Librairie de L. Hachette et Cie (p. 389-408).


XXV

CONCLUSION.


Nos quatre voyageurs, heureux et radieux, prirent leurs places et s’installèrent dans un wagon ; aucun incident fâcheux ne contraria leur bonheur ; leurs compagnons de route ne disaient rien et ne les gênaient pas. Prudence, toujours digne de son nom, avait emporté abondance de provisions ; la joie, au lieu de leur ôter l’appétit, le développa si bien, que le panier à ventre rebondi se trouva vide en arrivant. Du chemin de fer ils passèrent dans la diligence ; cette fois, ni Mme Courtemiche ni Polonais ne l’encombraient, et on descendit, sans autre aventure, à la ville où les attendait la voiture de M. Gargilier. Innocent et Simplicie manquèrent de sauter au cou du cocher, tant ils furent heureux de revoir un visage ami. Prudence l’embrassa sur les deux joues.

« Bonjour, mon cousin.

— Bonjour, ma cousine. »

En Bretagne comme en Normandie, on est cousin et cousine à trois lieues à la ronde, vu que les parentés ne se perdent jamais et que vingt générations ne détruisent pas le lien primitif du vingtième ancêtre.

Germain, le cocher, ayant Coz à sa gauche sur le siège partit au grand trot ; les chevaux s’animèrent, Germain perdit la tête, lâcha les guides ; les chevaux s’emportèrent, allèrent comme le vent et auraient jeté la voiture dans un fossé de vingt pieds de profondeur, si Coz n’eût saisi les rênes, n’eût maintenu et calmé les chevaux et ne les eût remis au trot raisonnable de bons normands.

Prudence et les enfants n’avaient pas perdu une si belle occasion pour crier et appeler au secours.

« Vous pas crier, disait Coz ; chevaux s’effrayer, courir plus vite. »

Quand les chevaux ralentirent leur marche, les cris cessèrent de se faire entendre. Coz se retourna.

« Vous voyez, pas danger ; Coz sait conduire chevaux ; cocher pas bien tenir ; laisser aller trop fort, mauvais ; chevaux toujours faut tenir. »

Il voulut rendre les rênes au cocher, mais celui-ci refusa.

« Je n’aime pas ces chevaux, dit-il, ils sont trop vifs, ils courent trop fort. Monsieur vient de les acheter ; il fera bien de les revendre.

— Non, pas revendre ; chevaux bons, pieds bons ; trot bon, tout bon.

— Alors, monsieur prendra un cocher plus habile que moi, car je ne me charge pas de mener ces bêtes, qui s’emportent pour un rien.

— Moi mener ; pas s’emporter avec Coz ; moi tenir eux. »

On arriva au petit castel de Gargilier. Innocent et Simplicie se précipitèrent dans les bras de leur père, qui les attendait au bas du perron.

« Pardon, papa, pardon ! disaient-ils tous deux. Que vous êtes bon de nous avoir pardonnés, de nous avoir laissés revenir ! »

Pendant qu’ils couraient embrasser leur maman, que son entorse retenait dans sa chambre, M. Gargilier embrassait Prudence, la questionnait sur les derniers événements dont il ignorait les détails, et faisait connaissance avec Coz, que Prudence lui présenta avec un tel éloge, qu’il comprit tout de suite combien Coz avait dû rendre de services pour être tellement vanté par la sage Prudence. Il le questionna sur sa position, ses moyens d’existence.

« Moi avoir rien, dit Coz ; moi, pauvre Polonais, seul pas heureux. Si moi rester ici, moi si content, moi faire tout pour monsieur, madame, M. Nocent, mamzelle et bonne Mme  Prude. Moi aimer les trois, et moi pas vouloir quitter.

MONSIEUR GARGILIER.

Mais, mon pauvre garçon, je n’ai pas d’ouvrage à vous donner ici ; je ne peux pas faire de vous un domestique, un ouvrier.

COZ.

Pourquoi ? Moi tout savoir ; moi domestique chez monsieur le comte, moi cocher, moi bêcher, faucher, tout faire chez vous.

MONSIEUR GARGILIER.

Je veux bien croire à vos talents, mon garçon ; mais vous êtes sans doute habitué à gagner beaucoup d’argent, et je n’ai pas de quoi payer les gens comme font les grands seigneurs.

COZ.

Moi ! beaucoup d’argent ? Moi demander rien ; seulement logement, nourriture ; moi avoir du gouvernement quarante-cinq francs par mois ; c’est assez, c’est trop.


MONSIEUR GARGILIER.

Nous verrons cela, mon ami ; je verrai comment vous travaillez. »

M. Gargilier alla rejoindre ses enfants ; il les trouva à genoux près du canapé de leur mère, lui baisant les mains, et témoignant leur bonheur avec une tendresse dont elle n’avait pas l’habitude et qui la remplissait de joie.


Il les trouva à genoux près du canapé de leur mère. (Page 392.)

