Les Deux Rives de la Plata



LES DEUX RIVES
DE LA PLATA.

Montevideo. — Buenos-Ayres. — Rivera. — Rosas.

Après un séjour de quelques mois seulement, tant à Buenos-Ayres qu’à Montevideo, un voyageur qui ne fait pas profession d’écrire, et que la curiosité seule a porté dans ces contrées lointaines, ne peut avoir la prétention de tracer un tableau fidèle et complet de leur état politique et social. Sans parler même de l’insuffisance de l’observateur, trop d’obstacles s’opposent, sur la rive gauche de la Plata comme sur la rive droite, à la connaissance de la vérité, pour que tout homme de bon sens ne doive pas se défier extrêmement de ce qu’il lit, de ce qu’il entend dire et de ce qu’il voit ou croit voir, tant à l’égard des personnes qu’à l’égard des choses. Aussi, convaincu qu’il faut pénétrer fort avant dans le sein d’une société et résider très longtemps parmi elle, pour espérer la bien connaître et pour acquérir le droit de la juger, nous nous bornerons modestement à enregistrer ici quelques souvenirs personnels, et à reproduire quelques impressions de bonne foi, qui seront au moins complètement exemptes de tout esprit de parti, et de toute idée formée à l’avance sur les deux villes dont nous avons à parler. Nous déclarons en outre, ce qui est plus important, que nous n’avons nullement l’intention de rentrer dans l’examen de la question de la Plata, considérée au point de vue politique, et que nous n’en dirons rien ou presque rien. Ce n’est pas assurément que tout ait été dit sur la question de la Plata, et qu’il ne reste pas un grand nombre de faits intéressans à révéler, un grand nombre d’erreurs à rectifier, de mensonges à combattre, d’omissions à réparer. Il est très rare que tout soit dit sur les questions contemporaines. Mais, sans rechercher le pourquoi, on conviendra qu’un pareil examen ne répondrait à aucun besoin de l’esprit public en ce moment. Nous croyons donc devoir nous en abstenir. Néanmoins, comme nous ne voulons pas laisser le moindre doute sur notre opinion, nous dirons en peu de mots que nous tenons la question de la Plata pour bien et dûment terminée. Grace à la sagesse et à l’habileté de M. l’amiral de Mackau, la France a pu honorablement rétablir avec Buenos-Ayres des relations pacifiques et régulières, sans compromettre sa position ni son commerce à Montevideo, et en obtenant le seul résultat qu’elle ait voulu atteindre dès l’origine du différend, c’est-à-dire unr satisfaction pour le passé dans l’indemnité, une garantie suffisante pour l’avenir dans le traitement de la nation la plus favorisée. Toute la convention du 29 octobre est dans ces deux stipulations, qui ont mis fin à un état de choses de plus en plus embarrassant, qui ont rendu à la France la libre disposition de forces considérables, au moment où elle en avait le plus besoin, et qui ont dégagé ses intérêts du milieu de querelles étrangères à la sienne, dans lesquelles il eût été à désirer qu’elle ne fût jamais entrée. Telle est notre opinion sur la convention du 29 octobre 1840, et sur la situation fâcheuse, à tous égards, dont elle a été le remède ; opinion que nous nous sommes formée d’après une étude consciencieuse des faits sur le théâtre même des évènemens. Il en résulte que l’amiral de Mackau a rendu à son pays un très grand service, quand il a conclu la paix avec le gouvernement de Buenos-Ayres, en s’élevant au-dessus de toute considération autre que l’intérêt de la France et en rétablissant l’empire de principes salutaires qui avaient été trop méconnus. Vainement a-t-on essayé de faire prendre le change sur ce point à l’opinion publique. C’est une cause gagnée en dernier ressort, malgré toutes les protestations de la partie adverse, qui n’a pas toujours été assez scrupuleuse dans le choix des moyens d’attaque et qui pourtant n’en a pas mieux réussi.

Notre intention n’est pas non plus de donner de longs détails sur le passé de Buenos-Ayres et de Montevideo, et par là nous entendons non-seulement le passé déjà ancien, mais encore le passé d’une date récente. Ce n’est pas une histoire, même abrégée, des deux républiques de la Plata que nous voulons écrire : ce sont tout simplement quelques souvenirs que nous livrons au courant de la publicité. L’autre tâche serait trop vaste, et, si nous en croyions notre expérience personnelle, nous dirions qu’il est maintenant impossible de l’exécuter de manière à satisfaire les esprits sérieux. Aucune partie de l’histoire contemporaine ne présente plus d’obscurités et moins de documens connus ou accessibles pour y porter la lumière. Quelques explications suffiront au passage pour faire comprendre les évènemens du jour, dont nous aurons à parler, ou plutôt pour éclairer nos observations générales sur l’état du pays.

Maintenant nous pouvons entrer en matière. Mais on nous permettra de n’établir d’avance aucune division rigoureuse, n’ayant à présenter qu’un tableau dont les diverses parties se tiennent et naissent les unes des autres sur un fond commun, dans la même atmosphère politique et sociale.

Le fleuve de la Plata, formé par la réunion du Parana et de l’Uruguay, au-dessous de l’île de Martin-Garcia, sépare deux états, dont l’un s’appelle officiellement la Confédération Argentine, et l’autre la République Orientale de l’Uruguay. Montevideo est la capitale de ce dernier. Buenos-Ayres a été constitutionnellement la capitale du premier ; aujourd’hui Buenos-Ayres n’est plus que la capitale de la province du même nom, province dont le gouvernement est chargé des relations extérieures de toutes les autres. Nous dirons tout à l’heure combien la réalité s’éloigne des apparences et de la titulature officielle, en ce qui concerne le pouvoir de Buenos-Ayres sur les provinces dites confédérées. Quand on arrive par mer dans cette partie de l’Amérique du Sud qu’on pourrait appeler le bassin de la Plata, la ville de Montevideo se présente la première sur la rive gauche du fleuve, dont la largeur est encore là de près de vingt lieues. Buenos-Ayres est à quarante lieues plus haut, sur la rive droite, et néanmoins, à une si grande distance de son embouchure, le fleuve y conserve dix lieues de largeur ; car la nature a travaillé dans le Nouveau-Monde sur une échelle gigantesque, ce qu’il ne faut jamais perdre de vue quand on s’occupe de l’Amérique. On conçoit que sur un courant d’eau de cette importance, véritable mer intérieure qui présente tous les dangers de la haute mer, aggravés là par le voisinage relatif de la terre et la diminution progressive de la profondeur, il y avait place pour tout le commerce du monde à la fois. Montevideo ne domine donc pas suffisamment l’entrée ou la sortie du fleuve. Aucun bâtiment de guerre ou de commerce n’est obligé d’y toucher pour se rendre à Buenos-Ayres, et les relations de l’une par la voie de mer peuvent être entièrement indépendantes de celles de l’autre ; mais, dans la pratique, elles ne le sont pas, et si au lieu d’appartenir à des républiques différentes, constituées comme exprès pour une rivalité déplorable, Montevideo et Buenos-Ayres appartenaient à un même état régulièrement organisé, ces deux villes auraient bientôt des fonctions distinctes dans le grand corps dont elles seraient des membres si considérables, c’est-à-dire que Buenos-Ayres et Montevideo se développeraient et s’enrichiraient en même temps, sans se porter ombrage, chacune suivant les lois et les avantages de sa position, Buenos-Aryes par une production immense des fruits du pays et par la distribution des produits étrangers sur les marchés intérieur qu’elle doit approvisionner, Montevideo par le commerce maritime, dont il deviendrait presque exclusivement l’entrepôt. Dans l’état actuel des choses, le port de Montevideo, plus commode et plus sûr que celui Buenos-Ayres, voit s’accroître de jour en jour son mouvement de navigation, et n’a rien perdu à la levée du blocus de Buenos-Ayres par la France. Il aurait cependant besoin d’être curé et approfondi, ce à quoi le gouvernement ne songe guère et ne peut pas songer, ayant sur les bras une guerre à la fois étrangère et civile qui absorbe tous les revenus de l’état, moins il est vrai par ce qu’elle coûte à soutenir que parce qu’elle sert de prétexte à d’incroyables dilapidations.

Un dictionnaire de géographie fort accrédité, et publié l’année dernière, ne donne à la ville de Montevideo qu’une population de onze mille ames au plus, en ajoutant que cette population était autrefois de vingt-six mille. C’est une erreur bien singulière, et tout le contraire de la vérité. Effectivement Montevideo n’avait peut-être que onze mille ames au plus vers 1820, mais il en a aujourd’hui trente-cinq mille au moins. Prenons terre sur un assez mauvais débarcadère en bois, que l’on traite d’abord fort lestement, et après lequel on soupire ensuite quand on arrive à Buenos-Ayres ; à cette foule de négocians qui se promènent en attendant leurs marchandises et en causant d’affaires, à cet encombrement de charrettes qui viennent charger ou décharger les embarcations des bâtimens de commerce mouillés à très peu de distance, à cette multitude de manœuvres bronzés, cuivrés, haletans, criant, jurant dans toutes les langues, se révèle une population nombreuse, active, ardente au gain, peu homogène, et sans cesse recrutée par l’émigration européenne. Pénétrons dans la ville ; de tous côtés, elle pave, mal, mais vite ; de tous côtés, elle s’étend par des constructions nouvelles qui s’élèvent avec une incroyable rapidité. N’entrez pas dans ces maisons, les plâtres n’y sont pas secs, les papiers n’y sont pas collés, vous y aurez trop froid, vous y contracterez des maladies de poitrine. Mais ces maisons, elles sont toutes habitées ; on se les dispute, on les paie fort cher, on s’y entasse pour ne pas vivre dans la rue, et le mouvement des constructions ne suit qu’en boitant celui de la population qui le devance. Vous avez peut-être lu dans quelque voyage pas trop ancien, ou vous avez entendu dire à quelque officier de marine pas trop vieux, que Montevideo était une place de guerre, avec des murailles, des bastions, une citadelle, si bien que Montevideo avait soutenu des sièges ; oui, sans doute, mais nous avons changé tout cela. La République Argentine et l’empire du Brésil, en établissant par le traité de 1828 l’indépendance de la République Orientale, ont rendu à Montevideo le service de stipuler que ses fortifications seraient démolies, et elles l’ont été. Aussi, à la première occasion, la ville s’est échappée joyeusement dans la campagne. Plus de portes, plus de remparts, plus de citadelle. De grandes et belles rues se prolongent dans la direction de l’isthme qui fait de Montevideo une péninsule, et l’ont déjà dépassé. On a utilisé, pour faire un marché, l’ernplacement de la citadelle et ce qu’il n’a pas fallu démolir. Toute cette partie de la ville appelée le Cordon, et le prolongement de la grande rue du Porton vers la campagne, sont remplis de maisons élégantes, dont les terrasses et les miradores voient de plus près les quintas ou les jardins d’alentour, sans perdre pour cela le spectacle animé du port et la perspective lointaine des grands bâtimens de guerre dont la mâture se détache sur l’horizon lumineux ou se dessine vaguement dans la brume.

Si la plupart des maisons anciennes n’ont qu’un rez-de-chaussée, la plupart des maisons de construction nouvelle, qui sont les plus nombreuses, ont un étage, parce que l’on commence, depuis deux ou trois ans, à sentir la nécessité d’économiser le terrain qui a pris une grande valeur. La ville peut sans doute s’étendre fort loin dans la direction du nord-est ; mais alors ce quartier s’éloignerait trop du port et de tous les établissemens publics ou particuliers, qui se groupent autour de lui et se rattachent au commerce maritime. Comme nous l’avons dit tout à l’heure, les maisons sont recouvertes d’une terrasse légèrement inclinée pour faciliter l’écoulement des eaux pluviales, que l’on recueille avec soin dans des citernes ; cependant cette inclinaison n’empêche pas de s’y promener à l’aise ; les enfans y jouent et les familles s’y réunissent souvent le soir. C’est du haut des terrasses qu’on se livre pendant les trois jours du carnaval à une lutte aquatique des plus divertissantes, au moins pour celui qui en sort vainqueur, c’est-à-dire pas trop mouillé, car il est difficile d’échapper complètement aux attaques des voisins et surtout des voisines. Ce jeu consiste à jeter de l’eau sur les passans et à se lancer d’un côté à l’autre de la rue, de bas en haut, de haut en bas, à travers et par-dessus les terrasses, des œufs remplis d’eau et dont l’ouverture a été bouchée avec de la cire. Malheur à l’imprudent étranger que l’on n’a pas charitablement averti de cette singulière coutume ! Plus sa toilette est recherchée, plus on sera heureux de le mouiller des pieds à la tête, et plus il sera hué s’il a le mauvais goût de se fâcher. Mouillé ne serait rien, s’il ne recevait dans les yeux ou dans le cou que cette légère aspersion d’eau de Cologne ou d’eau de rose, avec laquelle le salueraient les plus jolies mains et les plus charmans minois de la ville, tant à Montevideo qu’à Buenos-Ayres ; mais quelquefois le liquide dont on l’inonde est équivoque, quelquefois une porte traîtresse s’ouvre inopinément à son passage, et, avant qu’il ait eu le temps de se reconnaître, la vigoureuse main de quelque grosse mulâtresse lui aura lancé avec force un seau d’eau qui l’aveuglera et mettra le dehors et le dedans de son costume dans l’état le plus déplorable et le plus risible, tandis que de la terrasse voisine une autre douche défoncera son chapeau, et que, pour compléter sa déroute, deux ou trois œufs, dirigés d’une main sûre, lui viendront éclater au beau milieu de la figure. Et l’assistance de rire, et le pauvre inondé de regagner sa maison à toutes jambes en riant aussi, car il n’a rien de mieux à faire. Qu’on ne croie pas que ce sont là des exagérations de voyageur ; nous sommes plutôt resté au-dessous de la vérité dans cette peinture d’une folie qui est sans doute nécessaire aux nations civilisées, puisque c’est une espèce de vertige dont elles sont toutes atteintes au même instant et qui se manifeste selon les degrés de latitude par des symptômes différens. À Buenos-Ayres et à Montevideo, cette façon de célébrer le carnaval par une grande dépense d’eau froide n’a guère d’inconvéniens au mois de février qui, par les 34 ou 35 degrés de latitude méridionale, répond à nos mois d’août. En vain les gouvernemens, quelque peu honteux de cette mode américaine, ont-ils essayé de la combattre ; ils n’ont réussi tout au plus qu’à la régler et à réprimer les excès. Nous avons vu des soldats de police, envoyés en patrouille pour veiller à l’exécution des ordonnances, recevoir gravement les projectiles et les seaux d’eau qu’on leur lance d’autant plus commodément que leur marche est plus lente. Toutes les terrasses se couvrent de femmes et d’enfans armés de parapluies, et dont la toilette est à dessein très négligée pour engager le combat. Les domestiques s’en mêlent librement ; ce sont des saturnales. Dans la rue, des hommes à cheval ou à pied, vêtus pour la circonstance, passent avec des paniers d’œufs qu’ils épuisent vite, et mettent leur gloire à passer au galop, sans être atteints, sous une grêle de projectiles qui vont salir les portes, les murailles et les trottoirs du côté opposé. Le général Rosas, gouverneur de Buenos-Ayres, prenait autrefois une part très active à ces jeux. On le voyait, il y a quelques années, parcourir la ville en costume qui ne sentait rien moins que l’étiquette, mouillant et mouillé, avec un entrain et une verve de jeune homme, et avec une de ces bonhomies à l’espagnole qui s’allient d’une façon étrange au plus terrible exercice d’un pouvoir sans bornes. Maintenant sa famille, qui aime beaucoup à se divertir, et dont les goûts naturels ne sont point gênés par des délicatesses d’emprunt, se livre avec une sorte de fureur à ces jeux du carnaval. Il l’y encourage, il applaudit de tout son cœur aux bons tours qu’elle a joués aux passans et aux voisins, et à l’énorme consommation d’œufs qu’elle a faite. Cela lui plaît, non seulement parce que cela lui plaît, mais parce que cela est du pays, parce que cela est populaire, américain et porteño. Quelque chose de plus raffiné, de moins bruyant, ne lui plairait pas au même degré. Chez cet homme singulier, l’instinct du pouvoir, le génie national et populaire se manifestent en tout ; il serait à désirer pour sa gloire que ce ne fût pas quelquefois avec excès, et que ce fût toujours aussi innocent.

