Les Deux Présidences


Le Caveau de 187339e année, volume 39 (p. 1-3).

LES DEUX PRÉSIDENCES



Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.


De bons amis m’ont donné leurs suffrages
Et m’ont élu président du Caveau ;
Dans ce fauteuil — un trône exempt d’orages —
Joyeusement je m’assieds de nouveau,
Garantissant à tous l’indépendance,
Le verre en main, je préside un repas…
Ah ! monsieur Thiers, en fait de présidence,
Avec vous, moi, je ne changerais pas !

J’ai simplement un grelot pour insigne,
Pas de crachats et pas de Toison d’or ;

Dans nos banquets, mon unique consigne
Est d’éveiller la gaîté qui s’endort.
Nul n’y discute avec outrecuidance,
La politique a pour nous peu d’appas :
Ah ! monsieur Thiers, en fait de présidence,
Avec vous, moi, je ne changerais pas !

Les vendredis, au seuil de l’assemblée
Quand je parais pour présider aux chants,
Sans appareil, ma foi, j’entre d’emblée,
Et les tambours ne battent point aux champs.
Je vois, non pas l’intrigue et l’impudence,
Mais l’amitié s’empresser sur mes pas :
Ah ! monsieur Thiers, en fait de présidence,
Certes, avec vous je ne changerais pas !

Tous vos discours sont, à chaque passage,
À gauche, à droite, attaqués sans façon ;
Les miens, jamais ! Si je lis un message,
C’est, tous les mois, un toast à la chanson.
Des vers ce toast empruntant la cadence,
À droite, à gauche, excite des hurras :
Ah ! monsieur Thiers, en fait de présidence,
Certes, avec vous je ne changerais pas !

Les communards, de Paris à Versailles,
Vous ont forcé vite à déménager ;

Sans redouter ces horribles canailles,
En paix, chez Blot, je persiste à siéger.
Vous vous parquez là-bas avec prudence.
Tandis qu’ici nous prenons nos ébats :
Ah ! monsieur Thiers, en fait de présidence.
Non, avec vous je ne changerais pas !

Nul prétendant contre moi ne conspire ;
La royauté me cause peu d’émoi,
Je ne vois pas le spectre de l’empire,
Soir et matin, se dresser devant moi.
Pendant un an, par une dissidence,
Je n’ai pas peur que l’on me jette à bas :
Ah ! monsieur Thiers, en fait de présidence,
Certes, avec vous je ne changerais pas !

Que le pouvoir vous tente, ça s’explique ;
Assurément, il est très glorieux
D’être le chef de notre république,
Et les profits sont des plus sérieux,
À gouverner suivez votre tendance,
Et, s’il se peut, jusqu’à votre trépas,
Gardez, monsieur, gardez la présidence ;
Mais avec vous je ne changerais pas !


Eugène GRANGÉ.
Membre titulaire, Président.