Les Deux Gentilshommes de Vérone/Acte III

Les Deux Gentilshommes de Vérone >> Acte IV



Les Deux Gentilshommes de Vérone


Acte III




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ACTE II
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SCENE PREMIÈRE
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Milan. — Une antichambre dam le palais dn duc
Entrent LE DUC, THURIO et PROTÉE.

LE DUC. — Seigneur Thurio, laissez-nous seuls un instant, je vous prie; nous avons à nous entretenir de quelques affaires secrêtes. (Thurio sort.) Maintenant, dites-moi, Protée, ce que vous me voulez.

PROTÉE. — Mon gracieux seigneur, ce que je vais vous révéler, les lois de l'amitié m'ordonnent de le cacher; mais lorsque je repasse dans ma pensée toutes les gracieuses faveurs que j'ai reçues de vous, tout indigne que je suis, le sentiment du devoir m'aiguillonne à vous découvrir ce que nul autre mobile au monde n'aurait le pouvoir de m'arracher. Sachez donc, noble prince, que le seigneur Valentin, mon ami, se propose, cette nuit, d'enlever votre fille; j'ai été pris, moi en personne, pour confident du complot. Je sais que vous avez résolu de donner votre aimable fille à Thurio, qu'elle déteste, et si elle vous était ainsi enlevée, ce serait pour votre vieillesse une cruelle affliction. Aussi, par respect de mon devoir, j'ai préféré entraver mon ami dans l'exécution de son projet, plutôt que de laisser, en me taisant, s'entasser sur votre tête une montagne de chagrins qui, si vous n'étiez averti, vous pousseraient prématurément dans la tombe.

LE DUC. — Protée, je te remercie de ton honnête sollicitude ; en retour, dispose de moi tant que je vivrai. Moi-même, je m'étais très-souvent aperçu de leur amour, alors qu'ils me croyaient le plus profondément endormi, et, plus d'une fois, j'ai eu l'intention d'interdire à Valentin et la société de ma fille et le séjour de ma cour; mais, craignant que mes soupçons jaloux, m'induisant en erreur, ne me portassent à lui faire préjudice à tort, - je me suis mis en garde jusqu'ici contre les jugements téméraires, — je lui ai fait bon visage, afin d'arriver à découvrir ce que tu viens de me révéler toi-méme. Pour bien te prouver jusqu'où allaient mes craintes, sache que, connaissant la prise que la séduction a sur la tendre jeunesse, j'ai placé sa chambre à coucher tout au haut d'une tour dont j'ai toujours gardé la clef sur moi et d'où Silvia ne peut être enlevée.

PROTÉE. — Apprenez, noble seigneur, qu'ils ont adopté un plan qui lui permettra d'escalader la chambre à coucher de votre fille, et de la descendre par une échelle de corde. Cette échelle, le jeune amant est en ce moment même allé la chercher, et il va tout à l'heure passer par ici en la portant; vous pouvez, s'il vous plaît, l'arrêter au passage. Mais, mon bon seigneur, mettez-y assez d'adresse pour que ma révélation ne soit pas soupçonnée, car c'est par amour pour vous et non par haine pour mon ami que je vous ai découvert ce projet.

LE DUC. — Sur mon honneur, il ne saura jamais que j'ai reçu de toi la moindre lumière sur cette affaire.

PROTÉE. — Adieu, monseigneur, voici venir Valentin. (Il sort.)

Entre VALENTIN.

LE DUC. — Messire Valentin, où allez-vous si vite?

VALENTIN. — Avec le plaisir de Votre Grâce, il y a un messager qui attend mes lettres pour mes amis, et je cours les lui remettre.

LE DUC. — Sont-elles de grande importance?

VALENTIN. — Leur teneur se compose entièrement des nouvelles de ma santé et du bonheur dont je jouis à votre cour.

LE DUC. — Oh! bien alors, rien ne presse; reste un peu avec moi, j'ai à t'entretenir de quelques affaires qui me tombent de près et dont je veux te faire confident. Tu n'ignores pas que j'ai désiré marier ma fille à mon ami, messire Thurio?

VALENTIN. — Je le sais parfaitement, monseigneur, et assurément ce serait là une alliance riche et honorable; en outre, le gentilhomme en question est plein de vertu, de générosité, de noblesse et de toutes les qualités qui peuvent sourire à une femme pareille à votre aimable fille. Votre Grâce ne peut-elle l'amener à le regarder d'un bon œil ?