Quelques jours se passèrent dans les mêmes sentiments de bonheur ; la campagne apparaissait aux enfants sous un aspect nouveau et charmant. Ils ne comprenaient pas comment ils avaient pu désirer de quitter la vie tranquille, heureuse, utile, de la campagne, pour l’agitation, les ennuis, l’isolement de Paris. Ils faisaient de Paris, de la pension, de la tante Bonbeck, une peinture si affreuse, que M. et Mme  Gargilier en riaient malgré eux. Prudence ne cessait de faire l’éloge des Polonais, surtout de Coz, et déclarait que sans lui ils eussent tous péri dix fois. Coz travaillait comme un nègre, se mettait à tout, était partout, faisait l’ouvrage de trois hommes ; jamais M. Gargilier n’avait eu un si excellent serviteur ; il ne tarda pas à le prendre définitivement à son service en qualité de surveillant, cocher, ouvrier, domestique, etc. Coz était plus heureux que tous les rois de la terre : il ne manquait à son bonheur que Boginski, dont il n’avait pas de nouvelles.

Un jour, le facteur apporta à M. Gargilier une lettre qu’il lut tout haut à sa femme et à ses enfants, moitié riant, moitié fâché :


« Mon frère,

« Vos enfants sont des nigauds, surtout Simplette, qui n’a pas voulu rester avec moi. Votre Prude est une sotte que vous devriez renvoyer et qui gâte vos enfants. Ils ont emmené un de mes Polonais ; c’est un ingrat, je ne le regrette pas. Voilà mon imbécile de Boginski qui s’est avisé d’être malade : il est guéri, mais il ne peut pas faire de musique ; le médecin lui ordonne d’aller passer une quinzaine de jours à la campagne ; comme je ne sais où le faire aller, je l’envoie demain chez vous. J’ai gardé votre sotte fille et sa sotte bonne pendant un mois, vous pouvez bien me garder mon Polonais pendant quinze jours. Ne manquez pas de me le renvoyer dès qu’il pourra jouer du violon. Adieu, mon frère. Dites à Simplette qu’elle est plus bête qu’une oie. Vous avez bien mal élevé vos enfants ; si je les avais eus, ils eussent été élevés autrement.

« Votre sœur,
« Ambroisine Bonbeck. »


SIMPLICIE.

Tiens ! ma tante qui envoie Boginski ! je vais le dire à Prudence.

INNOCENT.

Prudence, Boginski arrive ce soir ! ma tante l’envoie.

PRUDENCE.

Que je suis contente ! Quel plaisir son arrivée va faire à notre bon Coz !… Coz, Coz !… le voilà qui passe tout juste. Coz ! votre ami Boginski arrive ce soir ; Mme Bonbeck nous l’envoie !



Boginski s’est avisé d’être malade. (Page 396.)

— Bonheur ! s’écria Coz ; merci, madame Prude, vous bien bonne de dire à Coz ; vous toujours bonne. Moi vous aider à tout préparer pour ami.

Coz et Prudence préparèrent une chambre pour Boginski ; et Coz, par ordre de M. Gargilier, partit avec une carriole pour ramener son ami de la ville.

Quand Boginski arriva, ni Prudence ni les enfants ne le reconnurent, tant il était changé, maigri et pâli. Il avait été fort malade ; Mme Bonbeck avait été très-bonne pour lui, mais elle était si agitée, si remuante, elle parlait tant, elle grondait tellement tout le monde, que le médecin déclara que le malade mourrait si on ne lui donnait, du repos en l’envoyant à la campagne ; c’était lui-même qui avait demandé à aller chez M. Gargilier.

Il ne tarda pas à se sentir mieux et à se remettre entièrement ; mais il ne parlait pas de repartir, malgré les lettres pressantes de Mme Bonbeck. Il cherchait à se rendre utile dans la maison ; il mit en ordre la bibliothèque et classa les livres avec une intelligence qui étonna M. Gargilier. Il s’offrit à donner des leçons à Innocent et à Simplicie, et s’en acquitta si bien, déploya tant d’instruction, que M. Gargilier le questionna sur les années de sa vie passées en Pologne et apprit qu’il était d’une bonne famille, qu’il avait reçu une très-bonne éducation et était capable d’instruire des enfants ; seulement, il n’avait pas appris le français.

Au bout d’un mois, il fallut répondre à Mme  Bonbeck, qui menaçait de venir elle-même chercher son Polonais.

M. Gargilier fit venir Boginski et lui fit voir la lettre de sa sœur.

« Que dois-je lui répondre, mon ami ? Désirez-vous nous quitter et retourner chez ma sœur ?

BOGINSKI.

Oh ! monsieur, moi désire ne jamais vous quitter ; moi suis très heureux ici ; chez Mme  Bonbeck, c’est terrible ; moi, j’ai été malade de tristesse et fatigue ; si j’y retourne, serai encore malade ; la vie est si terrible chez elle : toujours musique ou colère.

M. GARGILIER.

Comme cela, mon ami, vous seriez bien aise de rester chez moi, près de mes enfants ?

BOGINSKI.