Nous voilà bien loin des terrasses de Montevideo, qui nous ont entraîné à parler des jeux du carnaval, parce que sur les deux rives de la Plata les terrasses des maisons remplissent dans ces jeux le principal rôle ; mais aussi n’aurons-nous plus à y revenir. Nous sommes d’ailleurs bien sûr de réveiller plus d’un souvenir comique chez tous ceux de nos officiers de marine qui ont séjourné dans ces dernières années, soit a Montevideo, soit à Buenos-Ayres, où la plupart d’entre eux étaient fort connus et avaient des relations qui rendaient ces plaisanteries plus piquantes.

Grace à ce mode de construction, c’est-à-dire aux terrasses plates qui couvrent toutes les maisons, l’aspect de Montevideo, comme celui de Buenos-Ayres, est assez gai. Il y a dans toutes les rues de l’air et du jour. Un grand nombre de ces terrasses sont entourées d’une balustrade à jour qui ne manque pas d’élégance, et les plus belles maisons ont de plus une espèce de belvédère appelée mirador, comme qui dirait regardeur, d’où la vue s’étend sur toute la ville, sur la campagne et sur la mer. C’est un panorama dont il est facile de se donner le luxe, et qui, avec les terrasses, est d’une grande ressource dans des pays où il y a peu de promenades, principalement à Montevideo. Dans cette dernière ville, un des miradores les plus élevés est celui de la veuve de l’ancien consul de France, M. Cavaillon, femme aimable, dont le gracieux accueil témoigne qu’elle est devenue toute Française. À Buenos-Ayres, le mirador de la maison du général Rosas est à la fois le plus élégant et le plus élevé. Ses couleurs tranchantes frappent la vue de très loin quand on arrive au mouillage, et c’est un des points qui, avec les clochers des églises, relèvent le mieux la monotonie d’un paysage sans grandeur et sans pittoresque.

Montevideo n’a d’ailleurs que fort peu d’édifices remarquables. L’église que l’on appelle de la Matriz est cependant d’un goût assez pur, grande et convenablement ornée, sans exagération. On y voit une sainte Vierge noire, au pied de laquelle les nègres viennent s’agenouiller de préférence. L’hospice est d’un aspect sévère, mais entièrement d’accord avec sa destination, et paraît bien tenu. Le fort ou palais du gouvernement est un édifice maussade et de l’extérieur le plus lourd ; l’intérieur n’en vaut pas mieux. La grande salle de réception manque de grace et de majesté ; elle est obscure et meublée pauvrement La maison particulière du président de la république, le général Rivera, est beaucoup plus somptueuse. Quant au théâtre, il tombe en ruines, mais on en construit un nouveau.

L’immense accroissement que Montevideo a pris depuis quelques années a pour cause principale le blocus de Buenos-Ayres par la France. Mais l’impulsion était déjà donnée ; le blocus a seulement accéléré un progrès qui est dans la nature des choses, et que Montevideo doit avant tout à sa situation. Cela est si vrai, que l’effet survit à la cause, et que le flot de l’émigration européenne, qui a tant fécondé la Bande Orientale, continue à s’y porter presque exclusivement. Les Basques français et espagnols, les Canariens, les Sardes, les Galiciens, qui ne cessent d’y arriver, trouvent du travail dès qu’ils débarquent. Les Basques pavent la ville, construisent les maisons, font des chaussures et des habits, prennent de petites boutiques, se répandent dans les saladeros. Les Canariens cultivent les jardins des environs de la ville, et ont introduit un élément nouveau dans la nourriture des habitans de ces contrées, qui autrefois mangeaient encore plus de viande que maintenant. Les Sardes font le cabotage, travaillent dans le port et tiennent des cabarets. À cette population d’ouvriers, qui arrive par masses et qui vient chercher du travail à Montevideo, il faut ajouter un nombre sans cesse croissant d’industriels et de petits marchands que l’esprit d’aventure et l’espoir de faire fortune y pousse de préférence. Quand nous nous occuperons de Buenos-Ayres, nous parlerons encore de la population étrangère qui se multiplie sur les deux rives de la Plata. Cependant c’est à Montevideo que la basse classe de cette population entre pour une plus forte proportion dans la population générale, et à tel point que plusieurs personnages politiques du pays commencent à en manifester quelque inquiétude. Comme la plupart de ces étrangers trouvent de l’emploi dans la ville, il a déjà été question de prendre des mesures pour que les nouveaux arrivans se répandent dans la campagne ; mais le gouvernement s’est montré plus libéral et plus éclairé. Il laisse faire, bien convaincu que cette émigration européenne enrichit le pays, multiplie ses ressources, donne à ses productions plus de valeur, et provoque un développement de commerce qui augmente d’une manière sensible les produits de la douane. En même temps, il a cherché à tirer parti des étrangers pour sa défense ; il a cherché à les enrôler pour repousser l’invasion dont la Bande Orientale est menacée par le général Rosas et l’ancien président Oribe. Toutefois il s’est vu forcé de renoncer à son projet, tant par la résistance des agens étrangers que par la répugnance des émigrans eux-mêmes à prendre les armes pour une cause qui n’est pas la leur ; car ces pauvres gens ne sont pas allés là pour se battre, mais pour vivre et faire fortune. Cependant les efforts même que le gouvernement de Montevideo fait pour engager les étrangers, et surtout les Basques, qui sont les plus nombreux, à prendre les armes, ont dû leur révéler leur force. Pour peu qu’ils se comptent, ils doivent voir qu’on ne les vexerait pas impunément, et qu’ils sont en état de se faire respecter. Aussi, dans aucun cas, n’avons-nous d’inquiétude pour nos compatriotes.

Quelques personnes en France paraissent voir cette émigration basque avec déplaisir et voudraient que le gouvernement l’arrêtât, ne fut-ce que pour la diriger sur Alger. Nous ne saurions partager une pareille opinion. Il est possible que les bras deviennent un peu plus rares et le travail un peu plus cher dans certains arrondissemens des Landes et des Basses-Pyrénées ; mais, avec la paix dont nous jouissons, ces vides se rempliront rapidement, et les quinze mille Français, plus ou moins (dont un grand nombre conserve l’esprit de retour), qui vont s’enrichir au dehors, valent mieux pour la France que s’ils restaient pauvres au dedans. Si à Montevido ils réclament la protection de ses vaisseaux et peuvent lui occasionner de temps en temps quelques embarras, il n’en est pas moins vrai qu’ils ne cessent de lui appartenir, et paient sa protection en consommant au dehors des produits français qu’en France ils n’auraient jamais pu acheter. C’est une colonie qui ne coûte rien à la métropole. Quant à détourner l’émigration basque sur Alger, nous croyons qu’on n’y réussirait pas de si tôt, par la raison toute simple que les Basques ne trouveraient pas dans l’Algérie les immenses ressources que leur offre la Bande Orientale. Leur travail et leur industrie sont des marchandises qu’ils vont vendre sur le marché où ils en reçoivent le meilleur prix. Laissons la guerre accomplir son œuvre dans l’Algérie ; laissons nos braves soldats y déblayer le terrain, et la colonisation se fera ensuite d’elle-même, dès que le travail des colons y sera sûr et avantageusement rémunéré.

Les Basques établis à Montevideo restent fort unis entre eux. Déjà trop nombreux dans la masse de la population, ils ont leurs bals, leurs jeux de paume, leurs auberges tenues par des femmes de leur pays. Ils conservent aussi leur langue, qui ne ressemble à aucune autre, et, femmes et hommes, leur coiffure nationale. C’est plaisir de les voir le dimanche, si joyeux, si dispos et si propres, dans ces grandes et jolies maisons bâties par eux et pour eux sur la route du Miguelete, et de penser qu’ils sont destinés, selon toute apparence, à changer l’aspect de ces belles campagnes, comme ils ont déjà changé celui de la ville.

On sait que toutes les villes bâties par les Espagnols dans le Nouveau-Monde l’ont été sur un plan uniforme, qui ne peut mieux se comparer qu’à un échiquier, comme l’a fait remarquer un auteur anglais. Elles se composent de carrés parfaits, qui ont une certaine étendue de côté, étendue plus ou moins grande selon les lieux, mais fixée une fois pour toutes dans chaque ville. Les rues sont droites et se coupent à angles droits. Ces carrés s’appellent manzana, ce qui veut dire pomme, nom singulier pour un carré. À Montevideo, ils ont cent vingt vares de côté, ce qui équivaut à cent quatre mètres. Il est impossible qu’avec une pareille disposition les maisons aient une profondeur égale. Celles qui occupent en longueur, depuis la façade sur la rue jusque dans l’intérieur de la manzana, un espace de soixante vares, sont dites avoir un fond complet et possèdent deux ou trois cours. Mais on conçoit aisément qu’il y a beaucoup de terrain perdu dans cette manière de bâtir. Si la première cour est entourée de constructions à un étage, il n’en est pas de même de la seconde, où quelques constructions légères et basses servent de cuisines, de magasins, d’écuries. Ces dépendances indispensables de toute grande maison se trouvent ainsi éparpillées, sans égard aux facilités du service, sur un espace quelquefois assez considérable, et que l’on pourrait, ce semble, utiliser autrement. Pourtant il ne vient à l’esprit de personne de convertir en jardin une de ces cours poudreuses et sales. Du haut des terrasses, l’œil ne plonge que dans un labyrinthe de petites cours, séparées par de mauvaises murailles, et sans autre verdure pour rafraîchir la vue que des pots de fleur ou quelques plantes grimpantes. Des arbres, il n’en faut pas chercher dans l’intérieur de la ville ; au dehors, il n’y en a pas beaucoup plus. Rien qui ressemble à une promenade, rien qui rappelle les alamedas de l’Espagne, ou plutôt des romans espagnols et sur l’Espagne. Les trottoirs des rues y suppléent. C’est sur les trottoirs de celle du Porton, le long des boutiques ou dans les boutiques, que l’on peut passer en revue les élégantes de Montevideo. Pour nous, Parisiens ou provinciaux, cela ne nous dédommage que très imparfaitement du boulevard, des Tuileries, ou des gracieuses et fraîches promenades qui embellissent nos villes de province.

Les femmes de Montevideo ne sont point d’une beauté remarquable, mais il y a parmi elles un très grand nombre de jolies personnes. Elles s’habillent avec élégance et même avec luxe, suivent d’assez près les modes parisiennes, qui envahissent le monde, et n’ont rien conservé des modes de leurs mères, que nous avons peut-être tort de regretter. La seule coiffure originale que l’on rencontre dans les rues de Montevideo est celle des Basquaises, coiffure pleine de grace et de coquetterie. C’est un mouchoir de coton ou de soie à couleurs tranchantes, noué sur le devant de la tête et posé obliquement. La mantille espagnole est tout-à-fait inconnue. Quelques femmes résistent au chapeau et s’en tiennent au voile posé immédiatement sur les cheveux, qui encadre fort agréablement la figure ; mais le chapeau est adopté par le grand nombre. À défaut de costume national, la Montevidéenne se révèle, au milieu des Françaises, des Anglaises, des Allemandes, qui se coudoient sur les trottoirs, par une démarche dansante et par un balancement voluptueux des hanches qui n’est pas assez prononcé pour choquer. Dans la danse, et surtout dans la contredanse espagnole et dans la valse, cette légère particularité des mœurs locales ressort davantage. Le mouvement des bras est plus arrondi, le haut du corps est plus rejeté en arrière, tout l’ensemble est plus à l’effet, plus en scène que dans ces froides marches et contremarches qu’on appelle maintenant la contredanse française.

On ne sera pas étonné de ces graves observations sur la manière de danser des Montevidéennes, quand on saura que la danse est fort en faveur sur les deux rives de la Plata. La moindre réunion se transforme très vite en soirée dansante, au moyen d’un piano dont toutes les maisons sont pourvues. Bon gré, mal gré, il faut danser, et on ne tarde pas à y prendre assez de goût pour donner le branle au besoin. De converti on devient prosélyte. Un bal, toutes les fois qu’il n’est pas improvisé entre jeunes gens, doit commencer par un menuet sérieux, que dansent fort cérémonieusement, à deux ou à quatre, les plus distingués de la réunion. Au menuet sérieux ou liso, nous préférons le menuet appelé montonero sur les deux rives de la Plata, et consacré maintenant à Buenos-Ayres sous le nom de menuet fédéral. C’est une danse de la campagne, aux mouvemens vifs et passionnés, entremêlée de walse, et dans laquelle, à défaut de castagnettes, les danseurs s’accompagnent par un claquement de doigts. Le menuet montonero prête beaucoup au développement des graces physiques de ceux qui le dansent. Aussi dégénère-t-il quelquefois, à certains momens, et même dans la meilleure compagnie, en hardiesses d’expression sur lesquelles il faut fermer les yeux.

