Les Deux Muses (Klopstock)

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Traduction par Gérard de Nerval.
Garnier frères (p. 382-383).


LES DEUX MUSES


J’ai vu… oh ! dis-moi, était-ce le présent que je voyais, ou l’avenir ?… J’ai vu dans la lice la Muse allemande avec la Muse anglaise s’élancer vers une couronne.

À peine distinguait-on deux buts à l’extrémité de la carrière ; des chênes ombrageaient l’un ; autour de l’autre des palmiers se dessinaient dans l’éclat du soir[1].

Accoutumée à de semblables luttes, la muse d’Albion descendit fièrement dans l’arène, ainsi qu’elle y était venue ; elle y avait jadis concouru glorieusement avec le fils de Méon, le chantre du Capitole.

Elle jeta un coup d’œil à sa jeune rivale, tremblante, mais avec une sorte de noblesse, dont l’ardeur de la victoire enflammait les joues et qui abandonnait aux vents sa chevelure d’or.

Déjà elle retient à peine le souffle resserré dans sa poitrine ardente, et se penche avidement vers le but… La trompette déjà résonne à ses oreilles, et ses yeux dévorent l’espace.

Fière de sa rivale, plus fière d’elle-même, l’altière Bretonne mesure encore des yeux la fille de Thuiskon : « Je m’en souviens, dit-elle, je naquis avec toi chez les Bardes, dans la forêt sacrée ;

« Mais le bruit était venu jusqu’à moi que tu n’existais plus ; pardonne, ô Muse, si tu es immortelle, pardonne-moi de l’apprendre si tard ; mais au but j’en serai plus sûre. »

« Le voici là-bas !… Le vois-tu dans le lointain avec sa couronne ?… Oh ! ce courage contenu, cet orgueilleux silence, ce regard qui se fixe à terre tout en feu… Je le connais !

« Cependant réfléchis encore avant que retentisse la trompette du héraut… C’est moi, moi-même qui luttais naguère avec la muse des Thermopyles, avec celle des sept collines ! »

Elle dit ; le moment suprême est venu, et le héraut s’approche : « Muse bretonne, s’écrie, les yeux ardents, la fille de la Germanie, je t’aime, oh ! je t’aime en t’admirant…

« Mais moins que l’immortalité, moins que la palme de la victoire ! Saisis-la avant moi, si ton génie le veut, mais que je puisse la partager et porter aussi une couronne.

« Et… quel frémissement m’agite ! Dieux immortels !… Si j’y arrivais la première à ce but éclatant,… alors, je sentirais ton haleine agiter de bien près mes cheveux épars. »

Le héraut donna le signal… Elles s’envolèrent, aigles rapides, et la poussière, comme un nuage, les eut bientôt enveloppées… Près du but, elle s’épaissit encore, et je finis par les perdre de vue.



  1. Le chêne est l’emblème de la poésie patriotique, et le palmier celui de la poésie religieuse qui vient de l’Orient. (Staël.)