LE DUC. — Non, je t'assure ; elle est maussade, revèche, d'humeur chagrine, orgueilleuse, désobéissante, entêtée, sans souci de ses devoirs ; elle oublie toujours qu'elle est ma fille et ne me redoute pas plus que si je n'étais pas son père, et s'il faut te le dire, son intraitable caractère, en me donnant à réfléchir, a éteint en moi tout amour pour elle. J'espérais autrefois que mes derniers jours s'écouleraient entourés des soins de sa tendresse filiale, mais aujourd'hui je me suis résolu à prendre femme et à l'abandonner à qui la voudra. Puisqu'elle n'a de considération ni pour moi, ni pour mes biens, que sa beauté lui serve de dot.

VALENTIN. — Qu'est-ce que Votre Grâce désire que je fasse en cette affaire?

LE DUC. — Messire, il y a ici à Milan une dame que j'aime; mais elle est timide et réservée, et ne fait aucun cas de ma vieille éloquence. Je voudrais que tu me servisses de précepteur — car depuis bien longtemps j'ai oublié le métier de galant, et d'ailleurs les modes de la galanterie sont changées aujourd'hui — et que tu m'enseignasses comment je dois m'y prendre pour être favorablement regardé du soleil de ses yeux.

VALENTIN. — Gagnez-la avec des présents si elle n'a pas égard aux paroles. Souvent des bijoux muets avec leur silencieux langage, mieux que les plus vives paroles touchent le cœur des femmes.

LE DUC. — Mais elle a dédaigné un présent que je lui ai envoyé.

VALENTIN. — Souvent une femme dédaigne ce qui lui plaît davantage : envoyez-en un second et tenez bon, car le dédain, au début, rend plus fort l'amour qui. lui succède. Si elle fronce le sourcil, cela ne voudra pas dire qu'elle vous hait, c'est qu'elle veut vous rendre plus amoureux encore; si elle gronde, ce n'est pas qu'elle veuille vous congédier, car ces toquées deviennent tout à fait folles quand on les laisse seules. Quoi qu'elle dise, n'abandonnez pas la partie, et n'allez pas croire que par allei-vous-cn elle veut dire ne revenez pas. Jouez, flattez, vantez, exaltez leurs grâces, et quelque noires qu'elles soient, dites-leur qu'elles ont des figures d'anges. Tout homme qui possède une langue, et qui avec cette langue ne peut parvenir à gagner une femme, n'est pas un homme, je le déclare.

LE DUC. — Mais celle dont je parle est promise par ses parents à un jeune gentilhomme de mérite, et si sévèrement surveillée, qu'aucun homme ne peut avoir accès auprès d'elle pendant le jour.

VALENTIN. — Eh bien alors, j'essayerais de. l'approcher de nuit.

LE DUC. — Oui, mais les portes sont verrouillées, et les clefs cachées en lieu sûr, si bien que personne ne peut pénétrer près d'elle la nuit.

VALENTIN. — Qu'est-ce qui empêche d'entrer par la fenêtre ?

LE DUC. — Sa chambre est tout en haut, très loin du sol, et la muraille offre si peu de prise qu'on ne peut l'escalader sans péril évident pour sa vie.

VALENTIN. — Une échelle de corde habilement faite, avec deux crochets pour l'attacher, suffirait pour escalader la tour d'une autre Héro, si un hardi Léandre voulait tenter l'aventure.

LE DUC. — Eh bien, par le sang qui te fait gentilhomme, daigne m'apprendre ou je pourrai trouver une échelle de ce genre.

VALENTIN. — Quand voudriez-vous vous en servir? dites-le-moi, seigneur, s'il vous plaît.

LE DUC. — Cette nuit même, car l'amour est comme un enfant qui aspire impatiemment à tout ce qui est à portée de son atteinte.

VALENTIN. - A sept heures, ce soir, vous aurez votre échelle.

LE DUC. — Mais, écoute-moi bien, je veux aller la trouver seul; quelle est pour moi la meilleure manière de transporter cette échelle ?

VALENTIN. — Elle sera d'un poids si léger, monseigneur, que vous pourrez la transporter sous un manteau d'une longueur raisonnable.

LE DUC. — Un manteau de la longueur du tien pourrait-il faire l'affaire?

VALENTIN. — Oui, mon bon seigneur.