Nous n’avons rien à dire sur le costume des hommes. La redingote, l’éternel habit noir, à basques plus ou moins larges, et le chapeau de soie, font le tour du monde. Il n’y a pas jusqu’au manteau espagnol, qui commence à perdre du terrain, et céder la place au disgracieux, mais commode paletot.

Il résulte de tout ceci que Montevideo n’a point de physionomie propre, rien d’original, rien de grandiose, rien de fortement prononcé. C’est une ruche cosmopolite où chaque abeille fait son miel, le plus vite possible. Tous les grands ports de commerce maritime en sont à peu près au même point, et il faut que les amateurs de l’imprévu en prennent leur parti, surtout dans l’Amérique du Sud. Valparaiso, qui a fait tant de progrès depuis dix ans, et qui attire de plus en plus le commerce de l’Océan Pacifique, est, comme Montevideo, une ville entièrement européenne. L’originalité des caractères, des costumes, des idées, se réfugie dans les campagnes et dans l’intérieur des continens. Chuquisaca, Quito, Bogota, doivent avoir gardé plus d’habitudes espagnoles et américaines que Valparaiso, Montevideo et Buenos-Ayres. Ce qui contribue d’ailleurs à priver Montevideo de physionomie, c’est que la nature y est terne, commune et mesquine. Une côte plate, peu de végétation, pas de montagnes, sauf une colline appelée le Cerro, qui est en face de Montevideo, de l’autre côté de la baie ; une mer bourbeuse, le peu d’arbres qu’on voit d’un feuillage pauvre, rien n’est moins pittoresque, et pourtant cela n’est point sévère, comme le sont nos côtes de Bretagne, si belles dans leur sauvage âpreté. Mais on est dédommagé par un accueil aimable et facile ; toutes les maisons vous ouvrent leurs portes, tous les salons vous tendent les bras sans étiquette, sans exagération de promesses, sans engagemens pour le lendemain. Cet accueil est naturel et vrai, dans la mesure du sentiment auquel il se rapporte et dont il faut savoir comprendre la portée. En un mot, on est naturellement sociable. Venez causer, nous causerons ; venez danser, nous danserons ; venez chanter ou toucher du piano, vous nous ferez grand plaisir. Dirons-nous qu’il ne faudrait pas en demander davantage, parce qu’on ne le trouverait pas ? Ce serait peut-être vrai ; mais à quoi bon le dire ? Souvenons-nous d’ailleurs qu’on nous fait le même reproche, à nous, Français, et qu’on nous le fait depuis long-temps. Jean-Jacques Rousseau arrivant à Paris est frappé d’une certaine facilité à promettre et d’une fâcheuse négligence à tenir, qu’il dénonce en termes charmans, et, chose rare chez lui, sans trop d’humeur. Il concluait peut-être en cela du particulier au général, avec une légèreté que nous ne voulons pas imiter en parlant de l’accueil qu’on fait aux étrangers sur les deux rives de la Plata. Nous serons d’autant plus réservé à ce sujet que nous connaissons plusieurs exemples tout-à-fait contraires au principe qu’on nous croirait tenté d’établir, et, quand même nous n’en connaîtrions pas, nous aimerions mieux encore supposer que les étrangers eux-mêmes se contentent de cet aimable accueil, de cette facile introduction dans la société américaine, sans appuyer et sans chercher autre chose.

Montevideo présente l’apparence d’un mouvement intellectuel assez actif. On y publie deux grands journaux politiques, entre lesquels il existe une nuance assez tranchée pour alimenter la discussion, et qui donnent quelquefois de bons articles. On y traduit souvent des poésies françaises, quoique sans discernement, et l’on en imite beaucoup d’autres. Mais, quand on essaie de voler de ses propres ailes, on est bien moins heureux, soit en prose, soit en vers. Ce n’est cependant pas l’imagination qui fait défaut : c’est le goût, c’est l’étude, c’est le travail ; car on sent que les jeunes littérateurs de Montevideo se livrent trop à des caprices faciles et vulgaires qui ne sont pas même rachetés par le mérite de l’originalité.

Au reste, quand nous parlons du mouvement intellectuel de Montevideo, quels qu’en soient les défauts, nous ne les attribuons pas exclusivement au théâtre sur lequel il se manifeste. Nous n’ignorons pas que les émigrés de Buenos-Ayres y prennent une grande part, la plus grande peut-être et la plus distinguée n’y a point encore de génie littéraire sur les rives de la Plata ; mais s’il existe quelque jour une littérature argentine, ce qui est fort douteux, il faudra un microscope pour distinguer le caractère local dans les œuvres littéraires auxquelles Buenos-Ayres ou Montevideo pourront donner le jour.

Dans l’état actuel des choses, le sommeil de l’esprit humain est moins profond à Montevideo qu’à Buenos-Ayres ; voilà tout ce que nous avons voulu dire. Non-seulement le gouvernement de Montevideo n’est pas hostile par système à l’instruction, aux lettres et aux arts, mais il fait profession du contraire ; il favorise, autant qu’il est en lui et que les circonstances lui permettent de s’en occuper, toutes les branches de l’enseignement public ; il honore la culture de l’esprit, il provoque et récompense ses efforts ; enfin, il marche dans la voie, et il parle le langage de tous les gouvernemens civilisés. Mais ce qu’il fait n’est rien ; c’est surtout pour son influence indirecte que nous rendons cet hommage au gouvernement de Montevideo, et nous le lui rendons par contraste avec ce que nous avons à dire sur ce point du gouvernement de Buenos-Ayres. Aussi, pour nous faire comprendre, faut-il que nous présentions avec plus de détails le tableau de l’état politique et social des deux pays.

Entrez à Buenos-Ayres ; tous les hommes que vous rencontrez, excepté les étrangers, portent à la boutonnière un large ruban rouge sur lequel est imprimé le portrait du général Rosas, et au-dessous de ce portrait une légende plus ou moins longue, mais où figurent à coup sûr ces paroles : Meurent les unitaires ! Même ruban rouge et même légende au chapeau. La plupart des hommes complètent par un gilet rouge ces témoignages extérieurs de leur adhésion au système fédéral. Les femmes, depuis la plus misérable négresse jusqu’à la plus élégante créole, portent sur la tête, dans les cheveux ou sur le chapeau, un nœud rouge, appelé moño et malheur à celle qui l’aurait oublié ! Voici un portrait qui passe ! C’est celui du gouverneur. On l’a prêté pour orner une salle de bal ou pour figurer dans quelque cérémonie politique ; il vient de la maison du gouverneur ou bien il y retourne. Ce portrait, tout le monde le salue au passage, on se découvre à sa vue. L’étranger à qui cela ne conviendrait pas ferait bien de rentrer chez lui ou de prendre un autre chemin que le cortége. Pendant la nuit, le sereno qui passe sous vos fenêtres, avant d’annoncer l’heure qu’il est et le temps qu’il fait, crie : Vive la fédération ! meurent les unitaires ! Lisez régulièrement, ou essayez de lire les deux journaux qui se publient à Buenos-Ayres en langue espagnole. Pendant quinze jours, pendant un mois de suite, ils seront de la plus complète insignifiance ; vous n’y trouverez pas un mot, pas un fait, pas une réflexion, rien qui ait trait aux affaires du pays et qui indique que ces journaux sont ceux de Buenos-Ayres. Cependant vous retrouverez encore l’inévitable cri de mort contre les unitaires en tête de certaines annonces, ou celle d’une représentation au théâtre dans laquelle un unitaire sera égorgé par un fédéral sous les yeux du public. Mais enfin, après un silence plus ou moins long, le gouvernement aura jugé à propos de publier quelques nouvelles de la guerre. Alors que fait-il ? Il entasse pêle-mêle dans un numéro de la Gazette, sans ordre de dates, sans ordre de lieux, les bulletins et les rapports de ses généraux, des lettres d’officiers à leurs familles, des correspondances saisies à l’ennemi, les lettres et les adresses de félicitation des gouverneurs de provinces ou des corporations au général Rosas, les réponses de celui-ci, des vers, des acrostiches ridicules ou atroces, et sur chaque évènement des réflexions du journaliste dans un style ignoble, bas et ampoulé. Une autre fois, on publiera le compte-rendu des séances de la junte (c’est ainsi qu’on appelle la chambre des représentans de la province) ; mais ce sera six mois après leur date. Et qu’y trouvera-t-on ? Jamais l’apparence d’une discussion sérieuse ; les plus dégoûtantes flatteries prodiguées sans mesure et sans terme au général Rosas, des discours qui ne respirent que la soif du sang ; jamais l’ombre d’une pensée généreuse, d’un sentiment élevé, d’une idée politique. Nous n’en accusons pas les hommes : quelques-uns valent mieux, dit-on, que le langage qu’ils tiennent ; d’autres gardent le silence, qui parleraient, s’ils l’osaient, pour protester contre la dégradation de leur pays ; mais la même terreur pèse sur tous, et, sous l’influence constante de la même pensée, tout à Buenos-Ayres reculerait à grands pas vers la barbarie, si les relations nécessairement entretenues avec le reste du monde par un commerce actif et par une nombreuse population étrangère n’arrêtaient ce progrès à rebours d’une société que l’Europe avait crue appelée à un meilleur sort. Il y a tel de ces documens officiels, imprimés dans la Gazette de Buenos-Ayres par ordre du gouvernement, qui rappelle à s’y méprendre les lettres des Couthon, des Carrier, des plus vils et des plus féroces agens de la terreur révolutionnaire.

Nous compléterons ce tableau quand nous traiterons plus spécialement de Buenos-Ayres, et nous avons bien des traits à y ajouter. Tel qu’il est, il suffit pour faire juger de l’état intellectuel d’une société mise à un pareil régime, et pour expliquer, ce qui était notre but, comment le gouvernement de Montevideo, avec des défauts immenses, paraît un prodige de lumières, de civilisation et de libéralité, comparé à celui de Buenos-Ayres. À Montevideo, les journaux sont pauvrement rédigés ; ils sont déclamatoires ; ils immolent sans cesse la vérité à l’esprit de parti ; au lieu de raconter simplement ce qui se passe à Buenos-Ayres, ils inventent des mélodrames absurdes qui font hausser les épaules ou souvent le cœur à tout homme de bon sens et de bon goût. Mais encore y trouve-t-on, à travers leurs déclamations et leurs mensonges, des sentimens, des idées et un langage, qui sont en harmonie avec les habitudes, les instincts et les vœux de notre époque. Aucun des documens officiels qui émanent du gouvernement oriental n’est rédigé dans ce style brutal, ignoble et cynique qui caractérise les doctrines de même nature publiés sur la rive opposée. Les deux chambres, qui jouissent à Montevideo d’une certaine liberté, y discutent des affaires en termes convenables, et, sans s’élever à une grande hauteur, ne laissent pas d’honorer l’administration qu’elles soutiennent et le pays qu’elle représentent. L’existence de la justice civile, de la justice criminelle et de la justice politique se manifeste à Montevideo par les institutions et les faits qui la révèlent chez tous les peuples civilisés. On n’y impose point aux ministres de la religion des obligations politiques contraires à leur caractère ; on n’y donne point à l’action de la religion elle-même sur les esprits une direction détestable et impie ; on n’y accoutume point toutes les oreilles à n’entendre, toutes les bouches à ne proférer que des cris de mort contre des ennemis vaincus, écrasés et dépouillés ; enfin, on n’y a point érigé en système politique l’abrutissement et la dégradation de tout un peuple par la destruction des sentimens, des idées, des institutions et des garanties qui assurent et embellissent l’existence des sociétés humaines, qui les honorent et les élèvent à leurs propres yeux et aux yeux des autres nations. En un mot, et pour généraliser davantage notre observation, nous dirons qu’à Buenos-Ayres on se croit souvent en dehors de la civilisation moderne, tandis qu’à Montevideo on se sent toujours sous son influence. À Buenos-Ayres, l’esprit du gouvernement lui est hostile ; à Montevideo, il lui est favorable. Et, quant au résultat pratique, ce sont les circonstances seules qui font qu’à Buenos-Ayres son action est moins nuisible, et à Montevideo moins utile qu’on ne pourrait le craindre ou l’espérer.

Les observations que nous venons de présenter sur l’état intellectuel et social de Buenos-Ayres et de Montevideo seront peut-être regardées comme trop sévères pour l’une et trop flatteuses pour l’autre de ces deux villes. Nous ne les croyons que justes, mais nous devons ajouter qu’il ne faudrait en tirer aucune conclusion favorable ou contraire au génie respectif des deux populations. On se tromperait également, si l’on en concluait qu’à Montevideo les vrais principes de la liberté sont sainement compris et religieusement respectés. Le gouvernement actuel de la République Orientale est, comme la plupart de ceux de l’Amérique espagnole, un gouvernement de fait, produit d’une guerre civile, et qui a de nombreux ennemis. Ces ennemis, qui appartiennent en général à la classe riche et élevée du pays, il ne les inquiète pas, il ne les persécute pas, il ne confisque pas leurs biens, et ce sera son éternel honneur. Mais il ne leur permettrait assurément pas de l’attaquer par la presse, de se réunir, de parler contre lui. Ainsi, le nombreux parti de l’ex-président Oribe n’a d’organes ni dans les journaux ni dans les chambres. Il existe, il intrigue, il espère, mais il ne se montre pas. Si le général Oribe ressaisit le pouvoir, le parti contraire s’effacera de la même manière, jusqu’à ce qu’une nouvelle révolution s’opère à son profit. Les dissentimens politiques ne se manifestent donc point par l’existence d’une opposition, mais par la guerre civile actuelle ou toujours imminente. Les pays qui en sont là ne sont pas encore sortis de la période révolutionnaire pour entrer dans celle de la liberté constitutionnelle. Peu importent le nom et la forme extérieure de leur gouvernement. République ou monarchie, c’est tout un. Ils ne sont pas libres. De tous les états indépendans qui se sont formés dans l’immense étendue de l’Amérique espagnole, le Venezuela, l’Équateur et le Chili, ce dernier surtout, sont les seuls qui aient un peu affermi leurs institutions et qui marchent avec honneur dans des voies régulières et sages. Si nous n’ajoutons pas à cette courte liste le nom de la république orientale de l’Uruguay, c’est que nous considérons toujours ce pays comme en état de guerre civile, et parce que son gouvernement n’a qu’une existence précaire et sans cesse menacée, et il faut plutôt en accuser les circonstances extérieures que les intentions et le caractère de l’administration elle-même ou l’esprit de la population.

