susceptibilités déjà trop vives de la passion naissante du jeune homme, rien réveiller les prudences endormies de la jeune femme. Cet ensemble de circonstances avait donc rendu cette excursion parfaitement heureuse pour les quatre personnes que le landau voiturait le long de ces pentes douces ; quand, à une demi-heure peut-être du retour, se produisit l’épisode auquel il a été fait allusion. Ce fut simple, rapide et terrible, comme il arrive quand éclate un de ces accidents, toujours possibles et jamais prévus, qui nous menacent tous à toute minute dans les moindres actions de notre vie ; et nous en demeurons aussi effarés que si nous n’avions jamais compris, suivant un mot bien philosophique dans sa fantaisie, « combien il est dangereux d’être homme »

La voiture devait, je l’ai déjà dit, pour gagner le Rhin, puis Ragatz, traverser la paisible petite ville grisonne de Maienfeld avec ses larges maisons aux toits joliment creusés, ses jardins en terrasses, la luxuriance de ses vergers. Le baron Favelles connaissait là un magasin d’antiquités devant lequel il fit arrêter le landau. Mme Liébaut consentit à descendre, sur l’instante prière du vaniteux, qui brûlait de compléter ses triomphes de l’après-midi en étalant ses connaissances de bric-à-brac. Brissonnet suivit. La petite fille qui avait marché, durant les montées, à plusieurs reprises, pour cueillir dans les bois une gerbe de fleurs, demanda qu’on lui permît de demeurer dans la voiture. Le cocher dit qu’il ferait aller et venir les chevaux dans la grande rue du village, à cause des mouches et pour qu’ils ne s’énervassent point. Les trois visiteurs étaient depuis cinq minutes peut-être dans la boutique à examiner les quelques objets plus ou moins truqués qui justifiaient l’audacieuse inscription de la devanture : À l’Art Helvétique… Tout d’un coup des cris perçants venus du dehors les contraignirent de relever la tête. Avec cette rapidité du geste qui décèle l’habitude de l’action, Brissonnet avait marché jusqu’au seuil. Mme Liébaut et Favelles le virent, avec une surprise qui se changea bien vite en épouvante, s’élancer au dehors. Ils regardèrent eux-mêmes sur la place et ils aperçurent une automobile qui s’enfuyait à toute vapeur d’un côté, et, de l’autre, arrivant à fond de train, du haut de la rue, le landau où était la petite fille. Le cocher, littéralement couché en arrière sur son siège, tirait avec un effort désespéré sur les guides. Il essayait en vain de retenir les deux chevaux que le passage de l’automobile tout près d’eux avait affolés et qui s’étaient cabrés d’abord, puis emportés. Ils enlevaient la voiture sur les pavés dans ce galop effréné. La petite Charlotte se tenait sur les coussins, paralysée d’épouvante. Mais déjà un homme s’était jeté devant l’attelage. Accroché d’une main au mors du cheval de droite, il se laissait traîner sans lâcher prise, déchirant la bouche de la bête d’un tel effort que celle-ci se prit à se débattre au lieu de continuer ce galop fou. L’autre cheval, sous l’à-coup de ce brusque arrêt de l’élan, avait glissé à terre. Il se roulait dans ses traits et donnait des coups de pied furieux à tout défoncer. Qu’importait ! la voiture était arrêtée et la petite fille sauvée. Quelques minutes plus tard, le héros de ce sauvetage, qui n’était autre que le commandant Brissonnet, était ramassé entre les deux bêtes, ayant reçu un de ces coups de pied qui lui avait brisé le bras. Son visage était en sang. Un des boucleteaux des harnais lui avait déchiré le front. Et la mère de celle dont il avait préservé la vie au péril de la sienne était là, anxieuse, remerciant Dieu dans son cœur que son enfant eût été arrachée à une mort presque certaine, et le suppliant qu’il ne laissât pas mourir non plus cet homme à qui elle rêvait de donner un jour le nom de frère. – Cette anxiété, l’ardeur de cette prière, sa joie, quand le médecin du village, appelé à la hâte, eut diagnostiqué une simple fracture et quelques contusions, tout aurait dû achever de l’avertir qu’un sentiment bien différent de celui d’une future belle-sœur s’agitait en elle. Elle aurait dû lire du moins la vérité du sentiment qu’elle inspirait déjà dans le regard par lequel Brissonnet l’accueillit lorsque, revenu à lui, dans la pharmacie où on l’avait transporté, il la vit penchée sur cette couchette improvisée. Ne pouvant rien lui exprimer de l’émotion qui le poignait, il souleva son bras valide et caressa les cheveux de la petite fille, debout, elle aussi, auprès de son sauveur. Celle-ci eut un élan d’effusion et l’embrassa sans prendre garde au sang dont il était inondé :

– « Vous allez tacher votre robe, mademoiselle, » dit l’officier sur un ton de plaisanterie douce : « Votre maman vous grondera… »

– « En attendant… » dit Favelles, « il faut penser à vous ramener à Ragatz, afin que l’on vous remette votre bras comme il faut. Vous vous en servez trop bien pour qu’on ne tienne pas à vous le garder intact… Mais vous-même, madame Liébaut, qu’avez-vous ?… »

Madeleine venait, en effet, de pâlir et de s’appuyer au mur. Elle dit : « Ce n’est rien ; c’est la réaction de la terreur… » Et comme elle s’était assise et que l’enfant s’était maintenant approchée d’elle, un geste qu’elle fit lui mit aux doigts un peu de ce sang de Brissonnet dont les vêtements de la petite fille étaient tachés, et l’officier, qui vit cela, dut baisser ses paupières, comme s’il ne pouvait pas supporter ce symbole vivant de son amour…