LE DUC. — Laisse-moi voir ton manteau, alors; je m'en procurerai un d'une égale longueur.

VALENTIN. — N'importe quel manteau fera l'affaire, monseigneur.

LE DUC. — Comment vais-je m'y prendre pour porter un manteau ? je t'en prie, laisse-moi essayer ton manteau. (Il prend le manteau de Valentin.) Qu'est-ce que cette lettre ? qu'y a-t-il là ? « A Silvia.... » Eh! voici justement l'objet nécessaire à mon entreprise!... J'aurai l'audace pour une fois de rompre le cachet. Il lit.)

« Mes pensées trouvent un asile la nuit auprès de ma Silvia; ce sont mes esclaves, à moi, et je leur permets de s'envoler vers elle. Ob ! si leur maître pouvait aller et venir aussi légèrement, lui-même irait se loger là où insensibles elles se nichent! Mes pensées, qui sont mes hérauts, reposent sur ton chaste sein, tandis que moi, leur roi, qui les introduis près de toi, je maudis la faveur qui leur permet de jouir d'une telle faveur, parce que je voudrais pour moi-même l'heureuse fortune de mes serviteurs; je me maudis moi-même, de ce que c'est moi-même qui les envoie habiter là où leur seigneur voudrait habiter. »|

Et qu'y a-t-il là encore? « Silvia, cette nuit je t'affranchirai. » C'est bien cela, et voilà l'échelle qui doit servir à l'entreprise. — Eh quoi, Phaéton, — car tu n'es que le fils de Mérops, — aspires-tu donc à guider le char céleste et à incendier le monde par ton audacieuse folie ? As-tu donc la prétention d'atteindre les étoiles parce qu'elles brillent au-dessus de toi? Va donc, vil intrus ! esclave outrecuidant ! va porter. à tes égales les caresses de tes sourires, et attribue à ma modération seule et non à une exacte balance entre ton châtiment et ta faute le privilège que je te laisse de partir d'ici. Sois-moi reconnaissant de cette indulgence plus que de toutes les faveurs trop nombreuses que je t'ai prodiguées; mais si tu traînes sur mon territoire plus de temps que n'en exige de toi l'empressement le plus actif à quitter ma cour royale, par le ciel ma colère ira bien au delà de l'amour que j'ai pu porter jamais à ma fille ou à toi-même. Pars! je ne veux pas écouter tes vaines excuses ; mais si tu tiens à ta vie, fais diligence. (Il sort.)


VALENTIN. — Et pourquoi pas la mort plutôt qu'une vivante torture ? mourir, c'est être banni de moi-même, et Silvia est moi-même ; banni d'elle, c'est moi banni de moi, mortel bannissement! Quelle lumière est encore lumière, si Silvia ne m'est plus visible ? Quelle joie est encore joie, si Silvia ne m'est plus présente ? A moins que me figurer qu'elle est présente ne me soit une joie, et que de l'ombre de ses perfections je ne me fasse une lumière ! Est-ce qu'il y a pour moi une musique dans le chant du rossignol, si Silvia n'est pas près de moi pendant la nuit ? et si je ne puis pas contempler Silvia pendant le jour, est-ce que le jour a pour moi une clarté? Elle est mqn essence, et je cesse d'être, si je ne suis réchauffé, illuminé, caressé, conservé vivant par sa radieuse influence. Ce n'est pas fuir la mort que de fuir mon arrêt de mort ; si je m'attarde ici, je ne fais qu'attendre la mort; mais en fuyant d'ici, c'est loin de la vie que je fuis.

Entrent PROTÉE et LANCE.

PROTÉE. — Cours, mon garçon, cours, cours et découvre-le.

LANCE. — Arrête ! arrête !

PROTÉE. — Que vois-tu donc?

LANCE. — Le gibier que nous chassons, il n'y a pas un poil sur sa tête qui ne soit à un Valentin. •

PROTÉE. —Valentin?

VALENTIN. — Non.

PROTÉE. — Qui donc alors? son esprit?

VALENTIN. — Pas davantage.

PROTÉE. — Quoi alors ?

VALENTIN. — Rien.

LANCE. — Est-ce que rien peut parler ? maître, faut-il frapper?

PROTÉE. — Qui veux-tu frapper?

LANCE. — Rien.

PROTÉE. — Manant, tiens-toi tranquille.