Pas aise, mais heureux, heureux ! Oh ! monsieur, si vous garder moi, pauvre Polonais, jamais je n’oublierai ; serai toujours reconnaissant. J’apprendrai français bien ; je parle déjà mieux ; dans un an, ce sera bien tout à fait.

M. GARGILIER.
Alors mon cher, c’est une affaire décidée. Vous me convenez beaucoup ; vous êtes un brave garçon, dévoué, reconnaissant, sage et religieux. Je n’ai pas besoin d’un savant près de mon fils ; vous en savez

Voyons, madame Prude, dites oui. (Page 407.)


autant qu’il lui en faut, et je vous charge d’Innocent, que vous ne quitterez plus. »

Boginski serra la main de M. Gargilier dans les siennes, les baisa à la mode de Pologne, et courut annoncer cette bonne nouvelle à son ami Coz, qui bondit de joie. Boginski voulut écrire lui-même à Mme Bonbeck pour la remercier de ses bontés, et lui expliquer que sa santé, très ébranlée, exigeait le repos et l’air de la campagne.

Mme Bonbeck, furieuse, répondit une lettre d’injures et accusa son frère de lui avoir débauché ses deux Polonais. Deux jours après, Boginski reçut un paquet contenant ses effets, deux habillements tout neufs à sa taille, un violon, de la musique et une lettre ainsi conçue :


« Mon ami,

Vous êtes un brave garçon, c’est moi qui suis une méchante vieille ; vous avez raison de me quitter ; je vous ai rendu malheureux et malade. Je voudrais être bonne, mais je ne peux pas ; la colère m’emporte. Dites à Simplette et à Prude que je leur demande pardon, comme à vous. Quand je serai corrigée, j’irai vous voir ; je crains que ce jour n’arrive jamais. Mon frère me met en rage avec son calme, et ses enfants sont des nigauds qui me font bouillir le sang. Adieu, mon ami ; pensez quelquefois sans colère à votre vieille amie. Ambroisine Bonbeck. »

La vie des habitants de Gargilier s’écoula heureuse et paisible ; Innocent devint un charmant garçon, instruit et bien élevé, grâce aux soins de Boginski. Simplicie grandit, embellit et fut une agréable et aimable personne ; elle devint la femme d’un voisin de campagne dont Innocent épousa plus tard la sœur ; ils vécurent en famille, aimant la campagne, s’occupant de leurs biens et des pauvres, et redoutant Paris. Boginski resta l’ami de la maison et de ses élèves ; il se trouva assez heureux pour ne pas regretter la patrie. Coz acheva aussi sa vie à Gargilier en compagnie de Prudence ; elle finit, après cinq années de refus, à devenir sa femme, parce que ce mariage convenait à ses maîtres. Pendant cinq ans elle avait répondu aux instances de Coz :

« Jamais je ne consentirai à porter un nom que personne ne pourra prononcer. Soyons amis, travaillons ensemble pour la maison, mais restez garçon et laissez-moi demeurer jeune fille. »

Enfin, un jour Coz vint lui annoncer tout joyeux qu’il était reçu citoyen français, et qu’au lieu de s’appeler Cozrgbrlewski, il s’était fait inscrire sous le nom de sa mère : Véniska.

« Maintenant, Madame Prude, vous ne refuserez pas de porter mon nom ?

— Ce n’est pas déjà si joli de s’appeler Véniska, répondit Prudence en souriant.

Les mariés dansèrent comme des jeunes gens. (Pag 407.)

— Voyons, Madame Prude ; dites oui ; il me manque vous pour être heureux ; j’ai une patrie à présent, mais je n’ai pas de famille, pas de femme, pas de ménage !

— Eh bien ! oui, mon pauvre Coz ; je ne veux pas vous tourmenter plus longtemps. Nous ne serons pas un jeune ménage : vous avez quarante-sept ans, moi j’en ai trente-cinq ; mais nous nous unirons pour mieux servir nos maîtres, et pour nous soigner l’un l’autre quand nous serons infirmes et malades. »

M. et Mme  Gargilier furent très satisfaits de la décision de Prudence et du bonheur du pauvre Coz, qui, de cette façon, vivrait et mourrait chez eux. La noce fut superbe, le repas magnifique ; les mariés dansèrent comme des jeunes gens ; Innocent et Simplicie étaient enchantés et dansèrent toute la journée. Ils se donnèrent une indigestion à force de manger à tous les plats qu’on servait aux invités, mais le lendemain il n’y paraissait pas, et ils n’eurent pas besoin de soins de Mme  Véniska.

Mme  Bonbeck ne vint jamais à Gargilier ; elle mourut d’une apoplexie, à la suite d’une colère effroyable. Boginski fut seul à la regretter et à soutenir qu’elle était bonne, malgré ses colères.

La pension des Jeunes savants ne tarda pas à disparaître ; les aventures d’Innocent firent un tort considérable à M. Doguin ; aux vacances suivantes, presque tous les parents retirèrent de chez lui leurs enfants. M. Doguin, aidé de M. Hervé, alla fonder une autre maison à Lyon, et eut bien soin de n’y recevoir que de bons sujets.


FIN.