La République Orientale est gouvernée depuis la fin de l’année 1838 par le général D. Fructuoso Rivera, militaire heureux, homme habile et politique rusé, esprit fécond en ressources, chef débonnaire et de mœurs faciles, mais administrateur insouciant de la fortune publique, qu’il dilapide et laisse impunément dilapider. Ambitieux et remuant, le général Rivera semble n’aimer du pouvoir que ses jouissances vulgaires ; il travaille peu, il n’éprouve pas les besoins des grandes ames ; n’a ni les qualités ni les défauts des grands caractères ; il est sceptique dans l’exercice de la puissance, et, bien qu’on lui suppose des projets dont la réalisation honorerait sa mémoire, toute sa conduite semble mesquine, parce que l’intrigue est l’ame de sa politique. Entre Rivera et Rosas, il y a, si magna licet componere parvis, la différence de Richelieu à Mazarin.

Depuis son avénement au pouvoir, le général Rivera s’est réservé la direction de la guerre et des relations extérieures, principalement avec les provinces de la République Argentine qui se sont séparées du gouvernement actuel de Buenos-Ayres, et avec les dissidens de la province brésilienne de Rio-Grande ; mais, trop ami du plaisir, il s’est tenu long-temps sur la défensive et dans l’inaction, n’entretenant autour de son quartier-général qu’un fantôme d’armée, tandis que les armées du général Rosas, obéissant à impulsion énergique et soutenue, écrasaient successivement les forces de l’insurrection dans toute l’étendue de la confédération argentine sur la rive droite du Parana. Aussi, quand le général Lavalle eut été vaincu à Tucuman, et le général La Madrid à Mendoza, en septembre 1841, la Bande Orientale n’avait-elle pas d’armée pour repousser une invasion qui paraissait imminente. La victoire éclatante que remporta le général Paz dans la province de Corrientes sur les troupes d’Echague, lieutenant et allié de Rosas, a sauvé alors Montevideo, et donné aux évènemens une direction nouvelle. Rivera s’est réveillé de son assoupissement, a réuni à la hâte une armée qui néanmoins ne pouvait pas inspirer une grande confiance, et s’est préparé à profiter de l’avantage inattendu que la victoire de Paz avait momentanément donné à sa cause personnelle et à celle des Argentins armés contre Rosas. Mais alors il a tout compromis par ses prétentions, par les exigences de son amour-propre, et par les justes défiances qu’il a jetées dans l’esprit de ses alliés. On a perdu le temps en négociations inutiles pour décider à qui appartiendrait le commandement en chef opiniâtrement réclamé par Rivera. L’armée victorieuse du général Paz, qui avait envahi la province de l’Entrerios, province voisine de Buenos-Ayres, et fort attaché au système de la fédération, se désorganisa et retourna dans son pays ; le parti vaincu reprit possession de la capitale de la province, et se mit en rapport avec Oribe, général en chef des troupes de Rosas sur l’autre rive du Parana ; Rosas se sentit raffermi, et, pour se venger de ceux qui peut-être s’étaient indiscrètement réjouis de ses embarras, lâcha la bride aux assassins, qui ont renouvelé à Buenos-Ayres, en mars et avril 1842, les meurtres impunis du mois d’octobre 1840.

Maintenant, s’il faut en croire les dernières nouvelles, la Bande Orientale est sérieusement menacée. Après avoir remporté un faible avantage, Rivera aurait été complètement battu par le général Oribe, et se verrait bientôt forcé de repasser l’Uruguay. Montevideo serait en alarme ; on y aurait donné la liberté à tous les esclaves en masse, mesure extrême depuis long-temps proposée et devant laquelle le gouvernement avait reculé jusqu’alors ; le général Paz, dont les talens militaires ne sont pas douteux, et qui, écarté par la jalousie ou par les prétentions de Rivera, était à Montevideo dans l’inaction, aurait été appelé au commandement des milices et chargé de sauver la république. Si tout cela est vrai, comme nous le pensons, il faut s’attendre à l’invasion immédiate de la Bande Orientale par l’armée victorieuse du général Oribe, que Rosas n’a pas cessé de reconnaître pour le président légal de l’état de Montevideo, et qui compte dans cette capitale un grand nombre de partisans. Oribe, si long-temps éloigné du véritable but de son ambition, doit être impatient de reparaître sur un théâtre où il va travailler à sa propre fortune, et le général Rosas, qui a trouvé en lui l’instrument habile, heureux et dévoué de sa politique, n’est pas homme à perdre l’avantage du moment. Toutes les chances sont en leur faveur. Les conseils du gouvernement de Montevideo sont divisés ; Rivera et les émigrés argentins ont toujours eu beaucoup de peine à s’entendre ; le danger commun ne les réunira point. On parlera au lieu d’agir, comme on l’a toujours fait à Montevideo ; on y sera indiscret, comme on l’a toujours été ; les rivalités et les jalousies iront leur train, et on ne saura opposer que des mesures mal conçues, mal exécutées, sans cesse affaiblies par les tiraillemens de volontés contraires, à l’énergie, à la persévérance, au secret impénétrable qui caractérisent l’action du général Rosas, et à la supériorité réelle que lui donnent un pouvoir sans bornes et les grandes ressources de la province de Buenos-Ayres.

Quoique le général Rivera ne soit pas tout à Montevideo, comme Rosas est tout à Buenos-Ayres, nous parlerons peu des hommes qui composent son gouvernement et auxquels il abandonne l’administration intérieure du pays. La plupart d’entre eux ont sans doute plus de lumières que Rivera, se rendent mieux compte des obligations morales d’un gouvernement, ont des idées plus générales, des sentimens plus élevés, plus de connaissance des affaires, mais aucun n’a de prestige, aucun n’a en lui l’étoffe d’un chef de parti considérable et puissant. Ils gémissent en silence des prodigalités de Rivera, et du peu d’activité qu’il déploie ; mais ils restent, faute de mieux, attachés à sa fortune. Les deux principaux sont M. Vidal, aujourd’hui ministre universel, assisté de trois secrétaires d’état, et le général Henrique Martinez, ancien secrétaire général de Rivera, ex-ministre de la guerre, aujourd’hui président d’un conseil d’état formé exprès pour l’absorber, en lui donnant une grande position sans pouvoir réel. Telle est au moins l’opinion que nous avons trouvée généralement répandue à Montevideo sur cette combinaison. M. Vidal et M. Henrique Martinez étaient, dit-on, en lutte constante, dans le sein du même gouvernement. Le premier passait pour le défenseur du parti argentin, dont Rivera s’est toujours défié, et auquel il a joué plus d’un mauvais tour ; le second, pour le dépositaire des secrètes pensées du président, pensées enveloppées de mystère et auxquelles convenait l’esprit rusé de M. Martinez. L’un inspirait le journal de l’émigration argentine ; l’autre avait pour organe le Constitucional de Montevideo, qui combattait souvent avec une aigreur mal déguisée son confrère le Nacional bien que tous les deux défendissent la même cause. Cependant Rivera a sacrifié M. Martinez en donnant ou en laissant prendre à M. Vidal la direction des affaires.

On nous permettra de nous borner à ces indications sommaires. Si nous voulions en dire davantage, nous courrions le risque de nous perdre dans le labyrinthe d’intrigues dont Montevideo est le foyer et que nous ne pouvons pas caractériser par le véritable nom qu’il faudrait lui donner. Tous les Coblentz se ressemblent, et Montevideo est un Coblentz au petit pied. Quoi qu’il en soit, l’administration de M. Vidal a eu dernièrement le bonheur et l’habileté de conclure avec l’Angleterre un traité de commerce, auquel le gouvernement anglais attachait beaucoup d’importance, qui a très vivement mécontenté le général Rosas, et amené une évolution politique assez singulière de la part de l’Angleterre dans le Rio de la Plata. Par ce traité, l’Angleterre a obtenu à Montevideo tous les avantages et toutes les garanties que lui assure à Buenos-Ayres celui de 1825 ; de plus elle y a déposé le germe vague et obscur d’un droit, qu’elle pourra régulariser plus tard, à faire le commerce sous son pavillon dans les eaux de l’Uruguay, droit qui aurait de grandes conséquences pour l’avenir de ces contrées, et dont la seule mention inquiète le gouvernement de Buenos-Ayres. Enfin l’Angleterre a blessé l’orgueil et les passions du général Rosas en traitant avec son rival, avec celui qu’il ne veut pas reconnaître pour le président légitime de l’état oriental et qu’il flétrit des noms les plus odieux dans les pièces officielles. Nous ignorons, néanmoins, si ce traité garantira Montevideo du retour d’Oribe, comme s’en étaient flattés les ennemis du général Rosas. Ce dernier a repoussé l’offre de médiation qui a été faite au nom de l’Angleterre et de la France, depuis l’arrivée de M. le comte Delurde à Buenos-Ayres, pour le rétablissement de la paix avec la Bande Orientale, et il est permis de douter que le gouvernement de sa majesté britannique donne à ses démarches le caractère d’une intervention active contre laquelle Rosas a fait protester d’avance par des cris de mort contre les étrangers[1].

L’ancien président Oribe nous paraît donc bien près de rentrer en vainqueur à Montevideo. Ce sera une restauration accomplie par les armes étrangères. Sa première administration lui avait fait quelque honneur. Elle avait été dure, mais régulière et probe. Aujourd’hui Oribe se présente à ses compatriotes couvert du sang de cette multitude de prisonniers de guerre qu’il a fait égorger dans toutes les provinces de la République Argentine, et comme le complice et l’instrument d’un système que réprouvent la raison et l’humanité. Cependant nous croyons qu’il lui serait impossible de réduire Montevideo à l’état déplorable dans lequel nous avons vu Buenos-Ayres. L’immense population étrangère qui existe à Montevideo, les relations d’affaires qui confondent à chaque instant ses intérêts avec ceux de la population indigène, un mouvement de commerce et de navigation plus actif qu’à Buenos-Ayres, la disposition même des lieux, tout nous porte à espérer que la réaction dont l’état de l’Uruguay et sa capitale sont menacés par le triomphe de Rosas et d’Oribe ne sera pas aussi affreuse que le craignent certaines personnes. Néanmoins il en résultera de grands malheurs pour le pays, et pour le commerce européen un dommage immense, proportionné à l’essor qu’il avait pris sur la rive gauche de la Plata.

En effet, depuis quelques années, le commerce de l’Europe avec Montevideo s’était considérablement accru, et avec lui le revenu de l’état, dont les produits de la douane forment plus des trois quarts. La France avait pris sa grande part de cet accroissement, et le mouvement commercial n’avait pas été ralenti par les conséquences de la levée du blocus de Buenos-Ayres. Comme la guerre ne se faisait pas sur le territoire oriental, la campagne a multiplié ses produits, et, grace à l’émigration européenne, elle n’a pas souffert du manque de bras qui se fait sentir dans les provinces argentines. Mais dans ces derniers temps la situation a changé. La fermeture plus rigoureuse de l’Uruguay, dont Rosas tient la clé par la possession de l’île de Martin-Garcia, a rendu plus difficile et plus cher l’écoulement des fruits du pays (c’est ainsi qu’on appelle sur les deux rives de la Plata, les peaux, suifs, laines, etc.), qui proviennent des établissemens situés sur l’Uruguay ou le Rio-Negro. Maintenant la campagne elle-même est tenue en alarme par l’imminence d’une invasion et d’une guerre destructive ; l’affranchissement des esclaves pour en faire des soldats, les préparatifs de défense, le réarmement des gardes nationales, des emprunts forcés qu’on ne pourra éviter, l’insécurité universelle qui résulte d’une grande crise politique, l’émigration infaillible d’un grand nombre de familles, et surtout des malheureux réfugiés argentins, tout concourt en ce moment à paralyser le commerce de Montevideo.

Nous allons passer à la seconde partie de ces souvenirs, à ceux qui se rapportent plus spécialement à la rive droite de la Plata ; mais comme, en parlant de Montevideo, nous ne nous sommes pas interdit quelques excursions à Buenos-Ayres, ainsi, en parlant de Buenos-Ayres, trouverons-nous sans doute plus d’une fois l’occasion d’un retour rapide sur Montevideo. Nous ne nous refuserons pas aux comparaisons qui sortiront naturellement du sujet et qui nous paraîtront de nature à faire mieux ressortir les traits généraux des deux pays. Ils se ressemblent d’ailleurs par tant de côtés, que ce qui est vrai de l’un l’est bien souvent de l’autre. Il faudrait une longue résidence dans la Bande Orientale et dans la République Argentine, avec un grand talent d’observation, pour saisir toutes les différences qui existent sans doute entre leurs habitans, puisqu’ils se détestent d’une rive à l’autre. L’étranger qui ne voit en passant que le gros des physionomies n’aperçoit souvent qu’un seul et même caractère de race là où tendent à se prononcer deux nationalités distinctes. C’est ainsi que dans un pays dont on ne sait la langue que pour l’avoir apprise ailleurs, on ne distingue pas les accens et les dialectes provinciaux. Montevideo et Buenos-Ayres forment aujourd’hui deux fleuves qui ont une source commune et qui ont eu long-temps le même lit. Séparés depuis quelques années seulement et très rapprochés encore, on peut souvent les confondre, parce que leurs eaux ont encore à peu près la même couleur et parce que les arbres de leurs rives ont même port et même feuillage.

La distance qui sépare Montevideo de Buenos-Ayres est de quarante à cinquante lieues ; mais il faut que les bâtimens ne tirent au plus que sept pieds d’eau pour n’avoir pas à tenir compte des bancs que l’on rencontre dans la rivière et qui en rendent la navigation difficile et quelquefois dangereuse. Néanmoins, la rivière est aujourd’hui parfaitement connue, beaucoup mieux que du temps des Espagnols, et notre marine militaire en particulier l’a pratiquée avec un grand succès, pendant et depuis le blocus, jusqu’à une certaine hauteur dans l’Uruguay et dans le Parana. Les Anglais y exécutent aussi de fréquentes reconnaissances, et il existe maintenant chez eux, mais encore plus chez nous, d’excellens matériaux pour une hydrographie complète de la Plata et d’une partie de ses affluens. Selon les vents et les courans, un bâtiment peut mettre six ou sept jours à descendre ou remonter entre Montevideo et Buenos-Ayres, comme il peut aussi franchir la distance en quinze ou dix-huit heures. S’il tire plus de neuf ou dix pieds d’eau, il mouille en dehors du banc ou des balises intérieures, à quatre milles du quai. Les corvettes de guerre et les grands bricks ne peuvent pas jeter l’ancre plus près ; les frégates, quand elles se hasardent à remonter jusqu’à Buenos-Ayres, se tiennent encore bien plus loin.