LANCE. — Mais, monsieur, je ne frapperai rien; je vous en prie....

PROTÉE. —Tiens-toi tranquille, je te dis, faquin.... Ami Valentin, un mot.

VALENTIN. — Mes oreilles sont pleines et ne peuvent plus donner de place aux bonnes nouvelles, tant elles en ont recueilli de mauvaises.

PROTÉE. — Alors j'ensevelirai les miennes dans un silence muet, car elles sont déplaisantes, malsonnantes et mauvaises.

VALENTIN. — Silvia est morte ?

PROTÉE. — Non, Valentin.

VALENTIN. — Un non-Valentin, en effet, pour Silvia puisqu'elle lui est interdite ! M'a-t-elle renié ?

PROTÉE. — Non, Valentin.

VALENTIN. — Il n'y a plus de Valentin si Silvia l'a renié ! Quelles nouvelles vouliez-vous me donner ?

LANCE. — Monsieur, il y a une proclamation qui dit que vous êtes évanoui.

PROTÉE. — Que tu es banni, — oh ! les voilà ces nouvelles — banni de cette ville, de Silvia; de moi, ton ami !

VALENTIN. — Oh ! je me suis déjà tant repu de cette infortune que l'excès va tout à l'heure me soulever le cœur. Silvia sait-elle que je suis banni?

PROTÉE. — Oui, oui, et pour faire casser cet arrêt — qui, n'étant pas révoqué, conserve toute sa force — elle a offert toute une mer de ces perles liquides que les hommes appellent des larmes et les a versées aux pieds insensibles de son père. En même temps qu'elle versait ces larmes, elle s'est elle-même humblement prosternée à genoux, tordant ses mains, dont la blancheur était si bien d'accord avec sa douleur, qu'on eût dit que le chagrin venait de les pâlir exprès pour cette occasion. Mais ni ses genoux courbés, ni ses chastes mains levées au ciel, ni ses tristes soupirs, ni ses profonds gémissements, ni le torrent argenté de ses larmes n'ont pu émouvoir son père impitoyable et lui arracher autre chose que ces paroles : « Si Valentin est pris, il mourra. » Bien plus, cette intercession pour obtenir ta grâce l'a tellement mis hors de lui qu'il l'a consignée dans une étroite prison avec des menaces terribles de l'y laisser toujours.

VALENTIN. — Assez, à moins que le premier mot que tu vas prononcer n'ait une puissance mortelle sur ma vie. S'il en est ainsi, murmure-le à mon oreille comme l'antienne finale de ma douleur éternelle.

PROTÉE. — Cesse de te lamenter sur ce qui est irremédiable, et cherche un remède à ce qui te fait te lamenter. Le temps est le père et le nourricier de tout bien. Si tu restes, tu ne pourras pas voir ta bien-aimée et rester, c'est en outre abréger ta vie. L'espoir est le bâton de l'amoureux ; pars d'ici appuyé sur lui, et sache l'employer contre les pensées de désespoir. Si ta personne doit être absente d'ici, tes lettres au moins pourront y venir ; adresse-les-moi et je les déposerai dans le sein à la blancheur de lait de ta bien-aimée. Mais ce n'est pas le moment des récriminations ; viens, je vais t'accompagner jusqu'au delà des portes de la ville, et avant de nous séparer, nous coriférerons amplement de tout ce qui concerne tes affaires d'amour. Pour l'amour de Silvia, si ce n'est pour l'amour de toi-même, considère le danger où tu es et viens avec moi.

VALENTIN. — Lance, je t'en prie, si tu vois mon valet, dis-lui de se hâter et de me rejoindre à la porte du Nord.

PROTÉE. — Va, faquin, et tâche de le trouver. Marchons, Valentin.

VALENTIN. — Oh ! ma chère Silvia ! Malheureux Valentin !(Valentin et Protée sortent.)

LANCE, seul. — Je ne suis qu'un imbécile, voyez-vous, et cependant j'ai assez d'esprit pour soupçonner que mon maître est une manière de coquin, et c'est pour le mieux, s'il n'est coquin que d'une seule manière. Personne au monde ne sait encore que je suis amoureux, et cependant je suis amoureux; mais un attelage de chevaux ne m'arracherait pas ce secret, ni quelle est la personne que j'aime non plus ; et cependant c'est une femme ; mais quelle est cette femme, je ne le dirai pas, et cependant c'est une fille d'étable ; et cependant ce n'est pas une fille, car elle a fait parler d'elle; et cependant c'est la fille d'étable de son maître, car elle le sert pour des gages. Elle a plus de qualités qu'un épagneul, ce qui est beaucoup pour une simple chrétienne. (Il tire un papier de sa poche.) Voici le chataloge de ses qualités. (Il lit.) Imprimis, elle peut chercher et rapporter. Eh bien ! mais un cheval n'en ferait pas davantage, même un cheval ne peut pas aller chercher, il ne peut que porter; donc elle vaut mieux qu'une rosse. Item, elle peut traire; une aimable vertu, savez-vous, chez une fille qui a les mains propres.

Entre SPEED.

SPEED. — Eh bien, seigneur Lance, quelles nouvelles de Votre Grandeur?

LANCE. — Ma grande heure ! Suis-je donc une horloge ?

SPEED. —Allons, bon, voilà encore votre vieux défaut; jouer sur les mots. Quelles nouvelles sur ce papier?

LANCE. — Les nouvelles les plus noires dont on ait jamais entendu parler.

SPEED. — Noires? Comment ça, mon bon?

LANCE. — Parbleu, noires comme de l'encre.

SPEED. — Laisse-moi les lire.

LANCE. — Fi de toi, lourdaud ! tu ne sais pas lire.

SPEED. — Tu mens, je sais lire.

LANCE. — Je vais te mettre à l'essai. Réponds-moi à ceci : Qui t'a mis au monde ?

SPEED. — Parbleu, le fils de mon grand-père.

LANCE. — O le musard illettré ! c'était le fils de ta grand'mère; voilà qui prouve que tu ne sais pas lire.

SPEED. — Voyons, imbécile, voyons; fais-moi essayer sur ton papier.

LANCE. — Voilà, et que saint Nicolas te vienne en aide.

SPEED, lisant. — Item, elle peut traire.

LANCE. — Oui, cela, elle le peut.

SPEED. — Item, elle peut brasser de la bonne ale.

LANCE. — Et de là vient le dicton : Bénédiction sur votre cœur, vous brassez de la bonne ale.

SPEED. — Item, elle peut sarcir.

LANCE. — C'est comme si l'on disait : Peut-elle ça, si...?

SPEED. — Item, elle peut tricoter.

LANCE. — Comment un homme pourrait-il craindre d'être à bas avec une fille qui peut lui tricoter des bas?

SPEED. — Item, elle peut laver et écurer.

LANCE. — Une vertu toute spéciale ; car alors elle n'a pas besoin qu'on la lave et qu'on l'écure.

SPEED. — Item, elle peut filer.

LANCE. — Je puis donc laisser le monde rouler sur ses roues, puisque son rouet peut la nourrir.

SPEED. — Item, elle a un grand nombre de vertus innommées.

LANCE. — Autant vaut dire des vertus bâtardes, c'est-à-dire qui ne connaissent pas leurs pères, et qui par conséquent n'ont pas de nom.

SPEED. — Suit le catalogue de ses vices.

LANCE. — Sur les talons mêmes de ses vertus.

SPEED. —Item, on ne doit pas l'embrasser à jeun à cause de son haleine.

LANCE. — Bon, c'est un défaut qu'on peut corriger avec un déjeuner. Continue.

SPEED. — Item, elle a la bouche friande.

LANCE. — Voilà qui fait réparation pour sa mauvaise haleine.

SPEED. — Item, elle parle en dormant.

LANCE. — Cela importe peu si elle ne dort pas en parlant.

SPEED. — Item, elle parle lentement.

LANCE. — Oh ! le scélérat qui a mis cela au nombre de ses vices ! Parler lentement, chez une femme, est pure vertu. Efface-moi cela, je t'en prie, et mets-le en tête de ses vertus.

SPEED. — Item, elle est orgueilleuse.

LANCE. — Efface-moi encore cela, c'est l'héritage d'Eve et on ne peut pas le lui retirer.

SPEED. — Item, elle n'a pas de dents.

LANCE. — Cela m'est encore égal, attendu que j'aime la croûte, moi.

SPEED. — Item, elle est hargneuse.

LANCE. — Bien ; le correctif de ce défaut est qu'elle n'a pas de dents pour mordre.

SPEED. — Item, sa bouche fera souvent l'éloge du vin.