À une certaine distance de la terre, l’aspect de Buenos-Ayres n’est pas désagréable. La ville s’élève sur un plateau qui va mourir à gauche dans les plaines basses et marécageuses du Riachuelo, et qui s’étend à droite un peu plus loin sur la route de San-Isidro. Pour entrer dans la ville, il faut de tous côtés gravir une petite éminence ou barranca, au pied de laquelle se trouve le quai ou môle ; mais toute la ville est en plaine, sauf quelques faibles ondulations du terrain. Un grand nombre de clochers, d’une blancheur éclatante avec des encadremens rouges, le dôme de la cathédrale, le solide édifice de la Residencia, qui était l’ancienne maison des jésuites, la jolie caserne de Retiro avec ses galeries, la coquette maison du ministre brésilien, des miradores élégans, quelques arbres pour rafraîchir la vue, puis, à l’extrémité de la ville, sur la droite, une ligne de belles maisons de campagne, au milieu de grands jardins, tel est en gros l’ensemble qui frappe les yeux et qui séduit assez avant de descendre à terre. Si nous ne parlons pas du fort, ancien palais des vice-rois, dont les murailles, garnies de quelques canons, sont souvent battues par les eaux du fleuve, c’est qu’il n’a rien de pittoresque et n’éveille ni l’idée de la force, ni le sentiment de la grace. Mais, à mesure qu’on se rapproche de la terre, une partie du charme s’évanouit et bientôt, quand on passe du canot sur la grossière et lourde charrette qui doit compléter le débarquement du voyageur, tout se perd dans la sensation désagréable que lui font éprouver les cahots de cet informe et incommode véhicule, les éclaboussures des chevaux, la mise et l’accoutrement sauvages du conducteur. Il est vraiment honteux pour Buenos-Ayres, et très fâcheux pour son commerce, qu’il n’y ait pas d’autre mode de débarquement comme d’embarquement pour les hommes et les marchandises, que ces charrettes primitives sur lesquelles on ne grimpe pas sans danger, et dont l’emploi est fort dispendieux.

On pourrait faire une belle promenade sur le quai ou muelle, qui reçoit le voyageur au sortir de la triste charrette qu’il a été si heureux de quitter. L’intention existe, ce semble ; un ou deux bancs de pierre, une douzaine d’arbres alignés, font supposer un passé qui n’est plus, ou espérer un avenir qui n’est pas encore ; mais c’est tout. Les arbres dépérissent, les bancs de pierre se dégradent, le sol se creuse ou s’exhausse au hasard, des décombres s’y entassent, et tout indique l’abandon le plus complet. Le dimanche, néanmoins, on y va faute de mieux, et la population se répand sur le bord verdoyant de la rivière, parmi les trous pleins d’une eau sale, autour desquels viennent tous les jours s’accroupir les blanchisseuses. De là on monte dans la ville, et l’on y est en un instant. Nous avons pris sur la gauche du point où l’on débarque, et nous voilà sur une grande place entre le fort et ce qu’on appelle la Recoba Vieja. Donnons-en une idée.

Le fort est un édifice assez régulièrement construit comme citadelle, et passablement entretenu, mais qui ne résisterait pas vingt-quatre heures à une attaque sérieuse du côté du fleuve, aujourd’hui que les batteries flottantes ont reçu de si grands perfectionnemens. L’intérieur ne présente sur la première cour qu’un assemblage irrégulier et disgracieux de constructions sans élégance et sans grandeur. C’était, comme nous l’avons dit, l’ancien palais des vice-rois ; la plupart des chefs du gouvernement indépendant de Buenos-Ayres y ont résidé depuis 1810 jusqu’en 1835 ; mais depuis cette époque, c’est-à-dire depuis le commencement de la seconde administration du général Rosas, le fort est exclusivement occupé par les bureaux des ministères et par les archives. Il ne sert plus même aux réceptions d’apparat ; le gouverneur ne s’y rend jamais pour travailler, et le ministre des affaires étrangères lui-même ne travaille que chez lui. Les appartemens, qui sont assez vastes et bien distribués, restent à peu près démeublés, et dépérissent faute de soin et d’entretien. Le général Lopez, gouverneur de Santa-Fé, y fut reçu en 1837, lors du voyage qu’il fit à Buenos-Ayres, et, en novembre 1840, après le rétablissement de la paix avec la France, M. l’amiral de Mackau, M. l’amiral Dupotet et les officiers qui les accompagnaient, y trouvèrent une hospitalité convenable. Il est à regretter que le genre de vie et les habitudes du général Rosas lui aient fait abandonner la résidence du fort. Ce n’est pas chez lui simplicité républicaine, mais orgueil ; ce n’est pas éloignement pour la représentation, mais bizarrerie d’humeur, singularité native et systématique, invincible répugnance pour les obligations ordinaires d’une grande existence convenable au rang qu’il occupe, et digne sans ridicule étiquette comme sans faste ruineux.

Vis-à-vis du fort est une galerie, à double rang d’arceaux, ouverte par le milieu et surmontée à cet endroit d’une construction à jour, mais qui menace ruine, dont l’effet est assez pittoresque. Cette galerie, qui laisse un large passage à droite et à gauche, ne ferme donc pas exactement la place du fort, mais sépare en deux un espace qui, sans elle, ne formerait qu’une seule place, figurant alors un carré long. De l’autre côté, on trouve la place de la Victoire ou du Cabildo, qui est plus régulière, et au milieu de laquelle s’élève une espèce de petit obélisque. Six des principales rues de Buenos-Ayres débouchent sur cette place, aux quatre coins. Les quatre côtés sont occupés, celui du midi, par une galerie couverte en arceaux, garnie de boutiques : c’est le Palais-Royal de Buenos-Ayres ; celui de l’ouest, par la prison, horrible séjour souvent ensanglanté par le meurtre des malheureux que l’on y entasse, par le Cabildo ou hôtel-de-ville, et par la police ; au nord s’élève la cathédrale, belle et noble église, à l’intérieur simple et bien tenue, monument de bon goût à tout prendre, mais copie avouée et un peu mesquine de l’église Sainte-Geneviève de Paris ; enfin le côté de l’est est le verso de la galerie dont nous avons parlé plus haut, ou Recoba vieja. Nous ne dirons pas que cet ensemble est admirable : les lignes architecturales manquent de grandeur, d’harmonie et de pureté ; mais par un beau soleil, ou mieux encore par un beau clair de lune en été, la place de la Victoire a son charme. À l’extrémité de la galerie que nous avons appelée le Palais-Royal de Buenos-Ayres, est une maison de magnifique apparence, éclatante de blancheur, et le joli clocher de l’église de San Francisco, qui fait pour ainsi dire pendant au dôme de la cathédrale, ajoute à l’effet de la scène. Malheureusement l’affreuse prison, surmontée du bonnet phrygien, si nos souvenirs ne nous trompent pas, comme pour faire de l’emblème de la liberté une amère dérision, dérange bien vite la rêverie du poète ou de l’artiste, et ramène brusquement la pensée vers la terre.

Les deux places de la Victoire et du Fort ou 25 mai ont été le théâtre de grands évènemens. Elles figurent dans la lutte héroïque du peuple de Buenos-Ayres contre les Anglais, dans ses glorieux efforts pour chasser les conquérans, déjà maîtres de la ville depuis six semaines, et pour repousser des envahisseurs. Plus tard, l’indépendance y a trouvé son berceau ; puis toutes les agitations d’une liberté orageuse, et tous les mouvemens d’une longue anarchie, ont eu leur point de départ, sont venus expirer ou faire consacrer leur succès éphémère entre l’ancien palais des vice-rois et le Cabildo, foyer d’une vie municipale aujourd’hui éteinte. Mais c’est là une histoire que nous ne voulons et ne pouvons pas écrire, histoire dramatique, variée, souvent triste, quelquefois bouffonne, pauvre en résultats, qui attend et qui attendra long-temps encore une plume impartiale et sincère.

On sait déjà comment est bâtie la ville de Buenos-Ayres. Nous l’avons dit en parlant de Montevideo. Mais, à Buenos-Ayres, les quadres sont plus grandes. Elles ont cent cinquante vares ou cent trente mètres de côté ; par conséquent la profondeur normale des maisons excède celle des maisons de Montevideo. La ville entière a d’ailleurs, et peut-être à cause de cette circonstance, un aspect plus grandiose. C’est quelque chose, en son genre, comme Versailles et Nancy. Ses rues, qui sont généralement larges, mais pas encore assez pour leur longueur, parce qu’elles se prolongent à perte de vue, courent nord et sud, est et ouest, et se coupent à angles droits. Les maisons à étage sont en petit nombre, et elles n’en ont qu’un, ce qui fait que les rues ne manquent ni d’air, ni de jour. Construites avec quelques différences pourtant, sur le même plan que celles de Montevideo, les maisons à Buenos-Ayres sont généralement plus grandes, et l’on en compte beaucoup de vraiment belles. Mais toutes ne sont pas commodes, surtout les anciennes. Quoique l’usage des cheminées à grille pour brûler du charbon de terre se répande de plus en plus dans les classes riches de la population, il y a encore plus d’une maison qui n’en a point ou n’en a qu’une, et cependant il fait en hiver assez froid à Buenos-Ayres, pour que les étrangers non encore habitués au pays souffrent de ce défaut de comfort. Le brazero espagnol supplée, dans les maisons qui n’ont pas de cheminée, à cette partie si indispensable des nôtres, et, pour se garantir du froid, les femmes s’enveloppent de leurs châles, comme les hommes gardent leurs manteaux dans l’intérieur des habitations. Arrivé à Buenos-Ayres en hiver, nous fûmes très surpris de ne trouver ni cheminée ni brazero dans le salon dont la fille du général Rosas fait les honneurs avec une grace charmante. Mais, en été, ces grands salons bien aérés et qui donnent sur des cours intérieures très fraîches, sont excellens pour garantir de la chaleur, qui est quelquefois très forte.

La ville de Buenos-Ayres couvre un espace immense, et s’est prodigieusement accrue depuis une trentaine d’années. Elle n’a ni portes, ni barrières, ni enceinte marquée d’aucune espèce, et peut s’étendre librement de plusieurs côtés dans la campagne. Il faut dire toutefois que ses limites sont indiquées et presque atteintes au nord par la caserne du Retiro, et au midi par l’abaissement du plateau sur lequel la ville est assise. Néanmoins, comme elle n’a encore atteint ses limites naturelles, même dans ces deux directions, que sur le prolongement de quatre ou cinq rues parallèles au fleuve, il lui reste du terrain à l’infini pour une population bien plus considérable que sa population actuelle. Sur cet espace immense, il y a très peu de jardins, et, pour mieux dire, il n’y en a pas dans le centre de la ville. De grands orangers en pleine terre dans quelques cours, des vignes, des caisses d’arbustes et de fleurs, voilà tout. Mais aux extrémités de la ville, dans toutes les directions, ce ne sont que quintas ou jardins, où l’on cultive l’utile et l’agréable, et qui font à Buenos-Ayres une immense ceinture verdoyante du meilleur effet, soit qu’on arrive du dehors, soit que les regards se portent vers la campagne, du haut des nombreux miradores de la ville.

Nous n’avons pas remarqué à Buenos-Ayres une seule maison qui eût ce qu’on appelle en France une porte cochère, et c’est la même chose à Montevideo. Plusieurs ont cependant de hautes et larges portes, avec un passage voûté plus ou moins long, qui conduit dans la première cour ; mais le sol en est élevé au-dessus du niveau de la rue, et de toute la hauteur du trottoir et de celle d’une ou plusieurs marches. Nous citerons, entre autres, la maison d’Alzaga, celle qu’occupe la veuve du général Quiroga, la maison dite de la virreyna vieja et celle du consulat de France, toutes maisons de grande apparence, et qui seraient belles en tous pays. Il en résulte que les voitures ne peuvent pas entrer dans les cours, et que souvent, quand on en a, il faut les tenir hors de chez soi ; aussi les voitures sont-elles très rares à Buenos-Ayres, maintenant du moins ; on les compte. Tous les hommes vont à cheval, soit pour leurs affaires, soit pour se promener. Le cheval est aussi de mode parmi les femmes, et ce n’est pas la faute de la fille du gouverneur s’il ne l’est pas encore davantage. Cavalière intrépide et accomplie, on la rencontre souvent à cheval avec ses jeunes amies, le plus souvent sur le chemin d’une maison de campagne qui appartient à son père, où s’improvisent à chaque instant des fêtes animées, et où les étrangers sont toujours fort bien reçus. Quelques voitures de louage suffisent, quand le temps est mauvais ou quand la distance est grande, aux réunions, aux bals et aux visites de cérémonie.

Le système de division des rues à Buenos-Ayres mérite d’être mentionné. Il est très simple et se rattache naturellement au plan de la ville. Toutes les rues perpendiculaires au fleuve n’ont qu’un nom, quelle que soit leur longueur ; celles qui lui sont parallèles en ont deux. On les a partagées fictivement par l’ancienne rue de la Plata, aujourd’hui de la Fédération, et on a donné des noms différens au prolongement du nord et à celui du sud. Ainsi, une des rues les plus célèbres dans l’histoire de Buenos-Ayres s’appelle, depuis le Retiro jusqu’à la place, rue de la Paz, et, depuis la place jusqu’à l’extrémité méridionale du plateau, rue de la Reconquista, nom glorieux pour la population de Buenos-Ayres et d’un triste souvenir pour les Anglais.

On trouve à Buenos-Ayres peu de monumens dignes de ce nom, et nous avons déjà indiqué les principaux. Quelques églises, un ou deux couvens, la caserne du Retiro, qui est fort bien située, et le cimetière de la Recoleta, dont l’extérieur est noble et imposant, le Fort, la cathédrale et les édifices de la place, dont nous avons parlé, telles sont à peu près toutes les richesses monumentales de cette grande ville. Les deux théâtres, dont un en fort mauvais état, ne se distinguent en rien des maisons qui les avoisinent, et ne sont guère que de simples maisons appropriées à leur objet. Le meilleur des deux, celui de la Victoria, est convenable, et la salle est bien éclairée ; mais les corridors sont sales, et les loges, qui ne sont fermées de côté qu’à hauteur d’appui, et qui sont ouvertes sur le corridor, doivent être bien froides quand le temps est froid. Quoique la troupe ait perdu et que la politique l’ait décimée, elle aussi, nous ne l’avons pas trouvée entièrement mauvaise. Elle a pour le saynete (la petite pièce, la farce) un excellent comique et une vive et spirituelle actrice. Quant à la pièce sérieuse, qui généralement n’est autre que notre drame moderne traduit en espagnol, elle s’exécute d’une manière supportable, et tout aussi bien qu’on le fait chez nous, sur la plupart des théâtres de province. On regrette beaucoup à Buenos-Ayres un acteur appelé Lapuerta, qui avait long-temps étudié en France, et qui s’est réfugié à Montevideo, où il mérite la faveur dont il est l’objet, bien qu’à notre gré il ne soit pas de la bonne école.

Il existe encore à Buenos-Ayres quelques couvens d’hommes et de femmes que le gouvernement actuel favorise ; mais ils n’ont ni grandes richesses ni grande influence sur la population. On peut en dire autant du clergé séculier lui-même, qui est cependant nombreux. Plusieurs ecclésiastiques ont joué autrefois dans le gouvernement de Buenos-Ayres un rôle important, moins comme prêtres que comme citoyens éclairés ; ils sont morts à temps pour éviter les persécutions dont ils n’auraient pas manqué d’être l’objet en leur qualité de partisans d’un système plus libéral, d’autres ont émigré, et aujourd’hui l’on ne cite pas un seul ecclésiastique qui fasse figure dans la politique ou dans la société. Il est vrai que la chambre des représentans a pour président un prêtre ; mais on assure que c’est un homme complètement nul, et nous n’avons pas de peine à le croire. Le général Rosas ne laissera certainement s’élever auprès de lui, soit dans l’armée, soit dans l’administration civile, aucune capacité qui puisse lui porter le moindre ombrage ; il serait aussi jaloux de l’influence des prêtres, que de toute autre, et n’a rien négligé pour en faire les plus méprisables instrumens de sa politique. Le dernier évêque créé dans une des provinces de la confédération argentine a dû prêter serment d’engager les fidèles, même au tribunal de la confession, à porter la devise rouge, comme si ce n’était point dégrader la religion que d’abaisser le ministère du prêtre et de l’évêque à propager cette odieuse et ridicule livrée de la servitude. Tout récemment, on a fusillé quatre prêtres avec des circonstances atroces, et le caractère sacerdotal joint à la vieillesse n’a pu sauver de la persécution aucun homme soupçonné d’être hostile à ce qu’on appelle la cause fédérale.

D’ailleurs, autant que nous en avons pu juger, la population de Buenos-Ayres n’est pas intolérante, et porte très légèrement le joug des obligations et des pratiques religieuses. C’est une religion toute en dehors, sans fanatisme, et qui ne gêne pas les passions. On s’agenouille dans la rue quand passe un prêtre portant les derniers sacremens à un malade, mais on se relève pour aller à ses plaisirs avec la légèreté et la mobilité d’impressions qui sont le fond du caractère créole, et qui, dans les revers de fortune, dans les malheurs de sa cause ou de son pays, soutiennent le citoyen de Buenos-Ayres bien mieux que la résignation et la haute vertu. Les protestans jouissent à Buenos-Ayres du libre exercice de leur culte ; ils ont deux temples et vont en avoir un troisième ; ils ont aussi leur cimetière, et la qualification d’hérétique n’est plus une injure.

Nous avons parlé des églises et des prêtres ; parlons des casernes et des soldats. Les casernes sont assez misérables, sauf celle du Retiro, qui domine le fleuve, et qui attire l’attention de fort loin. Isolée à l’extrémité d’une grande place, elle peut se défendre d’un coup de main, et servirait au besoin de place d’armes contre un ennemi intérieur ou une révolution dans la ville. C’est là qu’on dépose les prisonniers de guerre. Quant aux soldats, il y en avait peu dans Buenos-Ayres à l’époque de notre passage, et nous n’avons pas trouvé l’occasion de les voir réunis. Ceux que nous avons vus montant la garde à la porte de la prison étaient fort pauvrement vêtus et très mal chaussés. Nous avons rencontré aussi quelques soldats de milice accoutrés grotesquement et d’une affreuse saleté ; mais il ne faudrait pas juger des troupes de Buenos-Ayres par ce triste échantillon : les meilleures étaient à la guerre ou réunies dans un camp établi à quatre ou cinq lieues de la ville depuis le mois d’août 1840. Ces troupes sont, dit-on, fort bonnes, et leurs succès le prouvent, bien entretenues, peu, mais régulièrement payées. L’entretien et l’habillement des troupes est un des soins dont le général Rosas s’occupe avec le plus de constance ; il a formé une infanterie, chose remarquable dans un pays où l’homme de la campagne sait aller à cheval dès son enfance, mais ne sait pas marcher. Il a de plus une artillerie nombreuse, et les soldats du campement sont fréquemment exercés. L’armée est forte, beaucoup trop forte eu égard à la population ; aussi le manque de bras se fait-il sentir et dans la campagne et dans la ville, et ce ne sont que plaintes là-dessus à Buenos-Ayres. Mais peu importe au général Rosas, qui a besoin d’une armée et qui veut triompher à tout prix. Et non-seulement il a voulu avoir une armée, il a encore voulu avoir une flotte et l’a eue. Sans doute, les équipages étaient fort mauvais, novices à la mer et novices à la manœuvre ; les officiers eux-mêmes, aventuriers de toutes les nations pour la plupart, mercenaires sans être que très médiocres. Cependant, comme le chef inspirait confiance et comme tout plie devant l’énergique volonté du général Rosas, l’escadre de Buenos-Ayres a tenu la mer, a eu ses combats, ses succès, et a fait baisser pavillon aux forces navales de Montevideo, qui n’étaient ni mieux composées ni mieux commandées. L’amiral de Buenos-Ayres est un vieil Anglais appelé Brown, fort connu dans l’Amérique du Sud, dont le nom a fait souvent trembler les Espagnols et les Brésiliens, et qui est depuis trente ans au service de la République Argentine. Il a notoirement le cerveau dérangé, et l’on s’amuse de ses extravagances, ce qui n’a pas empêché le général Rosas de lui confier son escadre et lui de la bien mener.

Quoique la République Argentine, ou plutôt Buenos-Ayres, qui a suffi à tout, ait prodigieusement guerroyé sur terre et sur mer depuis l’année 1810, cette ville n’a aucun établissement d’instruction militaire ou navale. Pour la plupart des officiers au service, la profession militaire n’est que le résultat des circonstances et une situation provisoire, au lieu d’être une carrière sérieuse et honorée. Ce n’est pas qu’il n’y ait encore à Buenos-Ayres quelques généraux qui, ayant embrassé la profession militaire avant la séparation avec l’Espagne, puissent être considérés comme des hommes du métier ; mais c’est le très petit nombre, et ils ne sont aujourd’hui que des généraux de parade. Il s’en est élevé plusieurs à la faveur des guerres civiles et des révolutions, qui n’ont aucune connaissance de l’art militaire proprement dit, et ne se sont que très incomplètement formés par l’exercice du commandement. Néanmoins ils suffisent à peu près à leur tâche, dans un pays où toutes les villes sont ouvertes, où l’on a beaucoup plus de privations à supporter et de chemin à parcourir que de grandes manœuvres à opérer, et où les forces ennemies ne sont ni mieux organisées ni mieux commandées. Quant à l’administration militaire, au commissariat, au service médical, rien n’est plus imparfait. On sait combien les armées espagnoles sont arriérées sous ce rapport ; les armées américaines le sont encore davantage, et, à tout prendre, ce n’est pas un malheur : la guerre se fait plus simplement et à moins de frais. La solde est faible, et ridiculement modique pour les officiers supérieurs.

La marine est encore plus mal organisée que l’armée de terre. Celle-ci au moins conserve des cadres qui peuvent toujours se remplir, et la milice des campagnes, composée d’hommes qui vivent à cheval, forme toujours une cavalerie au premier appel ; mais la marine s’improvise de nouveau, chaque fois qu’on en a besoin, et, chose remarquée, il n’existe depuis la Californie jusqu’au cap Horn, sur l’un ou sur l’autre océan, aucune population d’origine espagnole ou indienne qui soit apte à former des marins. La domination espagnole n’a pu empêcher les Américains de devenir des soldats quand il l’a fallu. Ce sont des milices bourgeoises qui ont reconquis Buenos-Ayres sur les Anglais, et l’ont ensuite défendue ; mais l’Amérique espagnole n’a jamais eu de matelots et encore moins de marins.

Cependant l’Espagne, qui était si jalouse de ses colonies et qui avait pris tant de peine pour les tenir dans une perpétuelle enfance, dans l’isolement et la faiblesse, n’avait pu y interdire absolument la culture des lettres et l’enseignement vulgaire du latin, de la philosophie scolastique, de la théologie et de la jurisprudence. Elle avait même été obligée de favoriser au Mexique, par exemple, au Pérou et ailleurs, l’étude des sciences qui se rapportent à la minéralogie et à la métallurgie, pour exploiter avec plus d’avantages les seules richesses que les premiers conquérans et découvreurs fussent allés chercher en Amérique. L’esprit philosophique bien ou mal entendu du siècle dernier avait aussi pénétré dans les colonies espagnoles qui n’avaient pas échappé au mouvement intellectuel dont la révolution française a été le résultat. Par ces causes, toute l’Amérique espagnole se trouva pourvue, au moment de sa séparation d’avec la métropole, d’un certain nombre d’hommes relativement éclairés, surtout dans le clergé et la robe, qui organisèrent, constituèrent et administrèrent les nouvelles républiques, et qui les représentèrent convenablement au dehors dans leurs relations avec les puissances européennes. La République Argentine fut sous ce rapport très bien partagée ; elle eut dans le docteur Mariano Moreno, dans le docteur Chorroarin, le chanoine Valentin Gomez, don Manuel Garcia, le docteur Zavaleta, le chanoine Funes, le docteur Monteagudo, don Manuel Sarratea[2], don Nicolas Herrera, l’illustre M. Rivadavia, et bien d’autres personnages dont le nom nous échappe, une succession d’hommes distingués, amis de la civilisation, des lumières et de la liberté, qui donnèrent un grand relief à son gouvernement, dont les talens honorèrent ses congrès, et qui firent respecter le nom de Buenos-Ayres dans la diplomatie du vieux continent. Si ces esprits éminens avaient pu s’entendre, s’ils avaient su dominer, quelquefois leurs propres passions, plus souvent celles des chefs militaires et des masses inintelligentes et armées, la république et la nationalité argentines se seraient constituées depuis long-temps sur des bases régulières ; mais, après avoir travaillé à organiser et à élever leur pays, tous ceux qui survivent de cette génération ont la douleur de le voir plus malheureux, plus déchiré, plus pauvre, plus éloigné de la civilisation et de la liberté qu’il ne l’a jamais été depuis le commencement de sa révolution Tous les établissemens d’instruction publique sont en décadence ; l’université n’existe plus que sur le papier ; le collége des jésuites a été récemment fermé ; la culture de l’esprit n’est plus en honneur, et le gouvernement, personnifié dans son chef, se montre l’ennemi systématique de l’intelligence, de l’éducation, de toutes les tendances et de toutes les idées libérales. Son langage, ses journaux, les discours tenus par ses séides à la chambre des représentans, les menaces de mort contre les unitaires inscrites partout, vociférées à tout propos, le jour, la nuit, les ridicules exigences de son despotisme, tout ne justifie que trop le reproche qu’on lui fait d’être l’ennemi de l’intelligence et de la civilisation.

Nous venons pourtant de dire qu’il y avait une chambre des représentans ; mais l’existence de cette pauvre assemblée n’est qu’une dérision amère. Elle n’est, ne fait et ne peut rien. Annulée en fait et en droit par le maintien du général Rosas au pouvoir, avec les facultés illimitées dont il a exigé qu’on le revêtît, la chambre des représentans, conservée sans doute pour faire illusion à l’Europe, le supplie tous les six mois de ne point se retirer ; et malheur à qui manifestera l’ombre d’une opinion contraire, malheur à qui ouvrirait la bouche pour demander compte des meurtres abominables qui, au mois d’avril dernier, par exemple, ont fait planer pendant trois semaines sur Buenos-Ayres une inexprimable terreur ! Il suffira d’ailleurs d’indiquer comment cette chambre est élue pour faire juger du degré de liberté dont jouit ce pays. En apparence, ce serait le beau idéal du système démocratique. Les électeurs sont très nombreux, et néanmoins les représentans sont toujours élus à l’unanimité des milliers de voix qui concourent à l’élection. Pas une voix dissidente, jamais deux candidatures, et cela dans un pays labouré par les discorde civiles, où l’on ne trouverait pas sur dix personnes au-dessus de la plus vile populace, tant parmi les électeurs que parmi les élus eux-mêmes, un partisan sincère du gouvernement, et où les élections donnaient autrefois lieu à des luttes sanglantes. Dans un tel pays, l’unanimité ne s’explique que par la terreur.

Le gouvernement est concentré tout entier, à Buenos-Ayres, entre les mains du général Rosas. Depuis les plus grandes affaires jusqu’aux plus petites, aucune n’est décidée que par lui. Ses deux ministres, avec lesquels il travaille très rarement, et qui passent des mois entiers sans le voir, ont les mains liées sur tout, et ne peuvent avoir, sur quoi que ce soit, ni volonté ni opinion. Nulle ombre de justice, nous ne disons pas de justice politique, mais même de justice civile, parce que le séquestre d’un grand nombre de propriétés appartenant à des personnes ennemies ou suspectes fait entrer la politique dans les moindres affaires, et paralyse presque toutes les transactions, soit entre les fils du pays, soit entre eux et les étrangers. En un mot, toutes les institutions sont faussées par un despotisme tel qu’il n’en a peut-être jamais existé de semblable, en ce qu’il s’applique à une petite société, et que rien ni personne ne peuvent échapper à sa redoutable action. Il y a dans Buenos-Ayres plus de dix mille individus qui ne désirent qu’une seule chose, c’est que l’on ne pense pas à eux, et qui n’en sont jamais assez sûrs pour dormir tranquilles. Une société, dite société populaire restauratrice, est le plus terrible agent de ce système. On lui attribue la plupart des assassinats et des violences plus ou moins graves, sur lesquels le gouvernement ferme les yeux, pour ne rien dire de plus. Quand aux exécutions sans jugement qui ont lieu dans l’ombre des prisons, elles se font sur l’ordre du gouverneur, et, comme jamais les journaux ne publient le nom des victimes ni aucune allusion à de pareils faits, les familles ignorent quelquefois pendant assez long-temps qu’elles ont perdu tel ou tel de leurs membres.