LANCE. — Si le vin est bon, elle aura raison d'en faire l'éloge, et si elle ne le fait pas, je le ferai, moi, car les bonnes choses veulent être louées.

SPEED. — Item, elle est trop libérale.

LANCE. — Ce ne peut pas être de sa langue, puisqu'il est écrit qu'elle a la parole lente ; ça ne sera pas de sa bourse, car je la tiendrai fermée ; maintenant, elle peut être libérale d'une autre chose, mais je ne puis l'empêcher. Bien ; continue.

SPEED. — Item, elle a plus de cheveux que d'esprit, plus de défauts que de cheveux, et plus d'argent que de défauts.

LANCE. — Arrête un peu; je la prends; deux ou trois fois, en écoutant ce dernier article, je l'ài prise et je l'ai lâchée ; répête encore.

SPEED. — Item, elle a plus de cheveux que desprit.

LANCE. — Plus de cheveux que d'esprit. Cela doit être nécessairement; je m'en vais le prouver. Le couvercle de la salière cache le sel, et c'est pourquoi il est plus que le sel ; les cheveux, qui couvrent l'esprit, sont plus que l'esprit, car le plus grand cache le moindre. Qu'est-ce qui vient ensuite ?

SPEED. — Plus de défauts que de cheveux.

LANCE. — Cela, c'est monstrueux. Oh ! que je voudrais que cela n'y fût pas !

SPEED. — Et plus d'argent que de défauts.

LANCE. — Voilà un mot qui fait paraître les défauts tout gracieux. Bien, je la prendrai; et si le mariage se fait, ce qui n'est pas impossible....

SPEED. — Eh bien alors, quoi?

LANCE. — Eh bien, alors, je te dirai que ton maître t'attend à la porte du Nord.

SPEED. — Moi !

LANCE. — Mais oui, toi-même. Qui diable es-tu donc? Il en a attendu de plus huppés que toi.

SPEED. — Et je dois aller le rejoindre.

LANCE. — Aller ! courir plutôt, car tu es resté si longtemps qu'aller tout simplement ne te suffira pas.

SPEED. — Que ne le disais-tu plus tôt? La peste soit de tes lettres d'amour! (Il sort.)

LANCE. — Il va être fouaillé d'importance pour avoir lu ma lettre. Un goujat sans mamères qui se fourre dans les secrets d autrui! Je vais le suivre ; cela me divertira de lui voir appliquer une correction. (Il sort.)

SCENE II
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Milan. — Un appartement dans le palais du duc.
Entrent LE DUC et THURIO.

LE DUC. — Maintenant que Valentin est banni de sa vue, ne doutez pas, messire Thurio, qu'elle ne finisse par vous aimer.

THURIO. — Depuis son exil, elle n'a fait que me mépriser encore davantage, fuir ma compagnie, me prodiguer ses railleries ; si bien que je désespère complêtement de me la rendre favorable.

LE DUC. — Cette faible impression d'amour est une figure découpée dans la glace ; une heure de chaleur lui fait perdre sa forme et la dissout en eau. Quelques jours suffiront pour fondre la glace de ses dispositions et pour effacer le souvenir de l'indigne Valentin.

Entre PROTÉE.

LE DUC. — Eh bien, messire Protée, votre compatriote a-t-il obéi, en s'éloignant, à notre ordonnance ?

PROTÉE. — Il est parti, mon bon seigneur.

LE DUC. — Ma fille prend son exil avec chagrin.

PROTÉE. — Un peu de temps, Monseigneur, suffira pour tuer ce chagrin.

LE DUC. — Je le crois; mais Thurio ne pense pas ainsi. Protée, la bonne opinion que j'ai de toi — car tu m'as donné quelques marques de réel mérite — me donne assez de confiance pour désirer conférer avec toi.

PROTÉE. — Puissé-je ne plus vivre en possession de vos grâces, dès l'instant où je manquerais de loyauté envers Votre Grâce.

LE DUC. — Tu sais combien une union entre ma fille et messire Thurio était dans mes désirs ?

PROTÉE. — Je sais, Monseigneur.

LE DUC. — Et je présume aussi que tu n'ignores pas combien elle est opposée à mes désirs?

PROTÉE. — Elle y était opposée, Monseigneur, quand Valentin était ici.

LE DUC. — Oui, et elle persévère dans son obstination avec perversité. Que pourrions-nous bien imaginer pour faire oublier à cette demoiselle l'amour de Valentin et lui inspirer l'amour de messire Thurio?