Nous ne dirons pas que le général Rosas rachète par de grandes qualités ce mépris de la vie et de la liberté des hommes : ce sont choses que rien ne rachète ; mais nous reconnaîtrons néanmoins qu’il a effectivement de grandes qualités, et qu’il aurait pu rendre à son pays les plus glorieux services, si le ciel lui avait départi plus de lumières et un cœur plus humain. Ces grandes qualités se rapportent toutes au génie de la domination. Rosas sait commander ; il a le secret de se faire obéir, et c’est par là qu’il aurait pu devenir le bienfaiteur et le sauveur de sa patrie. Il avait bien vu que le mal était dans l’anarchie qui l’avait dévorée, dans la confusion de tous les pouvoirs, dans le relâchement de tous les ressorts de l’autorité, dans les habitudes d’insubordination de la force armée et des généraux. Malheureusement il a exagéré le principe contraire, et a donné au pouvoir, devenu irrésistible entre ses mains, une action odieuse, destructive et dégradante. Il a substitué sa personnalité à toutes les institutions, comme à tous les sentimens, il a plié toute une population au culte de son propre portrait ; il a fait encenser ce portrait dans les églises, il l’a fait traîner dans une voiture par des femmes, et par les plus distinguées de la ville ; il a voulu qu’on lui adressât la parole dans des cérémonies publiques, ou du moins, s’il ne l’a pas ordonné, il a encouragé et récompensé ces démonstrations serviles, dont les formes multipliées ont réduit Buenos-Ayres à l’état moral des peuples de l’Asie. Au lieu de recomposer la société par la fusion des partis, il a donné pour but à sa politique l’extermination de ceux qu’il appelle les unitaires, et il en a fait assez pour prouver que ce n’était pas de sa part une vaine menace. Nous ignorons ce que le général Rosas, ce que le petit nombre d’hommes distingués et éclairés qu’il emploie, surtout au dehors, peuvent alléguer pour la justification d’un pareil système. Nous croyons, pour notre compte, qu’il est impossible de le justifier. Une guerre civile et une guerre étrangère à soutenir en même temps pourraient être considérées, nous le savons, comme des circonstances atténuantes ; mais ce système, que nous réprouvons et qui désole toutes les provinces de la République Argentine, est moins la conséquence que le principe de la double guerre sous l’excitation de laquelle Rosas a pu le pousser à ses dernières limites. Nous nous sentons d’autant plus à l’aise pour en parler ainsi, que nous ne sommes pas enthousiaste du parti opposé. L’homme que les circonstances avaient porté à sa tête, le général Lavalle, était non-seulement incapable comme chef de parti et médiocre comme général ; mais, en faisant exécuter sans jugement et par sa seule volonté le général Dorrego, son prisonnier, chef légal du gouvernement de Buenos-Ayres, renversé par une insurrection de soldats, il avait donné la mesure de son respect pour les lois de l’humanité. Nous n’avons donc pas pour le parti unitaire cette prédilection aveugle qui nous rendrait nécessairement injuste envers le parti fédéral, et nous aurions de bien tristes révélations à faire, si nous le voulions, sur l’un comme sur l’autre. Aussi n’est-ce pas la querelle d’un parti que nous épousons, mais la cause de l’humanité, de la civilisation et du bon sens que nous cherchons à défendre.

La population de la ville de Buenos-Ayres et celle de la confédération en général ont diminué dans le cours de ces dernières années. Les meurtres, les proscriptions, les émigrations, la guerre civile, ont décimé toutes les classes, et les étrangers n’ont pas comblé le vide. Évaluer le chiffre du décroissement de la population serait impossible ; cependant il ne laisse pas d’être considérable, et le serait bien davantage s’il était plus facile de sortir du pays. Dans la campagne, le manque de bras arrête sans cesse tous les travaux ; il se fait aussi sentir dans la ville par la cherté de la main-d’œuvre. On est aussi frappé, en parcourant Buenos-Ayres, de l’énorme disproportion des deux sexes ; le nombre des femmes l’emporte de beaucoup sur celui des hommes, parce que les hommes sont à l’armée, ont été tués ou se sont enfuis.

M. Woodbine Parish[3], dans son ouvrage sur les provinces du Rio de la Plata, estime que la population de la ville de Benos-Ayres devait être, en 1839, de deux cent mille ames, dont quatre-vingt mille à peu près dans la ville. Le peu de durée de notre séjour à Buenos-Ayres ne nous a pas permis de vérifier cette évaluation, que nous tenons pour suffisamment exacte. Néanmoins, depuis 1839, la ville et la campagne ont certainement perdu ; l’aspect de la ville ne laisse guère de doutes là-dessus, et c’est à peine si, dans toute l’étendue d’une aussi grande cité, nous avons remarqué trois ou quatre maisons en construction. Quant aux étrangers, ils sont relativement, peut-être même absolument, moins nombreux à Buenos-Ayres qu’à Montevideo. La plupart des Basques qui arrivent par milliers dans la Plata, se fixent sur la Bande Orientale. Nous emprunterons à l’ouvrage déjà cité de M. Woodbine Parish le chiffre des Anglais inscrits au consulat d’Angleterre, depuis 1825 jusqu’en 1831. Il était de 4,072, femmes et enfans compris, et l’on évaluait à un millier le nombre de ceux qui avaient négligé de se faire inscrire. Le nombre des Français ne doit pas être inférieur. Il y a de plus une population sarde assez considérable et non moins d’Américains du Nord. Les Espagnols d’Europe sont très nombreux ; mais ceux qui ne réussissent pas à se faire passer pour Gibraltarins, c’est-à-dire sujets anglais, sont considérés comme fils du pays et en portent prudemment les insignes. On les a d’ailleurs cruellement persécutés dans toutes les crises politiques. Le malheureux négociant dont le cadavre encore palpitant a été brûlé par des cannibales au mois d’avril dernier, était un Espagnol d’Europe.

Ce que nous avons dit de la société de Montevideo peut s’appliquer en général à celle de Buenos-Ayres. Rameaux issus d’une souche commune, parlant la même langue, professant la même religion, pénétrés à un égal degré par l’émigration étrangère, affranchis presque en même temps de la domination espagnole, adonnés aux mêmes travaux, exploitant les mêmes sources de richesses, sous le même soleil et sur les bords du même fleuve, unis par de nombreuses alliances et par de fréquentes associations d’intérêts entre les individus, les deux peuples en étaient arrivés, il y a quelques années, au même degré de civilisation. Il est vrai que maintenant Montevideo semble un peu plus avancé, parce que Buenos-Ayres est sous un régime qu’on ne calomnie pas en l’appelant barbare, et que, si ce régime se perpétuait, le caractère des populations de la rive droite de la Plata en éprouverait une altération profonde. Mais il est impossible qu’un pareil régime dure encore bien long-temps, qu’il ne se modifie pas sous l’influence de causes intérieures ou extérieures faciles à voir, et que, si même son existence se prolonge, il produise tous ses effets dans un pays qui a tant de rapports avec l’Europe, et que les grandes nations européennes ne peuvent pas entièrement abandonner au mal qui le dévore. Quant au fond des choses, à part ce résultat passager des circonstances, Buenos-Ayres n’offre pas moins d’espérances que Montevideo aux amis des lumières et de l’humanité. La population est laborieuse, active, entreprenante ; l’esprit est vif, le caractère est aimable, la liberté dont les femmes y jouissent n’y amène pas plus d’irrégularités et de désordres que dans le sein de sociétés plus sévères en apparence, et qui affichent de plus grandes prétentions à une haute moralité. Il règne à Buenos-Ayres, comme à Montevideo, une égalité vraie entre toutes les classes de la population, qui a au moins l’immense avantage de ne laisser aucune prise aux préjugés de caste et d’effacer jusqu’aux conséquences ordinaires de l’inégalité des fortunes. En effet, il y a peu de sociétés dans lesquelles, par suite des révolutions politiques et des chances du commerce, les différentes branches d’une même famille soient plus inégalement partagées ; mais on est loin de se désavouer pour cela, et, comme il n’y a jamais eu d’aristocratie à Buenos-Ayres, tous les blancs, quelle que soit leur fortune, sont pour ainsi dire au même niveau. Bien peu s’élèvent au-dessus, soit par l’éducation, soit par les habitudes sociales. Le commerce et l’exploitation des troupeaux dans la campagne servent d’occupation commune à tous, et donnent un cachet uniforme à tout ce qui s’appelle la gente décente. Si les hommes se rapprochent par la similitude de leurs occupations, et par la facilité de caractère qu’ils tiennent des Espagnols, les femmes ne se rapprochent pas moins par leur bonté naturelle, par l’esprit de famille qui est encore plus développé chez elles, et parce que, pour la plupart de celles qui ne sont pas sorties du pays, il n’y a pas une grande différence entre le plus ou le moins d’instruction qu’elles ont pu recevoir. C’est ce qui est maintenant plus sensible que jamais dans la société du parti dominant, où l’on craindrait de mécontenter le maître en manifestant des goûts qu’il n’a pas. Mais l’esprit naturel, l’intelligence et les dispositions du plus grand nombre se prêteront à tout, dès que le ressort ne sera plus comprimé comme il l’est.

Il suffit d’un séjour de quelques mois à Buenos-Ayres pour comprendre l’attrait que cette ville avait autrefois, et qu’elle a encore, bien qu’à un moindre degré, pour les étrangers. On les y accueille avec empressement, on se lie facilement avec eux et d’affaires et d’amitié ; on y aime le plaisir ; et on les appelle à partager ceux que le pays peut offrir. La société fédérale, sauf de deux ou trois familles inaccessibles, n’est pas, sous ce rapport, en arrière de celle qu’on dit unitaire, c’est-à-dire des ennemis du général Rosas qui passaient pour mieux disposés envers les étrangers. La fille du gouverneur, jeune personne d’un caractère singulièrement remarquable, de beaucoup d’esprit et de tact, d’un extérieur agréable, d’une verve et d’une gaieté sympathiques, a fait, à tous les étrangers de quelque distinction qui sont venus à Buenos-Ayres depuis la mort de sa mère, les honneurs de son pays avec autant de charme que de succès. Elle compte en Europe, de Turin à Copenhague, un grand nombre d’admirateurs et d’amis qui nous sauront gré d’avoir ici exprimé les sentimens de reconnaissance et de respectueuse affection qu’ils lui gardent. L’excellente et respectable famille de M. Arana, les sœurs du général Rosas, dont une est peut-être la plus belle personne de Buenos-Ayres, la famille du général Alvear, et quelques autres dont les noms sont moins connus, nous ont laissé aussi des souvenirs que nous éprouvons une vive satisfaction à consigner dans ce simple écrit sur lequel leurs yeux ne tomberont peut-être jamais.

Les réactions de la politique n’ont donc pas encore trop sensiblement altéré le charme que le caractère des habitans de Buenos-Ayres a toujours eu pour les étrangers, mais elles ont empoisonné les relations sociales entre les fils même du pays, et c’est dans l’état moral de la société créole qu’il faut étudier les tristes conséquences des nombreuses révolutions qui ont bouleversé la République Argentine, et surtout de celle que le général Rosas exploite en l’exagérant. Plus de confiance, plus de liberté, plus de franchise dans la conversation, plus d’union dans les familles, plus de courage dans les ames, partout la haine et le désir de la vengeance, partout d’affreux soupçons, le juste orgueil de l’indépendance et de la liberté remplacé par le pénible sentiment de l’humiliation nationale, toutes les illusions généreuses détruites par le découragement, le scepticisme et la crainte. On n’ose ni se plaindre ni plaindre les autres, et la terreur sous laquelle on gémit engendre l’hypocrisie, la bassesse et la lâcheté. Aussi la société est-elle pauvre et vide. Le petit nombre d’hommes distingués qui sont encore à Buenos-Ayres, en dehors du cercle étroit de l’administration, évitent de se réunir et même de se montrer, et il n’y en a pas un seul qui ne s’estimât heureux de quitter sa patrie, si sa fortune le lui permettait, ou même s’il le pouvait faire librement et sans compromettre à la fois sa vie et sa famille. De tous ceux qui ont gouverné, illustré et défendu autrefois la République Argentine, il en reste bien peu à Buenos-Ayres : M. Rivadavia vit obscur et pauvre à Rio-Janeiro ; le général Las Heras est au Chili, le général Rodriguez à Montevideo, ainsi que l’honnête et probe général Viamont ; le général San-Martin s’est retiré en France ; tous les pays voisins de Buenos-Ayres, le Brésil, la Bande Orientale, la Bolivie et le Chili, sont pleins de réfugiés argentins de tous les partis qui ont successivement occupé le pouvoir dans les provinces de la Plata, et l’on ne peut pas comprendre qu’une si faible population ait fait, en si peu de temps, une telle consommation d’hommes dans toutes les carrières publiques, et même de simples citoyens.

Buenos-Ayres a connu des temps meilleurs, et mérite assurément un autre sort ; mais cette malheureuse population porte la peine de la résistance qu’elle a opposée à l’organisation d’un gouvernement régulier. Dès le lendemain de sa séparation d’avec la métropole, toutes les ambitions, toutes les passions, toutes les rivalités individuelles, se sont donné libre carrière, et personne n’a été assez fort pour vaincre ces habitudes anarchiques. Provinces, villes, généraux, tout le monde s’est fait centre ; l’insubordination, la corruption et le parjure dans les chefs, favorisés par la mobilité ordinaire des masses, sur lesquelles ne pesait plus la puissance métropolitaine, ont sans cesse neutralisé les efforts et détruit l’œuvre éphémère de quelques hommes de bien qui auraient pu constituer la république, mais qui eux-mêmes avaient une trop haute idée de l’aptitude de leurs compatriotes à recevoir les institutions des États-Unis, institutions aujourd’hui pesées, et trouvées trop légères. Ceux qui souffrent maintenant des excès d’un despotisme, inconnu jusqu’alors à Buenos-Ayres, les exilés, les proscrits, ceux qui ont succombé les armes à la main contre Rosas, ne sont pas tous innocens de leur propre malheur, et Rosas semble avoir été choisi pour châtier bien des crimes politiques. Seulement il ne faudrait pas que ce fût par des crimes plus grands encore, qui appelleront à leur tour de sanglantes représailles. Chose remarquable, cette punition s’étend à des hommes qui, soit aveuglement, soit passion, ont contribué à élever le général Rosas au pouvoir suprême, et qui, par la suite, ont trouvé en lui un maître jaloux de sa puissance, aussi terrible pour des ennemis déclarés que pour d’anciens partisans attiédis, et résolu à faire adorer tous les caprices d’un immense orgueil enhardi par les faveurs de la fortune. Aussi le nom d’unitaires, donné aux ennemis du général Rosas, comme celui de fédéraux donné à ses partisans, n’est-il plus qu’un non-sens. Le parti contraire à Rosas réunit des débris de toutes les factions, comme d’autres débris des mêmes factions se groupent autour de Rosas. Les principes ne sont pour rien dans la querelle ; c’est une lutte d’hommes et d’intérêts individuels. Cependant les ennemis de Rosas se rattachent en général à l’ancien parti de la civilisation, au parti qui a toujours favorisé les relations avec l’Europe, qui appelait l’émigration européenne en Amérique et qui ménageait l’opinion publique du monde civilisé, tandis que Rosas et les siens, tout aussi ennemis que leurs adversaires de la domination espagnole, en auraient néanmoins voulu conserver les traditions et les formes au profit de gouvernans américains, se défient de toute importation étrangère, repoussent les mœurs et les idées de l’Europe, n’aiment ni ne comprennent la civilisation, et, soit par calcul politique, soit par grossièreté de nature, tendent à maintenir leurs compatriotes dans l’ignorance et l’abrutissement. Le premier de ces deux partis vaut donc mieux que le second, au moins comme tendance, quelles que soient d’ailleurs les fautes, l’incapacité ou l’immoralité de ceux qui se trouvent à sa tête. Mais ce n’est pas à dire pour cela qu’il n’abusât pas de sa victoire, si jamais il parvenait à détrôner Rosas, et, aussi loin que notre faible vue peut s’étendre, nous n’apercevons que des chances de désolation et d’anarchie pour ces malheureuses contrées, soit dans le triomphe des fédéraux, soit dans celui d’un parti qui a été trop maltraité pour n’avoir pas de grandes vengeances à exercer.

La ville et la province de Buenos-Ayres, ainsi que tout le territoire de la soi-disant Confédération Argentine, ont considérablement souffert de ces crises. Nous avons parlé de l’état de la ville ; celui de la campagne n’est pas moins déplorable. Mais la province de Buenos-Ayres a d’immenses ressources dans la facilité et la rapidité avec lesquelles se reproduisent les troupeaux, qui lui fournissent presque tous ses moyens d’échange. Un pays peuplé, cultivé, couvert de grandes fermes, d’établissemens industriels, et qui serait soumis à une pareille épreuve, ne s’en remettrait pas de vingt ans. À Buenos-Ayres, il n’en faudrait pas cinq pour réparer les pertes matérielles que la province a subies. Mais, si Rosas se maintient au pouvoir et ne modifie pas son système, le pays continuera à s’appauvrir. L’insécurité qu’un despotisme sans frein fait peser sur toutes les entreprises, sur toutes les fortunes, sur toutes les existences, ne permettrait pas même à la paix de réparer les malheurs de la guerre, et l’ancienne prospérité de Buenos-Ayres ne se rétablirait pas. Cependant le commerce européen y a trouvé un important débouché après la levée du blocus, et en a tiré en quatorze mois une masse de produits dont la valeur s’élève à plus de 6 millions de francs, s’il faut en croire des documens publiés récemment par l’administration française. Il est vrai qu’on ajoute, et avec raison, que ce chiffre représente l’agglomération des produits de plusieurs années qui n’avaient pu s’écouler pendant le blocus, comme aussi la somme des marchandises importées d’Europe a dépassé en 1841 la proportion normale pour répondre aux besoins créés par une longue interruption des relations commerciales. Quoi qu’il en soit, le commerce de l’Europe avec les provinces du Rio de la Plata par les ports de Montevideo et de Buenos-Ayres pourrait être fort considérable et fort avantageux, parce que ces contrées n’ont aucune industrie et ne peuvent tirer que de l’Europe ou des États-Unis tous les objets d’habillement, la quincaillerie, les vins, le charbon de terre, les planches et bois de construction, des briques, des dalles et autres marchandises encombrantes, en retour desquelles on exporte de la Plata des matières premières également encombrantes, de sorte que les moyens d’échange sont nombreux et faciles. La France prend dans ce commerce une part qui s’accroît chaque année ; mais, au milieu des guerres civiles, des confiscations et des massacres, la production des fruits du pays et la consommation des marchandises européennes venant à diminuer, les négocians sont exposés à faire des pertes immenses. La spéculation est découragée, les capitaux se cachent, et tous ces germes de prospérité, qui se développeraient sous l’influence de la paix et d’une administration raisonnable, sont étouffés ou retardés à chaque instant.

Les fluctuations du papier-monnaie à Buenos-Ayres sont pour le commerce une autre source d’embarras. L’argent a presque entièrement disparu et s’achète comme une marchandise ; il vaut seize, dix-sept, dix-huit fois autant que le papier qui l’a remplacé, et la piastre-forte s’est vendue jusqu’à vingt-cinq piastres-papier. Comme le gouvernement peut émettre de cette monnaie autant qu’il le veut, toutes les fortunes sont à la merci d’une nouvelle émission de papier que l’on redoute sans cesse, et à la nécessité de laquelle il est surprenant que le général Rosas ait échappé depuis quelques années ; car tous les budgets se soldent par un déficit énorme. Montevideo s’est du moins garanti jusqu’à présent de cette plaie du papier-monnaie, qui a porté la plus funeste atteinte à la situation économique de Buenos-Ayres, et dont on n’aperçoit pas le remède.

Quoique l’agriculture ait fait peu de progrès dans la province de Buenos-Ayres, les céréales qui s’y produisent sont à peu près suffisantes pour la consommation du pays, à condition que le pain soit un objet de luxe et une jouissance très rare pour l’habitant des campagnes. Dans la ville, l’usage en est général, bien que restreint pour chaque individu par ses habitudes et ses goûts ; mais dans la campagne, le gaucho vit presque exclusivement de viande, et surtout de viande de bœuf, qui n’y a pour ainsi dire aucune valeur, et qui ne vaut guère à Buenos-Ayres plus d’un sou la livre. Les légumes et les fruits, qui sont encore très imparfaits et peu variés, sont à peu près ceux de la France. Cependant il faut de grands soins et un renouvellement fréquent des semences et des graines pour empêcher les espèces de s’abâtardir. Le fruit le plus abondant est la pêche, dont on connaît plusieurs espèces, toutes inférieures à la pêche de France ; mais la pêche de Buenos-Ayres, qui vient naturellement dans la campagne, est au moins un fruit très sain, dont on peut manger impunément. L’oranger pousse en pleine terre, acquiert une grande taille et donne de très bons fruits. Il y a peu de pommes, et elles sont mauvaises, peu de poires, pas de groseilles ; la fraise est grosse, mais peu délicate et sans parfum. Si les légumes, comparés aux espèces similaires de France, ont en général la même infériorité, la nature du sol y est sans doute pour quelque chose ; mais il faut surtout s’en prendre à l’ignorance et à l’éloignement des habitans du pays pour la culture et le jardinage, et encore Buenos-Ayres a-t-il fait sous ce rapport d’immenses progrès depuis quinze ans, grace aux étrangers et au raffinement des goûts d’une partie de la population. Ce sont les Anglais qui ont appris à faire du beurre dans un pays où il y a tant de vaches. Tous les vieillards attestent que les besoins des habitans de Buenos-Ayres se sont singulièrement compliqués et multipliés depuis la révolution ; qu’ils ne savaient pas tirer parti de l’immense quantité d’animaux qu’ils tuaient pour leur nourriture, et que les productions de la terre sont bien plus abondantes, plus variées et meilleures qu’il y a trente ans. C’est qu’en effet le sol se prêterait à tout, si on le voulait cultiver. Il en est de même des chevaux, des bêtes à cornes et des moutons, dont la race pourrait être notablement améliorée sur la rive droite de la Plata, si on prenait la peine de s’en occuper. Disons mieux : ce n’est pas l’individu qui dans la classe moyenne est indolent, inactif, insouciant du progrès, c’est le pouvoir qui manque à sa mission ; c’est la société qui, jusqu’à présent, n’a pas su s’organiser pour exploiter paisiblement les immenses ressources du pays, car l’esprit d’entreprise, d’innovation et d’amélioration ne manque pas à Buenos-Ayres, soit que des étrangers l’aient apporté, soit que des citoyens argentins soient allés puiser des leçons et chercher des modèles en Europe. Deux Anglais ont principalement contribué à introduire l’élève des moutons et la production de la laine dans la province de Buenos-Ayres, mais aujourd’hui cette mine qu’ils ont ouverte est exploitée en concurrence par plusieurs propriétaires du pays, qui ont obtenu de beaux résultats par le croisement des races. Les nombreuses usines qui existent aux environs de la ville pour l’extraction et l’élaboration de la graisse des animaux, produit dont la valeur et les facilités de placement s’accroissent sur les marchés étrangers, attestent que les capitalistes de Buenos-Ayres ne s’endorment point dans la routine. Le commerce, de son côté, prendrait un grand développement, parce que les habitans de la ville y sont éminemment propres, et parce que le goût du luxe est général, si les familles les plus distinguées et les plus opulentes n’étaient pas dépouillées, persécutées et proscrites, et si la société entière y jouissait avec sécurité du fruit de son travail ; car les besoins qui entretiennent le commerce et rapprochent les peuples en les rendant tributaires les uns des autres, ne sont plus à créer chez les habitans de la province de Buenos-Ayres, qui se sont accoutumés à l’usage des marchandises étrangères, et en consommeront d’autant plus qu’ils s’enrichiront davantage. D’ailleurs, tous les pavillons sont égaux à Buenos-Ayes pour les droits de douane ; et, bien que ces droits soient assez élevés, si le pays était tranquille et produisait tout ce qu’il peut produire sans effort, ils ne seraient pas un obstacle au développement du commerce étranger, quand celui-ci pourrait compter sur une abondance constante des objets de retour.

Enfin, pour tout dire, la province de Buenos-Ayres, douée d’un climat sain et tempéré, propre à une grande variété de cultures, suffisamment arrosée, quoique souffrant quelquefois de la sécheresse, facile à couvrir de chemins, riveraine d’un fleuve qui lui apporte les produits de l’Europe et qui la met en communication avec des régions tropicales dont les produits sont différens des siens, pourrait être le pays le plus riche et le plus heureux de l’Amérique espagnole. Ses habitans le savent et s’en glorifient. Ils savent aussi à quelles conditions ces bienfaits d’une nature prodigue ne resteront pas inutiles entre leurs mains. Fatigués de révolutions, ils désirent un pouvoir fort, mais modéré, mais éclairé, mais réparateur. Dans quelles institutions, en quel homme et chez quel parti le trouveront-ils ? C’est ce que nous ne prévoyons pas, nous le disons avec tristesse, et nous croyons que Buenos-Ayres est condamné pour bien long-temps encore à souffrir ou des excès d’un despotisme exterminateur, ou des sanglans désordres de l’anarchie. Pour peu qu’on ait vu ce beau pays, pour peu qu’on ait vécu au milieu de cette population intelligente et aimable, on lui désire un autre sort, et c’est à peine si on lui pardonne sa dégradation et ses malheurs, parce qu’on ne partage point les passions insensées et les ressentimens aveugles qui sont la source de ses infortunes et qui les perpétueront

Avant la révolution de juillet, on se faisait beaucoup d’illusions sur le présent et l’avenir des nouvelles républiques de l’Amérique du Sud. L’ignorance de la situation réelle des choses y avait sa part ; l’esprit d’opposition au gouvernement de l’époque, qui ne se hâtait point de reconnaître leur indépendance, en avait peut-être une encore plus grande. Il était de mode de les flatter. Maintenant, c’est la mode contraire qui prévaut : la réaction est complète, et l’insouciance publique confond tous les états dans un sentiment commun, qui n’est aujourd’hui flatteur pour aucun d’eux, et qui n’est pas juste pour tous. Nous avons voulu rester ici dans le vrai, avec bienveillance toutefois, et sans y attacher d’autre intérêt que celui de la justice et de la raison. Nous aurions rempli notre tâche si, dans nos impressions sincèrement rapportées, tous les hommes sensés qui ont visité la Plata depuis trois ans retrouvaient les leurs, et n’avaient à nous reprocher que de n’avoir pas assez énergiquement rendu ce qu’ils ont senti comme nous.


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  1. Tout récemment, on a reçu la nouvelle assez surprenante que les ministres d’Angleterre et de France à Buenos-Ayres avaient réclamé du général Rosas victorieux la cessation immédiate des hostilités, et la retraite des troupes des deux parties belligérantes sur leur territoire respectif. Nous ignorons quelle suite peut avoir une pareille démarche, que l’état moral de Buenos-Ayres rend très grave. Quelques mots prononcés, il y a peu de jours, par M. Guizot, à la chambre des députés, semblent indiquer que le gouvernement du roi entend demeurer fidèle dans cette question aux principes de neutralité qu’il a proclamés depuis long-temps comme devant régir sa conduite et celle de ses agens dans les nouveaux états de l’Amérique du Sud.(N. du D.)
  2. D. Manuel Sarratea exerce maintenant à Paris les fonctions de ministre plénipotentiaire de la Confédération Argentine. C’est, au dire de tous ceux qui le connaissent, un homme aimable et éclairé, d’un caractère honorable, et qui a rempli plusieurs missions importantes au Brésil et en Angleterre, où il compte un grand nombre d’amis.
  3. M. Woodbine Parish a occupé pendant plusieurs années à Buenos-Ayres le poste de chargé d’affaires et consul-général d’Angleterre. Il a publié à Londres en 1839 un ouvrage intitulé : Buenos-Ayres and the provinces of the Rio de la Plata, their present state, trade, and debt, etc., 1 vol. in-8o, qui contient des détails intéressans sur la géographie, la population, le commerce, etc., de la République Argentine.