PROTÉE. — Le meilleur moyen est de diffamer Valentin en l'accusant de fausseté, de lâcheté, et de basse origine, trois choses que les femmes ont en haine profonde.

LE DUC. — Oui, mais elle pensera que c'est la haine qui fait parler ainsi.

PROTÉE. — Sans doute, si c'est son ennemi qui publie l'accusation ; aussi faut-il qu'elle soit exprimée avec des circonstances vraisemblables par quelqu'un que Silvia tienne pour l'ami de Valentin.

LE DUC. — Eh bien! il faut vous charger de l'entreprise.

PROTÉE. — Cela, Monseigneur, je rougirais de le faire; c'est là un vilain métier pour un gentilhomme, surtout s'il faut l'exercer contre son meilleur ami.

LE DUC. — Puisque dans la situation où il est maintenant vos éloges ne pourraient lui servir, vos calomnies ne peuvent davantage lui nuire; c'est donc une action indifférente à laquelle vous êtes sollicité par votre ami

PROTÉE. — Vous me décidez, Monseigneur. Elle ne continuera pas longtemps à l'aimer, s'il suffit pour cela de dire tout ce qu'il est possible de dire à son désavantage. Mais à supposer que cette manœuvre réussisse à la guérir de son amour pour Valentin, il ne s'ensuit pas qu'elle aimera messire Thurio.

THURIO. — Aussi, quand vous découdrez de son cœur l'amour de Valentin, de peur qu'il ne s'effile et ne soit plus bon à rien, ayez bien soin de le recoudre sur le fonds d'étoffe de ma personne, ce que vous pouvez faire en me vantant autant que vous déprécierez messire Valentin.

LE DUC. — Protée, nous nous confions à vous dans cette affaire, parce que nous savons, sur le rapport de Valentin même, que vous êtes déjà un ferme desservant d'amour et que vous ne pouvez sitôt apostasier et changer d'inclination. Sur cette garantie, vous aurez accès auprès de Silvia pour conférer avec elle tout à votre aise. Elle est morose, languissante, mélancolique, et sera charmée de vous voir par amour pour votre ami ; vous en profiterez pour l'amener doucement par vos discours à haïr le jeune Valentin et à aimer mon ami.

PROTÉE. — Tout ce que je pourrai faire, je le ferai; mais vous, messire Thurio, vous n'êtes pas assez adroit; vous devriez disposer des gluaux pour prendre ses désirs; par exemple, de beaux sonnets plaintifs, dont les vers habilement composés seraient surchargés d'assurances de dévouement.

LE DUC. — Oui, grande est la force de la divine poésie.

PROTÉE. — Dites-lui que sur l'autel de sa beauté vous sacrifiez vos larmes, vos soupirs, votre cœur. Écrivez jusqu'à ce que votre encrier soit à sec, et alors faites de l'encre avec vos larmes, et composez quelques vers touchants propres à lui donner la preuve de la sincérité des sentiments que vous lui exprimerez; car c'est avec les nerfs du poète même qu'était tendue cette lyre d'Orphée dont l'incomparable musique pouvait attendrir les pierres et le fer, dompter les tigres et faire abandonner les profondeurs insondables où ils habitent aux énormes léviathans pour les faire danser sur le rivage. Faites suivre ces élégies lamentablement éplorées d'une visite nocturne sous la fenêtre de votre dame avec une bande mélodieuse de musiciens; faites accompagner par leurs instruments quelque couplet mélancolique; l'austère silence de la nuit s'accordera merveilleusement avec le caractère de ces plaintives effusions. C'est ainsi, et seulement ainsi que vous triompherez.

LE DUC. — Voilà un plan qui démontre en toi l'expérience de l'amour.

THURIO. — Je mettrai tes avis à exécution cette nuit même ; en conséquence, Protée, mon doux conseiller, allons immédiatement dans la ville pour réunir un certain nombre d'habiles musiciens. J'ai un sonnet qui sera tout à fait propre à ouvrir la campagne amoureuse dont tu viens de me tracer le plan.

LE DUC. — A l'œuvre, gentilshommes.

PROTÉE. — Nous tiendrons compagnie à Votre Grâce jusques après souper, et puis nous arrêterons la marche que nous avons à suivre.

LE DUC. — A l'œuvre tout de suite; je vous excuserai. (Ils sortent.)